
Pour l’honneur de
l’École
Passions et
controverses en éducation
extraits d'un
ouvrage paru en 2000, éd. Hachette éducation (droits libérés) |
I Genèse et devenir des institutions culturelles et
enseignantes
PARTIE 1:
L’imbroglio des querelles anciennes et toujours modernes !
PARTIE 2:
L’École française peut-elle convenir à notre temps ?
HAPITRE
9: L’imbroglio perpétué ?
C HAPITRE
10: Le mythe identitaire
.
C HAPITRE
11: Stagnation sur un
demi-siècle .
C HAPITRE
12: Évolutions et
transvaluations .
C HAPITRE
13: Explosions scolaires et
universitaires
C HAPITRE
14: Grandes manœuvres (ou
l’imbroglio retrouvé ?)
C HAPITRE
15: La revanche des adultes et
des clercs
C HAPITRE
16 : Cohabitation et
manifestations
|
 |
(1) Voir mon ouvrage,
Énergétique personnelle et sociale,
L’Harmattan, Paris, 1999. Par exemple, p. 263 : «
À un premier niveau, le
désarroi qui traduit l’altération s’effectue par l’influence excessive prise
par une personne, physique ou morale, qui déstabilise les références d’un
individu. Celui-ci ne peut plus situer et nouer les informations qui
l’atteignent. » Voir aussi,
dans ses effets au registre de la colonisation : «
La décolonisation devint dès
lors possible quand fut rompu le cercle magique de l’altération déprimante :
car, privées de leur justification, les structures surannées de l’aliénation
coloniale cédèrent. »
(1) R. Ballion,
La Bonne
École,évaluation et choix du collège et du lycée,Hatier,
Paris, 1991,
p. 217.
(2)
Ibid.,
p. 218.
(1) E. Renan,
La
Réforme intellectuelle et morale,
op. cit.,
pp. 107 et 108.
(2)
Ibid.,
p. 98, même J. Ferry plaidera, pour un autre mobile, en 1885, à la Chambre
des députés, en faveur de la colonisation : «
Je répète qu’il y a pour les
races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont
le devoir de civiliser les races inférieures.
» Cité dans
La République n’éduquera plus.
La fin du mythe Ferry,
par Christian Nique et Claude Lelièvre, Plon, Paris, 1993, p. 118.
(3)
Ibid.,
pp. 92 et 93.
(1) Cité par A.
Prost, Histoire de
l’enseignement en France (1800-1967),
Armand Colin,Paris, 1968, p. 349.
(1) Voir A. Prost,
Histoire
de l’enseignement en France (1800-1967),
p. 452. Dans les années 1960, en raison des difficultés du recrutement des
professeurs, « des
règles strictes fixent le seuil en deçà duquel il est interdit de dédoubler
une classe : cinquante élèves pour une classe Terminale, quarante-cinq pour
une Première ou une Seconde. Il en résulte pour les professeurs une
surcharge de travail, mais aussi des avantages financiers pour certains
».
(2) On ferait bien de se remémorer les
difficultés des surveillants et des maîtres d’antan, qu’évoque Henri Brunel,
ancien proviseur, dans son ouvrage
Chahuté, moi ? Jamais !,
Fleurus, Paris, 1991, p. 56 : «
Depuis mes seize ans, je suis
moniteur dans les colonies de vacances, bouche-trou, surveillant dans les
institutions privées, précepteur de familles riches, domestique sachant le
latin. J’ai vingt-huit ans et j’ai déjà presque tout vu, tout enduré : les
permanences de cent cinquante élèves, les boules puantes, les bagarres au
couteau, les menaces physiques et verbales, une poule que l’on m’a un jour
lâchée par une fenêtre ouverte. J’ai résisté aux pannes de courant, au
roulement de brodequins, au jeu de la sirène...
» C’était devant une classe difficile de «
banlieue chic
», en l’an
de grâce 1957.
(1) Voir Bertrand Vergely,
Pour une École du savoir,
Milan, février 2000, p. 30 : «
Sous couvert de
personnalisation, on flatte aujourd’hui le moi narcissique et irréfléchi de
tout un chacun en incitant même chacun à s’y complaire.
» Dans ce livre intéressant, il y a
beaucoup de « on ». Ainsi encore, p. 25 : «
On ne punit plus. Et pour cause
: il n’y a plus de résistance. On prend tout en charge. L’élève est devenu
inutile.
»
|
9
L’imbroglio perpétué ?
Nous savons que les luttes pour l’affirmation de certaines
propositions (survoltées en
valeurs,
vraies ou fausses) portent périodiquement nos opinions ou nos factions à
l’excès. On peut concevoir qu’il s’agit de la réaction explosive de nos
instincts de défense terrienne et identitaire, s’ils sont mis en défaut.
Notre cerveau
reptilien se manifeste
alors crûment, dès que nos spécificités culturelles, individuelles ou
collectives, semblent menacées par quelque forme d’altération
plus insupportable
qu’aucune aliénation,
économique ou matérielle, de nos forces ou de nos
biens
(1).
Les guerres de Religion, le réveil frénétique des ethnies,
les spasmes nationalistes ou racistes et, en quelque sorte, la
guerre froide
nous ont enseigné les risques des
exécrations ou des cloisonnements sans merci. Nos
élites
en sont-elles assagies ?
Moyennes ou excès
Dans ce pays du
Français moyen
(selon Herriot), dans cette
douce France
qui reste
moyenne
dans son équilibre difficile,
l’accrochage paroxystique au passé ou à la tradition et même à des
positions temporisatrices pousse, chez nous, pourtant, par réaction, des
tempéraments novateurs ou techniciens vers des outrances modernistes.
Les accès d’autoritarisme ou d’absolutisme engendrent
alors des réactions, tout aussi absolues, en anarchisme et fronde ou en
relativisme. En sorte que se joue une amplification par résonance qui
multiplierait nos emportements, et ralentit toute évolution. Résonance à
défaut de raisonnement.
Un besoin d’identification
En ce qui concerne l’éducation ou l’enseignement, un autre
mobile peut intervenir pour que soit soufflé de temps à autre sur les
braises de nos susceptibilités.
Chacun a besoin, enseignant ou parent, de retrouver,
idylliquement, son enfance dans celle de ses enfants ou élèves, de revoir
son école (et l’enseignement qu’il y reçut), dans les programmes impartis
à sa progéniture ou ses classes : il se ressent toujours compétent et
informé, en matière pédagogique, automatiquement.
S’il soupçonne quelque changement qui lui resterait
inconnu ou opaque, s’il s’imagine quelque modalité où il ne se
retrouverait pas en confort ou avec componction, s’il subodore quelque
saveur suspecte qui le surprendrait dans ses certitudes, il s’irrite tout
rouge ou se vexe et se fâche, réagissant comme un taureau (ô culte de
Mithra) avec une impulsivité immaîtrisée.
Celle-ci est d’autant plus mobilisée que l’image que les
adultes se font d’une école est essentiellement une «
rumeur
»
(1)
dont, d’après toutes les
enquêtes, le contenu [...] est très pauvre. On se contente, remarque
Robert Ballion, « de
deux ou trois caractéristiques (résultats aux examens, composition
sociale, architecture, situation urbaine...) pour juger de la qualité d’un
collège ou d’un lycée, pas nécessairement à tort d’ailleurs...Tels des
paléontologues, les familles, avec quelques os, construisent un
dinosaure.
»
(2)
C’est vrai, nous aimons bien la paléontologie, par suite,
et les gigantesques boucs ou mammouths émissaires (le secondaire l’emporte
!). Et c’est un esprit bien de chez nous qui a contribué à bâtir en dur la
préhistoire à coups de cailloux taillés ou polis. Son créateur, Boucher de
Perthes, n’a pas manqué, pourtant en fin connaisseur, de nous rappeler que
« nous autres Gaulois,
qu’on dit si légers, si inconsistants, nous sommes la fidélité même quand
il est question de la routine ; en amélioration nous ne voulons que celle
qu’on paie, toujours nous sommes les derniers à adopter une économie
».
L’accentuation anodine de quelque totalitarisme et d’un
centralisme impénitent porte à des flambées de dilettantisme ou de
particularismes fermés. Quelle chance ! Notre axe d’antagonisme laïc-clerc
est alors souvent désigné, par Ernest Renan notamment : «
Jusqu’ici, la France n’a connu
que deux pôles, catholicisme, démocratie ; oscillant sans cesse de l’un à
l’autre, elle ne se repose jamais entre les deux. Pour faire pénitence de
ses excès démagogiques, la France se jette dans le catholicisme étroit ;
pour réagir contre le catholicisme étroit, elle se jette dans la fausse
démocratie. Il faudrait faire pénitence des deux à la fois, car la fausse
démocratie et le catholicisme étroit s’opposent également à une réforme de
la France sur le type prussien, je veux dire à une forte et saine
éducation
rationnelle.
»
(1)
Mais la référence
prussienne
(!) mise à part, Renan simplifie
abusivement les polarisations typiquement françaises. Ses propres
contradiction lui échappent et le rendent myope. Il s’affirme
libéral,
mais assure carrément, comme on l’a déjà exposé, que «
la colonisation en grand est une
nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une nation qui ne
colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche
et du
pauvre »
(2).
Quel risque !...
Il se dit aussi hostile à la guerre mais prétend que «
l’homme du peuple est
toujours chez nous un noble déclassé ; sa lourde main est bien mieux faite
pour manier l’épée que l’outil servile. Plutôt que de travailler, il
choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à son premier
état
»
(3).
De la sorte, Renan échappait à constater l’imbroglio des
passions contradictoires où nous nous trouvons si anciennement, consacrant
notre identité nationale, conflictuelle.
Peut-être cet imbroglio nous pousse-t-il à nous secouer
d’aventure avec quelque furie ou, nous aveuglant à bondir inutilement
comme Polyphème (ce
parlant multiple), blessé
dans sa vue identitaire, nous dispersant sans fin dans nos propres
sursauts et balançant d’un axe d’oppositions sur plusieurs autres axes,
indéfiniment !
C’est un point de vue analogue qu’exprimait à la même
époque un Allemand, Ludwig Hahn, cité dans le
Journal de l’Instruction
publique du 28 avril 1848 :
« Le corps enseignant
est devenu tellement stationnaire en France, que je ne connais aucune
autre société qui, dans ce temps de progrès universel, et chez la nation
la plus mobile du monde, persiste en ses voies avec autant d’aise et de
satisfaction, et qui repousse avec autant de dédain et de présomption
toutes les méthodes étrangères, et qui soit si prompte à voir une
révolution, même dans les changements les plus
insignifiants.
»
(1)
Avons-nous changé ? Pas changé en
changeant ? Quel sort faisons- nous à l’identité ? Et à la « révolution »
?
Encore les
deux nigauds
De la sorte, peut se perpétuer entre nous tous la querelle
obstinée des deux
nigauds, déjà invoquée. Le
monde et notre École ont-ils changé? Ou nous-mêmes? Tout, dans nos moeurs
et nos institutions, est-il toujours identique, ou bien incurablement
différent et en mouvance ? La
corruption
des manières d’être est-elle récente
ou de toujours ? Faudrait-il toucher à tout ou ne toucher à rien? Tout
réformer de fond en comble ou tout préserver ?
Tout serait-il toujours en déclin ou en progrès ? L’avenir
est habituellement invoqué contre le passé, autant que le passé est cité
pour dénaturer l’avenir, par d’habiles arguties en
je ne sais quoi
de tout ou rien. Et faut-il carrément
revenir au passé ?
Ces arguties de dédain s’appliquent assurément aux choses
de l’éducation et de l’enseignement. Celles-ci sont dites lamentables,
comparées à celles des pays voisins ou lointains (Angleterre, Allemagne,
Japon, sinon États-Unis), ou, au contraire, incomparables, supérieures
avec morgue (notre baccalauréat au-dessus de tous !). Notre lycée ne
saurait être « light
» (ni notre culture «
hip-hop
»). Mais il et elle sont en «
détresse
»... Langues de bois !
Chacun d’entre nous, en effet, a vite fait d’entendre dire
que l’École est complètement abaissée ou changée, qu’on ne se retrouve en
aucune manière dans les façons d’enseigner ou les contenus, qu’on ne
comprend plus les jeunes et qu’on ne sait à quel saint ou dieu lare
s’adresser ou se vouer en matière d’éducation. Mais j’entends en même
temps clamer que l’École n’évolue pas, que les enseignants stagnent, que
le système éducatif est irréformable, que les cours sont rabâchés,
qu’aucun effort d’adaptation ne fut réalisé, que les modes pédagogiques
retardent, que les manifs sont toujours les mêmes et qu’il n’y a
décidément rien de changé, sinon notre propension à l’échec.
Je perçois pourtant aussi bien le cliquetis des
indignations (vertueuses ?) relatives au
niveau
qui ne serait plus ce qu’il était, aux
tailles des classes qui seraient redevenues
excessives
(1),
à l’hétérogénéité des groupes d’élèves qui aurait crû dans des proportions
intolérables (nous en reparlerons).
Mais je n’ai pas besoin d’avoir l’oreille fine pour
recueillir également des verdicts sommaires sur des catégories
d’enseignants, ou sur une université qui serait autant anémique que
boursouflée, à moins que ce ne soit sur une jeunesse qui ne sait plus rien
ou ne vaudrait plus rien (et, pourtant, veut tout !).
Ou alors il est question que cette jeunesse admirable soit
indignement maltraitée par l’État ou bien par un corps enseignant
inattentif et bureaucratisé, quand tous opinent (du bonnet ?) sur le
scandale des professeurs généreux qui seraient tous molestés et sans trêve
par des jouvenceaux
insolents
(2).
Que je sache, on vante les examens ou les titres de jadis
; on se demande où sont les écoles et les maîtres d’antan ; on a la
nostalgie de la belle époque (avec froufrous) où régnait une haute dame
Éducation, alma mater
du temps passé, escortée
par des hussards noirs
; on réclame des
surveillants ou des policiers pour des enfants et des adolescents en
accord ou en désaccord alternés avec eux, et à propos desquels on exige
des égards et des gants.
Mais je constate qu’on se mobilise aisément contre les
innovations, rénovations, réformes; car, si on veut que tout soit autre,
il m’apparaît qu’on désire avec véhémence que rien ne change et surtout ne
soit varié quoique, pourtant, différencié et distingué
(1)
! Car on se rengorge sans fin de son
propre succès (pas encore suffisant ? On se devrait donc de l’être ?) et
on entend y voir conduis droitement tous les autres, à l’identique.
Il est alors banal pour les mêmes gens de se rebiffer
parce que l’École ne se moderniserait pas et ne comprendrait pas les
jeunes ou ne ferait aucun effort (ambitieux) en leur faveur que de
s’affecter des modifications et allégements ou différenciations projetés
dans les processus d’enseignement ou dans l’organisation et la vie des
établissements.
|
(1) «
Une référence-étalon qui serait
absolue et n’aurait pas bougé
», interprète Alain Finkielkraut, qui
argumente en rejet du mythe identitaire en appelant le recours (évident ?)
des grands anciens, ce qui nous honore : «
Entre l’éducation humaniste et
les sciences de l’éducation, entre Ange Politien, Rabelais,Comenius, Pierre
de La Ramée d’une part, et d’autre part, André de Peretti, Louis Legrand et
le recteur Bancel, il n’y a pas de rupture épistémiologique (passage de
l’ombre à la lumière, de l’approximation à la certitude, du bricolage à
l’objectivité), mais mutation de la sensibilité : à la démocratisation de la
culture dont rêvaient les premiers – “Où sont les Écoles universelles ? Où
la méthode affable ?”
s’inquiétait Comenius – a
succédé l’idée d’un antagonisme de la culture et de la démocratie.
» Mais c’est l’inversion de notre
pensée ! Pour nous, culture et démocratie se soutiennent en générosité !
(1) E. Cassirer,
La
Philosophie des formes symboliques,
Minuit, Paris, 1972, tome II,
La Pensée mythique.
(1) Voir
Énergétique personnelle et sociale,
pp. 336 et sq.
(2) G. Dumézil,
Mythe et Épopée,
Gallimard, Paris, 1968, tome I, p. 67.
(3) G. Dumézil,
op. cit.,
tome III, p. 360.
(1) Voir dans
Jacques Miermont, Les
Ruses de l’esprit ou les arcanes de la complexité,
L’Harmattan, Paris, 2000, le paragraphe, p. 128, « Pensées préfabriquées,
concepts prêts à porter » : «
La langue de bois tire sa
puissance persuasive de son caractère rituel. La moindre déviation de la
formule consacrée lui fait perdre son pouvoir magique. Elle vise à priver
les phénomènes de leur intelligibilité propre.
»
(1) A.
Finkielkraut, in
:
Le Monde
du 19 mai 2000, dans un article doté
d’un titre dépréciatif et qui n’est guère honorable pour son auteur : « La
révolution cuculturelle à l’école ». On croyait de tels jeux méprisants
plutôt réservés à l’extrême droite, ou Front national (en privilège culturel
?).
(1) F. Braudel,
L’Identité de
la France,
Artaud, Paris, 1981, t. I, p. 109.
(2) Voir Adrien Barrot,
L’Enseignement mis à mort,
Librio, juillet 2000, p. 45, À l’affirmation «
Les élèves ont changé
», l’auteur, philosophe, réplique
(pour toutes les disciplines et âges ?) : «
lamentable imposture. Car que
veut un élève en tant qu’élève, c’est précisément écouter un professeur,
entendre et recevoir un enseignement digne de ce nom.
» Et quelle référence socio-historique
est invoquée : « que
chacun d’entre nous se replonge dans ses propres souvenirs de l’enseignement
»...
(3) H. Focillon,
La Vie des
formes,
PUF, Paris, 1943, 4e éd., 1947, p. 86.
|
10
Le mythe identitaire
Je ne désire, quant à moi, aucunement partager la mode de
la roulette pour débattre des gains ou des pertes advenus ou en attente
dans le petit monde de l’éducation. Je ne m’incline pas à fréquenter
quotidiennement des « Prés-aux clercs » où ferrailler en opposant des «
humanités » aux savoirs scientifiques ou aux compétences techniques.
Et je ne me sens pas d’humeur à courber la tête, tel un
fier Sicambre, sous des fourches de tout ou rien (ce rien qui est encore
comme un tout, de même que ce tout qui revient souvent à rien !). Car il
me semble que dire que les choses (en ce qui tient aux rapports des
adultes avec enfants ou adolescents et de ceux-ci au savoir de ceux-là) ne
sont plus comme avant du tout ou, à l’opposé, que rien n’a bougé, part
d’un même risque de duperie qui viendrait de comparer ce qui n’est pas
comparable ou d’omettre les variations qui ont affecté les
caractéristiques et modèles qu’on est porté à supposer invariants et donc
identiques.
Mais il faut nous prémunir constamment, et avec souplesse,
contre ce que j’ai convenu d’appeler le
mythe identitaire
: qui vient de rapporter chaque
individu (ou n’importe quelle disposition éducative ou programmation
didactique) à une norme unique (républicaine ?) englobante, qui serait
absolue et n’aurait onques oscillé. Car une norme qui
s’absolutise
(1)
(et qu’elle veuille définir une
origine, un statut, une appartenance ou une culture) se présente comme
absorbant les variétés réelles, les originalités, les singularités, les
différences concrètes, qui spécifient des existants et leurs rapports. Et
elle provoque à des cloisonnements persistants.
Aussi bien, j’utilise, traitant de l’identité, à dessein,
ce terme de « mythe » : en raison de ce qu’il sous-entend de séduction ou
réduction, d’englobement, tels que les dénonce Ernst Cassirer, dans sa
Philosophie des formes
symboliques. Citant un
pythagoricien, Philolaos, Cassirer observe, en effet : «
À la place de cette harmonie
qui est “l’union
des choses les plus variées et des voies les plus différentes”,
la pensée mythique ne connaît que le principe d’identité de la partie et
du tout. Le tout est la partie, en ce sens qu’il pénètre la partie, avec
tous les attributs de sa substantialité
mythique.
»
(1)
S’il s’agit d’individus, ils sont absorbés, «
cristallisés
», objectivés, dans un tout qui les
fait identiques, justement dans la référence à une entité unique (État,
nation, culture, parti, classe, race, famille... ?) : en excluant toute
altérité. Au lieu que l’unité
soit l’aboutissement
concret d’un accomplissement des différences, elle s’impose, selon le
mythe, comme principe réducteur, dévorant. Statique, elle récuse ou évince
l’union et la dynamique que celle-ci propose.
Je souhaite faire, dès maintenant, une première approche
de ce mythe, dont il m’apparaît qu’il a souterrainement contaminé les
diverses cultures et civilisations, notamment occidentales, au
XIXe
siècle. Il s’y est répandu en reflux,
en contrepoint, de l’inspiration des « Lumières ». Celles-ci, dans la «
démonstration » de l’Encyclopédie,
n’hésitaient pas à faire mettre
sur le même plan,
en égalité de respect, des œuvres savantes et des pratiques
professionnelles, des concepts et des métiers artisanaux, des écrits
profonds et des gravures de machines, la philosophie et les technologies.
Diderot était fils de coutelier...
Rien de tel avec le mythe identitaire. Car il incline
impérativement à séparer, à exclure, pour mieux homogénéiser en identités
distantes. Il impose, comme fondement des distinctions (ou
caractérisations) et des organisations (ou structurations), le
renforcement des similitudes et l’exécration des différences mises à
distance. C’est tout bonnement
le système indo-aryen des
castes qu’il assure et
pousse à reproduire.
Suivant la «
nucléo-logique
»
(1)
qui va structurer de l’intérieur
toutes les représentations et tous les rapports sociaux, des individus
sont considérés, réputés, comme identiques et sont poussés (ou perçus) à
le devenir davantage, pour être groupés dans la clôture d’une caste : en
bannissant radicalement ceux qui auraient ou se verraient attribuer
quelque différence, regroupés séparément, et distinctivement, dans
d’autres castes.
