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Crise de l'Ecole ?

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Pour l’honneur de l’École

Passions et controverses en éducation

extraits d'un ouvrage paru en 2000, éd. Hachette éducation (droits libérés)

 

I Genèse et devenir des institutions culturelles et enseignantes

PARTIE 1: L’imbroglio des querelles anciennes et toujours modernes !

 

 

« La recherche d’un avenir meilleur doit être complémentaire et non plus antagoniste avec les ressourcements dans le passé. Tout être humain, toute collectivité doit irriguer sa vie par une circulation incessante entre son passé où il ressource son identité en se rattachant à ses ascendants, son présent où il affirme ses besoins et un futur où il projette ses aspirations et ses efforts. »

Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, Paris, 2000.

 

Quels que soient les écarts ou les proximités entre nos rêves ou utopies et les réalités présentes ou en devenir relatives à l’École, en France, des problèmes ardus demeurent en effet. Il est indéniable que l’enseignement est devenu plus difficile, plus complexe, pour les enseignants. Il est également de plus en plus chargé, sinon stressant, pour les élèves. Mais il est aussi plus préoccupant pour les familles, et plus pesant pour la société.

Les poussées de différenciation et de mondialisation, l’accélération des conquêtes technologiques, l’ampleur des développements scientifiques et des urgences culturelles contraignent trop, évidemment, sans perdre les liens profonds aux élaborations humanistes acquises par le passé, à mettre au point des ajustements appropriés aux temps nouveaux : non des adaptations serviles.

Il ne peut s’agir cependant de tout bousculer pas plus que de tout maintenir. Il ne peut être question non plus de trouver des solutions parfaites et définitives. Je ne puis oublier les propos en mathématiques et au-delà, de mon maître Jacques Hadamard : « Il n’y a pas de problèmes résolus. Il y a des problèmes plus ou moins résolus. » Il faut bien nous garder de toute prétention absolutiste, de toute recette infaillible : comme de toute imprécation passionnelle. Pouvons-nous nous rapprocher d’une rigueur expérimentaliste, mesurée et audacieuse, souhaitée par nos prix Nobel de physique ?

Je plaide pour une vision modeste de l’évolution de notre École et de ses missions, adaptées à des applications aussi bien élevées que pratiques nous gardant de tout perfectionnisme, afin de sauvegarder des possibilités renouvelées de perfectionnement tenace. Albert Camus nous encourageait à une telle « pensée de Midi », vers la lumière d’Ithaque : « Nous choisirons Ithaque, la terre fidèle, la pensée audacieuse et frugale, l’action lucide, la générosité de l’homme qui sait. Dans la lumière, le monde reste notre premier et notre dernier amour. Nos frères respirent sous le même ciel que nous, la justice est vivante. » (1)

Ithaque nous rappelle, aussi bien, par la grâce fidèle de Pénélope, qu’il est toujours opportun et raisonnable de faire et défaire sans fin une tapisserie, qui ne saurait être que celle de l’éducation et de la pédagogie ! Il s’agit toujours de résister aux « prétendants » (ou prétentieux !), pour garder leurs justes places à Ulysse et à Télémaque (fils élève et modèle !). Car il convient à tous les acteurs, enseignants et jeunes, naviguant dans les flancs et sur les ponts de l’institution culturelle et scolaire, de s’inspirer de la sagesse rusée dont Ulysse nous a apporté l’exemple, depuis l’Iliade jusqu’au terme de son Odyssée. Celle-ci, mouvementée, affrontée aux remous des « courants et contre-courants » (1), fut bien une quête de la connaissance et des savoirs pratiques, échappant à des obstacles incessants et à de fallacieux enchantements (ou désenchantements !). Mais elle fut aussi rejointe par la quête de la vérité suivie par Télémaque à la rencontre de son père et des apprentissages...

Proposons-nous, selon ces exemples « épiques », de travailler à « illuminer » (est-ce possible ?) la genèse et le devenir de nos institutions culturelles et enseignantes, pour une première étape (ou partie). Il nous reviendra d’explorer, dans une suite (et seconde partie), au-delà des entraves et des mythes, par-delà les chants des sirènes et les sortilèges de modernes Polyphème, les problèmes de qualité, de dimensionnement et d’organisation qui sont inhérents à l’éducation et aux savoirs.

