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Transférer ?

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L’innovation toujours recommencée…
ou peut-on apprendre de l’expérience des autres ? 

Philippe Perrenoud,

  Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève,

  intervention à la journée , "Transférer l'Innovation",   

académie de Paris, février 1999

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On mesure aujourd’hui les limites d’une innovation venue d’en haut. Leurs auteurs proposent, les praticiens disposent et ont le pouvoir de diluer, dénaturer, voire réduire à néant les structures, programmes ou méthodes les mieux pensés. Le souci du transfert des innovations s’enracine dans l’échec des réformes centralisées. On rêve d’un transfert de praticiens à praticiens, ou plus justement, d’équipes à équipes, d’établissements à établissements.

Cette idée séduisante se heurte à au moins deux obstacles :
- il doit y avoir des innovateurs ;
- leurs façons de faire doivent être adoptées par d’autres praticiens.

Pour franchir le premier obstacle, il importe que le système éducatif et les établissements laissent assez d’autonomie aux équipes pédagogiques innovantes,  leurs fassent confiance, appuient leurs efforts. Cela ne va pas de soi et ne convient en outre qu’aux innovations les plus centrées sur la salle de classe et l’établissement. L’évolution des programmes et des structures peut difficilement se faire sur le mode de l’initiative locale et de la dissémination.

Admettons toutefois que ce processus soit prometteur pour une partie des innovations et que le système le soutienne activement et avec persévérance. Reste alors le second obstacle : l’émergence de pratiques innovantes ne garantit nullement leur adoption par d’autres enseignants. Le " transfert " n’a rien d’automatique. On commence à s’en rendre compte. D’où la vogue des réseaux et des dispositifs de valorisation des innovations, qui ont au moins le mérite de ne pas croire que les innovateurs clament spontanément leurs découvertes sur les toits et que les autres praticiens équipes se démènent tout aussi spontanément pour se documenter et adopter de nouvelles façons de faire dès qu’ils sont confrontés à un problème ou engagés dans un projet.

Si nul ne prend la peine de l’organiser, la communication reste très incertaine. Suffit-il de la faciliter, en offrant des lieux, des espaces, des méthodes, une forme de reconnaissance et de mise en valeur des innovations ?



Le transfert, une idée trop simple ?

Suffit-il de mettre les uns et les autres en contact pour que " le courant passe ", que les idées circulent, que les innovations " se transfèrent " ?

Non, parce que, justement, les pratiques novatrices ne sont pas détachables de leur contexte. Certes, on peut tenter de les codifier, de les associer à des récits ou à des procédures. Même en admettant que des écrits, des explications orales, des vidéos, des graphiques, des visites permettent à des tiers de se faire une bonne représentation de pratiques innovantes, rien ne dit encore qu’elle les conduira à développer des pratiques équivalentes.

Le schéma suivant sous-tend l’idée de transfert appliquée à des pratiques Schéma " classique " du transfert d’innovation





Ce schéma est déjà plus complexe que celui qui représenterait le simple déplacement d’un objet, puisqu’il suppose une double traduction : des pratiques en représentations et des représentations en pratiques. Il admet aussi que le transfert doit sans doute être dialogique, interactif, que la narration ou la mise en forme ne suffisent pas, qu’il faut répondre à des questions, et que la communication ne se limite pas à un unique échange, sans lendemain. Peut-être pourrait-on ajouter que le dialogue entre A et B peut s’insérer dans un réseau et être facilité par un animateur, un médiateur, un expert.

Aussi étoffé et nuancé soit-il, ce schéma reste simpliste, parce que la métaphore du transfert est en réalité fallacieuse. On ne transfère, stricto sensu, que des objets, des ressources, des outils, éventuellement des technologies. Même alors, le transfert purement matériel n’est que la partie visible de l’iceberg. Il n’est efficace que lorsque le sens des " choses " que l’on déplace est partagé. Si l’on transfère un outil dans une culture qui ne prévoit pas son mode d’emploi, il apparaît comme un objet venu sur Terre d’une autre galaxie : insolite, étrange, inutile.