Selon cette nucléologique, l’«
identité
» est donc sacralisée et la «
différence
» est exécrée, mise en ségrégation :
elle est « impure » et vaut l’apartheid (on peut s’en souvenir...). La
différence de milieu familial ou d’origine, comme celle de fonction
économique ou sociale, comme aussi celle de sexe (et même celle d’âge ou
de couleur) entraînent des tabous de séparation, des interdictions de
contact et de rapport. On ne se fréquente pas entre personnes de castes
différentes, on ne se touche pas ; il s’agit de rester purs ! Pureté de la
race, pureté de la culture, pureté ethnique, ghettos,... on se souvient.
Ainsi des individus distincts sont (quand le mythe « prend
») réputés identiques ( A
_= A _= A...), cependant que
d’autres sont invinciblement inscrits, englobés dans d’autres identités (B
_= B _= B..., C _= C _= C,
etc.). Mais comme toutes les formes de rapports entre les divers
individus, d’une caste à l’autre, sont proscrites, il ne leur reste que la
« relation d’ordre
» : n’importe quel A, en
n’importe quelle circonstance, en n’importe quel lieu, est réputé
catégoriquement
supérieur à n’importe quel
B, quoique fasse l’un ou l’autre, et ce B est supérieur à n’importe quel
C, etc. De la sorte peuvent se construire des
civilisations d’ordre,
dans lesquelles sont commodément réparties, en séparation d’action et de
fonction, les castes dûment cloisonnées.
C’est ce que Georges Dumézil a décrit, précisément pour
les civilisations indo-européennes, selon une «
idéologie des trois fonctions
». Celle-ci organise les
individus en « trois
classes sociales, aux trois varna dans lesquels l’Inde a, très tôt,
incarné ces trois fonctions en les durcissant : brahmanes, ksatriya,
vaisya – prêtres, guerriers,
éleveurs-agriculteurs
»
(2).
Georges Dumézil note une dérive
d’une telle répartition des individus en une «
triade des orgueils et des
morales
séparées »
(3).
On sait les luttes courageuses
de Gandhi contre une telle dérive, ses efforts en faveur des «
intouchables » ou « parias », ses interventions contre les cloisons et
haines religieuses : au prix de sa vie.
Mais qu’on ne se laisse pas aller à penser que ce primat
d’identités closes, et de supériorités rendues absolues, n’a pas affecté
nos civilisations et nos cultures occidentales. Il n’y a pas si longtemps,
les cadres d’une société étaient réputés former un milieu bourgeois,
s’adjoignant quelques intellectuels (élites) ; les travailleurs étaient
censés former un second ensemble complètement séparé, rigoureusement
différent et repoussé dans sa différence (et selon son manque de «
distinction », comme le rappelle Pierre Bourdieu), à distance du milieu
bourgeois. Castes ! Les mésalliances étaient exclues ou conduisaient au
rejet, à l’exclusion. Plus anciennement, les nobles qui « touchaient », en
France, aux affaires étaient frappés de « dérogeance » : ils devenaient «
ignobles ».
De même, n’importe quel ingénieur était en toute
circonstance, quoi qu’il ait fait, réputé avoir raison contre n’importe
lequel de ses subordonnés (ou n’importe quel maître vis-à-vis d’un élève
?...). Il y eut aussi la « dictature » du prolétariat...
De fait, la « différence » a longtemps signifié l’ infériorité
même dans notre doux pays.
Les filles sont différentes des garçons : donc, logique nucléaire,
n’importe quelle fille pouvait être, au plan intellectuel ou à celui des
responsabilités, déclarée inférieure ou incapable, et devait être séparée.
Pas de droit de vote, pas de mixité dans les écoles, mais mise en tutelle,
interdiction d’accès à Polytechnique ou HEC, faible représentation tolérée
dans les pouvoirs de l’État... C’était vrai, il y a moins de cinquante
ans. Et j’en passe de ces médiocres mises en infériorité ! Il fallut bien
imposer quelque parité, par la loi, contre la « pureté » !
Rappelons encore que longtemps, en Europe, l’enfant, étant
visiblement différent des adultes, était très séparé de ceux-ci et n’avait
qu’à se taire (à table ! et ailleurs, en classe ?). La Convention sur les
droits de l’enfant n’est que de 1989. On décidait
urbi et orbi,
pour l’enfant, sans tenir compte de ses inclinations, ni de ses
différences. Garçon, il devait se complaire à des jeux de garçon (puis au
« machisme ») ; fille, à des jeux de fille (et à la soumission ?). Chacun
devait se conformer à un modèle de plus en plus distinctif, au plan
affectif comme au plan intellectuel. S’il s’adaptait, plus ou moins, aux
méthodes et aux programmes d’enseignement, il était bon élève ou élève
moyen; sinon, cancre...
Nous ne pouvons oublier non plus, qu’avant la
décolonisation, n’importe lequel des autochtones ou indigènes, « évolué »
ou non, était réputé, toujours, partout, quoi qu’il se passe et fasse,
inférieur à n’importe quel « Blanc » ou « petit Blanc » de même « culture
». Et cette absolutisation de la supériorité engendrait, selon la
nucléologique même, une affirmation de sa
pérennité conservatrice
: la colonisation était un fait
définitif ; rien ne devait être changé ; « avec ces gens-là il n’y a rien
à faire » ; «
“ils” sont incapables de se
gouverner » ; ce sont de « grands enfants », etc. Civilisation d’un ordre
définitif. Les autres cultures n’étaient que « primitives », à éliminer ou
mettre aux musées.
Soit ! ? Mais, même entre pays européens, le nationalisme
avait insidieusement préparé des idéologies portant rejet des différences
ainsi qu’affirmation des supériorités, au fil du
XIXe
siècle. Tout étranger (métèque?) était
suspecté et la « patrie » était exaltée (über
alles...). On ne peut
oublier qu’Hitler s’était ouvertement référé à la civilisation
indo-aryenne.
Et on ne peut minimiser les conséquences de cette
exécration des différences. Car elle provoqua de terribles explosions de
violence et d’horreur : luttes des classes ; luttes des sexes ; guerres
coloniales ; antisémitisme ; guerres mondiales ; Holocauste ; génocides ;
guerres de décolonisation ; guerre froide...
On peut métaphoriquement concevoir, en quelque
électrostatique, ce que signifient de telles explosions. Des énergies,
durement réprimées et isolées, ne rétablissent leur relation naturelle de
circulation dynamique, de « conduite », que par la rupture des énergies,
accumulées (jusqu’à une tension trop forte) en cloisons « isolantes ».
C’est la décharge électrique, la foudre, la violence, l’outrance
destructrice ! À l’opposé, en quelque analogie électrodynamique, les
différences traitées en « différences de potentiel », si elles sont
reliées par des « conducteurs» appropriés, offrent de l’énergie
disponible, en réciprocité, aux deux pôles entre lesquels elles
communiquent. Il s’agit de « puissance » assurée, d’équilibre créateur par
« concertation », de coopération d’entités complémentaires, d’une
articulation des différences qui sont mises en émulation : sans cliquetis
des « langues de bois
»
(1)
!
Hors métaphores, on ne peut ignorer que, si des opposants,
des adversaires s’écoutent et négocient, s’ils se respectent dans leurs
différences, des équilibres peuvent venir se substituer aux dominations et
aux violences réactionnelles (voire vite réactionnaires). C’est bien
l’esprit et l’expérience de la démocratie (si on ne la récuse pas !). Et
c’est bien ce à quoi prépare la culture.
Il ne s’agit plus, alors, de « tout ou rien », de
diabolisation symétrique, ni des « deux nigauds », non plus que
d’absolutisation ; et pas davantage d’indifférence narquoise. Et il
importe de ne pas laisser l’égalité se rétrécir en identité. Car l’égalité
suppose la mise en relation, en « équation », de différences, alors que
l’identité exclut celle-ci. Et l’égalité se soucie d’« équivalences »,
alors que l’identité prescrit la répétition, l’imitation, le bégaiement.
On voit bien apparaître le respect primordial des
différences, même si on a le souci d’inviter, d’accompagner des individus
à des parcours d’efforts (matériels, intellectuels) en vue de les
rapprocher, en direction, en ambition, de buts lointains, « rêvés », comme
par Comenius, si on admet, avec « affabilité » à la Comenius, des
cheminements qui ne soient pas identiques, ni spatialement ni
temporellement.
Et on voit bien la réduction à l’identique en laquelle
peuvent s’enfermer, sans s’en apercevoir, ceux-là qui s’obstinent
passionnément (pourquoi ?) à une unité dite « républicaine » pour la
plupart d’entre eux. Ils peuvent même traduire à leur façon un texte de
Jaurès qu’ils citent : «
En vertu de quel préjugé nous
refuserions aux enfants du peuple une culture équivalente à celle que
reçoivent les enfants de la
bourgeoisie.
»
(1)
Jaurès dit précisément
équivalente,
et non pas pareille ou identique : si on « sait » lire...
En revanche, si on se fixe à promouvoir de l’identique, on
corrompt, en même temps que toute adaptation et évolution, la recherche
progressive d’une équivalence (ou égalité dans la différence) entre les
personnes (ou leurs parcours singuliers) en raison d’une impulsion de
conformité, rigide, en tout ou rien, à quelque modèle absolutisé. En on
provoque alors, d’un même mouvement, par l’implication de tous les
rejetons ou de leurs apprentissages scolaires à une modélisation unique et
constipée, aussi bien une crispation élitique (recalant indéfiniment des
inadaptés ou impurs)
qu’une diarrhée égalitariste (éliminant de façon hargneuse les talents ou
les différences). Oscillations !
Pourtant nos enfants sont portés, par notre culture même,
à être aussi différents qu’il est possible de l’être, si on entend le
rappel de Fernand Braudel que «
la France aura vécu sans fin,
elle vit encore entre le pluriel et le singulier : son pluriel, sa
diversité vivace comme le chiendent, son singulier, sa tendance à l’unité,
à la spontanéité et volonté réfléchie – mais pas seulement
volonté
»
(1).
Et pas toujours réfléchie ni
raisonnable. Pour notre
chiendent (parfois
interprété comme
chienlit !).
Car notre manie hexagonale et jacobine nous pousse à
vouloir nos jeunes identiques, dans l’espace et le temps
(2)
pour les considérer ou les rejeter
(les nuls),
comme nous voudrions contracter aussi ou suspendre dans un présent
pérennisé notre système scolaire et universitaire : omettant de comprendre
ou d’accepter qu’il a bougé et ne cesse, en dépit de tous, de se
transformer et de se différencier.
Entre constance et variété, notre nation balance ! Mais
l’éducation, elle, tourne et « se meut » à la mode de Galilée ! Mais avec
des cloisonnements encore rigides !... Et notre nation? Henri Focillon
nous assure dans son ouvrage magistral sur
La Vie des formes
qu’elle est une «
longue expérience
» et qu’elle «
ne cesse de se penser elle-même
et de se
construire
» (3).
La France évolue et se
transforme : dans un monde qui change, n’en déplaise à certains ! Mais
qu’on veuille y jeter un bref regard pour le siècle vingtième du nom, au
moins, immédiatement, dans sa première moitié. |
(1) Cité par
Malet et Isaac, Histoire
Première, Hachette, Paris,
1961, p. 225.
(1) A. Prost,
op. cit.,
p. 328.
(2) A. Prost,
op. cit.,
p. 328.
(1)
Ibid.,
pp. 329 et 330.
(2)
Ibid.,
p. 330.
(3) E. Goblot,
La
Barrière et le Niveau : étude sociologique sur la bourgeoisie française
moderne, 1re éd., Alcan,
Paris, 1925; nouvelle éd. PUF, Paris, 1967. Goblot observe : «
Et cette instruction, il ne
suffit pas qu’il l’ait reçue ; car on pourrait ne pas s’en apercevoir. Il
faut encore qu’un diplôme d’État, un parchemin signé du ministre, constatant
officiellement qu’il a appris le latin, lui confère le droit de ne pas le
savoir.
» Bien sûr, Alain Finkielkraut se déclare choqué par
les propos d’Edmond Goblot.
(4) E. Goblot,
op. cit.
(5) Dans l’ouvrage
Les
Collèges du peuple, J.-P.
Briand et J.-M. Chapoulie donnent comme effectifs, masculins seulement, en
1938-1939 : 50755 élèves d’EPS, plus 58 864 élèves de cours complémentaires
(CC), INRP, Paris, 1992, p. 166. Il faut ajouter les effectifs féminins : 54
478 élèves d’EPS et 67 578 élèves de CC (ibid.,
p. 273). Au total, 231 973 élèves.
(1) P. Albertini,
op. cit.,
p. 45.
(2) J.-P. Briand et Chapoulie,
op. cit., p. 432 : par le
décret J. Zay du 1er juin 1937, «
les EPS furent détachées de la
direction de l’Enseignement primaire pour être rattachées à une direction du
Second degré, dont dépendaient également les lycées et collèges, alors que
la direction de l’Enseignement technique restait intacte.
[...]
Cette réforme administrative
rencontrait les voeux du personnel des EPS
» soucieux «
d’une séparation plus nette
d’avec les CC, dont la concurrence inquiète de nombreuses EPS depuis les
années 1930 » (ibid.,
p. 433) et assurait une distance avec l’Enseignement technique.
(1) A. Prost,
op. cit.,
p. 407.
(2) R. Rémond,
Notre
siècle,1918-1988, Fayard,
Paris, p. 98. L’auteur ajoute à propos de cette querelle : «
Elle tournera chaque fois au
désavantage d’une laïcité de combat.
»
(1) J. Poirier, « De la tradition à la
postmodernité : la machine à civiliser »,
in
:
Histoire des moeurs,
t. III, Gallimard, 1991, p. 1563.
(2)
Ibid.,
p. 1565, voir : «
L’humanité, née à
l’extrême fin de l’ère tertiaire, aura ainsi traversé les deux millions
d’années de l’ère quaternaire pour aborder maintenant ce qui devrait être la
dernière étape sinon de son destin, du moins de la “carrière”
de l’homo
sapiens sapiens. »
|
11
Stagnation sur un
demi-siècle
Le XXe
siècle est né à l’issue des crises
convulsives ou des affaires marquant la fin du siècle antérieur (il finira
avec les mêmes embarras). Après la défaite cuisante de 1870 et
l’occupation du territoire, les Français ont été agités en 1891 par les
scandales de Panama (qui atteignent Clemenceau) après les affres du
boulangisme (une affiche pour les élections législatives du 27 janvier
1889, sous le nom du général Boulanger, propose : «
Dissolution – Révision –
Constituante. Plus de pots-de-vin !!! Vive la République honnête. Vive la
France.
»
(1)).
Dans le même temps, on doit déplorer le développement de
l’anarchisme (sous le titre d’ Action
directe déjà !) et
d’attentats terroristes d’une part, mais aussi de grèves dures (au-delà de
la reconnaissance des syndicats par la loi de 1884).
Enfin le drame de l’affaire Dreyfus casse en deux la
nation (le J’accuse
de Zola est dans
L’Aurore
de Clemenceau à la date du 13 janvier
1898). Et des conceptions irréductibles s’opposent alors sur la justice et
la raison d’État, les droits de l’homme et les nationalismes, la recherche
de la paix ou le besoin de revanche.
Un début agité
Si les oppositions entre cléricaux et laïcs avaient
cependant connu une relative détente (en raison des positions conciliantes
du pape Léon XIII, 1878-1903, appelant les catholiques au
ralliement
à la République et à l’exercice de la
justice sociale), le pontificat de son successeur Pie X allait relancer
les condamnations du modernisme et attiser les conflits.
Le siècle nouveau s’affirmait alors avec l’interdiction
d’enseigner faite aux membres des congrégations en 1904, la rupture des
relations diplomatiques avec le Vatican, et, sur le rapport d’Aristide
Briand, le vote de la loi de séparation de l’Église et de l’État en
décembre 1905. Aux vifs conflits religieux et sociaux s’ajoutaient de
violentes manifestations dans le monde paysan et dans la Fonction
publique.
La guerre de 1914-1918 et la
victoire
déplaceraient seulement toutes ces
causes d’agitation. Car, après l’épisode de l’Union sacrée et de la
Chambre bleu horizon,
les conflits ataviques purent reprendre leurs jeux : antiparlementarisme
et antirépublicanisme (avec les
Camelots du roi)
; scissions véhémentes (à droite, comme dans le mouvement socialiste et
les syndicats) ; cartel des gauches et ligues de droite ; collusion aux
dictatures ou antifascismes ; programme de l’École unique ou réouverture
d’écoles privées ; réarmement et ligne Maginot ou antimilitarisme;
revendications populaires (assurances sociales en 1930 seulement) ou
réticences élitiques (protestations contre les congés payés de 1936 et les
conventions collectives).
Et l’École ?...
Au milieu de ces turbulences, le système éducatif se
serait quant à lui, mais non sans de vives controverses, stabilisé dans
ses effectifs et ses procédures jusqu’au milieu du siècle, en dépit de
deux guerres mondiales. Stabilisation ou relative stagnation ?
Dans le premier degré, en effet, les quelque 80 000 écoles
accueillaient en 1901-1902 cinq millions et demi d’élèves et, mis à part
les écarts dus à la Première Guerre mondiale, recevaient dès 1937- 1938
des effectifs équivalents. Dans les classes élémentaires des lycées et
collèges, comportant 16000 élèves en 1881, on pourrait noter une faible
croissance : 36000 élèves en 1913 et seulement 55000 dans les années 1930
à 1940. On peut de même relever, avec Antoine Prost, la «
stabilité des effectifs de
l’enseignement secondaire de 1880 à
1930
»
(1),
et au-delà, malgré l’impulsion relative qu’allaient provoquer la gratuité
consentie aux établissements du second degré à partir de 1929 et le
développement de l’enseignement féminin. Cet auteur ajoute : «
Entre la croissance rapide
des années 1840- 1880...,
et celle qui commence en 1930, cette période enregistre une surprenante
régularité.
»
(2)
Aux quelque 150 à 160000 élèves des
lycées et collèges du public et du privé, des années 1876, 1887 et 1898,
on ne peut, en effet, opposer, malgré le retour de la jeunesse
d’Alsace-Lorraine, que les seuls 180000 élèves de
1925(1).
Cette « stagnation de
l’enseignement général,
précise Antoine Prost,
ne résulte pas d’une demande
insuffisante. Elle naît de l’attachement aux barrières malthusaniennes qui
le protègent, du refus d’une politique dynamique de
développement
»
(2).
C’est bien ce que dénonçait, dès avant 1914, Edmond Goblot
dans une Étude
sociologique sur la bourgeoisie française moderne
intitulée
La Barrière et le Niveau,
où il soulignait l’attachement véhément aux études latines en vue de «
maintenir entre les
classes sociales cette distinction si nette, si aisément saisissable :
d’un côté, ceux qui ne savent pas le latin, de l’autre – je ne dis pas
ceux qui le savent – mais ceux qui l’ont
appris
»
(3).
Goblot précisait : «
Le bourgeois a besoin d’une
instruction qui demeure inaccessible au peuple, qui lui soit fermée, qui
soit la
barrière. »
(4)
Pour des castes
discrètes
?
En raison de ces barrières, les écoles primaires
supérieures (EPS) et les cours complémentaires (CC) pouvaient en revanche
se développer, leurs effectifs passant de 66 000 en 1901 à plus de 100 000
en 1920 et plus de 200 000 en
1939(5).
Ce qui fait que, si on additionne alors les chiffres des
collèges, lycées, EPS et cours complémentaires, on peut compter, pour
l’enseignement post-élémentaire, 243000 élèves en 1930, puis 426000 en
1939, et, comme nous l’avons déjà indiqué, 463000 en 1945.
La croissance relativement progressive des effectifs du
secondaire annonce à peine le développement exponentiel dans la seconde
moitié du siècle, comme on le rappellera ci-après.
À côté des enseignements primaires et secondaires, on doit
encore noter l’insuffisant développement des enseignements proprement
professionnels. Il a fallu attendre que le chômage dû aux conséquences de
la crise mondiale de 1929, l’absence de main-d’oeuvre masculine en raison
de la mobilisation et de la captivité de millions de travailleurs, et
l’inactivité forcée des jeunes contraignent à se préoccuper à une échelle
suffisante des formations orientées vers les emplois. À la veille de la
Seconde Guerre mondiale, seulement 60000 jeunes étaient chaque année pris
en charge par l’État dans des formations techniques de trois ans ou dans
des écoles de métiers et un nombre égal était accueilli parcimonieusement
dans des centres de formation professionnelle à la Libération. La doctrine
de l’époque était celle de la formation par l’apprentissage direct (comme
en Allemagne) ?
Élitisme et conflits
La III e
République, vigoureusement
parlementaire, avait opté ainsi donc pour l’élitisme et quelque attentisme
ou immobilisme, délaissant les besoins professionnels et promotionnels. «
La contrepartie de cet
aristocratisme généralisé,
observe Pierre Albertini,
est tout à fait claire : la
France excelle à produire des élites, mais que fait-elle du
reste ?
»
(1)
Question encore ouverte ?... Ou bien
déjà fermée? Et cet auteur constate que le Front populaire avec Jean
Zay
(2),
puis, paradoxalement, Vichy et la Libération, qui vont enfin expliciter un
schéma d’ensemble en trois niveaux de l’enseignement professionnel
jusque-là laissé de côté : des centres d’apprentissage pour former des
ouvriers, des collèges techniques pour former des techniciens, des grandes
écoles pour former des ingénieurs.
Sans doute, des débats très vifs sur la réforme de
l’enseignement n’ont cessé de remplir avec emphase la scène de
l’éducation. Ils éclatent d’abord à propos de l’ École
unique, dès les années 1920
qui sont marquées par un plaidoyer incisif du philosophe Léon Brunschvicg
et par un réquisitoire de Paul Lapie contre la séparation des
ordres
d’enseignement ou leurs cloisonnements
multiples (entre le premier et second degré ; entre les filles et les
garçons ; entre l’enseignement général et l’enseignement technique).