Nous essaierons dès lors, en bonne compagnie, de nous placer hors de portée des flèches de ces « chevaliers de l’anathème et du mépris » qu’observait déjà, il y a cinquante ans, Emmanuel Mounier, en analysant « la petite peur du XXe siècle » (2). Nous optons pour une « petite espérance » dans le XXIe siècle ! (3)

(1) Voir l’éclairant ouvrage de Daniel Hameline, Courants et Contre-courants dans la pédagogie contemporaine, Odis, Sion, 1986, p. 7 : « La métaphore du “courant” avec “contre-courant”, son antonyme, est usuelle dans notre langue, on le sait, pour désigner les états de l’opinion. Il est extrêmement difficile en effet d’imaginer ces derniers comme quelque chose de stable et d’inerte. » Mais, p. 13, « les institutions humaines déroulent une histoire plus lente que celle des événements... les idées, fussent-elles justes, ne mènent pas le monde ». Pour le mouvement de l’éducation nouvelle, p. 14, « À l’histoire lue comme une série de ruptures fracassantes, se substitue une histoire lue comme une évolution plus génétique. »

(2) E. Mounier, La Petite Peur du XXe siècle, La Baconnière, Neuchâtel et Seuil, Paris, 1948, p. 150.Voir p. 20 : « Ces prophètes bilieux ou farouches, antimodernes par système, ont parfois le talent de plaquer sur cette expression de leurs humeurs et de leurs échecs secrets une suite impressionnante d’indices historiques ou d’enchaînements logiques. Ils n’expriment cependant que leur propre situation dans le monde. » Voir p. 155 : « Ce romantisme orgueilleux de l’histoire, ce besoin d’avilir en mélodrame notre drame collectif, ce goût des grandes ombres de la peur, qu’on les barbouille de mysticisme ou de désespoir, je voudrais que mon époque les débarrasse de leurs mensonges et lucidement, modestement, y reconnaisse les signes d’une âme et d’un corps malades. »

(3) Voir D. Hameline, op. cit., p. 39 : « Or, espérer est un sentiment constitutif de l’acted’enseignement. »

 

 

 

 

 

(1) Rabelais, OEuvres, colligées et présentées par Pierre d’Espezel, éd. À l’enseigne de la Cité des livres, 1927, tome 1, livre II, p. 262.

(2) Montaigne, Essais, coll. « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1953, ch. XVI, « De l’institution des enfants », pp. 182 et 177. Également : « Fâcheuse suffisance, qu’une suffisance pure livresque », p. 185. Également : « Prenez les simples discours de la philosophie, sçachez les choisir et traiter à point : ils sont plus aisez à concevoir qu’un conte de Boccace. Un enfant en est capable, à partir de la nourrisse, beaucoup mieux que d’apprendre à lire ou à écrire. La philosophie a des discours pour la naissance des hommes comme pour la décrépitude », p. 197.

(1) J. Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, Arthaud, Paris, 1967, p. 40.

(2) Luther insista sur « l’ordure universelle », précisant « Scatet totus orbis », cité par Norman Brown in : Eros et Thanatos, Julliard, Paris, 1960, p. 274.

(3) Ibid., p. 257.

 

 

(1) P. Hazard, op. cit., p. 3.

(2) Ibid., p. 471. Également, voir p. 470 : « Dès que le classicisme cesse d’être un effort, une volonté, une adhésion réfléchie, pour se transformer en habitude et en contrainte, les tendances novatrices, toutes prêtes, reprennent-elles leur force et leur élan ; et la conscience européenne se remet à sa recherche éternelle. Commence alors une crise si rapide et si brusque, qu’elle surprend  alors que, longuement préparée par une tradition séculaire, elle n’est en réalité qu’une reprise, une continuation. »

 

 

 

 

 

 

(1) P. Bourdieu, La Distinction, critique sociale du jugement, Minuit, Paris, 1979.

2

La querelle des anciennetés

Il serait tentant, à défaut de remonter jusqu’à l’Antiquité, de reporter nos conflits sans fin aux grandes disputes du Moyen Âge, entre scolastiques et aristotéliciens, ou plutôt, à celles de la Renaissance, entre dogmatiques et humanistes, entre théologiens et praticiens des sciences médicales et libérales, entre Sorbonne et Collège de France. Cette dernière institution fut créée contre celle-là par François Ier, sous le signe universaliste d’une triple (ou quadruple) culture : grecque, hébraïque, latine (ainsi que chaldaïque, c’est-à-dire arabe).

Tête bien faite? Optimisme ou pessimisme?

Érasme et Pic de La Mirandole ont marqué cette époque. Dans la grande exaltation de celle-ci, recréant du nouveau à partir du plus ancien retrouvé, nous ne pouvons oublier la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel et ses avis contrastés : « Que je voie un abîme de science », mais en alerte, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » (1). Plus tard, Montaigne nous conseillerait – par le relais de Diane de Foix ! – d’enseigner de façon précoce la philosophie tolérante et de choisir, en fait de conducteur ou d’enseignant, une tête bien faite plutôt que « bien pleine », tant la frénésie d’érudition risquait de faire oublier l’individu au profit des savoirs au point de n’en laisser retenir « qu’un général et informe visage : un peu de chaque chose, et rien du tout, à la françoise » (2).