Communiquer une information ou un savoir est un processus encore plus complexe :

- d’abord parce qu’il y a communication, donc encodage de sens, transmission de signifiants, puis décodage, au niveau banal de tout échange symbolique ;

- ensuite parce que s’opère du côté de l’émetteur une transposition et une mise en forme de l’information ou du savoir aux fins de le rendre accessible à d’autres ; cette opération est plus difficile pour des savoirs d’action ou d’expérience, au départ faiblement discursifs et décontextualisés ;

- enfin parce que les informations ou les savoirs doivent se reconstruire dans l’esprit du destinataire, ce qui suivra des chemins et aboutira à des résultats variables, en fonction de ses champs conceptuels, de ses attentes, des savoirs et des informations dont il dispose déjà, de ses projets.

Faire état d’une pratique innovante, d’une part, s’en inspirer pour innover, de l’autre, sont des opérations encore plus complexes :

- Du point de vue de l’émetteur, il est difficile de rendre compte de pratiques qui présentent une certaine opacité, qui relèvent en partie du préréfléchi, de l’intuitif, du faiblement rationnel, autant de facettes qui rendent laborieuses et coûteuses l’explicitation des façons et des raisons de faire ce que l’on fait ; si bien qu’on ne rend jamais compte de l’entier d’une pratique innovante ; les chaînons manquants, tant de l’historique que de l’argumentation, sont souvent essentiels ; le sens profond des pratiques est en général implicite, lié au contexte et aux personnes, les acteurs n’en ont même pas conscience ou ne pensent pas qu’il intéresse quiconque ; d’où l’importance du récit, moins épuré que la formalisation d’un modèle abstrait.

- Du point de vue du destinataire, il ne suffit pas de " bien comprendre " comment et pourquoi les autres pratiquent pour avoir l’envie et les moyens de faire de même. Les représentations sont de l’ordre de la conscience, elles n’influencent qu’en partie les pratiques, qui sont sous le contrôle d’un habitus et de situations récurrentes autant que d’une volonté. Par ailleurs, même l’innovateur est traversé d’ambivalences.
Le changement est un effort, un déséquilibre, parfois une perte de repères, d’efficacité ou d’identité. Il met souvent en porte-à-faux avec un environnement qui, lui, ne change pas au même rythme. Savoir ce qu’on pourrait faire, en avoir une idée claire n’est qu’une infime partie du travail du changement.

Si, lorsqu’on parle de " transfert des innovations ", on s’appliquait à intégrer l’ensemble des éléments qui viennent d’être brièvement esquissés, peut-être cette métaphore pourrait-elle être " sauvée ". On peut craindre hélas qu’elle ne suive sa plus forte pente : pousser constamment à penser l’innovation sur le modèle du transfert de fonds, de technologies ou d’informations.

Sans renoncer à mettre les praticiens et les innovateurs en contact, pourquoi ne pas construire progressivement un modèle moins simpliste et moins réducteur du changement en éducation ? Moins réducteur en ce sens que la diffusion de pratiques innovantes ne suffit pas à assurer le changement planifié et n’est pas une alternative aux stratégies de réformes. Moins simpliste en ce sens qu’on peut tenter de penser l’influence des pratiques innovantes des uns sur les pratiques des autres sans l’enfermer dans la métaphore du transfert.

Comme souvent, un " mot étendard " permet de faire valoir une nouvelle approche. Il permet de nommer et d’instituer des dispositifs, des actions, des rôles nouveaux. Jusqu’au jour où il fait obstacle à une juste conceptualisation des processus en jeu…

Apprendre de l’expérience des autres

Les spécialistes de la communication le disent depuis des décennies : l’efficacité d’un message se mesure au niveau du destinataire. Or, sur le destinataire, l’émetteur n’a pas de prise, sauf lorsqu’il a le pouvoir de l’éduquer. C’est le rêve totalitaire : éduquer les masses pour qu’elles absorbent ensuite tout ce que les médias leur diront. Dans une société pluraliste, chacun garde un jugement critique et donc le pouvoir d’en prendre et d’en laisser. Le destinataire est " ce qu’il est ", il faut faire avec. D’où l’insistance de la publicité et de la propagande politique sur le médium et le message.