Une commission de l’École unique est instituée en 1924, à
la suite de la victoire du cartel des gauches : «
Il n’en résulte pourtant à
peu près rien », note
Antoine Prost
(1)
; il faudra attendre encore
cinquante ans ! La dispute sur le latin a toujours ses protagonistes et
ses adversaires : là encore, rappelons-le,
statu quo,
malgré la tentative sans lendemain de Léon Bérard qui voulait supprimer en
1923 la section moderne (c’est-à-dire sans latin ni grec) du premier cycle
du second degré. Pour une École encore plus unique !
Toutefois, la gratuité de l’enseignement secondaire finit
par se faufiler à partir de 1930, amorçant la démocratisation en
puissance, corrélative des changements économiques et sociaux.
Pour sa part, la querelle laïcité-cléricalisme tourna
court malgré une offensive jacobine, en 1924, menée par Édouard Herriot :
contre le concordat de 1801 avec l’Église romaine qui était maintenu pour
l’Alsace-Lorraine réintégrée au territoire national ; contre la
réouverture en 1921 d’une ambassade au Vatican ; mais aussi à l’encontre
des tendances girondines manifestées trop visiblement à droite et dans les
établissements privés en pleine réinstallation. René Rémond observe
l’apaisement provisoire de cette querelle tutélaire : «
L’anticléricalisme n’est plus
un thème mobilisateur ; au contraire, le sectarisme choque. L’épreuve de
la guerre a rapproché les deux France
», tout en notant que la querelle de
la laïcité rebondira et jusqu’à nos jours «
une bonne demi douzaine de
fois
»
(2)
comme on le verra.
La Seconde Guerre mondiale, en dépit des lois de Vichy, à
la fois amortit encore les querelles entre laïcs et cléricaux (par les
solidarités issues de la Résistance) et, cependant, n’empêcha pas que
ricochent successivement de violentes controverses, sous la IV e,
puis la Ve
République.
À la suite d’un décret Poinsot-Chapuis de 1948, la loi
Marie, en 1951, délivrait, en effet, à l’encontre des principes laïques,
des bourses aux élèves de l’enseignement privé, qui représentaient le
cinquième des effectifs scolaires. Et la loi Barangé subventionnait
également, par le relais de tous les enfants, les établissements publics
et privés, à l’issue de violentes campagnes associées aux élections.
En 1959, profitant d’un 31 décembre, la loi Debré, sous
l’égide du général de Gaulle (revenu depuis 1958 au pouvoir), établissait
un régime de contrats avec l’État pour les établissements privés, non sans
provoquer de très vives protestations : au cours de la préparation de
cette loi, le socialiste et résistant André Boulloche, polytechnicien,
démissionna de son poste de ministre de l’Éducation nationale.
En contrepartie, sous la présidence de Valéry Giscard
d’Estaing, la loi Haby, en 1975, unifiait les diverses catégories de
collèges, organisant le passage direct de l’École à ceux-ci. Le
gouvernement réalisait ainsi le voeu laïque de « l’École unique » dans
l’enseignement public.
Les conflits allaient néanmoins couver, éclatant à
l’occasion des campagnes électorales et séparant alors hommes de droite et
hommes de gauche. Toutefois, les modalités d’enseignement et les
recrutements des élèves, dans les secteurs publics et privés, allaient
lentement se rapprocher, tout en assurant sauvegarder leurs spécificités :
contrôles par les mêmes corps d’inspection.
Ainsi les temps avaient changé sans que notre système
scolaire soit réellement touché. Cependant les changements économiques,
technologiques et sociaux, intervenus depuis le début du siècle, en
s’accumulant, atteindraient une masse critique et bousculeraient à terme
les barrières, l’élitisme et le parlementarisme en même temps que les
moeurs françaises.
Les responsables français et l’opinion éclairée ne se
laisseraient pourtant pas facilement convaincre que les temps ont vraiment
changé et que, ainsi que le propose Jean Poirier, «
c’est d’une transformation
totale de la société qu’il s’agit, allant jusqu’à l’inversion des modèles
et valeurs, et débouchant parfois même sur la confusion et
l’absurde
»
(1).
Ce renouveau du baroquisme ne
laisse pas d’inquiéter encore tous les tenants de la stabilité classique.
Ils persistent à se masquer ou minimiser les «
changements qui ont transformé
les sociétés industrielles en sociétés
postindustrielles
»
(2)
et qui ont poussé le modernisme
vers la postmodernité, au point que Poirier peut qualifier l’époque,
au-delà de l’ère quaternaire, de «
mutation
quinternaire
»
(1).
Car bien des mobiles et des conduites dans les moeurs ont
dû changer. Si, dans l’entre-deux-guerres puis surtout après la
Libération, la natalité avait repris en France, les moeurs à l’égard des
enfants allaient être, progressivement puis de façon plus rapide,
fortement modifiées, même si l’adaptation des relations familiales et
sociales aux formes de la vie moderne a mis du temps à s’effectuer.
La science et la technologie avaient prolongé la vie
humaine ; elles avaient multiplié les objets et les moyens d’existence,
les contacts et les communications ; même si elles avaient amplifié
également les capacités de destruction ou de trouble et de
déstabilisation.
L’éducation serait-elle restée insensible, dans les
familles et dans les écoles, aux multiples transformations ? Lequel des
deux nigauds
répondrait ? Il nous faut voir
de plus près, même en vue panoramique.
|
(1) G.
Lapassade, L’Entrée dans
la vie, PUF, Paris, 1969.
(1) Le terme est de Nietzsche qui
annonçait prophétiquement (mais en sens inverse de ce qui est ici marqué) un
bouleversement de toutes les valeurs, appelant même, comme on le sait, la
folie, dans
Aurore
:
Importance de la folie dans
l’histoire de la moralité : «
Le doute me dévore ;
j’ai tué la loi
» (XXX, 21-23).
(2) L. Mumford,
Technique et
Civilisation,
Seuil, Paris, 1950.
(3) F. Braudel,
Grammaire des
civilisations,
Arthaud-Flammarion, Paris, 1987, p. 41.
(1) M. Foucault,
Surveiller et Punir, NRF,
Gallimard, Paris, p. 202 : «
La foule, masse compacte, lieu
d’échanges multiples, individualités qui se fondent, effet collectif, est
abolie au profit d’une collection d’individus séparés. De là, l’effet majeur
du panoptique (Bentham). »
Orwell écrira 1984.
(2) A. de Peretti,
Risques
et Chances de la vie collective,
Épi, Paris, 1972, p. 100... et «
Minipsychologie de l’Ad-mini-stration
»,
Hommes et Perspectives, Marseille, 1991
(1) Voir les réflexions de l’urbaniste
P. Virilio : «
Lorsqu’une publicité de ligne
aérienne dit, justement :“Effacez l’Atlantique ou la France, un carré d’1h30
de côté”, que reste-t-il de l’océan et du pays ? Il faut repenser la notion
de proximité, la proximité électromagnétique est différente de la proximité
physique immédiate »
in
:
Le Monde,
propos recueillis par J.-M. Frodon.
(2) P. Virilio,
De
l’extrême limite à l’extrême proximité,
in
« Lumières de la ville », Paris,1992, p.
37.
(1) L. Mumford, op. cit.,
pp. 222 et 223.
(1) J. Audouze, J.-C. Carrière et M.
Carré,
Conversations sur l’invisible,
Belfond, Paris, 1988, p. 256. M. Carré ajoute : «
L’aberration, la marge,
l’exception, l’incertitude, tous ces mots qu’on appelait autrefois des
“erreurs” » (ibid.).
Également, p. 267, parlant du transistor et de ses applications : «
Il faut savoir que la mécanique
quantique a envahi notre vie quotidienne.
» Son collègue J. Audouze remarque, pour
sa part, p. 256 : «
Comme aimait à le dire Heisenberg, la prétendue réalité matérielle s’est
diluée dans la clarté des symboles mathématiques.
»
(2) J. Dieudonné,
Penser les
mathématiques,
Seuil, Paris, 1982, p. 16.
(3) B. d’Espagnat,
À la
recherche du réel, Fayard,
Paris, 1979. Également,
Une incertaine réalité,
Fayard, Paris, 1985.Voir
Le Réel voilé,
Fayard, Paris, 1994.
(1) Voir P.-J. Hélias,
Le Cheval
d’orgueil, « Terre humaine »,
Plon, Paris, 1975, p. 30 : «
Telle était la hantise de la
misère qu’on s’attendait à la rencontrer au détour d’un chemin, sous la
forme d’une chienne efflanquée, hérissée, les babines retroussées sur des
dents jaunes, la chienne du monde.
»
(2) A. Prost,
L’Enseignement
et l’Éducation en France,
Nouvelle Librairie de France, tome IV, Paris, 1981 (voir p. 133).
(3) M. Mead,
Le Fossé
des générations,
Denoël-Gonthier, Paris, 1971 : «
Postfigurative, dans laquelle
les enfants sont instruits avant tout par leurs parents ; cofigurative, dans
laquelle les enfants comme les adultes apprennent de leurs pairs ;
préfigurative, dans laquelle les adultes tirent aussi des leçons de leurs
enfants.
»
(1) En 1932, E. Mounier créait la jeune revue
Esprit
et proposait dans le no 1, paru en
octobre, de « refaire la
Renaissance ».
(1) A. de Peretti, Les
Contradictions de la culture et de la pédagogie,
Épi, Paris, 1969, chapitre VII, « Sismologie de Mai », p. 229 : les «
événements de mai et juin 1968
» se sont présentés sous la
forme d’un ébranlement sismique au sein de l’organisation sociale,
disloquant les conduites relationnelles. Des idées ont «
ébranlé la France
». Voir également, p. 235 : «
Un détachement effectif des
structures sociales se propageait à la vitesse d’une réaction en chaîne,
retirant vertigineusement tout appui et toute consistance aux actes du
pouvoir. Tout durcissement comme toute concession de celui-ci apparaissaient
dérisoires et saugrenus. »
|
12
Évolutions et
transvaluations
Dans la première partie du siècle, les formes sociales et
les moeurs avaient été dès l’abord sévèrement éprouvées par les
mobilisations de masse provoquées par les deux guerres mondiales, et par
suite des coude à coude dans les tranchées, les campagnes ou les jungles.
Bien des activités n’étaient plus restées l’apanage des hommes ou des
adultes : femmes et enfants avaient dû relayer les chefs de famille
éloignés, sur le front ou en captivité. Les distances entre individus de
classes sociales différentes ou d’âges multiples s’avéraient réduites.
L’autorité amoindrie
L’éducation s’est donc effectuée avec une autorité
amoindrie, en l’absence des pères : les marges de laisser-aller ont pu
s’accroître. Et, comme Georges Lapassade en a fait la constatation : «
Les caractéristiques
de l’adolescence tendent à devenir, dans la civilisation contemporaine, un
des caractères universels et permanents de
l’existence
»
(1),
avec ce qu’elles comportent d’irrévérence et de contre-dépendance.
Une dépression des rôles et modèles de comportement, une
déflation de leur ordonnance et de leurs cloisonnements se sont donc
progressivement propagées dans les après-guerres. Les autorités reconnues,
les paternalismes ou machismes consacrés se sont vus de plus en plus
décriés.Tous les corps sociaux ont subi une cuisante dévaluation. Celle-ci
a profité aux strates sociales jusqu’alors infériorisées : le prolétariat,
les peuples colonisés, le petit monde du spectacle et des médias, le sexe
féminin et la jeunesse.
En revanche, évêques et cadres, savants et officiers,
patrons ou poètes, professeurs ou responsables politiques ont vu leur
prestige s’affaiblir ou fluctuer. Les enseignants eurent aussi, plus
tardivement, à le déplorer. Les valeurs, déplacées de leur échelonnement
vertical et absolu, se sont donc progressivement disposées en localisation
horizontale et en rapport réciproque, cependant que la notion de
hiérarchie (étymologiquement
commandement sacré)
était fortement désacralisée.
On peut faire l’hypothèse que cette déchéance symbolique
ou
transvaluation
(1)
des situations et des rôles ou des
statuts a été rendue possible en raison de la bascule d’un état de la
civilisation que Lewis Mumford qualifiait de «
paléotechnique »
(2),
fondé sur le rude maintien des distances et séparations entre les
individus ou les groupes, vers un état
néotechnique
provoqué par leurs interactions
technologiques. La civilisation se placerait ainsi à l’envers de la vision
élitique de Nietzsche qui n’avait pu prévoir que la première phase des
structurations sociales.
Sans doute cette inversion provoquerait-elle le
raidissement désespéré des inspirations indo-aryennes, au long du
XXe
siècle, soutenant les totalitarismes.
Civilisations thalassocratiques ou civilisations aériennes
Il est vrai, nous sortons tout juste d’une suite d’époques
marquées par l’affirmation des distances et des hauteurs, et caractérisées
en quelque façon par la primauté radicale du sens de la distance, c’est-àdire
de la vue.
D’une part, comme l’avait remarqué McLuhan dans ce qu’il
avait appelé la
galaxie Gutenberg, les
informations nécessaires au pouvoir y étaient relevées et traitées par les
yeux, dans les livres et leur typographie, ou par l’observation
extérieure, à distance et sans échange. Et les décisions, monopolisées par
un petit nombre de rôles, devaient être exécutées à distance et sans
échange ni réplique. Le sens de l’ouïe,
ainsi que les autres sens étaient serfs, liés à l’exécution.
D’autre part, comme les décrivait Fernand Braudel, les
civilisations dominatrices étaient filles de la mer, thalassocratiques : «
L’essentiel de
l’Occident actuel et de ses dépendances n’est-il pas groupé autour de
l’Océan, comme le monde romain, jadis, autour de la
Méditerranée ?
»
(3)
Mais, dès lors, le modèle de l’organisation sociale, et
donc du commandement, pouvait-il s’abstraire des contraintes et des usages
maritimes : un seul
maître à bord (après
Dieu) ; une discipline de
fer pour assurer l’exécution des ordres (sans communication réciproque
possible) ; le maniement réservé des
longues-vues
et du
porte-voix
ou des cartes et des sextants
consacrant la distance entre chaque décideur et la foule des exécutants
vouée à la réception muette des ordres, cependant que se développait
l’observation incessante des horizons et des lieux ainsi que l’utilisation
des transmissions optiques et des sémaphores ?
Sous la pression de ces modalités de structuration
socio-économique, la société était poussée à se scinder en deux fractions
séparées strictement : celle des décideurs, en petit nombre et
en vue,
attachés à l’oligarchie bourgeoise (et au parlementarisme) ; et celle
d’exécutants nombreux, agglutinés en
masses
émiettées, dont les tâches et même les
vies privées étaient
surveillées, comme le note
Michel Foucault, selon le rêve panoptique de Bentham, toujours «
à
vue
»
(1).
C’est à l’acmé de ces époques que s’affirme le taylorisme,
avec une volonté d’organiser également de loin et d’en haut,
scientifiquement,
le travail dans les ateliers. L’empire du regard distant et cloisonnant
apparaît justement dans les pratiques du chronométrage et d’une
observation servant à décomposer et recomposer, sans discussion, les
gestes et les temps
élémentaires de travail
impartis aux
travailleurs (2).
Dans le même temps et le même primat des distances, la
bureaucratie se développe et travaille à l’écart des assujettis, dans
l’anonymat du Château
de Kafka. Et le rôle
d’inspecteur s’impose. On reconnaît bien, dans les aboutissements de ces
pratiques, l’ère des
Temps modernes et du
Dictateur,
illustrée par Charles Chaplin, où des
bureaux de méthodes
(ou des
partis)
imposaient des occupations parcellaires,
en miettes
selon Friedmann, à des individus
mécanisés et enrégimentés.
Cependant,
a contrario,
se préparait une revanche des sens asservis, notamment de l’ouïe, par la
voie technologique ou
technobiologique (comme la
désigne Mumford), en raison des découvertes en électromagnétisme puis en
électronique. Dans le dernier quart du
XIXe
siècle, Graham Bell inventait, en
effet, le téléphone, assurant la réciprocité dans les échanges oraux.
Cependant qu’Edison mettait au point le phonographe (ainsi que le
télégraphe) permettant de conserver, stocker et reproduire les sons et les
voix. Au tout début du XXe
siècle, Branly et Marconi
mettaient au point la transmission quasi immédiate par les ondes, des
messages, transformant bientôt l’échelle des échanges multilatéraux et des
communications à distance, cependant que l’aviation prenait son essor,
reléguant la domination
maritime
(1).
Appuyée sur les ondes multipliées et les vols commerciaux
ou militaires de même que sur les observations et informations par
satellites, une civilisation
aérienne
allait dès lors émerger, contractant
et démystifiant les distances ou les délais, favorisant les rapprochements
et les mélanges de populations ou de catégories. «
C’est soudain l’anticipation
d’une fin, énonce Paul
Virilio, fin du monde
extérieur tout au moins, perte de terre autant que de vue,
...
à l’avantage de l’action à
distance des
télécommunications.
»
(2)
Cette civilisation est basée sur la maîtrise des
télécommunications aériennes (ou leur domination, comme la guerre du
Golfe, en 1991, en a donné la démonstration militaire) ainsi que sur le
développement des automatismes, c’est-à-dire des allers-retours rapides,
des rétro-actions
régulatrices ou
feed-back,
stimulant et soutenant les usages croissants de l’écoute réciproque et des
échanges toujours plus immédiats. Et ces usages, rendant plus symétriques
et directs les rapports humains, allaient être encore multipliés par les
puissances de saisie et de calcul développées par l’informatique et les
ordinateurs, permettant une miniaturisation des appareils de réception et
d’émission et affinant la circulation et le stockage ou l’amplification
des sons et des paroles comme des informations désormais aux mains de
chacun, comme nous l’avons évoqué dans notre introduction.
Tous les sens étaient alors interpellés, provoquant un
accompagnement vocal et musical individualisé aux activités les plus
diverses (le walkman et le portable donnent l’exemple!). Le sens de
l’ouïe, intériorisant les psychés, reprenait, en ces conditions, son
importance face aux images, dans le cinéma devenu parlant puis par
l’extension fantastique des émissions de télévision qui s’avèrent
difficilement compréhensibles si on coupe le son qui les scande et porte
leurs significations.
Le pouvoir désormais autonome acquis par les médias
audiovisuels superposait leurs influences aux autorités sociales et
relativisait les pouvoirs classiques, en
séparation
(et
de
séparation), distingués par
Montesquieu.
Il en résultait l’ébranlement des distances hiérarchiques.
De la sorte, la diffusion de plus en plus large des moyens d’expression,
de sondages d’opinion ou d’écoute (l’ audimat
devait faire reculer l’inspection)
allait, par la suite, éprouver culture et moeurs, amplifiant les exigences
esthétiques ou les trépidations perceptuelles sonores et visuelles ou
inséparablement audiovisuelles.
Intensités et incertitudes amplifiées ou brusquées
De la révolution impressionniste du siècle précédent au
cubisme provocant et au dadaïsme, du mouvement symboliste au surréalisme,
du wagnérisme à la naissance du jazz et plus tard du rock ou de la «
techno », les courants esthétiques ont, en effet, bousculé les habitudes
de perception feutrée et les canons de la beauté pudique.
La lumière crue et les couleurs vives sont entrées dans
les intimités et les façons de vivre ou d’être. Rideaux et paravents ou
masques et froufrous ont cédé au règne envahissant de la vitre et du verre
ou de la nudité. Le dévoilement allait avec Freud jusqu’au plus intime de
la personne et des liens sociaux.
Lewis Mumford put écrire : «
La lumière brille partout
dans le monde néotechnique. Elle filtre à travers les solides, elle perce
le brouillard, elle est réfléchie par la surface polie des miroirs et par
les électrodes. Avec la lumière, la couleur reparaît...
La chaleur, la
lumière, l’électricité et également la matière se révèlent toutes des
manifestations de
l’énergie
»
(1),
mais également les sons et les
significations.
Pirandello triomphait au théâtre avec la mise à nu de ses
propres desseins de dramaturge, insérés sur la scène, comme dans
Six Personnages en quête
d’auteur. Transparence et
sons et soupçons, conscience et inconscient, subtilité et brusqueries ont
alors servi à des joutes incessantes et troublantes, de façon larvée dans
l’entre-deux-guerres, puis avec une amplitude croissante depuis lors.
Car le mouvement et le changement l’emportaient
irrésistiblement partout sur les apparentes stabilités et identités
d’antan. Au niveau conceptuel, les théories de la relativité puis de la
physique quantique bousculaient les perceptions habituelles du temps et de
l’espace. « Le certain
est remplacé par du probable
», observe un astrophysicien. Même la
matière, « au niveau
des particules, s’est dissipée en une distribution diffuse de
probabilités
»
(1).
Les certitudes scientifiques ou intellectuelles,
esthétiques ou logiques, matérielles ou morales pouvaient donc vaciller.
L’objectivité ou le déterminisme s’évanouissaient, la distance entre le
bon sens populaire et les conceptions élaborées s’accroissait
dangereusement.
Les constructions du passé se révélaient ambiguës, aussi
bien réalistes qu’irréelles, au niveau d’énergies aux intensités de plus
en plus élevées. Même les mathématiciens réformaient de fond en comble
leur édifice majestueux et tout leur langage. Dieudonné a pu écrire en1980
: « Je crois, et sans
exagération, qu’il s’est produit plus de mathématiques fondamentales
depuis 1940 qu’il y en a eu entre Thalès et
1940.
»(2)
Quant aux physiciens, gardiens du réel, ils avaient perdu
celui-ci et se retrouvaient à sa
recherche
comme le titra Bernard d’Espagnat,
optant « pour un
réalisme non physique que l’on peut appeler théorie du réel
voilé.