L’avertissement vaut encore pour aujourd’hui, pour la formation des professeurs et leurs enseignements ! Alerte aux censeurs des centres de formation... En fait, au-delà des discussions au sujet du dogmatisme et du volume des connaissances à faire acquérir, le profond conflit qui divisait jusqu’à la violence des esprits dès cette époque était fondé sur une opposition entre les partisans d’une conception optimiste de l’homme et de son libre arbitre (ou développement) et les tenants d’un pessimisme plus ou moins radical à leur sujet. « Lorsque le XVIe siècle se termina, note Jean Delumeau, deux grands courants s’opposaient au sujet de la liberté de la personne. Le synode réformé de Dordrecht (1619) et le jansénisme continuèrent dans le sillage de Luther et de Calvin. Ils rabaissèrent l’homme pour grandir Dieu. La théologie optimiste des jésuites reprit au contraire le message érasmien. » (1)

Confiance dans l’individu et dans la vie ou préoccupation insistante à propos du mal et du péché(2), il est vrai que les esprits et les moeurs avaient pu être bouleversés, jusqu’à la satiété, par les vicissitudes de leur temps : la révolution scientifique moderne amorcée par Copernic avait déstabilisé les croyances trop assurées, même s’il en résultait de grandes découvertes ; d’admirables créations artistiques ne cessaient de se manifester, en même temps que se développaient les conquêtes coloniales avec leurs conséquences destructrices ; épidémies de peste, exactions et disettes incessantes, la succession des maux pour les peuples était encore aggravée par la férocité des guerres de Religion et les désordres des institutions religieuses mais aussi, comme l’indiquait Huisinga au sujet du XVe, « par l’obsession de l’approche de la fin du monde, par la crainte de l’enfer, des sorcières et des démons » (3) ou, pour Luther, du diable.

Classicisme et baroquisme

Au début du XVIIe siècle, toutefois, dans la lassitude des complications, une phase temporaire d’apaisement put s’établir : les options opposées se stabilisèrent dans la forme tempérante du classicisme. « L’esprit classique en sa force, commente Paul Hazard, aime la stabilité. Après la Renaissance et la Réforme, grandes aventures, est venue l’époque du recueillement. On a soustrait la politique, la religion, la société, l’art aux discussions interminables, à la critique insatisfaisante... » (1)

La pause socio-culturelle fut cependant de courte durée : elle ne servit qu’à faire repartir de plus belle et à exaspérer les disputes d’idées, provoquant entre 1680 et 1715, dans la seconde partie du règne du Roi-Soleil, un siècle avant les Lumières et la Révolution, « la crise de la conscience européenne » qui n’a pas encore fini de nous agiter. Leibniz nous a avertis : « Finis sæculi novam faciem apparuit, dans les années finissantes du XVIIe siècle, un nouvel ordre des choses a commencé. » (2)

Cet ordre, baroque, réagissant à l’affadissement en académisme de l’inspiration classique, fut, dès l’abord, marqué par de nouvelles complications, des contrastes vifs, des violences et des désordres : guerres européennes et dévastation du Palatinat ; en 1685, dramatique révocation de l’édit de Nantes suivie des dragonnades et de l’exil de nombreux protestants français.

C’est dans les Riches Heures de cette époque de faste et de misère, parmi les débats furieux entre les rationaux et les religionnaires, les libertins et les gallicans (qui préfiguraient avec une âpreté oubliée les remises en cause révolutionnaires), qu’éclate la mémorable « querelle des Anciens et des Modernes ».

Nierons-nous qu’en toute occasion, nous nous prenons à perpétuer celle-ci ? Tant, chez nous, chaque innovation ou réforme (d’orthographe ! de programmes scolaires ! de formation des enseignants ! d’organisation des enseignements supérieurs !), ou même chaque entreprise neuve sont l’objet instantané de dénonciations et de fureurs au nom des Anciens. Quand bien même ne seraient-elles que bénignes, apparemment : mais nos soupçons remontent loin. À suivre, donc!

L’imbroglio des Anciens et des Modernes

En cette querelle, qui fut et reste inexpiable, il est piquant de songer que c’est le charmant Charles Perrault, l’auteur du Petit Poucet et de Cendrillon, qui mit le feu aux poudres et à l’Académie française, où il fit la lecture, en 1687, d’un poème sur « Le siècle de Louis le Grand » dont il louait la grandeur surpassant (sinon effaçant) celle des temps de Périclès et d’Auguste.