A trop penser l’innovation comme liée à une transmission d’expériences réussies à des praticiens ou à des équipes en quête d’informations, de modèles et d’exemples, on peut être conduit à valoriser exagérément la mise en forme et la mise en évidence des innovations réussies. Les uns adopteront le registre narratif, voire littéraire, d’autres resteront dans le registre méthodique, avec des descriptifs structurés à la manière de fiches de cuisine. Je crois que le récit a plus de force, respecte mieux la logique de l’auteur, permet l’identification et a une plus grande force de conviction et de séduction. Mais l’essentiel n’est pas là. On peut peaufiner le fond et la forme, associer récits épiques et fiches analytiques, mobiliser la vidéo et le témoignage " live " sans être au cœur du problème : pourquoi et comment apprend-on des autres, de leur expérience, des savoirs qu’ils ont construits ?

Les modèles de la communication de masse guident sur une fausse piste si on les applique à l’innovation en éducation. Les enseignants ne constituent pas un public à convaincre, chacun ayant la liberté de zapper si l’émission ne lui convient pas. Ils font partie d’un système, ils partagent une culture administrative et professionnelle, chacun appartient à un établissement qui a sa propre culture. Alors que les communications de masse n’ont d’autre choix que de peaufiner le message, les stratégies d’innovation éducative relèvent de la sociologie des organisations. Cela ne les rend pas ipso facto maîtrisables, mais dispense de lancer les idées neuves comme des bouteilles à la mer.

Le système éducatif, s’il veut vraiment (?) que les pratiques innovantes des uns stimulent l’évolution des pratiques des autres, n’est pas aussi impuissant que les médias. Les voies d’une " diffusion horizontale " de l’innovation sont plus riches dans une organisation qui maîtrise la formation des personnels, leur encadrement, leur évaluation, leurs mouvements d’un site à l’autre, l’allocation de ressources, etc.

Il importe certes de mettre en place des réseaux, d’accompagner les innovateurs, de valoriser leurs efforts, de les aider à décrire et écrire leurs pratiques de façon vivante et convaincante. Ces efforts resteront vains si un travail parallèle ne s’accomplit pas dans les établissements pour que les enseignants s’ouvrent à l’innovation. Le fond de l’affaire n’est pas de mettre en contact ceux qui cherchent des idées ou se posent des questions avec ceux qui ont peut-être des réponses. Il suffirait pour cela de réinventer le système des petites annonces. Internet s’y prête fort bien. Pour aller nettement plus loin, pourquoi ne pas développer le système des arbres de connaissances et de compétences (Authier et Lévy, 1996) à l’échelle d’une académie ou du système ? Si quelqu’un cherche comment instituer un conseil d’élèves, gérer la progression des élèves dans un cycle d’apprentissage ou faire fonctionner des parcours diversifiés réellement interdisciplinaires, une base de données peut l’aider à trouver de " bonnes adresses ", sa volonté de changement fera le reste.

Le véritable enjeu est de toucher les enseignants qui ne sont pas vraiment décidés à changer, ne savent pas " par quel bout commencer " et n’ont pas même l’intuition que d’autres, ailleurs, se sont déjà confrontés à un problème semblable. Bien sûr, s’il existe dans leur environnement une personne capable de les mettre en contact avec des textes ou des expériences proches de leurs préoccupations, cela les aidera à avancer. Mais plutôt que de rêver de truffer le système éducatif d’agents de liaison, pourquoi ne pas travailler en priorité sur les cultures et les formations professionnelles ?

On dit volontiers que nul n’est prophète en son pays. Il est vrai qu’il est souvent plus facile de raconter ce qu’on fait à des étrangers qu’à ses voisins : les collègues plus éloignés n’ont pas les moyens d’estimer la cohérence entre le dire et le faire, et ils se sentent moins menacés par un discours innovateur dont ils feront ce qu’ils voudront, hors de portée de celui qui le tient. Si bien qu’une partie des innovateurs vont porter la bonne parole dans d’autres établissements, voire d’autres régions, alors que leurs collègues les plus proches ignorent tout de leur travail.

Que révèlent de tels fonctionnements ? de l’indifférence ? de la peur ? du mépris ? de l’arrogance ? un manque de confiance en soi ? Ou encore l'individualisme proverbial des enseignants ? Un peu de tout cela, sans doute. Au-delà du goût du risque et du changement des personnes, on se trouve confronté à un corps organisé, à une culture professionnelle et administrative qui ne favorisent ni la coopération, ni le partage (Gather Thurler, 1994).
Aussi longtemps que l’on ne s’attaquera pas aux racines de cette culture, les innovateurs resteront un réseau atypique, qu’il ne suffira pas de sortir de la clandestinité pour féconder le changement à large échelle.