»(3)
Lumière mais aussi contrastes et ombres ou bruits et
voiles : dans cette civilisation de flux accélérés et de clair-obscur (à
nouveau baroque), les conquêtes technologiques accéléraient les mouvements
migratoires et les heurts ou les cris.
En Occident et ailleurs, les campagnes se dépeuplaient
continûment, les traditions familiales et l’homogénéité sociale se
défaisaient au profit de la famille nucléaire (plus ou moins isolée et
fermée au sein des concentrations urbaines), l’hétérogénéité des
peuplements étrangers devenait perceptible.
Les communications
allaient s’accroître
démesurément. Et la multiplication des échanges favorisait les croissances
économiques.
Mais si, dans les pays développés, la misère, «
chienne du
monde
»
(1)
tant redoutée au début du
siècle, était progressivement écartée, une insécurité, en raison des
instabilités politiques, monétaires et militaires, la relayait cependant
en dépit des progrès acquis. Précarisation ! Comment, dans ce tohu-bohu,
les principes et les pratiques générales d’éducation seraient-ils restés
invariants ? Le devraient-ils ? Jusqu’où ?
De nouveaux rapports familiaux
De fait, les conceptions de l’éducation et des rapports
familiaux allaient se modifier en se relativisant, perdant leur aspect
rectiligne pour se traduire en de multiples zigzags. Antoine Prost a
décrit avec vivacité et profondeur les évolutions successives de l’ École
et la famille dans une société en mutation
depuis 1930.
L’espace familial s’était resserré. Le mariage avait perdu
progressivement ses caractéristiques de négociation collective et de
destination économique. Le
couple
et sa réciprocité avaient émergé,
l’amour physique avait été réhabilité, l’Église catholique avait célébré
l’amour conjugal à partir de l’entre-deux-guerres. Une sensibilité
nouvelle s’était développée «
qui avoue une émotion, et comme
un attendrissement, devant les tout-petits. Que le bonheur entre
explicitement en jeu, désormais, dans l’éducation de la première enfance
est le signe qu’une place centrale lui a été reconnue dans la famille, et
d’abord dans le
couple.
»
(2)
Au-delà des conceptions nouvelles en
puériculture, c’est toute la relation à l’enfant, puis au jeune, qui se
transformait. L’amour recevait droit de cité, conjugal ou parental.
Une telle évolution ne s’est pas effectuée sans à-coups,
ni conflits. Aux principes et pratiques coutumiers
postfiguratifs,
devenus incertains, tels que les qualifiait Margaret
Mead(3),
ont succédé des campagnes
d’opinion en vue d’éclairer les couples sur la façon d’«
élever des enfants capables
d’élan, d’initiative »,
comme le conseille Irène Lézine, psychologue, chargée de recherche au
CNRS.
Des pratiques
cofiguratives
ont donc été encouragées, les adultes
se confortant pour éduquer de façon plus réfléchie, en fonction des
théories psychologiques et médicales, en dialogue avec les enfants, en
attendant que ceux-ci prennent la direction
préfigurative
des enjeux éducatifs (comme on le
verra en 1968).
Cependant, la
nouvelle méthode d’éducation
ne s’est pas introduite
sans raviver l’ambivalence des attitudes. Elle divisa les couples, ayant
d’abord « séduit les
mères...
alors qu’elle menace
directement le rôle masculin et viril du chef de famille, qui sait se
faire obéir ». Les
contradictions apparurent entre les affirmations idéales (on désapprouvait
à plus de 80 % les punitions corporelles, dans une enquête, déjà en 1938)
et les pratiques réelles.
L’affection accordée aux enfants a contrasté bientôt avec
la croissance notable des divorces. Et la rigidité des mentalités se
perpétua longtemps, en dépit de la proximité plus grande consentie aux
enfants par les adultes. Ceux-ci ont tenté également de compléter
l’encadrement de leur progéniture en les engageant dans des mouvements de
jeunesse, avant de les pousser à des études prolongées.
Les mouvements de jeunesse
Dans l’entre-deux-guerres, de puissants rassemblements
d’enfants et d’adolescents se sont, en effet, développés, en ville comme
dans les campagnes : patronages, mouvements périscolaires (francs et
franches camarades), scoutismes, jeunesses laïques et chrétiennes,
colonies de vacances, centres aérés, auberges de jeunesse, indépendamment
des embrigadements politiques.
Dans ces organismes, l’oscillation des considérations
basculait en faveur de la valorisation des jeunes et de leur autonomie ;
des responsabilités leur étaient confiées. Ils étaient associés à
l’éducation d’eux mêmes et des autres. La société s’intéressait donc aux
enfants pendant que s’amorçaient des pratiques et des théories de
pédagogie nouvelle, hors de l’École mais aussi en son sein.
Les mouvements de jeunesse ont alors pris une ampleur
considérable en l’espace d’une demi-génération : leurs responsables
entendaient mettre en valeur l’initiative et le sens de la solidarité chez
les jeunes. Il en résultait une conception nouvelle de la jeunesse,
conscience d’elle-même et de ses luttes. Elle aspirait à une
transformation de l’École. Mais cette jeunesse était bientôt conviée à
assurer la relève des générations antérieures, aseptisées ou blasées (en
Europe comme dans les pays colonisés), et à
refaire
le
monde(1).
On ne s’étonnera pas d’observer que, partout, les jeunes
aient pu ensuite s’enrôler dans les mouvements de combat ou de Résistance,
rejoignant leurs aînés au cours et à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale. Ce fut bien la
première vague de la
jeunesse qui déferla sur les sociétés et les pays, quel que soit leur
développement, soutenue du dehors par les politiques libérales des
États-Unis et par les visées mondiales du marxisme, mais également
stimulée par les renouveaux chrétien, juif et musulman.
En dépit de son reflux (vers les années 1950) et des
ultérieures poussées d’intégrisme, cette première vague en amorcerait
d’autres, dans le courant même des flux mondiaux.
Libérations et émancipations
Car la Seconde Guerre mondiale ouvrit la voie à de
considérables changements sociaux et politiques. Au-delà des libérations
successives, les plus notables ont été ceux qui sont intervenus à l’issue
de la décolonisation
– rapidement généralisée
malgré de regrettables luttes retardatrices – mais aussi ceux qui ont
suivi les progrès de l’émancipation féminine.
Des clôtures et des tabous sont tombés ; des idéalisations
et des totems ont été déchus ; les racismes ont été provisoirement défaits
et mis au pilori, même si des emprises violentes venaient recréer des
servitudes. Le mythe indo-aryen a pu être rejeté, évacué.
La complexité croissante des sociétés et l’expansion
exponentielle des technologies obligeaient désormais à placer les
décisions au plus près des prises d’information, donc du terrain : selon
des délégations de plus en plus larges de responsabilités, et en fonction
d’échanges accélérés. Et ces pressions économiques entraient en résonance
avec les conceptions développées par les sciences humaines qui
infiltraient chaque jour davantage les structures sociales et leurs
assises philosophiques ou psychiques.
Sous l’influence formidable de Nietzsche ou de Marx, de
Freud ou de Sartre, de Rogers ou de Reich et Marcuse, pour ne citer que
quelques noms, les interdictions et les liens institutionnels se sont
progressivement affaiblis. Avec la réhabilitation du corps (déjà appelée
par des phénoménologues tels que Merleau-Ponty et Goldstein), une
libération sexuelle se produisit, se conjuguant à de multiples courants de
démocratisation.
Des tabous se sont dissous. La mixité dans les écoles,
interdite depuis des siècles, devint la règle. La régulation des
naissances devint officielle avec la loi Neuwirth en France (1967), et
l’interruption volontaire des grossesses se vit complètement soutenue avec
la loi Veil (1974), en attendant le vote du PACS (1999).
Brassages et oecuménismes
Les échanges entre jeunes mais aussi entre adultes ont,
d’autre part, poursuivi les brassages effectués par les mouvements des
armées et l’exode des populations. Les courants culturels multiples se
sont rencontrés et reconnus.
À la suite de Gandhi et de Teilhard de Chardin, de Jean
XXIII et de Martin Luther King, puis de Jean-Paul II et du Dalaï-Lama pour
ne citer encore que quelques personnalités, des poussées d’oecuménisme se
sont manifestées dans les milieux religieux et même laïques.
Le succès des rassemblements organisés par les moines
protestants de Taizé en a été l’une des plus claires manifestations.
L’opposition entre les forces spirituelles et les puissances temporelles
s’est atténuée.
Malgré des résistances et des soubresauts violents, les
dogmatismes de toute nature ont progressivement perdu leur influence.
Nikita Khrouchtchev a osé déclencher la déstalinisation que poursuivraient
Gorbatchev et ses successeurs, harcelés par Soljenitsyne. Jean XXIII a eu
l’audace de réunir un concile : son
aggiornamento
de l’Église catholique n’a cessé de
provoquer des remous puissants. Sadate est allé à Jérusalem, au nom
d’Abraham. Le pape Jean-Paul II irait y exprimer une repentance. Une
sismologie sociale
s’est
manifestée
(1)
: elle ébranlerait à terme les
dernières structures dictatoriales et totalitaires, mettant fin à la
guerre froide, sans évincer totalement les intégrismes qui pouvaient
s’exacerber.
Le besoin de savoir
On ne peut méconnaître, cependant, l’abaissement des
idéologies et de leurs ostracismes radicaux ou de leurs prétentions
immodérées à expliquer de façon réductrice le monde. Architectes,
philosophes et sociologues ou penseurs ont récusé des barrières de
séparation qui paraissaient définitives. La
postmodernité
a eu son heure.
Porté par l’ardeur des reconstructions matérielles dans
les pays dévastés par la guerre, encouragé par une mystique de croissance
continue, un besoin incoercible de bien-être mais aussi de savoir et de
compétence a déferlé. En France, corrigeant les épreuves de la guerre et
de l’Occupation, un renouveau démographique a témoigné d’une nouvelle
ardeur de vivre à partir de 1945 et jusqu’aux années 1960.
Même s’il s’est amoindri depuis lors, il en est résulté,
en quarante ans, une augmentation de presque 50 % de la population
française. Mais cette croissance (ce
baby-boom),
accompagnant les progrès économiques, notable après trois quarts de siècle
de stagnation, a été cependant mineure à côté des conséquences entraînées
par la demande sociale d’enseignement.
Il s’est agi d’une véritable explosion scolaire vers le
second degré, on l’a déjà évoquée, suivie d’une seconde onde de choc
produisant une explosion universitaire.
Une fantastique crête d’espérance a, dans ces conditions,
déferlé sur l’École et l’a emportée dans un tourbillon d’extension
quantitative et de mesures incessantes d’ajustement, décuplant la plupart
de ses dimensions, à la mesure des changements d’échelle de grandeur de la
civilisation en mue. Elle multiplierait aussi ses problèmes et, par suite,
les contradictions sociales de l’éducation.
|
(1) Si le terme est d’Alain
Finkielkraut, il peut s’appliquer à d’autres intellectuels insatisfaits
comme l’indiquent les titres de leurs écrits polémiques.
(2) L. Cros
et alii,
Gustave Monod,
CEMEA, Paris, 1981, p. 94.
(1) L’expression est de L. Cros qui
l’a donnée comme titre à un ouvrage paru en 1961, dans les
Publications du
comité universitaire d’information pédagogique.
La seconde explosion scolaire lui succéderait trente ans plus tard pour les
lycéens.
(2) Les chiffres récents peuvent être
consultés dans les
Repères et Références
statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche,
publiés annuellement par la Direction de la programmation et de la
prospective, anciennement Direction de l’évaluation (DEP), antérieurement
Service de la prévision, des statistiques et de l’évaluation (SPRESE et plus
anciennement SEIS ou SIGES) du ministère de l’Éducation nationale. C’est
l’exemplaire de 1999 auquel nous empruntons les chiffres cités dans ce
chapitre. Nous avons également pu utiliser pour des chiffres plus récents
les chiffres communiqués par la DEP pour la rentrée scolaire 1999 ou ceux
contenus dans Éducation
et Formations, « Scénario de
développement du système éducatif, 1991-2000 ». On trouvera aussi des
chiffres importants dans l’ouvrage d’Antoine Prost
L’Enseignement et l’Éducation
en France, tome IV,
op. cit.,
pp. 22 et sq.
Cet auteur note la difficulté d’établir les chiffres, compte tenu des
changements multiples opérés selon les moments.
(1) Voir les chiffres des tableaux de V. Isambert-Jamati, dans
Crise de la société, crise de
l’enseignement, PUF, Paris,
1970.
(1) « L’objectif que
nous nous assignons... : mettre à la disposition d’un large public des
séries statistiques propres où les erreurs, les insuffisances ou les
discordances auront été signalées à l’attention de l’utilisateur.
»
(1) «
De nombreux enseignants ont été
engagés à titre temporaire, non titulaires, et ont eu sur le tas leur
formation pédagogique. Cette situation s’est retrouvée plus tard dans le
secondaire. Des étudiants n’ayant pas encore terminé soit leurs études, soit
leur formation pédagogique, ont été nommés à des postes vacants. Ce fut le
cas notamment au Danemark, aux Pays-Bas, en Autriche, au Royaume-Uni, en
France. » Aux États-Unis, des
enquêtes faites entre 1955 et 1958 dans nombre d’États «
ont montré que la majorité des
professeurs n’étaient pas diplômés à titre principal dans la discipline
scientifique qu’ils enseignaient
» (Marcel Postic).
(1) Allusion à l’ouvrage de François
de Closets,
Toujours plus,
Grasset, Paris, 1982, où l’auteur décrit la quête, individualiste ou
catégorielle, d’avantages croissants mais cachés.
(1) Voir
Éducation et Formation,
« Scénarios de développement du système éducatif 1991-2000 », ministère de
l’Éducation nationale, Direction de l’évaluation et de la prospective.
(1) Voir la revue
Éducation
et Gestion, Paris, INAS, no
9, 1967, p. 35.
(1) A. Prost,
Les Lycées et leurs
études : rapport du groupe de travail national sur les seconds cycles,
ministère de l’Éducation nationale et CNDP, Paris. 1983. Notamment : «
Les taux de
scolarisation à seize ans dans le second cycle long, général et technique,
varient du simple au double. Dans certains départements méridionaux, comme
la Haute-Garonne, les Alpes-Maritimes ou les Hautes-Pyrénées, plus de 45 %
des jeunes de cet âge sont accueillis dans le second cycle long. À Paris,
ils sont plus de 60 %. En revanche, ils ne sont plus qu’un quart dans la
Meuse ou la Haute-Saône. » Et
p. 236 : « On compte en
moyenne 2,7 lycées (publics ou privés) pour 1 000 adolescents de seize ans,
mais cet indicateur sommaire tombe à 1,5 pour l’Oise, l’Eure, le
Pas-de-Calais ou le Loir-et-Cher, tandis qu’il dépasse 4 pour l’Ardèche, la
Haute- Loire, les Hautes-Alpes et les Alpes-Maritimes.
» Ou encore : «
Là... où le réseau de lycées
est sous-développé, les places en Seconde, voire en préparation de CAP ou de
BEP sont rares et donc chèrement disputées : la sélection est beaucoup plus
forte et les éliminations plus nombreuses.À résultats scolaires identiques,
il est plus difficile d’entrer en Seconde à Vesoul ou Verdun qu’à Toulouse
ou Tarbes. »
|
13
Explosions scolaires et universitaires
On ne peut manquer d’être stupéfait par l’ignorance
habituelle à propos des changements et bouleversements survenus aux
systèmes éducatifs. L’histoire n’est pas aimée !
Cette ignorance (ou inconséquence) est patente chez de
grands journalistes, parfois attentifs à les décrier (et à oublier les
efforts consentis pour ajuster leur volume aux dimensions nouvelles de la
demande sociale), comme chez les enseignants eux-mêmes (même s’ils se
sentent simultanément infériorisés et renforcés par l’ampleur de leurs
propres effectifs). Il en résulte une méconnaissance des changements
(entretenue par quelques
mécontemporains
(1)).
Sans doute, l’École est traditionnellement incriminée,
selon l’imbroglio de nos démêlés nationaux. La débâcle de 1940 n’a pas
manqué, comme celle de 1870, de provoquer de véhéments réquisitoires
contre ses modalités et son fonctionnement. La suppression provisoire des
Écoles normales en 1940 en fut une des manifestations. Cependant, dans les
camps de prisonniers et dans les maquis, des conceptions réformatrices
s’ébauchaient.
Il en résulta la création, dès la Libération, des
classes nouvelles
sous l’impulsion de Gustave Monod qui
avait déjà participé en 1933, comme directeur de Cabinet du ministre
Anatole de Monzie, à la transformation du titre officiel d’Instruction
publique en celui d’Éducation
nationale. Le départ à la
retraite, en 1952, de Monod marqua l’affaiblissement de cet effort de
rénovation fondé sur une pédagogie innovante, associant «
la liberté
à
la discipline,
le sens de l’effort et
l’intérêt souvent passionné pour
l’étude
»
(2).
Mais une commission, d’abord présidée par Paul Langevin
puis par Henri Wallon, était chargée d’élaborer de nouvelles dispositions,
en application du projet scolaire conçu par la Résistance : elle publia en
1947 des recommandations connues sous le nom de
projet de réforme
Langevin-Wallon, dont la
rédaction fut assurée par Roger Gal.
Ce projet prévoyait une organisation du système scolaire
en trois cycles : un premier cycle de sept à onze ans, un deuxième cycle
de onze à quinze ans (cycle d’orientation), un troisième cycle de quinze à
dix huit ans (cycle de détermination).
C’est ainsi qu’en avance sur l’époque, il préconisait la
prolongation de la scolarité. Quoique décrié ou oublié, ce plan se verrait
à terme appliqué en la forme d’une première puis seconde «
explosion
scolaire »,
(1).
L’explosion scolaire
Dès sa reprise du pouvoir, une ordonnance du général de
Gaulle prolongea, en 1959, la scolarité obligatoire et gratuite jusqu’à
seize ans : la réforme Berthoin organisait donc un premier cycle du second
degré (de la classe de Sixième à celle de Troisième) étendu enfin à tous
les enfants.
Aux quelque 400 000 élèves de niveau « collège »
(scolarisés en 1939 dans les classes analogues des lycées et collèges,
publics ou privés, ainsi que dans les écoles primaires supérieures de
l’époque) ou aux un million et demi des années 1960, on peut alors
comparer le total de plus de 3300000 collégiens à la rentrée 1999 dans ce
premier cycle : plus de huit fois plus en soixante
ans
(2).
Plus précisément, on peut opposer aux 23 000 élèves des
classes de Sixième (de type lycée ou collège d’avant-guerre) les plus de
800000 élèves (redoublants inclus) abordant dans les collèges actuels des
études d’ambition analogue (et même accrue par l’adjonction de plusieurs
disciplines et l’alourdissement des programmes) : des années 1940 aux
années 1990, quarante fois plus !
Si l’on regarde l’évolution des effectifs dans tous les
établissements secondaires (EPS et CEG compris pour les époques où ils
existaient indépendamment des autres établissements), ceux-ci s’élèvent de
plus de 600 000 de 1945 à 3160000 en 1960-1961, puis 4100000 dix ans plus
tard, pour se stabiliser de 1980 à 1999 à 5500000 élèves, soit dix fois
plus qu’à la Libération et qu’avant la
guerre
(1),
en dépit d’une baisse de la démographie.
Redétaillons. En
ce qui concerne le nombre des bacheliers, au terme du second degré, il est
passé de :
– 27 777 en 1940 ;
– 32 362 en 1950 ;
– 59 287 en 1960 ;
– 138 707 en 1970
et 167 307 avec le bac technique ;
– 159 769 en 1980
et 222 429 avec le bac technique ;
– 226 901 en 1989
et 347 770 avec le bac technique ;
– plus de 430 000
en 1992 (cette fois avec les bacs technique et professionnel) où il
dépasse la moitié d’une classe d’âge ;
– plus de 500 000
en 1999 où il concerne plus de 60 % d’une classe.
Une telle croissance est éloquente et indique assez les
efforts qui ont dû être accomplis par tous les acteurs du système éducatif
: enseignants, administratifs, responsables de tous niveaux mais aussi
élèves et parents. On doit regretter que de tels effectifs ne soient pas
reconnus. Mais, controverse oblige ! en France ?
Précisons encore. Entre 1960 et 1970, période au cours de
laquelle éclate la première explosion scolaire, la hausse du nombre de
bacheliers dépasse 11 % en moyenne chaque année. Si, avant guerre, la
proportion du nombre de bacheliers d’une génération oscillait autour de 4
% (et de 5 % en 1950), il s’agit maintenant d’une proportion de plus de 60
% : et la progression n’est pas arrêtée. Notons en 1990 au plan des
meilleures réussites :
– environ 18 % de mentions
Assez bien
(de 12 à 14/20) ;
– 4 % de mentions
Bien
(de 14 à 16/20) ;
– 0,6 % de mentions
Très bien
(au-delà de 16/20) ;
soit encore plus de 2 000 élèves obtenant la mention
Très bien.
Et au total des mentions, plus d’un quart d’une classe d’âge. Les élites
se portent bien. Et cela continuerait encore...
Pour les élèves accédant à l’enseignement technique
professionnel, on peut constater que celui-ci s’est aussi, en quelques
années, puissamment développé : aux dizaines de milliers de diplômes
délivrés avant 1939, on peut comparer les près de 400 000 certificats et
brevets (CAP, BEP), décernés depuis, en 1990 pour les niveaux d’emploi V
(ouvrier ou employé qualifié) ; les plus de 200 000 de niveau IV
(technicien) dès 1998 ; les chiffres des baccalauréats technique et
professionnel sont eux aussi en croissance. Jouxtant 150 000 pour le
premier et 80 000 pour le second, ouvert à partir de 1987 pour 5
spécialités, puis 26 en 1991. On doit noter encore l’accueil de 350 000
jeunes dans des centres d’apprentissage. Tous ces chiffres sont, chaque
année, en voie de croissance.