À cet outrage fait aux Anciens, jugés indépassables, La Fontaine répliqua sans tarder par une Épître à M. Huet, et se vit soutenu par Boileau et Racine, cependant que Fontenelle (neveu de Corneille qui s’était vu censuré pour les libertés qu’il avait souhaité prendre, par le Cid, vis à-vis des modèles anciens) venait à la rescousse de Perrault, notamment par son discours de réception à l’Académie, en 1693, que contredit sans tarder La Bruyère en 1694 dans son propre discours devant la même Académie (qui semble moins conflictuelle de nos jours !).

L’action était dès lors placée sur la scène incessante de nos passions et de leur imbroglio. En culture et en création, pour certains, la référence stricte et la révérence aux Anciens sont de rigueur ; pour d’autres, il importe que fierté et chances d’innovation soient reconnues aux Modernes.

En instruction et en éducation, le primat du latin et du grec (et, plus généralement, du classique ainsi que de l’enseignement général ou littéraire) est opposé avec morgue à l’émergence ou prééminence du français et des disciplines scientifiques ou même techniques.

Il s’ensuit que sont prônées, par les uns, les vertus de l’imitation et de l’obéissance avec distinction, au sens de Bourdieu(1), alors que pour d’autres sont requises les qualités d’invention et d’indépendance d’esprit ainsi que la maîtrise de technologies.

Plus généralement, le passé est définitivement établi en âge d’or, consacré par une prise de distance ou de hauteur ; à l’opposé, le traditionalisme est récusé à la mode d’une table rase réinstaurée par Descartes alors que le présent et l’avenir sont reconnus comme porteurs de progrès et donc dépassant les excellences d’antan.

Tradition et modernité

Il nous faut admettre que ces deux inspirations contrastées, en tradition ou en modernité, sinon (plus raidies) en conservatisme ou en progressisme, sont toujours là, divisant nos opinions et, davantage encore, nos intellectuels et les concepteurs qui tentent de décider de notre culture et de nos institutions éducatives. Elles alimentent, dans nos désaccords et dans nos débats parfois furieux, une radicalisation en tout ou rien qui préserve amoureusement leur pérennisation, à la façon des deux nigauds ci-dessus cités.

Car il s’agit toujours de choix exclusifs, de préférences sans concession. Le passé, quel qu’il soit, pour certains a toujours raison, et les modalités ou références qu’il offre demeurent intouchables (1). Ou bien, pour d’autres, le passé (et d’autant plus qu’il aurait été fécond) a fait son temps, et la modernité rend obsolètes ses arrangements.

Des esprits qui appuient leur autorité ou leur promotion sur le passé s’exclament à propos du déclin, du désenchantement consubstantiels à la situation présente (de n’importe quoi, et donc, aussi, de l’éducation !) et ils parent un passé (choisi, même récent, parfois même antérieurement contesté par eux-mêmes) de toutes les grâces (ou menaces, à la mode d’une statue du Commandeur revêtu d’un masque de Jules Ferry, notamment, comme on l’a vu !).

À l’opposé, d’autres esprits, aventureux, voient obstinément les choses autrement, jugent le présent encombré de désuétudes, et parient ou s’échauffent sans fin pour des mesures radicalement nouvelles, de nature à procurer un progrès.

Un mouvement perpétuel est de la sorte institué (les secrétaires également ne sont-ils perpétuels dans les doctes académies ?) en vue de préserver un équilibre d’immobilisme en surchauffe, par une noble et inutile dépense d’énergie, franco-française, oscillant entre des exécrations pessimistes ou des assertions d’optimisme, comme entre des intégrismes littéraires ou des aventurismes scientistes. Nous avons symbolisé ces oppositions et oscillations par le graphe no 1 de la page suivante intitulé « Oppositions oscillantes » !

Entre parenthèses, je ne peux que m’étonner de la naïveté, de l’inculture historique de ceux qui s’adonnent, avec quelques fougues et passions, aux indignations et aux réquisitoires portés sur l’état de l’École, présentement. À qui se réfèrent-ils, consciemment ou non ? Je pensais que les « barbares », étymologiquement (!), historiquement, sont ceux qui répètent, qui bégaient !... Est-il de bon ton de bégayer ?

Oui, si on accepte les différences !...