Si le problème était simple, il serait résolu. Encore faut-il le poser clairement. Je ne retiendrai ici que deux aspects : le rapport au savoir et le rapport à la coopération avec d’autres professionnels.


Le rapport au savoir

La formation des enseignants évolue, mais elle se caractérise encore par une estime et une place démesurées accordées aux savoirs savants à " transmettre " et un égal déni des savoirs didactiques et surtout pédagogiques. Le problème est double :

- d’une part, les enseignants ont une assez courte formation en sciences humaines et sociales ; ils n’accordent pas à la recherche en éducation plus de poids qu’à leur propre opinion ;

- d’autre part, et c’est encore plus troublant, ils ne donnent pas aux savoirs d’expérience des autres praticiens davantage de valeur qu’aux savoirs " savants " des chercheurs.

C’est donc assez souvent, à la fois, " chacun pour soi " et " chacun sa vérité ". On peut enseigner vingt ans à côté d’un collègue sans avoir jamais discuté de pédagogie avec lui et sans en savoir plus sur ses pratiques que ce que véhicule la rumeur. La plupart des enseignants résiste à l’objectivation de leurs actes professionnels par la recherche autant qu’à l’analyse coopérative de leurs pratiques, entre collègues. Du coup, il faut des conditions improbables pour que l’innovation se produise. Qu’elle se présente sous la forme d’un savoir savant issu de la recherche ou d’un savoir expert et expérientiel issu des pratiques d’autrui n’y change pas grand-chose.

Dans les métiers plus techniques ou scientifiques, les professionnels partagent une large " base de connaissances ", les unes issues de la recherche scientifique ou technologique, les autres fondées sur l’expérience collective de " ce qui marche ", parfois avec des fondements théoriques incertains.
Ces praticiens innovent, en partie, parce qu’ils assimilent sans cesse des savoirs nouveaux et que cela leur suffit pour transformer leurs pratiques. Ce changement rationnel est basé sur une confiance accordée à des savoirs construits par d’autres, souvent des inconnus. Elle fait cruellement défaut dans le monde scolaire, alors qu’elle est monnaie courante dans nombre de métiers techniques, et même dans l’agriculture.

Dans l’enseignement, chacun ne croit vraiment qu’à ce qu’il a lui-même compris ou découvert, qu’il se sente terriblement original ou lamentablement banal. Comme nul ne peut tout repenser tout seul, cette absence de contrat social et de réciprocité en matière de réflexion et de savoir conduit à conforter chacun dans ses pratiques et ses valeurs dans tous les domaines où son action produit sa propre confirmation. Lorsque les élèves changent ou qu’un professeur change d’établissement, ces évidences sont bousculées, au pire il entre en crise quelques temps, mais cela ne déclenche pas nécessairement une évolution dans son rapport au savoir. Une fois des routines retrouvées, il peut reconstruire des certitudes solitaires.

On ne peut espérer d’évolution que si les IUFM cherchent et trouvent un plus grand équilibre entre savoirs à enseigner et savoirs pour enseigner et, parmi ces derniers, entre savoirs didactiques et savoirs transversaux. La formation continue en prenait le chemin ces dernières années, au gré de l’évolution des MAFPEN. Souhaitons que leur intégration aux IUFM ne soit pas synonyme de régression vers le " tout disciplinaire " !

On peut souhaiter aussi, non seulement que les " savoirs d’innovation " soient de plus en plus souvent inscrits au programme tant de la formation des cadres que de celles des enseignants (Gather Thurler, 1998 a ; Perrenoud, 1999), mais que le rapport au savoir (Develay, 1996 ; Charlot, 1997) soit travaillé comme tel en formation, aussi bien à propos des élèves que des adultes.

Au-delà des programmes et des dispositifs de formation, l’évolution du rapport au savoir est aussi l’affaire de l’institution, de l’inspection et des chefs d’établissement. Le rapport au savoir, notamment au savoir des autres, sur l’apprentissage et l’enseignement, peut évoluer au gré de démarches de projet et de travaux en équipe, donc de diverses formes de coopération professionnelle. Peut-être est-ce l’une des vertus essentielles d’un projet d’établissement : aider les enseignants et les cadres à prendre conscience de leur capacité de construire et de formaliser des savoirs portant sur leur propre métier et à développer des compétences dans leur mise en forme, en débat et en mémoire.