À l’autre bout du système scolaire, une montée
significative des effectifs d’enfants à l’école maternelle s’est également
produite, sous la pression des familles et en raison de l’évolution de la
condition féminine.
Les chiffres de scolarisation en maternelle doivent
également être multipliés par neuf : près de 400 000 enfants en 1938-1939
; stabilisation vers deux millions et demi, soixante ans plus tard. On
estime que la scolarisation en préscolaire est pratiquement totale, à
l’issue de divers programmes de planification, pour les enfants de trois à
six ans ; le taux de scolarisation dépasse 35 % pour les enfants de l’âge
de deux ans. Ce qui correspond à une scolarisation de plus de 50 % des
enfants qui ont effectivement deux ans à la rentrée (ceux de moins de deux
ans ne peuvent être scolarisés).
L’accroissement des capacités d’accueil en maternelle est
venu compenser la baisse récente des effectifs dans l’enseignement
élémentaire où la scolarisation était déjà considérée comme totale avant
guerre entre six et treize puis quatorze ans (avec nombre de réserves sur
la précision des chiffres anciens, comme l’expose l’étude de Jean- Noël
Luc sur La Statistique
de l’enseignement primaire aux
XIXe
et
XXe
siècles
(1).
Au total, les effectifs des enseignements préscolaires et
élémentaires (à la différence des pays voisins comme l’Allemagne qui ont
subi des baisses importantes de leurs populations scolaires) se sont
stabilisés, en France, autour de six millions et demi d’élèves contre un
peu plus de cinq millions et demi en 1938-1939 et de 6,2 millions dans les
années 1950 durant lesquelles les élèves restaient pourtant davantage en
classes primaires. Pour le second degré, les effectifs, nous l’avons déjà
rappelé, ont dépassé la barre des six millions d’élèves, avec l’apport des
enseignements agricoles et des CFA.
La multiplication des moyens
On n’étonnera personne en soulignant également la
multiplication des moyens en personnel et en locaux qui ont dû
accompagner, ou plus exactement rejoindre, tant bien que mal, ces
changements d’échelle dans les effectifs scolaires.
Le nombre des instituteurs et professeurs des écoles,
publics ou privés (ceux-ci représentant 12 % du total), passe de moins de
200 000 en 1950 à près de 350 000 (plus de 40 000 enseignants du privé
sous contrat compris), s’accroissant ainsi largement.
Mais l’accroissement est plus sensible pour les
professeurs du second degré ; leur nombre n’atteignait pas 40 000 à la
veille de la guerre ; il jouxte ou dépasse 500 000 dorénavant (dont 20 %
dans les établissements privés). Il faut ajouter que les professeurs du
second degré sont aidés dans leur tâche par plus de 200 000
non-enseignants, dont deux tiers de femmes.
Les recrutements, massifs et accélérés mais irréguliers,
qui se sont avérés nécessaires dans les années 1960, pour assurer les
enseignements, ont été trop souvent difficiles, sinon aléatoires : ils ont
fait l’objet d’amères critiques, portant un doute souvent injuste sur leur
qualité, en France comme dans la plupart des pays
développés
(1).
Ces problèmes semblent en voie de dépassement.
En ce qui concerne les ensembles immobiliers du domaine
scolaire, ils se sont multipliés et diversifiés. Il est possible de
dénombrer présentement, en 2000 (secteurs publics et privés réunis), en
chiffres ronds :
– 20 000 écoles maternelles ;
– 40 000 écoles élémentaires (dont 6 000 encore à
classe unique)
;
– près de 7 000 collèges ;
– 4 400 lycées, dont 1 800 lycées professionnels.
Soit environ près de 300 000 classes mixtes dans le
premier degré (dont 28 % de classes maternelles et presque 3 % d’ enseignement
spécialisé pour enfants
handicapés ou à problèmes) et plus de 200 000 dans le second degré (dont
la moitié à installation spécialisée).
Plus des deux tiers des bâtiments existants pour
l’enseignement en collège et lycée ont été construits entre 1960 et 1980,
dont plus de 2 000 collèges en moins de dix ans, de 1966 à 1974 : un
ministre a pu dire que, chaque jour, un nouveau collège était inauguré,
pendant dix années de suite. Les programmes de construction dans les
années 1990 concernent principalement les lycées, à la charge des régions.
Il serait lassant de détailler les matériels, machines,
appareils audiovisuels et vidéo, micro-ordinateurs appartenant au parc du
système scolaire. Le coût des investissements réalisés est, au total,
considérable.
La part du budget de l’État consacrée à l’Éducation
nationale est, par suite, passée de 7 %, dans les années 1950, à 17 ou 18
% puis 20 % dans les années 1980. Et il a continué à croître.
L’effort consenti sous la pression des familles a
bénéficié à nombre d’entre elles, en vue d’assurer la ponctualité
scolaire.
L’aide aux familles s’est, en effet, considérablement
développée : aux quelques dizaines de mille de boursiers dans le second
degré, avant guerre, il faut opposer le million et demi de bénéficiaires
actuels, soit près d’un quart des élèves du second degré.
Dans le cadre des subventions, il faut ajouter que plus de
trois millions d’élèves prennent un repas quotidien dans les
établissements secondaires, à un prix avantageux, et que deux millions
d’élèves du premier et du second degré bénéficient des transports
scolaires largement subventionnés (soit plus de 2 000 francs annuels par
élève).
On ne peut oublier non plus la gratuité assurée à tous les
degrés, les allocations attribuées aux familles pour les frais de rentrée
scolaire, ainsi que la fourniture gratuite des manuels essentiels à tous
les élèves de collège.
Il en résulte, comme charge générale pour l’État, dans les
établissements publics seuls, un coût moyen annuel, par élève, de plus de
20000 francs (dont 1/10 e
pour les dépenses de fonctionnement
des établissements). Les dépenses moyennes varient naturellement beaucoup
selon le niveau de l’enseignement, respectivement en 1986 et 1998, en
francs 1998, de l’ordre, par élève, de :
– 16000 francs à 24 600 francs pour un élève de
maternelle,
– 19700 francs à 24 800 francs pour un élève du premier
degré,
– 30700 francs à 41 500 francs pour les collèges,
– 39300 francs à 52 300 francs pour les lycées,
– et plus de 40 000 francs pour leurs classes supérieures,
à 64 500 francs pour les sections de techniciens supérieurs et près de 80
000 francs pour les « préparatoires » aux Grandes Écoles.
À ces dépenses s’ajoutent les subventions régionales ou
locales et les dépenses des familles.
Il pourrait paraître excessif d’avoir présenté tous ces
chiffres comparatifs qui n’ont été que trop rarement rassemblés. Pourtant,
les Français sont trop habituellement ignorants des dimensions
considérables prises par leur système éducatif, l’un des plus unifiés du
monde. Ils l’ignorent ou l’incriminent, mais ils n’ont guère conscience du
soutien étatique dont ils bénéficient, auquel il faut désormais ajouter
les apports régionaux, départementaux et communaux.
Ils ne se rendent guère compte de l’originalité de nos
conceptions scolaires, modelées par des normes nationales (de programme,
de cursus et de procédures) sur toute la surface d’un pays qui s’affirme
pourtant si jaloux des libertés et des parcours individuels.
Loin d’être satisfaite par les progressions réalisées,
chaque famille française demande toujours davantage à l’État pour encadrer
ses enfants puis ses adolescents de l’âge de deux ans jusqu’à vingt-deux
ans. L’explosion universitaire devint inévitable dès la fin des années
1960 et au terme des Trente Glorieuses de notre économie. L’enfance devait
s’allonger : «
Toujours
plus ! »
(1)
L’explosion universitaire
Dans les années 1960, le taux moyen de croissance annuelle
des effectifs d’étudiants a dépassé 10 %. Leur nombre, qui avoisinait 75
000 avant la guerre de 1939-1945, atteint en 1988 un palier très
provisoire de 1 500 000 (universités, grandes écoles et facultés privées
incluses) : soit vingt fois plus. Le stade de deux millions est enfin
atteint en 1992, où il se maintiendra, oscillant autour de 2 100 000.
Plus d’un tiers des étudiants est inscrit dans les
établissements de la région parisienne : plus de la moitié est du sexe
féminin depuis 1982. 12 % sont d’origine étrangère.
Les enseignements supérieurs, au lieu de quelques dizaines
de milliers avant guerre, décernent annuellement, déjà pour l’université
seule, plus de 400 000 diplômes : dont, en 1998, plus de 10 000 diplômes
de doctorat (avec 600 en médecine et 118 en pharmacie) mais également près
de 25 000 diplômes d’ingénieur et 10 000 diplômes de commerce et de
gestion. Ces chiffres peuvent être largement dépassés, année après année.
L’effort de développement de l’enseignement technologique
au delà du baccalauréat (dans des sections de techniciens supérieurs des
lycées et dans des instituts universitaires de technologie créés auprès
des universités à partir de 1966) permet d’autre part en 1997
l’attribution de plus de 120 000 diplômes (niveau d’emploi III) de
techniciens supérieurs après deux années de formation de bonne qualité,
comblant un déficit de compétences moyennes qui se faisait fortement
sentir dans l’industrie française.
Dans le domaine des effectifs, il ne faudrait pas non plus
oublier la croissance rapide depuis la loi de juillet 1971 des actions de
formation continue qui ont intéressé dès 1990 près de cinq millions et
demi de stagiaires (dont deux tiers de femmes), absorbant en 1996 un
budget de cent quarante milliards de francs (dont presque la moitié venant
de l’État, autant des entreprises et 10 % des régions) et couvrant plus de
900 millions d’heures-stagiaires d’enseignement (dont un tiers réalisé par
les établissements scolaires et universitaires). Plus de 750 000 agents du
ministère de l’Éducation nationale ont aussi bénéficié de plus de 800 000
semaines de formation continue, soit pour presque deux tiers de leur
effectif global.
Une telle croissance des enseignements supérieurs,
explosive, a requis des recrutements massifs de professeurs. Le corps
enseignant du supérieur, qui comprenait moins de 2 000 titulaires en 1935,
en comptait désormais, à la fin du
XXe
siècle, près de 80 000 (dont un quart
de femmes), auxquels il faut ajouter 50 000 personnes non enseignantes.
Il fallut aussi créer de très nombreux campus ; des
immeubles et de nombreux laboratoires ont dû être édifiés en hâte. Les
enseignements supérieurs comprennent en fin de siècle 90 universités, 240
écoles d’ingénieurs, 290 écoles supérieures de commerce et
d’administration, plus de 100 instituts universitaires de technologie,
auxquels il faudrait ajouter plus de 2 000 autres institutions (de très
haut niveau ou plus modestes).
Près de 20 % des étudiants et de 30 % d’élèves de classes
préparatoires ou de techniciens supérieurs reçoivent l’aide de l’État par
des bourses : en 1990-1991, pour plus de 270 000 d’entre eux ; en 1998-
1999 plus de 400 000. Largement subventionnés, les restaurants
universitaires offrent 150 000 places en self-service. Les cités
universitaires ou les foyers agréés accueillent également 115 000
étudiants dans des conditions avantageuses.
L’action sociale pour les étudiants entraîne par suite une
dépense de plus de trois milliards. Mais l’effort public consenti pour
chaque étudiant s’établit, en 1988, à environ 20 000 francs en université,
mais plus de 30 000 en IUT et 60 000 en formation d’ingénieur. En 1998,
les chiffres correspondants sont de 40 000 en université, 60 000 en IUT et
80 000 en préparatoires et Grandes Écoles. Contrairement à de nombreux
pays, la France assure aux étudiants leur cursus supérieur la plupart du
temps en gratuité, avec des tarifs d’inscription relativement faibles.
Une expansion quantitative du système universitaire de
cette ampleur n’est sans doute pas terminée, comme cela est affirmé dans
les différents secteurs de l’opinion publique et des milieux politiques.
Des projections selon plusieurs scénarios prévoyaient 2
200 000 étudiants en l’an
2000(1).
Ce qui fut atteint. Une telle importance ne devrait pas masquer (pas plus
que dans le cas de l’explosion scolaire) la multiplicité des mesures de
diversification de ses structures : avec, notamment, le passage à une
répartition du cursus universitaire en trois cycles (et cinq à six degrés
de certification) au lieu de la répartition binaire d’antan (licence, puis
doctorat), mais aussi avec la prolifération de filières multiples. De
telles diversifications et certains regroupements ne sont pas encore
terminés.
Le système universitaire (comme son homologue scolaire)
s’est, en fait, profondément compliqué, comme la société elle-même, sous
la pression des aspirations populaires et des emballements technologiques.
Et ses différents partenaires ont été emportés, dans le cyclone double de
la complexification et, paradoxalement, de l’homogénéisation.
Complexification et homogénéisation
La complexification de la vie sociale et de l’éducation ne
s’effectue pas de façon régulière et avec opportunité. Retards, décalages,
improvisations, inadaptations et destructions la ponctuèrent.
Il faut préciser également la rotation rapide des
ministres de l’Éducation nationale. À quelques exceptions près (Rouland et
Duruy au XIXe
siècle qui ont duré plus de six ans,
Fouchet et Jospin au XXe
siècle pour plus de quatre ans), on a
pu constater, en 1967, qu’Alain Peyrefitte a été, suivant les comptes, le
cent dixième titulaire (ou le cent quatre-vingt-dixième en raison de ceux
qui sont revenus dans plusieurs ministères ou en intérim) depuis la
création du ministère (de l’Instruction publique à l’origine) en
1828(1).
Avec ces fluctuations de commandement, les recrutements
des enseignants nécessaires alternèrent en lenteur et précipitation, mais
aussi en perfectionnisme et laxisme, provoquant rancoeurs et désordres.
L’admission massive des élèves puis des étudiants perturba
le fonctionnement routinier des établissements d’enseignement primaire,
secondaire et supérieur. L’aménagement des locaux fut rarement ajusté à
temps à la mesure des effectifs. L’accueil des nouveaux élèves et
étudiants était plutôt de nature à les déconcerter qu’à les mettre au
travail.
L’orientation dans le labyrinthe des cursus proposés
n’allait guère de soi. La rigidité des formalités et leur complication
bureaucratique (par crainte des débordements de masse) contrastaient avec
l’apparente libéralité affichée par le système éducatif.
La disparité des carrières offertes à la sortie des
enseignements devait aussi surprendre ou décevoir. L’irrégularité des
notations et des certifications s’avérait dissuasive avec ses
caractéristiques de sélection sournoise ou masquée.
Au surplus, la distribution irrégulière des moyens et des
filières d’enseignement entre les différentes régions appelait une
protestation contre les injustices qu’elle
perpétrait
(1).
Et l’évidence des inégalités des cursus offerts selon l’origine
socio-économique ou socioculturelle des jeunes poussait à mettre en doute
la démocratisation demandée et promise.
La multiplication des diplômes allait enfin accroître de
façon aveugle la compétition entre les jeunes : mais elle devait aussi
dévaluer les titres, obtenus massivement, en les banalisant et en
réduisant les différences entre les individus.
Dans le même temps, bien plus que les adultes, les jeunes
étaient soumis à des mouvements puissants d’homogénéisation. La montée
générale des niveaux et des conditions de vie, le développement
vertigineux des communications et des mobilités, le martèlement incessant
des informations propagées instantanément par les médias, l’interaction
accélérée des phénomènes mondiaux sur l’existence quotidienne et sur les
structures locales engendraient des pressions croissantes de conformité
éphémère.
La génération des blue-jeans, de la mode unisexe, des
chevelures allongées ou raccourcies et colorées, d’un certain négligé ou
de quelques recherches d’originalité convergeait avec l’émancipation
féminine pour diminuer les différenciations traditionnelles qui séparaient
les sexes et les classes sociales, surtout chez les jeunes, déjà marqués
par la mixité établie dans tout le système scolaire (et même dans nombre
de mouvements des jeunes).
Mais la compression de la jeunesse dans des structures
statiques ou archaïques et dans des locaux vétustes allait renforcer sa
cohésion.
Les moyens financiers dont elle se voyait pourvue, de plus
en plus importants à mesure que la croissance économique se prolongeait,
augmentaient ses chances d’autonomie mais aussi ses revendications.
Un puissant mouvement de syndicalisme étudiant allait se
développer, réclamant un présalaire pour les étudiants au nom de la
démocratisation mais aussi pour affranchir les jeunes de la tutelle
familiale. Et ce mouvement influencerait les jeunes scolaires et
contrarierait la vie familiale.
Des sociologues ou des psychanalystes inviteraient à
décoloniser l’enfant
et annonçaient déjà vaillamment la
mort du père,
après la mort de Dieu
et la mort de la
pédagogie ou peut-être aussi la mort de l’éducation (ou de son
ministère...).
Adolescents et jeunes,
teenagers ou
salariés, étaient donc conduits à s’affirmer solidairement, en se
différenciant de plus en plus radicalement des adultes.
Manières vestimentaires, choix musicaux, opinions
libertaires, extension de l’usage de drogues, licences sexuelles allaient
provoquer la nouvelle vague
de la jeunesse.
Des modes successives permettaient de
marquer le
territoire d’émancipation : bandes multiples ; blousons noirs mais bientôt
hippies ;Woodstock puis
Jésus-Christ Superstar ; enfants du rock et aussi punks;
maoïsme et gauchisme rapidement relayés par les intégrismes et les
mouvements écologiques ; au travers des différents milieux sociaux, dans
de multiples appartenances religieuses dans la plupart des pays.
Cette effervescence fut encore surexcitée par les luttes
développées au cours de la décolonisation. Alors que les valeurs de la
résistance à l’Occupation étaient encore dominantes, les jeunes Français
se voyaient astreints ou promis à un service militaire prolongé, pour
accomplir des actions de guerre contre des mouvements autochtones de
résistance aux formes multiples du colonialisme.
L’impopularité de ces obligations et les tentatives de
rébellion d’un quarteron
de chefs militaires devaient souder davantage la solidarité entre
les jeunes et faire apparaître les contradictions des adultes ainsi que l’establishment
et notre goût des oppositions. |
(1) R. Boudon,
Effets
pervers et ordre social, PUF,
Paris, 1977.Voir p. 18 : «
La crise de l’éducation des années 1960 est certainement en grande partie
le résultat d’effets de ce type : la croyance selon laquelle l’augmentation
massive de l’éducation ne pouvait apporter que des bienfaits était démentie
par les faits. » Et Boudon
évoque l’aspect inéluctable «
des effets pervers engendrés
par l’interdépendance des agents sociaux
».
(2) P. Bourdieu et J.-C. Passeron,
Revue française de sociologie,
no spécial, 1967-1968. Plus complètement,
La Reproduction, éléments pour
une théorie du système d’enseignement,
éd. de Minuit, Paris, 1970.
(3) Christian Baudelot et Roger
Establet,
L’École
capitaliste en France,
Maspero, Paris, 1971.
(4) D. Hameline,
Le
Domestique et l’affranchi,
éd. Ouvrières, 1977.Voir p. 178 : «
Contradiction de l’École : tout
le monde le sait, elle domestique et affranchit dans le même mouvement.»
Et p. 183 : « Lorsqu’il
est affronté, au même titre que qui que ce soit, aux réalités de l’élevage
de sa propre progéniture, il n’est pas rare que le théoricien de la
pédagogie ne doive abandonner beaucoup de sa superbe.
»
(5) Notamment pour les enseignements
supérieurs comme le mesurait une étude publiée en 1978 par le Centre de
recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) et
l’Institut de recherche sur l’économie de l’éducation (IREDU) sous le titre
:
De l’inefficacité du système français d’enseignement supérieur.
(1) Ce serait 1,2 % du PIB en fin de
siècle pour le supérieur.
(2) «
L’examen,
remarque M. Foucault dans
Surveiller et Punir (NRF,
Paris, 1975, p. 189),
intervertit l’économie de la visibilité dans l’exercice du pouvoir.
»
(3) G. Berger,
Cahier de l’évaluation,
CIEP, Sèvres, 1986.
(1)
Ibid.
(2) A. Prost,
Éducation, société et
politiques,
op. cit.,
p. 159.
(1) Pour une analyse approfondie, voir
dans notre livre :
Les
Contradictions de la culture et de la pédagogie,
DDB, Épi, Paris, 1969, le chapitre « Sismologie de Mai », pp. 229 à 270.
(2) P. Albertini,
op. cit.,
p. 140.
(3) Le terme fut vulgarisé par D.
Cohn-Bendit : voir P. Labro
et al.,
Mai-juin 1968, ce n’est
qu’un début, Éditions et
Publications Premières, Paris, 1968, p. 33 : «
C’est un thème qui
revient souvent dans le langage de Daniel :“Ridiculiser. Il faut que les
partis, les gens s’expriment pour se ridiculiser eux-mêmes.”
»
(1) Ce texte qui «
laisserait pantois » est cité
par Thierry Desjardin, dans
Le Scandale de l’Éducation
nationale,
op. cit.,
p. 142.
(2) Voir l’ouvrage d’un professeur de
psychologie, sous le pseudonyme d’Épistémon (alias D. Anzieu),
Ces idées qui ont ébranlé la France,
Fayard, Paris, 1968.
(1)
Ibid.,
p. 183.
(2) Épistémon,
op. cit.,
p. 19. Ibid.,
p. 128 : « Pendant que
les étudiants, sur leur radeau ivre, réinventent les règles et les formes de
la société civilisée, les professeurs réinventent, dans un salon, la société
primitive.
»
(3) M. de Certeau,
La Prise de
parole,
DDB, Paris, 1968, p. 121.
|
14
Grandes manœuvres
(ou l’imbroglio retrouvé ?)
Vers les deux tiers du
XXe
siècle, la société française allait
être prise en flagrant délit d’ambivalence à l’égard de sa jeunesse ou de
ses institutions. D’un côté se manifestaient un intérêt affectif apporté
aux enfants, le souci de les défendre, l’empressement à les pousser vers
le savoir et les études afin d’assurer leur établissement.