(1) À l’époque où se manifesta la querelle des Anciens et des Modernes, Bossuet écrivait au pape, à propos de l’éducation du Grand Dauphin, dont nous reparlerons, que « tous les novateurs se perdaient infailliblement » – maxime à portée plus générale que le domaine de la lecture de l’Évangile où il était censé s’appliquer. In : Lettres sur l’éducation du Dauphin, introduction et notes de E. Levesque, collection des « Chefs-d’oeuvre méconnus », Paris, 1921, p. 47.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Cité in : Lettres sur l’éducation du Dauphin, suivies de Lettres au maréchal de Bellefonds et au roi, introduction et notes de E. Levesque, collection des « Chefs-d’oeuvre méconnus», Paris, 1921, p. 13. Également : « La règle de faire travailler d’une façon continue, sans aucun jour de relâche édictée par Louis XIV], a été l’objet de critiques. Philibert de La Mare, qui à Dijon en 1674 vit le Dauphin, prétend que cette continuité ne servait qu’à lui donner du chagrin et du dégoût. » p. 217.

(2) Op. cit., pp. 127 et 128.

(3) Ibid., p. 131.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Ibid., p. 210.

(2) Ibid., p. 214.

(3) Ibid., p. 15.

 

3

Absolutisme et quiétisme

Pour notre instruction (ou notre bon plaisir), au corps à corps même de notre procès dans la crise de la conscience européenne, d’autres couples de contradictions ou d’incompatibilités sont venus se greffer, réunissant ou séparant les ténors d’hier, mais aussi de toujours et d’aujourd’hui. Là encore, il nous est propice de regarder de près.

Bossuet et Fénelon étaient ainsi en accord à propos de leur révérence aux Anciens, ils étaient de même relativement réunis sur une forme d’optimisme qui les mettait à distance du pessimisme reconnu en Port-Royal ou en certains calvinistes et en leurs variations.

Cependant l’option pour l’absolutisme adoptée par Bossuet devait l’opposer radicalement au relativisme ou quiétisme choisi par Fénelon, de même que la confiance dans la raison chez l’un excluait le consentement au sentiment chez l’autre. En ces conditions, un conflit inexpiable allait les séparer, en raison de deux options adverses en éducation : l’une autoritaire (et plus ou moins aveugle), l’autre libérale (et plus ou moins lucide). Leur controverse au sujet de l’instruction des enfants de la Maison de France, comme on le verra ci-après, conserve bien de l’actualité pour celle de tous les enfants de France !

De l’autoritarisme

Bossuet (au fait, il signait souvent de son second prénom : Bénigne !) fut dès 1670 le précepteur du Grand Dauphin, fils de Louis XIV, et âgé alors d’une dizaine d’années. Il écrasa cet enfant, de coeur avec le terrible duc de Montausier, gouverneur du prince. Monseigneur Dupanloup, dans un ouvrage sur l’éducation, put écrire au XIXe siècle : « L’éducation fut nulle... le Dauphin n’avait senti la présence de cet immense génie qu’à la lassitude et au malaise qu’en éprouvaient ses premières années et sa débile nature. Le trop puissant instituteur n’avait fait que le fatiguer et l’abattre. [...] Tel fut le résultat d’une éducation où, selon l’expression du cardinal de Bausset, le précepteur était tout et où l’élève n’était rien » (1). Je gage que pas mal de doctes remontrances sur l’enseignement et l’éducation se réfèrent encore de nos jours à une telle distinction, selon laquelle le programme peut être tout et les différences de tempérament ou de rythme entre les élèves rien, malgré leurs protestations et celles de leurs parents.

On peut comprendre comment ce surplomb pédagogique put entraîner la ruine de la jeune personnalité qu’il était censé affermir, par l’extension extrême d’un surmoi menaçant, en lisant le début d’une interminable admonestation au Dauphin à propos de l’inattention. « Ne croyez pas, Monseigneur, précisait Bossuet, qu’on vous reprenne si sévèrement pendant vos études, pour avoir simplement violé quelques règles de la grammaire en composant. Il est sans doute honteux à un prince, qui doit avoir de l’ordre en tout, de tomber en de telles fautes ; mais nous regardons plus haut, quand nous en sommes si fâchés : car nous ne blâmons pas tant la faute elle-même, que le défaut d’attention qui en est la cause. Ce défaut d’attention vous fait maintenant confondre l’ordre des paroles ; mais si nous laissons vieillir et fortifier cette mauvaise habitude, quand vous viendrez à manier, non plus les paroles, mais les choses mêmes, vous en troublerez tout l’ordre. »

Et la menace se renforce : «Vous parlez maintenant contre les lois de la grammaire; alors vous mépriserez les préceptes de la raison. Maintenant vous placez mal les paroles, alors vous placerez mal les choses. » (2) La remontrance impitoyable se poursuit longuement, ponctuée par l’extravagante apostrophe : « Que tardez-vous donc, Monseigneur, à prendre votre essor ! » (3)

Que diable tardait-il à prendre son essor, cet enfant traqué, anéanti par les références incessantes à Dieu ou à son père, Roi-Soleil, glorifié à tout instant. Au lieu d’être soutenu, il se voyait accablé, débilité par une évaluation judicative, centrée sur les fautes, menaçante et décourageante : de telles caractéristiques se retrouveraient, hélas !encore de nos jours, dans les comportements de nombre d’éducateurs ou d’enseignants, bien de chez nous. Tant il est tentant d’être autoritaire et péremptoire, ou d’extrapoler indûment des étourderies présentes à des catastrophes futures. Ô difficulté de l’orientation !