Il n’y a pas d’innovation sans explicitation, conceptualisation et mise en mots des finalités et des pratiques, ni sans débat contradictoire sur les avantages et les inconvénients de tel ou tel dispositif d’enseignement-apprentissage ou d’orientation. La construction ou l’appropriation d’idées nouvelles sont des processus dont on ne devient acteur qu’en se donnant des outils professionnels de formalisation et de communication, qui jettent des ponts entre le savoir de chacun et celui des autres, entre la recherche et l’expérience, entre la tradition et l’exploration. Développer des réseaux, c’est aussi et peut-être d’abord faire évoluer les cultures professionnelles sous l’angle du rapport au savoir.


Le rapport à la coopération

Le rapport au savoir change d’autant moins que chacun peut s’abriter derrière un rapport aux autres qui évite la controverse, voire le débat ou la simple comparaison des pratiques. Croire qu’il n’y a rien à apprendre du collègue le plus proche autorise, en toute bonne conscience, à ne parler avec lui que de sports ou de vacances, et à estimer que travailler en équipe serait du temps gaspillé. Le rapport au savoir masque la peur de la confrontation des pratiques et de la force des arguments pratiques des uns et des autres. Si c’est " à chacun sa vérité pédagogique ", à quoi bon se parler ? Il y a des familles où certains sujets sont tabous. Gloton (1979) évoque de même ces établissements dans lesquels quiconque parle de pédagogie doit s’acquitter d’une amende, destinée à financer une agape de fin d’année…

Que faire ? Dire simplement " Coopérez ! " est aussi inefficace et pervers que le célèbre " Soyez spontané ! ". Une politique de l’innovation ne peut être incantatoire. Elle n’agit qu’en modifiant les règles du jeu, en rendant la coopération nécessaire. Nécessaire ne signifie pas " obligatoire ", mais " intéressante ", au sens du profit que l’on peut espérer en tirer. Pour la majorité, travailler en équipe ou s’investir dans une démarche collective de projet d’établissement, c’est difficile. Dans un premier temps, sauf à ceux qui sont en équipe comme des poissons dans l’eau, cela coûte du temps, de l’énergie, menace l’autonomie, brouille les certitudes, fragilise les territoires, crée des conflits, oblige à régler des problèmes difficiles de justice, de division des tâches, de mode de décision (Gather Thurler, 1996 ; Perrenoud, 1994, 1996, ch. 5, 1999, ch. 5).

Pour franchir le pas, il faut donc de bonnes raisons. Aux uns, l’idéalisme suffit, ou le goût des contacts ou de l’aventure collective. D’autres ont besoin de mobiles plus concrets. Seule l’organisation quotidienne du travail dans les écoles peut constituer une incitation forte à coopérer. Aujourd’hui, certaines informations sont en passe de n’être plus accessibles que sur cédérom ou Internet. Si on en a besoin, il faut " s’y mettre ", goût de l’informatique ou pas.
Certains viendront à la coopération professionnelle de cette façon, comme un détour nécessaire pour atteindre leurs fins. Dans certains secteurs, aucun poste de travail ne permet de travailler sans coopérer. Ou alors, il faut accepter une marginalisation croissante.

Dans le champ scolaire, le travail des enseignants reste défini comme une tâche individuelle. S’ils sont réunis dans des établissements, c’est au départ presque par commodité, sans projet autre que de faire côte à côte ce que le système attend de chacun. L’évolution des établissements, aujourd’hui entre mandat et projet (Perrenoud, 1999 b) invite les enseignants à mettre en commun leurs efforts, voire à se constituer en acteur collectif, mais chacun peut encore choisir de rester confiné dans son alvéole, protégé de tout choc avec les autres, comme un œuf dans une boîte ad hoc, selon l’image de Lortie (1975). Ce qui, par symétrie, le met à l’abri de toute influence novatrice…

Certes, dans les discours favorables à l’innovation, la coopération est progressivement valorisée, mais elle ne fait pas encore partie du cahier des charges des enseignants. Ne pas coopérer n’est pas une faute professionnelle et ne pèse guère dans l’évaluation des enseignants.