Mais, d’un autre côté, le monde parental, marqué de façon
critique par une enfance de privation, en raison de la guerre 1939-1945, à
défaut de proposer un système vivant de valeurs attractives, se réservait
un pouvoir de contrôle, maintenait en dépendance les jeunes et postulait
des velléités de rigueur et de reprise en main à l’égard des adolescents
et des jeunes adultes.
Ambivalence et contradictions
Pourtant, l’amélioration continue des moyens d’existence,
le développement physiologique plus précoce des jeunes, la forte
diminution des principes moraux affaiblissaient l’argumentation des
familles. Celles-ci résistaient moins fortement à une libéralisation des
moeurs, notamment sexuelles, dont l’exemple était donné dans les pays
anglo-saxons et scandinaves (où la pornographie avait pignon sur rue).
Le soin pris à protéger les jeunes contrastait enfin avec
la décision (pour les garçons) de les exposer tous, physiquement et
moralement, aux risques indéfinis de guerres coloniales consenties par
l’opinion adulte, en obligation pure, sans adhésion ni volontariat : car
c’est le contingent entier qui fut envoyé en Algérie au long de six
années, à partir de 1956 jusqu’en 1962. Six classes d’âge furent ainsi
confrontées à la gravité de dizaines de milliers de morts, pour ne rien
dire des blessés ni des pertes énormes du côté algérien.
À propos des contrastes et contradictions en éducation,
Raymond Boudon élaborerait l’expression d’«
effets pervers omniprésents
dans la vie sociale et engendrés par la plupart des structures
d’interdépendance », plutôt que par des oppositions
simplistes dites «
de classe »
(1).
Mais Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron
développaient, pour leur part, leur thèse de la
reproduction (des
discriminationssociales et de l’«
héritage
culturel
» (2)),
cependant que Baudelot et Establet observaient le conservatisme social
d’une « École capitaliste en
France
» (3).
Mondialement, comme on l’a rappelé, le fonctionnement des systèmes
éducatifs était critiqué en raison de la stagnation de leurs résultats.
Ivan Illich proposant après 1968
une société sans école, Daniel Hameline mettait en cause la
tutelle scolaire
(traitant sur « le domestique
et
l’affranchi »
(4)).
Un proviseur décrivait le
lycée impossible ; certains dénonçaient vigoureusement la
violence pédagogique
et le directivisme
abusif du monde enseignant.
L’ambiguïté était aussi manifeste dans les comportements
institutionnels du système éducatif. On poussait les adolescents vers le
collège, on les invitait à entrer dans les lycées et les enseignements
supérieurs, mais les moyens accordés et les efforts financiers consentis
par la société restaient à peine suffisants (très en dessous de ceux de la
plupart des autres pays
développés
(5).
Le total des dépenses de tous les budgets des ministères qui supportent
des charges d’enseignement supérieur (0,51 % du PNB) n’était, malgré une
croissance considérable entre 1956 et 1966, que le tiers du pourcentage du
PNB alloué aux Pays-Bas, la moitié du chiffre correspondant en Angleterre
et en RDA, un peu moins de la moitié des chiffres des pays de l’Est, et
les trois quarts des chiffres de la Belgique, de l’Autriche et de la
Suisse
(1).
Des idéaux et des mesures de démocratisation étaient solennellement
annoncés, mais les analyses faites par les sociologues et les psychologues
témoignaient de la dérive de leur mise en oeuvre.
Sélection et dissuasion clandestines
On n’a pas suffisamment tôt prêté attention aux mécanismes
de sélection invisible et fonctionnant par dissuasion moralisante qui ont
été et sont parfois sous-jacents aux procédures d’orientation,
de redoublement et de
notation (2),
telles qu’elles se sont ancrées dans les habitudes scolaires en France, en
dépit des alertes proférées par des chercheurs.
La docimologie, discipline française, créée au début du
siècle, notamment par les travaux de Piéron,Wallon, et quelques
sociologues et psychologues de renom, n’a pu, en effet, imposer une
prudence sur la valeur relative (et conventionnelle) des notes ni surtout
des moyennes
(amortissant les meilleures performances par le rappel insistant des moins
bons résultats).
Nos inclinations absolutistes n’ont donc pas permis de
conjurer chez nous ou de réguler le processus du ressentiment des adultes
à l’égard de la poussée des jeunes et le souci, souvent excessif, chez les
enseignants mais aussi dans l’opinion, de ne pas aider trop de jeunes à
réussir dans un enseignement disciplinaire, car on croirait courir le
risque de dévaluer cet enseignement. Élitisme oblige ! ou
pseudo-jansénisme selon lequel seul compterait
un petit nombre d’élus
et où importerait la détection anxieuse des
fautes
disqualifiant d’emblée les erreurs ou les inexactitudes et ignorances des
jeunes en formation.
C’est ce qu’observe fortement le professeur Guy Berger : «
L’échec joue un rôle
important dans nos pratiques : un rôle positif. » Ce qui veut
dire que le taux d’échec rassure l’enseignant (et les familles) sur la
légitimité disciplinaire : «
Si trop d’élèves parvenaient à obtenir la moyenne, le professeur aurait
une bonne image de lui-même comme enseignant, mais il considérerait qu’il
est un traître par rapport à sa discipline... Plus le taux d’échec est
élevé, plus l’enseignant est rassuré sur la qualité et le niveau de ce
qu’il enseigne, mais, en même temps, il est inquiet sur sa pratique
pédagogique.
»
(3)
Il s’ensuit naturellement un cercle vicieux, où se
retrouvent les ambiguïtés et les ambivalences de naguère : enseigner
serait aussi bien dégager élitiquement les réussites scolaires de
quelques-uns qu’établir un fond étendu d’échecs répétitifs, dans leur
scolarité, pour beaucoup de jeunes taxés (républicainement ?) de
l’épithète de mauvais
élèves. Et l’application incorrecte de la courbe de Gauss, pour la
répartition des notes dans l’échantillon signifiant de chaque classe,
dévaluait aussi trop directement les nombreux élèves
moyens.
De toute façon, que pouvaient opposer élèves ou familles à
des chiffres, apparemment indiscutables et absolutisés en matière
d’orientation et de cursus ? Le fait d’organiser une pédagogie de la
réussite n’était donc pas facilement reconnu : «
Quand on évoque ce problème
avec les enseignants, constate un inspecteur remarquable, M.
Masset, on entend assez
souvent : “Si on
fait comme vous dites, ils vont tous réussir, ils vont tous avoir de
bonnes notes !”
Panique!
»(1)
Cette incitation à pousser à l’échec nécessaire (ou à ce
qui pouvait être perçu comme des
règlements de compte) est encore plus contradictoire quand
elle concerne des jeunes soumis à une scolarité
obligatoire dans
laquelle ils sont enfermés en un collectif indistinct. Qui plus est, il en
résultait une sélection prématurée, et donc injuste, imposée souvent de
façon bureaucratique aux familles.
Pour que les décisions d’orientation
qui en provenaient eussent été acceptables, il aurait fallu «
que les pronostics sur
l’avenir scolaire d’un élève fussent fiables ; or ils ne peuvent l’être,
car trop de choses dépendent de l’élève
lui-même
»
(2),
mais aussi de l’établissement scolaire, réputé ou non, auquel il
était assigné par la
sectorisation ou l’habitude, au plus proche de son domicile.
Seules les familles d’enseignants et de cadres supérieurs,
encadrant habituellement les associations de parents d’élèves,
connaissaient le mode d’emploi du système pour obtenir l’admission de
leurs propres enfants aux établissements
sûrs comme aux
filières élitiques. En ces conditions, l’opinion publique et parentale
manifestait encore ses conflits intérieurs quand elle incriminait l’École
en raison des échecs des élèves ou des étudiants, mais que, dans le même
temps, elle comptait sur un taux d’échec élevé pour garantir les
exigences de
l’enseignement français et préserver le succès de ses propres
poulains.
La dénonciation des conséquences ou contradictions
parentales et sociales allait porter la nouvelle vague de la jeunesse vers
une forme inattendue : ce furent les
événements de mai
1968, hissant sur le pavois la
contestation
systématique
(1).
Mai 1968
Soudainement, en pleine prospérité de la gestion Pompidou,
mais à une échelle inouïe (dimensionnée aux explosions scolaires et
universitaires), élèves et étudiants, critiquant les échecs et les
évaluations scolaires, « les
notes chiffrées,
les compositions,
les classements,
les distributions de prix et les
examens
» (2),
envahissaient par centaines de milliers les rues. Ils occupaient et
ouvraient à d’autres jeunes ou badauds les édifices d’enseignement,
prenaient en otages les corps enseignants, incriminaient les
mandarins,
complexaient toutes les familles, bloquaient l’activité administrative,
mettaient hors jeu les responsables politiques, «
ridiculisaient la puissance
publique et
l’establishment
» (3),
plaçaient au pouvoir l’imagination et la contestation, suspendaient toutes
les activités économiques et sociales. Ils frappaient de paralysie
l’organisme étatique.
Ils faisaient reculer la justice, poussaient à la grève et
à l’occupation des lieux de travail près de six millions de travailleurs,
obligeant à passer des accords nouveaux dans les entreprises après les
négociations de Grenelle, menées par le Premier ministre Pompidou. Ils
amenaient enfin, après un aller et retour incognito en Allemagne du
général de Gaulle et un discours de quelques minutes à la radio, à une
dissolution de l’Assemblée nationale et à de nouvelles élections, le tout
en quelques semaines.
La France avait frissonné, la bourgeoisie eut chaud,
l’État avait subi une apnée. Mais le Parti communiste et les syndicats
aussi.L’ordre revenait. Les parents, soulagés, donnèrent du mou aux liens
familiaux.
Le pouvoir politique, hésitant sur une « société nouvelle
», concéda, six ans plus tard, la majorité et le droit de vote dès
dix-huit ans. Le monde enseignant hoqueta. Le système scolaire donna de la
gîte. Une réorganisation complète du système universitaire obligea les
facultés disciplinaires à se coordonner au sein d’universités
pluridisciplinaires par la loi d’Edgar Faure de 1968 votée à l’unanimité,
fait rarissime ! Dans le premier et le second degré, les compositions et
les classements comme les distributions de prix furent supprimés, à partir
d’une circulaire du 6 janvier 1969, dans laquelle Edgar Faure constatait
« C’est un texte ancien,
l’arrêté du 5 juillet 1890, qui a prescrit que, dans les compositions,
chaque copie aurait une note chiffrée de 0 à 20. Il en résultait un
classement linéaire. Or les études docimologiques qui se sont multipliées
dans les vingt dernières années ne laissent aucun doute sur le caractère
illusoire de la note et du classement obtenus. Le principe du classement
lui-même a été contesté pour de fortes raisons. En vérité, ce qui importe,
ce sont les progrès de l’élève par rapport à lui-même et leur constatation
n’exige pas nécessairement une note chiffrée. Elle l’exige d’autant moins
que l’importance de la place est presque toujours
surestimée.
»(1)
Sage constatation ! Le « contrôle continu » vint donc
remplacer le train épisodique des compositions seulement trimestrielles :
mais, bientôt, pour un marché de dupes ! Car chacun des multiples
contrôles quotidiens prévus se moula dans l’esprit compétitif des «
compositions» : il y eut donc prolifération des mises en comparaison, non
plus une fois par trimestre, mais tous les jours, dans toutes les
disciplines, entraînant par suite, pour chaque élève, un afflux de notes
et de stress.
Il fallut recourir à des moyennes de moyennes, et même des
moyennes « générales » de moyennes de moyennes, vite dénuées de sens,
aggravant et absolutisant les écarts entre les élèves.
Au travers de la France entière, une fièvre de débats et
de négociations persista : chaque établissement scolaire ou universitaire
vécut plusieurs années au rythme agité d’un petit parlement constituant
(le conseil d’administration) où élèves et étudiants furent admis. Les
associations de parents d’élèves connurent un développement exponentiel.
On vota à satiété. Et on discourut selon un
marathon de palabres
: révolution culturelle à la française, avec un petit signe de la
tête pour honorer Mao Zedong et son livre
rubicond !
(2)
La jeunesse avait critiqué la croissance économique, le
consumérisme, la facilité de vivre dont elle avait bénéficié, le
plein-emploi qui soutenait son assurance mais aussi toutes formes de
répression et d’« interdit » ou d’autorité et d’absolutisme ou de
conservatisme. Elle s’était acquis des droits au sein de la famille.
Et, pourtant, elle n’avait pu obtenir l’assouplissement
des institutions et des procédures du système éducatif. Il est vrai que
les enseignants, pourtant visés, avaient su à temps s’identifier aux
étudiants : « Jamais le corps
enseignant, observa Alain Geismar,
dans son ensemble n’avait connu
un tel mouvement de solidarité avec les
étudiants.
»(1)
Épistémon constata également l’axiome provisoire : «
Il n’y a pas de différence de
nature entre l’enseignant et
l’enseigné.
»
(2)Voire ! Les
modes d’examen, de concours, de contrôle, de directivisme, de mandarinisme
se renforcèrent sourdement, sous la grâce du contrôle continu ! Les taux
d’échec et d’élimination avec ou sans examen sur toute la surface des
systèmes scolaire et universitaire, loin d’être réduits, s’accrurent. On
compta encore en 1990 plus de la moitié d’échecs en première année
d’université, même s’il s’agissait pour de jeunes étudiants d’un abandon
relatif en vue de changer de voie.
L’École fut plus que jamais
en question au
moment où elle tentait de prendre tranquillement une revanche sur les
jeunes. Ceux-ci avaient gagné une
prise de parole,
s’interrogeait Michel de Certeau. mais la parole a-t-elle effectivement
redéfini la culture ? Y a-t-il équivalence entre
prendre la parole
et prendre les affaires en
main?
(3)
Certains enseignants allaient paradoxalement répondre à leur façon en
provoquant l’opinion
|
(1) L. Géminard,
L’Enseignement éclaté,
Casterman,Tournai, 1973.
(1) B. Girod de L’Ain,
in
: François de Closet
et al.,
Scénarios du futur 2.
(2) A. Savary,
En toute
liberté,
Hachette, Paris, 1985, p. 140.
(3) M.T. Maschino, Hachette, Paris,
1984.
(4) Maschino, Hachette, 1984.
(5)
In
R. Albertini,
op. cit.,
p. 160, ultérieurement à l’époque désignée.
(6) M. Jumilhac, Plon, Paris, 1984.
(1) A. Savary.
op. cit., p. 117.
(2) A. Prost précise : «
La passion emporte parfois les
critiques à des accusations si excessives qu’ils auraient dû en soupçonner
l’invraisemblance. J.-F. Revel affirme, par exemple, dans Le
Point du
21 mai 1984,que “tout enseignement au sens propre est désormais formellement
interdit”
dans les écoles élémentaires »,
in :
Éducation, société et politique,
op. cit., 1992, p.
177. M. Revel saurait persévérer dans ses outrances et dans
Le Point, sans plus
de précautions.
(3) A. Savary,
ibid., p. 64.
(1) A. Savary,
op. cit., p. 113.
(2) Voir
ibid., p. 126 : «
Pour une large majorité de
parents (58 %),l’enseignement privé apparaît comme un recours en cas de
difficultés... » Voir également A. Léger, « Les stratégies des
familles et le choix des établissements »,
in :
La Décision dans l’Éducation
nationale, PUF de Lille, 1992, p. 168 : «
On constate que 35,3 % d’une
génération d’élèves a utilisé, au moins temporairement, le secteur privé.
» Ibid.,
p. 175 : « Le transfert
apparaît alors à l’évidence comme une pratique de recours en cas d’échec...
»
(3)
Ibid., p. 63.
(1) Voir A. Savary,
op. cit., p. 42 : «
Ces taux d’encadrement devaient
être les mêmes, or les chiffres montrent qu’aucune contrainte financière n’a
été imposée aux établissements privés en matière de recrutement des maîtres.
Ainsi, de 1975 à 1981, alors que les effectifs scolaires dans le privé
augmentaient de 4 %, le nombre d’emplois d’enseignants était accru de 13 %.
En note : à titre de comparaison, durant la même période, les effectifs
scolaires dans le public augmentaient de 9 % et le nombre d’enseignants de 7
%. »
(1) Voir A.Toffler,
Le Choc du futur,
Fayard, Paris, 1991.
(2) A. Savary,
op. cit., p. 173.
(3)
Ibid., p. 174.
(1) Cité par Thierry Dejardins,
Le Scandale de l’Éducation
nationale, op. cit.,
p. 181, qui s’en délecte.
|
15
La
revanche des adultes et des clercs
Car il y eut un deuxième round. Progressivement, l’opinion
des adultes se mit résolument en mesure d’incriminer l’École. Les vieux
débats, auxquels une sourdine avait été mise, reprirent de plus belle. Les
doutes et leur imbroglio, auxquels les Français se rallient allégrement,
s’explicitèrent. Il avait déjà coulé beaucoup d’encre pour tenter de
comprendre et de maîtriser les événements de 1968. Il y en eut encore
autant pour faire la leçon à l’institution scolaire et universitaire.
La structure de celle-ci n’avait que trop timidement
évolué, alors que la distance parents-enfants avait considérablement
diminué, mais en ranimant des nostalgies. L’ambivalence des rapports
pouvait donc se projeter, cette fois, hors de la famille : elle
s’institutionnaliserait dans l’École qui prétendait garantir l’avenir des
jeunes alors qu’elle en décourageait un nombre croissant, juste au moment
où s’amorçait, en effet, avec la crise pétrolière de 1973, une crise
structurelle de l’emploi.
L’enseignement en 1973 demeurait
éclaté,
et ses cadres (c’est-à dire, aussi bien, «
l’architecture scolaire et ce
qu’elle implique comme concept pédagogique, la forme des programmes
d’enseignement, le type de découpage du savoir, les modes de travail de
l’élève, les relations entre les maîtres, les relations
maîtres-élèves-savoir »)
étaient restés
constants alors que la société évolue vite et est contestée dans ses
structures, de l’avis même
d’un expert qui fut le doyen de l’Inspection
générale
(1).
Interrogations et crise économique
Les ouvrages soutenant l’institution scolaire prirent dès
lors des titres interrogatifs :
Écoles de demain ?,
ouvrage publié en 1977 chez Delachaux et Niestlé par le conseil
franco-québécois d’orientation pour la prospective et l’innovation en
éducation ; Quelle
éducation scientifique pour quelle société ?
proposèrent sept auteurs aux Presses
universitaires de France en 1978 ;
Est-il possible d’enseigner
les mathématiques ?
surenchérit André Revuz, pour les mêmes éditions en 1980 ;
L’École unique, à quelles
conditions ? interrogea
Louis Legrand, aux éditions du Scarabée en 1981; cependant que Louis Cros
reposait la question :
Quelle école pour quel avenir ?
et que Francis Imbert interrogeait les
enfants : Si tu
pouvais changer l’École ?
aux éditions du Centurion.
Entre-temps, la crise économique s’était appesantie. Au
lieu du besoin
dévorant en cadres, après les destructions de la guerre, pour bâtir les
économies modernes, qui
faisait que l’École
poussait tout le monde vers le haut,
la conjoncture s’était totalement inversée : «
Maintenant, l’École devient
une épouvantable pompe refoulante
», décrit Girod de l’Ain. «
Il faut qu’elle trie, il faut
qu’elle sélectionne. Les élèves le sentent
bien.
»
(1)
Les parents et les professeurs aussi.
Mais bientôt le ton s’échauffa. Il y avait eu, en 1981, un
profond changement politique. La nouvelle majorité, avec un
programme commun
de gauche, suscitait des espoirs ou
des impatiences excessives en même temps que des hostilités véhémentes.
La problématique mesurée en éducation n’était plus de mise
: ce fut donc la forme du réquisitoire (ou le discours de Cassandre), déjà
rodée, qui redevint de rigueur, en dépit de la politique prudente menée
par le ministre Alain Savary qui entendait «
convaincre sans
contraindre
»
(2).
Qu’on en juge sur les titres et les thèmes de l’année
1984. Voulez vous des
enfants
idiots ?
(3),
et même :
Vos enfants ne m’intéressent
plus
(4).
Mieux encore que
L’Enseignement en détresse,
ou que Le Déclin de la
société
enseignante
(5)
et
Le Massacre des
innocents
(6)
; l’ouvrage d’un intellectuel
républicain qui porte le docte titre
De l’école
n’en contint pas moins, comme on l’a
déjà vu, des insinuations d’une volonté de génocide que révéleraient
certains projets pédagogiques (évoquant même à leur sujet et sans rire
Pol-Pot et les Khmers rouges).
Ce furent généralement des professeurs (souvent à
contre-pied de leurs positions gauchistes de 1968) qui accusèrent leur
propre institution, incriminant les responsables politiques, les
syndicats, leurs collègues, les administrateurs, les parents, au nom de la
liberté ou de la République, ou bien par référence jacobine provoquant à
terme bref un sursaut girondin. «
C’est ainsi que, sous couvert
de la laïcité, observa
Alain Savary, certains
ont défendu l’uniformité et le jacobinisme au risque de ne pas
bouger.
»
(1)
Par suite, on dénonça à tort et à travers des
incompétences ou des complots, des haines et le mépris du savoir,
l’absence de sélection (!) et le laxisme de notre système éducatif, le
terrorisme qui serait exercé depuis 1968 par des médiocres sur les
savants
(ou
bien-savants),
des arriérations inadmissibles ou un progressisme insensé. C’était
l’Apocalypse ! Le vertige de la chute du
niveau
! Le
pédagogisme !
(2)
Dans ce climat surchauffé, les parents qui avaient pris,
en 1968 et depuis, le parti de leurs enfants se voyaient encouragés dans
leur mouvement de récusation du système éducatif par le concours de ces
quelques professeurs ayant parfois une notoriété scientifique, même s’ils
n’avaient pas daigné étudier sérieusement le dossier complexe de l’École.