Il est bon de noter que, dans le même temps où il réduisait les chances de réussite et de confiance en lui de son royal pupille, Bossuet se donnait l’élégance de multiplier des lettres, serviles malgré les fioritures du style, adressées au roi et à la reine, et où il vantait les progrès du Dauphin. Louis XIV, après la prise de Condé-sur-Escaut, en avril 1676, put alors écrire : « Monsieur l’évêque de Condom, si ce que j’ai fait en ce pays vous a donné de la joie, vous me l’avez bien rendue en m’assurant des progrès de mon fils. Continuez à profiter de l’attention qu’il prête à vos instructions... » (1) Quelle attention, diantre ! La reine Marie-Thérèse, de son côté, exprimait sa satisfaction, en 1678, à Lille : « Je suis très aise que vous soyez content de mon fils : les soins que vous y donnez n’y contribuent pas peu. » (2)

Pas peu ! Parbleu : autoritarisme envers les subordonnés ou les collègues et flatterie envers les notables, le pouvoir central ou les grands ne vont-ils pas de pair ? On a pu en voir d’autres exemples, dans des formes contemporaines, avec des comportements péremptoires ou dédaigneux de certaines personnes, en conseil de classe, par exemple, mais en grande prévenance pour des membres des corps d’inspection ou des mandarins ! Quant à certains « intellectuels »...

D’une économie de l’effort

À l’opposé de cette conduite, Fénelon eut la charge, dès 1689, d’éduquer Louis de Bourgogne, fils de l’infortuné Grand Dauphin, né en 1682 et réputé de caractère difficile. Il multiplia pour son élève des leçons indirectes et attrayantes, proposant des contes, des fables ou des dialogues pour illustrer l’Antiquité : il écrivit pour lui Télémaque. Brémond a pu dire : « Fénelon fait de ses élèves tout ce qu’il veut. » (3)

Il faut voir comment : en recourant à des procédures encourageantes et différenciées, portant attention à l’élève qui n’est plus un « rien » mais qui devient un partenaire pris au sérieux. « J’abandonnais l’étude,commente Fénelon, toutes les fois qu’il voulait commencer une conversation où il put acquérir des connaissances utiles. C’est ce qui arrivait assez souvent ; l’étude se retrouvait assez dans la suite. » (1)

Il faut noter que Fénelon avait été appelé à son poste par le gouverneur des enfants du Grand Dauphin, Monsieur de Beauvilliers, qui avait pressenti ses qualités de bon sens et de sensibilité, par la connaissance de son Traité d’éducation des filles, écrit à la demande de sa femme. On a pu dire qu’il y emprunta inconsciemment au réalisme libertin son grand principe pédagogique : « suivre et aider la nature » (2). Son souci de liberté et son option régionale le mirent aussi en position de refuser l’esprit de clientèle courtisane. Dans son Télémaque, il n’hésita pas à critiquer chez la jeune Idoménée l’amour de la flatterie à l’égard des notables.

Il dénonçait également l’autoritarisme soupçonneux : « Vouloir examiner tout par soi-même, c’est défiance, c’est petitesse, c’est une jalousie pour les détails médiocres qui consument le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour les grandes choses ; [...] un esprit épuisé par le détail est comme la lie du vin qui n’a plus de force ni de délicatesse. »(3)

Ces propos à l’intention d’un dauphin royal ne pouvaient manquer d’apparaître comme une critique directe de Louis XIV. Malgré son indépendance, Fénelon dut désavouer la parution du Télémaque dont la diffusion fut même un temps interdite. Il reste qu’en sa pédagogie apparaît la volonté d’une formation de la personne dans sa globalité et son originalité, avec un principe d’économie refusant les détails médiocres et les surcharges pseudo-encyclopédiques ou tatillonnes.

Universalité et relativité

On peut ici encore schématiser les oppositions et les oscillations qui vinrent compliquer la querelle des Anciens et des Modernes, selon un jeu orthogonal de lutte inexpiable (en commençant par le plus bas de notre graphe no 2) entre des tenants d’une universalité (bientôt raidie en absolutisme justifiant des dispositions autoritaires) et des partisans d’une relativité mesurée (aboutissant cependant à quelque quiétisme, quoique portée vers une économie en tout effort ou moyen).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) J. Bédier et P. Hazard, Histoire de la littérature française, Larousse, Paris, 1924, p. 51.