On voit bien que la voie autoritaire ne mène à rien (Perrenoud, 1996 b). C’est pourquoi il appartient aux chefs d’établissement et aux corps d’inspection d’infléchir progressivement les pratiques, en prenant position au plan des principes, mais surtout en créant des occasions, des incitations et en agissant sur les coûts et les bénéfices respectivement associés à l’individualisme et à la coopération. Le jour où les gens qui veulent travailler en équipe auront la priorité dans la construction des horaires, le choix des formations continues, l’autorisation de s’écarter des normes pour expérimenter, chacun des acteurs reconsidérera ses stratégies.

" On n’innove pas tout seul ! ". Cette formule inspirée du titre d’un ouvrage du CRESAS* (1987) indique l’urgence, pour soutenir l’innovation, de favoriser la coopération professionnelle sous toutes ses formes. Parfois, elle commence timidement, et se développe par des projets bien audacieux. Certaines équipes commencent par réinventer la roue. L’important n’est pas qu’elles deviennent immédiatement des foyers d’innovations originales. Elles le deviendront si elles durent, lorsqu’elles auront fait le tour de leurs ressources propres. C’est pourquoi le soutien et l’accompagnement des équipes sont essentiels, même lorsqu’elles ne travaillent pas sur les problèmes les plus pointus et ne font que redécouvrir ce que d’autres pratiquent déjà.

Faut-il ajouter que former à la coopération est une action tout aussi nécessaire, aussi bien à travers l’accompagnement de projets et la formation continue qu’en IUFM. Sans doute en donnant quelques outils pour travailler en équipe ou en projet sans s’épuiser, mais surtout en s’entraînant, en formation, à une coopération proprement professionnelle. Des réseaux stables peuvent y contribuer, notamment lorsque les formations continues sont trop courtes et les dynamiques d’établissements trop exsangues.

Organiser sans imposer : le pilotage négocié

Plus globalement, il faut concevoir l’encouragement au " transfert " des innovations comme une composante d’une politique systémique de l’innovation, qui joue sur tous les leviers, de façon cohérente et persévérante.

L’école ne changera pas en dépit de ses acteurs, ou alors seulement en surface. Un ministre peut changer les textes par décret, pas les pratiques. La politique de l’innovation ne peut donc être conçue par quelques-uns contre tous les autres.

D’où l’urgence de mettre en place des instances nationales et régionales de pilotage négocié des innovations. Pilotage, parce que la diffusion horizontale spontanée ne suffit pas, tout simplement du fait qu’elle reste confinée au réseau minoritaire des " innovateurs spontanés ". Le changement à large échelle est volontariste, planifié et stratégique. Laisser du temps au temps ne fait aucun miracle. Ce qui change le plus spectaculairement l’école, c’est son public. Mais ce changement n’est pas maîtrisé et peut conduire à des régressions.

Le pilotage doit être négocié si l’on veut sortir de cette logique absurde selon laquelle le corps enseignant et une partie des cadres pensent – souvent à raison – qu’il suffit de s’arque bouter, le temps voulu, pour résister aux fantasmes réformateurs d’un ministre de passage. Bien entendu, le politique a un rôle décisif, à la fois parce qu’il représente la légitimité démocratique et parce qu’il a le pouvoir formel de décider. Le spectacle des réformes inabouties depuis cinquante ans suggère toutefois que ce pouvoir ne peut que renforcer une dynamique de changement développée sur le terrain, portée par un plus grand nombre d’acteurs, y compris les syndicats, les parents et les usagers.

On crée désormais à la moindre occasion des " groupes de pilotage " pour gérer un projet et le faire évoluer au gré des accidents de parcours. Il est temps d’élargir la conception du pilotage et de l’étendre à la construction même des changements et des stratégies d’innovation, en articulant propositions et revendications diverses, données recueillies par les observatoires du système et résultats de la recherche en éducation (Gather Thurler, 1998 ; Perrenoud, 1999 c).