Une occasion serait donnée pour aller plus loin dans une
période d’alternance politique où l’opposition de droite avait choisi
comme terrain privilégié d’attaquer la majorité de gauche, amoindrie par
ses déçus rigoristes, dans le domaine de l’éducation. Il fallait ranimer
la vieille querelle laïcisme-cléricalisme et entrer dans son «
dédale
»
(3).
Les controverses sur la laïcité
Incitées chez les uns et les autres par la promesse de la
création d’un grand
service public unifié et laïque de l’Éducation nationale
(qui avait figuré, en 1981, dans les
cent dix propositions de François Mitterrand, avant son élection
présidentielle), les controverses relatives au statut de l’enseignement
privé et de ses enseignants firent, en effet, monter les enchères.
À nouveau, il y eut des foules dans les rues, mais, cette
fois (mis à part quelques groupes de jeunes), ce furent les adultes, les
parents qui manifestèrent ! Le vieux débat de l’école laïque-école
catholique se ranimait de façon fulgurante, et avec les formes de
l’imbroglio national où chacun se retrouvait à l’aise sinon en clarté ! Le
gouvernement, qui négociait avec l’épiscopat catholique, se vit donc
contesté par une puissante marée de protestations (soutenues par
l’opposition) auxquelles adhérèrent les familles dont les enfants allaient
dans les établissements privés mais aussi dans les établissements publics.
Il y eut, en contrepartie, en mars 1982, une vive réaction
d’impatience des
troupes laïques, lors d’une
manifestation organisée par le Comité national d’action laïque (CNAL), au
Bourget, devant le Premier ministre Pierre Mauroy et Alain Savary, et
réunissant 300 000 personnes. Ce dernier avait tenté de prévenir les
surenchères dès le début de son discours : «
Puisque le mot
“laïque”
flotte sur notre tête
comme un drapeau, il nous faut saisir l’occasion de restituer son message
qui est de tolérance, et son objectif qui est de
rassemblement.
»
(1)
Ses propos, de part et d’autre, furent
mal entendus, tant ils ne pouvaient l’être. Cependant, le libéralisme et
le pluralisme en tant que références traditionalistes allaient l’emporter
sur le laïcisme et le légalisme. Mais à condition, l’imbroglio jouant, que
l’État assume toutes
les dépenses d’éducation,
tout en étant vilipendé.
Juin 1984
Car ce qui fut alors crié au cours de défilés (dont le
plus important, le 24 juin 1984, regroupa un million de manifestants), ce
fut, au nom de la liberté et d’un dépit contre l’État, d’une part, une
remise à jour de l’École publique et de ses contraintes, majoritaire mais
critiquée pour ses taux d’échec et de dissuasion, d’autre part, le recours
potentiel à un enseignement de relais, l’enseignement
privé
(2),
en cas d’insuccès dans le
public.
Les efforts considérables réalisés par les responsables et
les enseignants du
public étaient injustement
effacés. « J’aurais
aimé, regretta Alain
Savary, que les
Français aient une conscience plus vive du rôle des enseignants, rôle
aussi ingrat que
magnifique.
»
(3)
L’insécurité de l’emploi en période de crise prolongée
exigeait pour la jeunesse l’assurance d’une formation personnelle et
professionnelle réussie ; elle incitait à des réflexes de survie de type
individualiste et donc égalitaire, ainsi qu’à la contestation de ce qui
apparaissait trop réglementaire et trop bureaucratique.
Mais alors l’inégalité entre les établissements ou les
jeunes, les disparités locales et régionales de dotations et de qualité
(avérée plus ou moins réellement), mais aussi le défaut de diplômes pour
15 % d’une classe d’âge, paraissaient insupportables, d’autant plus
qu’elles étaient confuses et mal perçues, notamment aux dépens de
l’enseignement public astreint aux charges d’accueil dans les zones
difficiles. À défaut de bilan correct, l’égalité revendiquée pouvait donc
soutenir la demande de traitement et de subvention identiques pour les
établissements privés souvent idéalisés et qui avaient déjà bénéficié
d’avantages pour leurs taux
d’encadrement
(1)
par rapport à ceux du public,
ainsi qu’une souplesse nouvelle dans les mesures d’affectation liées à la
sectorisation.
Nombre de parents se sentaient trop exclus de la vie des
institutions éducatives, alors que leur propre niveau culturel s’était
élevé ; ils étaient vivement indisposés par le corporatisme des
enseignants auquel ils se heurtaient ; ils se voyaient agressés par
l’argumentation routinière, décrivant chez leurs enfants une sempiternelle
baisse de niveau, comme on le verra plus loin.
Les parents avaient déjà mal interprété la proposition de
Louis Legrand, dans un rapport de 1983 sur la rénovation des collèges,
instituant auprès des élèves un rôle de
tuteur
pédagogique confié aux professeurs.
De la sorte, ils laissaient remonter du fond d’eux-mêmes,
contre les professeurs, une rivalité d’influence face aux jeunes,
leurs jeunes,
dépendants si fortement de l’institution publique. Ils projetaient leur
nostalgie d’une autorité réduite pour eux, accrue en dehors d’eux, dans
l’École, et apparemment incertaine.
Ils regroupèrent leurs incertitudes mêlées au coude à
coude d’une fraternité. Par une sorte de gigantesque psychodrame collectif
(ou psycho-
socio-drame), les parents
vécurent leur histoire personnelle dans l’École d’antan : en forme de
dépit ou en souvenir de lauriers, en frustrations différées ou en
idéalisations étalées entre le passé et l’avenir. L’attendrissement ou le
ressentiment sur le passé équilibrait l’émotion trop vive du présent ou le
« choc du
futur
»
(1).
Des critiques excessives, des procès de tendance
profondément injustes sur les projets gouvernementaux, des positions
radicales se développaient sur un roulement de rumeurs soutenues par des
batteurs d’estrades politiciennes.
De part et d’autre, les humeurs étaient portées
irrésistiblement par une houle de fantasmes et de rejet réciproque. Le
chômage considérable des jeunes, partiellement consenti par l’égoïsme des
adultes ( arrivés,
à meilleur compte que leur progéniture au temps de la croissance), était
véhémentement reproché au pouvoir : il introduisait l’insécurité dans tous
les foyers et quelque culpabilité diffuse dont on voulait se débarrasser.
L’État-providence n’apparaissait plus apte à sauvegarder
comme autrefois la sûreté de la vie professionnelle, donc la liberté. Par
suite, la liberté d’un enseignement privé (à 97 % catholique) servait à
point, en tant que symbole, une revendication viscérale contre
l’impuissance collective et singulière.
La défense de l’enseignement privé permettait de
reprendre, au nom du monde adulte, la harangue lancée par les jeunes en
1968, contre l’appesantissement des institutions, l’écrasement de
l’imagination et des initiatives privées (proclamées
libres),
l’ingérence de l’État qui, lui, n’aurait vis-à-vis des parents que des
devoirs et non des droits.
On sait que le chef de l’État intervint. Il retira une loi
conciliatrice sur l’enseignement privé déjà votée en mai 1984 à
l’Assemblée nationale et qui aurait dû subir les tempêtes sénatoriales. Il
créait une décompression mais provoquait la démission d’un grand ministre
de l’Éducation.
Celui-ci avait pourtant réussi, avec le gouvernement, à
proposer « par son
projet de loi, des solutions qui constituaient pour la gauche une
véritable révolution
culturelle
»
(2),
favorable à l’établissement
d’une paix scolaire. Il pourrait, avant de mourir prématurément, écrire de
lui : « J’ai toujours
été attaché à la clarté et à la
transparence.
»
(3)
Pause?
Un nouveau gouvernement fut chargé d’aménager une
situation de temporisation. Les dispositions prises calmèrent les vagues.
Le nouveau ministre de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement,
s’exerça à moderniser avec habileté l’image (et les moyens, plus
partiellement) de l’enseignement public, la dépouillant de traits jugés
trop progressifs (ou gauchistes). Il annonçait à la tribune de l’Assemblée
nationale, le 29 octobre 1985, le retour simultané de la rigueur et de la
volonté de progrès : «
J’ai insisté sur la nécessité
d’une École exigeante et rigoureuse. C’est à ce prix seulement que l’École
publique relèvera le défi de la justice sociale. Si l’École n’est pas
exigeante, c’est aux enfants qui n’ont pas chez eux les incitations
culturelles et les conditions morales favorables à la réussite scolaire
qu’elle fera défaut. C’est à ceux pour qui l’École est le seul recours, le
seul moyen de leur élévation qu’elle manquera. Pour les autres, il y a
toujours la famille, les relations, les institutions
privées.
»
(1)
Ces dispositions ont plu à la droite et à une partie de la
gauche. Elles introduisaient néanmoins une équivoque en affirmant un
primat d’« élitisme républicain » qui semblait s’opposer aux mesures
pédagogiques assurant la démocratisation, dans la mouvance des propos de
Jean-Claude Milner, ami du ministre.
Un conflit entre démocrates « réformateurs » et
républicains « conservateurs » allait se développer, comme nous l’avons
déjà rappelé et comme il semble se continuer à partir de ses sources
anciennes. À l’encontre de l’égalitarisme qui avait triomphé de façon
ambiguë, l’idéal républicain de toujours était réaffirmé ; il rappelait le
bon vieux temps de la croissance économique et plus anciennement de la
suprématie française en 1918. Un langage de communication plus directe
avec les parents fut mis en honneur. Les liens avec le passé parurent donc
établis ; le jumelage de l’institution scolaire avec le pays (et les
entreprises) fut aussi assuré très largement et celle-ci fut tirée vers
l’avenir.
Paradoxalement, la politique de Chevènement allait
rapprocher l’École des entreprises (de quoi contrarier certains
républicains). Se fondant, en effet, sur les travaux du haut comité
Éducation économie et les projections établies par le BIPE, Jean-Pierre
Chevènement tirait la conclusion que les entreprises utiliseraient de
moins en moins d’ouvriers ou d’agents à faible niveau de culture générale
et qu’il fallait donc orienter l’institution scolaire, comme l’avait
annoncé Alain Savary, vers la perspective de 80 % d’une classe d’âge en
Terminale.
Il décidait, en conséquence, la création d’un baccalauréat
professionnel voué à un développement rapide car, contrairement aux
pratiques des pays voisins, les entreprises françaises s’en remettaient
totalement à l’État du soin des formations initiales des travailleurs.
Celles-ci étaient requises à la fois et contradictoirement
comme assurant une insertion rapide à des emplois précis et cependant une
adaptation facile aux incessants changements technologiques dans les
emplois. Les objectifs définis par Jean-Pierre Chevènement ne seraient
guère remis en cause ni par ses successeurs, ni par l’opinion publique.
Des programmes précis et délimités furent diffusés
abondamment à tous les enseignants, en
livre de poche.
Le choix d’une méthode pédagogique personnelle y était reconnu à chacun,
en mode pluraliste. Un cours d’instruction civique fut également ajouté
aux programmes (déjà lourds !) des collèges.
Cependant, la rénovation entamée depuis dix ans, mais mise
en forme depuis 1981, fut poussée en avant. La différence demeurait entre
les établissements publics et ceux du privé, mais sans discrimination
accusée dans les apports financiers ou réglementaires de l’État ou des
régions.
Alain Savary avait mis en oeuvre, dès 1982, une politique
de formation et de soutien pour les enseignants et tous les personnels de
l’Éducation nationale. Des « missions académiques à la formation des
personnels de l’Éducation nationale » (MAFPEN) furent instituées dans
chaque académie, répondant concrètement aux voeux des personnels et de
leurs syndicats pour une formation continue. Des instituts universitaires
étaient prévus pour les formations initiales, réunifiées.
Les fantasmes de défense ou d’agressivité pouvaient se
dégonfler et les vrais problèmes de l’École réapparaître. Au moins, aux
enseignements supérieurs près... car il y aurait bientôt un troisième
round ou, si l’on préfère, une nouvelle chance pour des grandes manœuvres,
où les jeunes reprendraient à nouveau l’initiative (et le dessus !),
en alternance
!
|
(1) Voir A. de
Peretti et alii,
Encyclopédie de
l’évaluation en formation et en éducation,
ESF, Paris, 1998, pp. 464
et sq.
(1) J.-L.
Derouet, École et
Justice, Métailié, Paris,
1992, p. 65.
(1) Dit
Rapport de Peretti,
La Documentation française, 1982, p. 340.
(1) Voir Ph. Joutard et Ch.Thelot,
Réussir l’École,
Seuil, Paris, 1999, p. 165.
(1) Pour avoir réuni
dans de mêmes lieux des enseignants du primaire et ceux du second degré,
désormais recrutés avec des titres universitaires de même niveau et
disposant d’un statut égal ! Horreur pour les purs !
(1) Voir deux
ouvrages de base : Une École
sans violences ? De l’urgence à la maîtrise, par Georges Fotinos
et Jacques Fortin (Hachette Éducation, 2000); et
Questions pour l’éducation
civique, coordonné par Jean-Pierre Obin (Hachette Éducation,
2000).
(1) Des difficultés
surgirent aussi du côté des universités et du CNRS.
(1)
Le Monde du 26 avril
2000.
|
16
Cohabitation et
manifestations
À la suite des explosions scolaire et universitaire, le
système éducatif se voyait désormais reconnu comme une institution massive
: au coeur d’une société elle-même enflée par l’énorme accroissement des
moyens dont disposent les individus et les groupes ; au flanc d’une
civilisation en mue, vrillée vers la complexité par des changements
d’échelles de grandeur pour tous les phénomènes, matériels et sociaux.
Par ses ramifications et ses dispositions, l’École était
devenue notablement complexe, sinon même chaotique : mais la vie moderne
s’était elle-même et d’abord puissamment diversifiée. Les jeunes
générations apparaissaient incomparablement plus hétérogènes que ne
l’étaient les échantillons limités des générations d’antan qui étaient
bénéficiaires des enseignements de l’École dans ses divers degrés : en
face de quoi, les corps enseignants apparaissaient eux-mêmes profondément
diversifiés et divisés, pour un métier de jour en jour davantage compliqué
et par rapport à des attentes professionnelles et culturelles de plus en
plus exigeantes et évolutives.
L’appréciation correcte des talents ainsi que des
acquisitions intellectuelles et professionnelles avait pris désormais une
importance considérable pour assurer une sélection équitable et productive
entre les
individus (1).
Automne 1986
Toutefois, l’équilibre des capacités et des connaissances
ne cessait d’être remis en cause au sein de structures économiques et
technologiques perturbées par d’incessants réajustements. De la sorte, des
réactions explosives menaçaient imprévisiblement les rues et les
établissements de toute la France, comme on s’en aperçut en novembre 1986,
au faîte d’un raz-de-marée portant la troisième
nouvelle vague
de la jeunesse française.
En mai 1986, les élections législatives avaient redonné
une majorité à la droite et au centre : il s’ensuivit un épisode de
cohabitation
entre un président de la République
qui était socialiste et un gouvernement inspiré par une idéologie
libérale, attaché à des
privatisations et à une
déflation des charges publiques. Ce gouvernement dirigé par le gaulliste
Jacques Chirac avait à nouveau séparé un ministère de l’Éducation
nationale, cantonné aux premier et second degrés, sous la responsabilité
de René Monory, centriste, et un ministère des Universités, confié au
professeur Alain Devaquet, personnalité estimée.
Une politique de réaction était alors conçue chez le
Premier ministre, sous l’impulsion d’un vice-président d’une association
d’extrême droite (UNI ou Union nationale interuniversitaire),
Il importait en effet à Yves Durand de casser la loi de
1984, organisant les universités, notamment dans leurs premiers cycles, et
qui était due à Alain Savary : en vue d’enrayer la massification dénoncée
dans les enseignements supérieurs et imputée à l’égalitarisme ambiant
(même par des personnalités se pensant situées à gauche). Il s’agissait
par conséquent d’accorder une liberté d’action très étendue (sinon totale)
aux universités : pour la sélection des étudiants telle que chacune
d’entre elles en déciderait, ainsi que pour la libre détermination des
droits d’inscription aux cours, afin d’accroître leurs moyens non publics
de fonctionnement. Une liberté de manoeuvre serait aussi consentie à la
définition des enseignements et des cursus.
Une telle option, ultra-libérale, orientée vers l’élitisme
et un pluralisme anti-jacobin, inquiéta aussi bien René Monory qu’Alain
Devaquet. Celui-ci élabora, comme contre-feu, une loi plus modérée. Mais
l’atteinte même légère portée à la qualité du baccalauréat ouvrant le
libre droit aux enseignements supérieurs et à la quasi-gratuité de ceux-ci
(confiés traditionnellement à la charge de l’État) allait enflammer aussi
bien les étudiants, menacés dans leurs cursus et leurs intérêts, que les
lycéens qui se sentaient visés. La loi Devaquet fut pourtant lue
attentivement par la jeunesse française.
Rapidement, défilés, occupations d’universités,
manifestations monstres se multiplièrent à Paris et dans toutes les
provinces : un nouveau mouvement 1968, plus responsable, déferla,
mobilisant des millions d’étudiants et de lycéens, sous l’oeil intéressé
(sinon attendri) des parents, anciens soixante-huitards.
Le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, s’était fait
fort de garder le contrôle de la rue avec des brigades de motocyclistes
armés de matraques. Un étudiant, gravement et inutilement frappé, décéda.
La mort de Malik Oussekine coalisa les jeunes et l’opinion. Alain Devaquet
démissionna, sa loi fut abandonnée, le gouvernement dut recaler ses
projets ultra-décentralisateurs. Restait entier le problème des dimensions
massives qu’avait pris notre système d’éducation et celui des mesures
d’organisation nationales et locales qu’elles nécessitaient en vue de
répondre aux craintes sur le niveau, exprimées trop souvent de façon
fantasmatique mais avec d’autant plus de force d’agitation.
Recentralisation et régionalisation
L’élection présidentielle de 1988 allait mettre fin à la
première cohabitation.
L’homogénéité retrouvée et l’ouverture établie dans le
gouvernement confié en mai 1988 à Michel Rocard entraînèrent à réunifier,
à nouveau, sous une seule autorité, celle de Lionel Jospin, les ministères
de l’Éducation et des Universités mais aussi celui de la Jeunesse et des
Sports : l’unité manifestée par la jeunesse en 1986 avait montré la
nécessité de traiter ensemble les problèmes variés la concernant, en
réduisant les antagonismes d’administrations référées à des autorités
distinctes. Jacobinisme nécessaire !
Le nouveau ministre entreprit alors de mener à bien les
réformes préparées par Alain Savary. Au-delà de grèves des enseignants qui
militaient à juste titre pour une réévaluation de leurs traitements, il
réussissait à faire voter une
loi d’orientation sur
l’éducation, le 10 juillet
1989, au cours de la célébration du bicentenaire de la Révolution :
celle-ci avait donné lieu à de nombreux travaux et manifestations dans les
établissements scolaires ; permettant de rappeler les voeux de Condorcet.
Cette loi, note Jean-Louis Derouet, «
mène à son terme le mouvement
d’évolution vers le local et le particulier initié par Alain Savary, en
faisant descendre le niveau des négociations de celui de l’établissement
vers celui des rapports
interindividuels
(1).
»
La loi centrait désormais l’institution scolaire sur les
élèves et les étudiants ; chacun d’entre eux se voyait reconnu le droit
d’un projet personnel de formation et d’orientation, élaboré avec
l’assistance des enseignants.
Les enseignants, pour leur part, étaient invités à
travailler en équipe et leur formation initiale, différenciée, était
réorganisée dans le cadre d’Instituts universitaires de formation des
maîtres (IUFM) où la parité de traitement était désormais établie entre
professeurs et instituteurs (ceux-ci devenus
professeurs des écoles),
tous recrutés après la licence.
Les cursus de formations étaient, d’autre part, conçus
comme devant être professionnalisants (à l’image de ce qu’ils sont dans le
secteur non public) mais également aussi personnalisés que possible, comme
cela avait été proposé dans le
Rapport au ministre de
l’Éducation sur la formation des personnels de l’Éducation
nationale
(1).
Le ministre, d’autre part, lança une grande campagne de
consultation nationale déconcentrée auprès des enseignants, des familles
et de l’opinion publique sur le thème : quel enseignement pour demain ?
Malgré la mauvaise volonté conservatrice et jacobine de
certains syndicats du second degré (notamment le SNES, à direction
communiste), de nombreuses réponses locales et souvent personnelles, plus
d’une centaine de mille, furent élaborées et synthétisées dans vingt-sept
colloques académiques puis dans une réunion nationale au ministère.
La loi de 1989 prévoyait la création d’un Conseil national
des programmes, inspirée par un rapport de Pierre Bourdieu et Louis Gros,
tous deux professeurs au Collège de France. Une réorganisation des
filières dans les lycées et dans leurs programmes surchargés s’avéra
nécessaire et fut préparée par ce Conseil, en vue de réduire la
complication excessive des sections de lycées. Il importait de sauvegarder
des souplesses d’options pour les lycéens mais en supprimant la filière
par trop élitique de la Terminale C. Celle-ci, ouverte principalement aux
enfants de familles
culturellement développées,
avait entraîné un double effet pervers : elle avait affaibli les
formations purement littéraires et simultanément appauvri le vivier des
formations scientifiques, au moment où les besoins de recrutement se
faisaient massifs et où des améliorations étaient apportées aux
rémunérations des professeurs.
Automne 1990
Animée par l’incitation aux 80 % en Terminale,
l’entreprise considérable d’un remaniement des formations dans les lycées
(associé à une réduction des redoublements excessifs dans les écoles et
les collèges) eut alors trois conséquences.
Il y eut, d’une part, une augmentation des effectifs dans
les classes qui fut mal supportée par les professeurs et les élèves,
surtout dans les banlieues. D’autre part, sensibles à la mise en évidence
de leurs besoins en formation, les lycéens supportèrent de moins en moins
leurs conditions de travail et la vétusté de certains établissements dont
les constructions et l’entretien, par l’effet des mesures de
décentralisation (girondine !), étaient désormais à la charge des régions
et non plus de l’État. Enfin, les jeunes revendiquaient leurs droits de
citoyens et une meilleure prise en considération de la part des
enseignants et de l’institution.