(2) Op. cit., p. 50.

(3) Op. cit., p. 51.

 

Cet axe absolutisme/quiétisme, oscillant sur lui-même, pouvait susciter, comme le suggèrent l’antagonisme des conduites entre Bossuet et Fénelon, des révérences marquées envers les notables, renfermés dans leurs titres, ou le respect de chaque personne globale, reconnue dans ses droits, de même qu’une inclination à un centralisme unificateur (ultérieurement jacobin) ou bien à un régionalisme plus ou moins tempéré (et qui pourrait être girondin). Nous nous y retrouvons encore !

 

4

Ordre et liberté

Avec le XVIIIe et le XIXe siècles, ces couples d’oppositions orthogonales  tradition-modernité (du chapitre 2) et universalité-relativité (du précédent) allaient pouvoir développer leurs intrications contradictoires, diversifiées encore selon d’autres antagonismes diagonaux, qui pourraient se modérer ou s’exacerber entre des conceptions de l’ordre lié à une légitimation et les aspirations de liberté s’associant à la laïcité ; entre un retour à la nature rejoignant une éthique et le développement des techniques couplées à la recherche, et préparant l’industrialisation. La complexité s’accroissant, concédons-nous encore la prothèse de graphes !

État ou raison, peuple ou sentiment

Sous la pression des idées et en raison de l’évolution des moeurs, le XVIIIe siècle aidant, l’axe diagonal ordre-liberté oscillerait, en effet, entre des préférences accordées à l’État ou au peuple, ou entre le primat assuré à la raison ou au sentiment. De même, l’axe nature-techniques pouvait vibrer entre une importance accordée à la psyché individuelle ou une attention concentrée sur les comportements observables, ou également entre une accentuation des relations existentielles opposées à la rigueur des savoirs.

À la faveur des débats (ai-je besoin de rappels descriptifs ?), les polarisations pouvaient enfin se fixer en antagonismes durs : cléricalisme- laïcisme, pour l’axe ordre-liberté ; moralisme-scientisme, pour l’axe nature-techniques. Ces remous d’oppositions sont symbolisés dans le graphe no 3,  intitulé « Oppositions oscillantes et croisées». Et cependant, « elles tournent » !... Et nous ?

 

 
   
 

Mais il nous est possible, avant de nous reporter aux justifications et illustrations historiques (comme nous l’avons fait précédemment avec Bossuet et Fénelon), de schématiser encore les voies moyennes des couples d’oppositions et celles de leurs extrémismes selon deux octogones : dans le souci d’éclairer l’imbroglio des conflits où nous excellons et qui s’enchevêtrent habituellement dans nos mouvements d’opinion (selon le jeu d’une « Roue de la fortune » ?).

Allons-y avec les premiers octogones, au graphe no 4. En jouant avec lui, il faudra nous résoudre à observer la croissance complexe de nos contradictions et l’émergence simultanée de vrais et faux conflits, comme de leurs effets bénéfiques ou pervers : ceux-ci et ceux-là sont d’autant plus majorés que les positions des acteurs multiples ont été ou sont davantage extrémisées. Et il nous faut toutefois observer qu’en notre doux pays, il y a toujours autant de chances pour l’expression d’extrémismes qu’il y a de grâces pour maintenir un équilibre moyen mais provisoire, incessamment menacé ou, à tout le moins, vilipendé !

 
   

 

 

 

(1) G. Snyders, La Pédagogie en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, PUF, Paris, 1965,

p. 420.

(2) Ibid., p. 282.

(3) Ibid., p. 282.

(4) D. Hameline, Courants et Contre-courants dans la pédagogie contemporaine, op.

cit., pp. 16 et 17.

 

 

 

 

 

(1) Ibidem, p. 17.

(2) G. Snyders, op. cit., p. 174.

(3) Ibid., p. 192.

(4) Ibid., p. 277.

 

Aujourd’hui comme hier

Égalitarisme versus élitisme

Si nous revenons aux débats (ou ébats) historiques, Georges Snyders nous fait observer, en ce qui concerne l’axe de la référence conflictuelle Anciens-Modernes et ses fluctuations multiples, notamment pessimisme-optimisme : « Le thème autour duquel a semblé se centrer toute l’éducation traditionnelle, c’est la corruption du monde – d’où ces institutions de défiance, de surveillance, d’isolement sur lesquelles nous avons si longuement insisté. L’éducation nouvelle veut faire confiance à la nature, à la société et à l’enfant » (1), et donc à la liberté.