Le fonctionnement des ministères évolue dans ce sens un peu partout. La crise budgétaire, les échéances et les luttes électorales, les impatiences de ceux qui n’ont pas toute la vie devant eux pour innover provoquent régulièrement des retours en arrière. Le frein le plus constant, cependant, reste la faiblesse de la culture de la négociation du côté de la haute administration. Négocier ne consiste pas à expliquer longuement qu’il n’y a pas d’autre issue, mais à poser les problèmes et à chercher les solutions ensemble. C’est évidemment plus laborieux que de raisonner en vase clos, mais la lenteur et le compromis assurent en contrepartie une certaine solidité des décisions.

Valoriser les innovations, c’est bien sûr affirmer la valeur de pratiques innovantes identifiées, mais c’est peut-être, en dernière instance, si l’on abandonne la tentation technocratique, contribuer à remettre le processus de changement au centre de l’attention collective et rappeler que nul n’a le monopole de sa régulation.


Références

Authier, M, et Lévy, P. (1996) Les arbres de connaissances, Paris, La Découverte.

Bonami, M. et Garant, M. (dir.) (1996) Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck.

Charlot, B. (1997) Du rapport au savoir. Éléments pour une théorie, Paris, Anthropos.

CRESAS (1987) On n’apprend pas tout seul ! Interactions sociales et construction des connaissances, Paris, ESF.

Cros, F. et Adamczewski, G. (dir.) (1996) L’innovation en éducation et en formation, Bruxelles, De Boeck.

Cros, F. (dir.) (1998) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur l’innovation, Paris, INRP.

Develay, M. (1996) Donner du sens à l’école, Paris, ESF.

Gather Thurler, M. (1994) Relations professionnelles et culture des établissements scolaires : au-delà du culte de l’individualisme ?, Revue française de pédagogie, octobre-novembre, n° 109, pp. 19-39.

Gather Thurler, M. (1996) Innovation et coopération entre enseignants : liens et limites, in Bonami, M. et Garant, M. (dir.), Systèmes scolaires et pilotage de l’innovation. Émergence et implantation du changement, Bruxelles, de Boeck, pp. 145-168.

Gather Thurler, M. (1998 a) Savoirs d’action, savoirs d’innovation des chefs d’établissement, in Pelletier, G. (dir.) Former les dirigeants de l’éducation. L’apprentissage par l’action, Bruxelles, Bruxelles, De Boeck, pp. 91-129.

Gather Thurler, M. (1998 b) Rénovation de l’enseignement primaire à Genève : vers un autre modèle de changement. Premières expériences et perspectives, in Cros, F. (dir.) Dynamiques du changement en éducation et en formation. Considérations plurielles sur l’innovation, Paris, INRP, pp. 229-257.

Gloton, R. (1979) Au pays des enfants masqués, Paris, Casterman.

Lortie, D.C. (1975) Schoolteacher : a Sociological Analysis. Chicago, University of Chicago Press.

Perrenoud, Ph. (1993 a) Touche pas à mon évaluation ! Pour une approche systémique du changement pédagogique, Mesure et évaluation en éducation, vol. 16, n° 1-2, pp. 107-132 (repris dans Perrenoud, Ph., L’évaluation des élèves. De la fabrication de l’excellence à la régulation des apprentissages, Bruxelles, De Boeck, 1998, chapitre 9, pp. 169-186).

Perrenoud, Ph. (1993 b) L’organisation, l’efficacité et le changement, réalités construites par les acteurs, Éducation et Recherche, n° 2, pp. 197-217.

Perrenoud, Ph. (1994) Travailler en équipe pédagogique, c’est partager sa part de folie, Cahiers pédagogiques, n° 325, Juin, pp. 68-71.

Perrenoud, Ph. (1996 a) Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1996 b) Le métier d’enseignant entre prolétarisation et professionnalisation : deux modèles du changement, Perspectives, vol XXVI, n° 3, septembre, pp. 543-562.

Perrenoud, Ph. (1999 a) Dix nouvelles compétences pour enseigner. Invitation au voyage, Paris, ESF.

Perrenoud, Ph. (1999 b) L’établissement scolaire entre mandat et projet : vers une autonomie relative, Université de Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation.

Perrenoud, Ph. (1999 c) Le pilotage négocié du changement dans les systèmes éducatifs, in Lurin, J. et Nidegger, C. (dir.) Expertise et décisions dans les politiques de l’enseignement, Genève, Service de la recherche en éducation, Cahier n° 3, pp. 88-103.

 

concept :François Muller @ 1998-2009

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