Le milieu scolaire restait agité et l’opinion perplexe.
Une petite réforme de l’orthographe, d’abord acceptée par l’Académie
française, fut même rejetée !
Une vive controverse agita également, en 1989, l’opinion
publique à propos du port du voile dans les établissements par des filles
de familles musulmanes. La manifestation d’intégrisme qu’elle parut
expliciter entraîna de vives réactions au nom de la laïcité, en raison
d’événements mondiaux de caractères fanatique et antiféministe.
Sous des occasions multiples, un mouvement des lycées put
donc se déclencher et se propagea rapidement à toute la France, même dans
les établissements où les conditions de travail étaient convenables.
Derechef, des centaines de milliers de lycéens et
collégiens défilèrent dans les rues. À partir d’un collectif partiellement
animé par des organisations politiques de jeunes, des négociations
laborieuses furent imposées au gouvernement.
Des crédits considérables, quatre milliards de francs,
furent alors dégagés dans les budgets de l’État et des régions pour des
constructions ou l’aménagement des locaux, mais aussi pour la vie
scolaire.
Une reconnaissance solennelle fut à l’occasion accordée
aux délégués-élèves des établissements ; les conseils de ces délégués
reçurent une consécration réglementaire et se virent attribuer des crédits
importants (30000 F en moyenne pour un lycée de cinq cents élèves) ; des
fonds sociaux furent mis à la disposition des établissements pour parer
aux situations difficiles de certains lycéens (en raison de leurs familles
au chômage, notamment); des formations furent organisées, avec
l’intervention de l’Inspection générale et de mouvements pédagogiques,
pour les délégués-élèves.
Printemps 1992
Les enseignants étaient dès lors invités à mieux tenir
compte de la personnalité de leurs élèves, ce qui pouvait soulever à
nouveau la querelle « pédagogisme
versus
disciplinarisme » et ranimer de façon diffuse l’invocation du niveau et
des élites entravés par les masses et la démocratisation.
Dans ce climat, les propositions ministérielles visant
dans le même temps à réduire (en application partielle des recommandations
du Conseil national des programmes) le nombre d’options dans les lycées,
tout en créant un module de méthodologie de travail au bénéfice de tous
les élèves, entraînèrent inéluctablement un mouvement de ressentiment
réactionnel du côté des adultes conservateurs. Ce mouvement pouvait
s’animer d’autant plus qu’il s’agissait de réduire l’hégémonie de la
filière élitique
(1).
Les groupes de pression habituels, société des agrégés,
mais aussi latinistes et idéologues plus ou moins gauchistes ou agités, se
coalisèrent à nouveau, au nom de la plus grande liberté de choix et de la
capacité de travail des élèves doués.
Cependant les universitaires étaient de leur côté agités
par une réforme réduisant le nombre des diplômes d’études universitaires
des premiers cycles du supérieur.
Il y eut, en ces circonstances, changement de ministères
et de ministre. Des apaisements furent donnés, qui déplacèrent les lieux
d’application des critiques mais ne touchèrent pas leur motivation
endémique. Un ministère de l’Éducation nationale et de la Culture fut
constitué et confié à Jack Lang.
Au quatrième round gagné par les jeunes, si l’on en croit
les déclarations incessantes et fracassantes, des adultes ont préparé ou
prépareraient encore leur revanche, oubliant peut-être les leçons des
mouvements d’étudiants et de lycéens : qu’il ne faut pas intervenir trop
directement dans l’évolution, progressiste ou régressive, du système
éducatif en France (comme ailleurs ?) surtout pour des motifs
idéologiques, quels qu’ils soient.
En dépit des sages mesures du ministre Jack Lang, qui
avait calmé le jeu de tous côtés, mais en prévision des élections
prochaines, des partisans se disposèrent une fois de plus à faire revivre
l’imbroglio, délice de nos moeurs, toujours recherché.
Une seconde cohabitation
En 1993, la droite avait gagné à nouveau les élections.
Une nouvelle cohabitation, moins heurtée, s’établit entre le président de
la République, socialiste, François Mitterrand, et le chef du
gouvernement, Édouard Balladur. Cependant, le ministre de l’Éducation
nationale, François Bayrou, voulut honorer, « à l’arraché », une promesse
électorale de la droite en faveur de l’École privée (trop facilement
vantée pour des performances qualitatives).
Il entendit faire voter à la mi-décembre 1993 une loi
amendant la loi Falloux (nous avons déjà évoqué cette loi controversée de
mars 1850!), qui plafonnait fortement la contribution des collectivités
locales aux écoles privées.
Cette référence obligée à une querelle historique, qui fit
date, allait immédiatement réactiver l’immémorial antagonisme français
entre « cléricaux » et « laïcs », revivifiant l’unité de la gauche, en
faveur de l’École publique (scolarisant 80 % des jeunes en France). À
nouveau, de grandes manifestations d’adultes occupèrent les rues, en 1994,
à Paris et en province. Les protestations furent si énergiques que le
texte de loi dut être retiré. François Bayrou devait mener, par la suite,
une politique prudente, ménageant le syndicat SNES en prévision d’un
avenir présidentiel.
Le ministre sut s’entourer d’une bonne équipe de
directeurs. Comme ses prédécesseurs et avant son successeur, il sut
organiser d’amples consultations sur «
un nouveau contrat pour
l’École », pendant cette phase de « cohabitation ». Il faut
aussi noter en 1996 la création d’une sous-direction ministérielle chargée
de la valorisation des innovations pédagogiques. À cet effet, était placé
auprès de chaque recteur un délégué académique à l’innovation. Et des
comptes rendus importants, diffusant les procédures et les résultats
d’innovations réalisées dans les établissements, étaient, en conséquence,
publiés dans chaque académie.
L’encouragement, l’animation des initiatives, souvent
associées à des recherches ou prolongées par celles-ci, s’avéraient et
s’avèrent indispensables à la santé des corps enseignants. Quoi qu’en
pensent certains, la pédagogie, au coeur de l’acte d’enseignement, est
l’art de la fraîcheur et du renouvellement pertinent ; elle est aussi
l’expression d’une responsabilité créatrice. Et sa réalisation innovante a
été soutenue par les enseignants français, sur le terrain.
Dès la constitution du ministère Balladur, en 1993, à
nouveau dans les flux et reflux d’organisation, les Enseignements
supérieurs avaient été séparés des scolarités confiées au ministère de
l’Éducation nationale. Un ministère des Universités et de la Recherche
était alors dirigé par François Fillon. Celui-ci héritait des IUFM qui
venaient d’être créés et qui faisaient l’objet de vives attaques de la
part des conservateurs de divers
bords
(1).
On crut à leur disparition : mais celleci eut entraîné plus de difficultés
et de risques que d’avantages. La direction des Enseignements supérieurs
se contenta de supprimer, dans les concours de recrutement, une épreuve
qui imposait à chaque candidat la rédaction d’un mémoire « professionnel
». Sa mise en oeuvre avait pourtant donné des résultats prometteurs, mais
son principe déplaisait aux partisans des seuls savoirs à requérir comme «
sésame » d’admission au rôle d’enseignant. À vrai dire, il eût mieux valu
parler d’une épreuve « pré-professionnelle » de sélection, les candidats
ne pouvant acquérir, en quelques semaines de stage d’observation, une
connaissance suffisante de cette profession de plus en plus complexe.
Les IUFM perdurèrent, employant de nombreux professeurs
d’ex-Écoles normales pour un temps – les MAFPEN, malgré la réduction
progressive de leurs crédits, continuèrent à répondre aux besoins exprimés
par les personnels, en proposant des séminaires, soit dans, soit hors des
établissements : une partie croissante de leurs moyens cependant fut
utilisée pour l’aide à la préparation de concours promotionnels d’un petit
nombre de candidats, aux dépens des besoins directement professionnels de
l’ensemble des corps. Un décret de délocalisation à Rouen de l’Institut
national de recherche pédagogique (sis à Paris, rue d’Ulm, en suite d’une
tradition établie depuis Jules Ferry) fut signé, sous la pression du
directeur de cabinet d’Édouard Balladur (mais sans fiche financière et
donc sans effet).
Mais vinrent les élections présidentielles de 1995 où
entrèrent en concurrence Édouard Balladur, Jacques Chirac et Lionel Jospin
notamment. Jacques Chirac l’emporta et nomma Alain Juppé Premier ministre.
Celui-ci reconduisit, malgré quelques réticences de celui-ci, François
Bayrou à l’Éducation nationale. L’INRP, promis à Lyon, ne bougea pas, les
équilibres éducationnels non plus. Le ministre lança, en 1997, une réforme
du premier et second cycle universitaire, obtenant un quasi-consensus,
puis des revirements.
Une troisième cohabitation
Mais on sait qu’en 1997, devant la dégradation de la
situation socio-économique, le chef de l’État décida la dissolution de
l’Assemblée nationale. Les élections furent alors regagnées par la gauche.
Lionel Jospin devint à son tour Premier ministre. Il y eut donc une
troisième cohabitation : et un nouveau grand ministère de l’Éducation
nationale, de la Recherche et de la Technologie, confié à un ministre qui
fit parler de lui par des réformes hardies, Claude Allègre. À celui-ci
était associée une ministre des Enseignements scolaires, Ségolène Royal.
Le nouveau ministre avait décidé de pousser le travail de
déconcentration administrative, déjà engagé à la suite des mesures de
régionalisation. Il entendait réduire le poids du ministère sur les
services extérieurs, et accroître les autonomies. Cet objectif se révéla
difficile à réaliser.
Il entendait également remédier aux pesanteurs du système,
notamment en ce qui concerne les programmes et les examens. Il demandait
aussi une meilleure organisation des emplois du temps, assurant une
régularité des présences d’enseignants devant les élèves, en remédiant
convenablement aux absences pour maladie ou pour formation.
Avec la ministre des Enseignements scolaires, Ségolène
Royal, il eut à affronter, d’autre part, la montée des violences (et des
rackets) au sein des établissements et à leur périphérie : avec des
agressions portées contre les enseignants ou les élèves. Un projet
d’éducation à la citoyenneté, à tous les degrés de l’École, s’avéra
nécessaire. Il en ressortit le principe d’un cours d’éducation civique,
juridique et social (ECJS) en Seconde (puis en Première). Il importa
également de poursuivre le renforcement de la vie
lycéenne
(1).
Sans doute les manifestations de violence étaient les
symptômes d’une crise morale chez les jeunes (souvent accrue par
l’entassement de certaines cités et les déficits d’emplois). Mais elles
témoignaient aussi du défaut d’ajustement et de la monotonie des méthodes
pédagogiques (bien plus que des contenus) aux intérêts des jeunes et à
leur perception de l’époque ; elles concernaient plus généralement
l’organisation des enseignements et la formation des personnels.
Malencontreusement, le ministre devait, avec brusquerie,
intégrer les Missions académiques à la formation des personnels de
l’Éducation nationale (MAFPEN) dans les Instituts universitaires de
formation des maîtres (IUFM). Il paraissait de la sorte, et avant toute
concertation avec les personnels, minimiser les actions de formation
continue auxquelles les enseignants sont légitimement attachés.
Claude Allègre s’en prenait, d’autre part, ouvertement aux
syndicats, notamment le SNES, dénoncé comme responsable des immobilismes
et du corporatisme des enseignants. Ceux-ci s’émurent rapidement.
Une campagne d’hostilité au ministre se
développa
(1).
Claude Allègre entreprit alors de se rapprocher des parents et des élèves.
Il lança deux vastes consultations nationales, à échelle réelle : l’une
auprès des lycéens et de leurs professeurs, l’autre auprès des collégiens.
Ces opérations difficiles, continuant et amplifiant les
enquêtes et consultations des années 1980 et 1990, furent conduites
respectivement par Philippe Meirieu et François Dubet, de façon
remarquable dans les deux cas. Les propositions obtenues à l’occasion du
dépouillement des données recueillies obtinrent une approbation massive du
côté des élèves et des parents. Les milieux enseignants furent plus
réservés ; et le SNES ainsi que le SNALC (syndicat de droite) se
montrèrent opposés à leurs applications.
Pourtant, 1812109 questionnaires personnels avaient alors
été adressés en 1998 aux lycéens (10 % seulement ont été remplis
collectivement); 78 % des élèves des lycées publics répondirent.Tous
lycées et disciplines confondus, 52 % des enseignants se sont exprimés,
individuellement ou collectivement. Près de 100 % des établissements ont
apporté une contribution spécifique, «
même si celle-ci n’a pas
toujours impliqué tous les personnels
», note le Rapport final du comité
d’organisation publié à l’issue de deux colloques réunissant les
interlocuteurs habituels de l’Éducation nationale en mai 1998.
Dans leur ensemble, les lycéens avaient exprimé des
souhaits raisonnables, notamment en demandant d’avoir des relations plus
proches et plus fréquentes avec leurs professeurs. Ils demandaient aussi à
« apprendre et
comprendre les principes qui régissent la vie sociale
», sollicitant aussi une approche
moins scolaire de l’histoire, ainsi que des occasions, en philo ou en
lettres, de débats. Ils étaient majoritairement soucieux d’une formation à
l’informatique : mais tout autant d’assimiler une culture commune grâce à
la mise en oeuvre de méthodes différenciées.
Le rapport final présentait quarante-neuf « principes »
relatifs aux savoirs à enseigner dans les lycées.
La consultation nationale sur les collèges fut entreprise
ensuite sous l’impulsion de Ségolène Royal. La ministre observa, dans un
bulletin officiel (supplément au n o
23 du 10 juin 1999), qu’«
à travers la
restitution publique des résultats collectés par François Dubet et son
équipe, on constate l’abondance et la franchise de la parole enseignante
pour dire l’inconfort des situations vécues mais aussi l’exigence malgré
tout maintenue ».
Elle annonçait les grands chapitres des dispositions de
nature à assurer « la
mutation nécessaire du collège
» : «
En 6e
:démarrer du bon pied
» ; «
Tout au long de la scolarité,
prendre en compte des élèves différents dans un collège pour tous
» ; «
Diversifier les méthodes
d’enseignement pour aiguiser l’appétit d’apprendre et accompagner la
conquête de l’autonomie ; mieux vivre dans la
“maison
collège”
».
Et les dispositions prévues, cohérentes et sages,
prévoyaient notamment une création «
d’heures de remise à niveau en 6e
et 5e
», un «
tutorat de l’élève par un
adulte référent », «
la scolarisation des élèves
handicapés» au sein des
établissements ; un «
livret des compétences »
pour « positiver
l’orientation des élèves après la 3e
» ; un début d’affinement
des perspectives d’évaluation ; des «
dispositifs d’aide et de soutien
en 4e
» ; des «
travaux croisés
» (réalisations interdisciplinaires)
en 4e
; l’accès pour tous à la
micro-informatique ; des «
ateliers lecture pour tous
» ; enfin et surtout des «
études dirigées en 6e
et 5e
».
La formation initiale et continue des professeurs devait
en conséquence être renforcée en vue d’assurer la mise en oeuvre des
dispositions annoncées tant pour les collèges que pour les lycées. Mais la
ministre entendait procéder «
à moyens constants
». Il lui fallait donc annoncer
des réductions d’horaires de disciplines de base, français et
mathématiques notamment, ainsi qu’une réduction (souhaitée, souhaitable)
de tous les contenus et programmes pseudo-encyclopédiques.
Mais c’était se placer en provocation face aux habitudes
des enseignants, mais aussi vis-à-vis des « lobbies » disciplinaires et
des intellectuels médiatiques (et républicains), gardiens de la « culture
». Et c’était négliger la capacité de résistance des syndicats.
Au-delà d’un « anti-Mai 1968 » (par des «
soixante-huitards »)
Nous avons déjà, dès notre introduction, évoqué la
violence extrême des réactions d’opposition au ministre et à ses
propositions.
Les chances d’imbroglio et d’invectives ont alors dépassé
les niveaux admissibles. Campagnes de presse et défilés dans les rues ont
associé aux enseignants, jeunes et parents d’élèves, souvent malgré eux.
Pédagogismes, sciences de l’éducation, expertises et principes
d’organisation furent insidieusement dénoncés comme sources d’inspiration
maligne, en même temps que la personne du ministre était diabolisée
indignement. La confusion fut parfaite.
À nouveau, il fut fait recours à Jack Lang, par le Premier
ministre, pour calmer le jeu (perverti). Le nouveau ministre, assisté d’un
ministre délégué à l’Enseignement professionnel, Jean-Luc Mélenchon,
écouta, maintint les dispositions essentielles mais rejeta le point de vue
des « moyens constants
».
Le 27 avril 2000, Jack Lang s’exprimait lors d’un « point
de presse » : « Au
cours des quatre semaines qui viennent de s’écouler, j’ai pris la mesure
du travail considérable accompli par mon prédécesseur, Claude Allègre.
J’ai surtout pris le temps de consulter, d’écouter et de comprendre. Les
organisations d’enseignants, de parents et de lycéens m’ont, tour à tour,
fait part de leurs inquiétudes mais aussi de leurs espoirs.
» Et le ministre explicitait d’emblée
son ambition première : «
redonner confiance aux femmes
et aux hommes qui consacrent leur vie à l’éducation des jeunes de notre
pays ».
Soucieux d’une «
école d’excellence pour
chacun », Jack Lang
annonçait que l’innovation pédagogique serait encouragée, notamment en
poursuivant deux «
nouveautés riches de promesses : l’aide individualisée et les travaux
personnels encadrés »
(TPE), mises en oeuvre par Claude Allègre. Il s’agit d’une «
personnalisation des méthodes
et des approches par une attention portée à l’élève, à ses difficultés, à
ses projets, à ses goûts ».
L’aide individualisée intervient donc en classe de
Seconde, par petits groupes de huit élèves maximum, en mathématiques et en
français, sur un minimum de soixante-douze heures. Les travaux personnels
encadrés (TPE) seront généralisés en classe de Première, avant d’être
introduits en Terminale : «
Il s’agit de proposer aux
élèves de choisir un thème d’étude auquel ils consacreront deux heures par
semaine, guidés dans ce travail par des professeurs appartenant à au moins
deux disciplines. Ce travail donnera lieu à une production personnelle,
une sorte de chef-d’oeuvre...
» Par la poursuite de ces dispositions, le ministre accomplissait ainsi
une institutionnalisation de la «
pédagogie différenciée»
énoncée par ses prédécesseurs : et il développait le principe inclus dans
le premier article de la loi de 1989, centrant sur les élèves l’effort de
l’institution scolaire.
Jack Lang maintenait également l’éducation civique,
juridique et sociale en Seconde et l’introduisait en Première. Et il
entendait soutenir un renforcement de la vie lycéenne, mais aussi les
mesures d’allégement des contenus et programmes en classe de Seconde.
En contrepartie, répondant aux craintes des détracteurs,
il ne continuait pas l’allégement des emplois du temps des lycéens ; il
doublait même la possibilité d’option facultative (pour le latin et le
grec) en Première ; il portait l’horaire hebdomadaire de français de cinq
heures à six heures, et il introduisait un nouvel horaire de la
littérature en Terminale littéraire (de quatre heures). Il proposait
également « un
renforcement important de l’horaire de première langue vivante en classe
entière, avec une heure supplémentaire par semaine. Cet ensemble de
mesures placera la filière littéraire au même niveau d’exigence et au même
nombre d’heures d’enseignement que les autres filières
». Les journalistes du journal
Le Monde
notaient : «
C’est la série littéraire qui se
taille la part du
lion.
»
(1)
Des crédits de formation pour assurer ces dispositions
étaient accordés aux enseignants, ainsi que des conditions souples
d’application. La réforme du baccalauréat était remise à plus tard. Et le
ministre entendait créer une instance d’évaluation du système éducatif et
des innovations qui soit « indépendante ». Il semblait ainsi réduire le
champ d’exercice de l’Institut national de la recherche pédagogique,
d’autant plus qu’il apparut prendre de la distance avec «
la Charte sur l’école du
XXIe
siècle
» explorée, sous la responsabilité
scientifique de l’INRP, dans 1 715 écoles. Philippe Meirieu, directeur de
l’INRP, démissionna avec éclat, soutenu par les associations de parents
d’élèves (la FCPE notamment). Et le principe du Collège unique parut mis
en discussion par son adjoint, Jean-Luc Mélanchon.
La politique d’équilibre du ministre Lang réussirait-elle
à calmer l’explosion des revendications ? Certains arrêteraient-ils de
s’en prendre inlassablement au problème des «
quantités
», particulièrement sous l’angle des
tailles
de classe et des démembrements ou des
privatisations ? Et l’opinion publique leur emboîterait-elle le pas, en
contradictions croissantes : réclamant davantage de professeurs, toujours
plus de moyens, mais, en même temps, moins de charges et d’impôts (ou de
contraintes) ?!
Les contestataires perpétués soulèveraient-ils encore (et
plus fort ?) la question de la
qualité,
à propos de la sempiternelle «
baisse de niveau
», à propos de laquelle il importe de
démêler sans tarder les aspects utiles pour éviter le parasitage des faits
par des altérations mythiques ? Et réclamerait-on de façon pressante une «
obligation de réussite
» auprès de tous les élèves
?
Au-delà des éclaircissements opportuns en vue d’éclairer,
sinon de dépassionner (comme cela est souhaitable), les querelles
qualitatives et quantitatives, il sera souhaitable que nous essayions
d’aborder les problèmes d’organisation et de formation propres du système
scolaire, avec leurs complexités et leurs chances : en écartant le poids
des gesticulations hâtives ou des effets de mépris.
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En complément,
la banque des graphes et des schémas
en éducation et en formation
Quelques pages lui sont plus
particulièrement dédiées:
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Bibliographie |
une
interview exclusive sur le sens des
nouvelles réformes et l'évolution du métier |
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