En méfiance et fermeture ou ligatures sociales plus ou moins radicales d’un côté, ou en confiance à la modernité et adhésion aux Lumières d’un autre, l’enjeu pessimisme-optimisme allait se prolonger et se signifier multiplement au XVIIIe siècle. Le mouvement des idées, en phase avec les encyclopédistes, poussait à rejeter les visions négatives portées sur l’homme et sa nature peccamineuse. « Non,la nature ne nous fait pas méchants » (2), put écrire Diderot à Sophie Volland.

Voltaire, pour sa part, dans le Dictionnaire philosophique, à l’article « méchant », assura : « L’homme n’est point né méchant ; il le devient, comme il devient malade », ajoutant que « ceux qui sont à la tête, étant pris de la maladie, la communiquent » (3). Où l’on voit qu’il ne s’agissait pas de laisser imputer la faute à Voltaire, comme dans la chanson, mais plutôt au pouvoir, et donc bientôt aux notables et à l’État opposés aux personnes et au peuple.

Toutefois, Daniel Hameline peut souligner, du côté du pouvoir, une tentative de mesure optimiste, en vue d’une « révolution » sociale, émancipatrice, mais tout autant restrictive ! en 1775. À cette date, Turgot, ministre de Louis XVI, lui remet un mémoire où il réclame, de manière pressante, l’établissement d’une Éducation nationale, couvrant l’ensemble du territoire français de l’époque et toutes les classes de la société : « Je crois ne pouvoir rien vous proposer de plus avantageux pour votre peuple que de faire donner à tous vos sujets une instruction qui leur manifeste bien les obligations qu’ils ont à la société et à votre pouvoir qui les protège, les devoirs que ces obligations leur imposent, l’intérêt qu’ils ont à remplir ces devoirs pour le bien public et le leur propre. » (4)

Optimisme ouvert donc, mais contrôlé par les obligations et devoirs bien cadrés, en respect aux notables et à l’État. « La vocation moderne d’instruire naît donc, constate Hameline, dans l’équivoque du double langage de la modernité. Le surcroît d’émancipation que les modernes vont passionnément et obstinément requérir, a partie liée avec le surcroît d’encadrement dont ils se montreront les inlassables organisateurs.» (1) Égalitarisme ? Encadrement ?

Au travers et au-delà de la nuit du 4 août et de la proclamation des droits de l’homme, les objections et dénégations réciproques se cristalliseraient progressivement dans la controverse entre les pôles élitisme et égalitarisme qui se perpétuerait de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, comme on le verra ci-après.

Pluralisme versus identitarisme

Mais dans la mesure où l’homme était reconsidéré dans son individualité, au sein d’une nature respectée dans sa diversité régionale et mondiale (La Fayette, Chateaubriand), l’enfant a pu être aussi réhabilité. Il était temps !

À l’encontre des propos du sage Bérulle, au XVIIe siècle, identifiant chaque enfant à un « état le plus vil et le plus abject de la nature humaine, après celui de la mort » (2), au rebours des assertions méprisantes de La Fontaine (« Je ne sais bête au monde pire que l’écolier, si ce n’est le pédant » (3)),Voltaire affirmerait : « Assemblez tous les enfants de l’univers, vous ne verrez en eux que l’innocence, la douceur et la crainte. » (4)

Et Diderot, soucieux de pluralisme, put renchérir, louant dans l’enfance un élan direct de la nature : « Sortis des mains de la nature, ils doivent rester divers et garder l’empreinte de leur originalité propre. » (4)

Cette justice rendue à l’enfance pourrait apparaître définitive : mais il restait la reconnaissance en chacun de sa singularité. Celle-ci ne fut pas toujours prise en compte, en raison d’une tendance à réduire la variété des jeunes personnalités par une sorte d’identitarisme (plus ou moins jacobin) en opposition à un pluralisme (quelque peu girondin). On verra que le conflit entre ces deux positions, qui fut souvent souterrain, a pu apparaître de plus en plus décisif de nos jours, notamment en matière d’éducation, interférant sur la polémique confusionnelle entre égalitarisme et élitisme : dans la mesure où l’égalité (dans les attentes, les exigences et les contraintes opposées aux individus) fut souvent interprétée de façon restrictive en terme d’identité modèle, escamotant les différences entre les élèves au bénéfice de quelques happy few, et créant par suite une catégorie d’individus non conformes, voués en conséquence à l’échec, à l’exclusion.

De la sorte, le futur « différentialisme », c’est-à-dire le pluralisme des possibilités ouvertes aux individus, aux jeunes en particulier, comme aux régions, était dès le départ largement contredit et combattu: au bénéfice de la sélection reproductrice d’élites conformes. Définir de façon accentuée des identités revint nécessairement à séparer de façon plus ou moins catégorique, en absolutisation, des catégories distinctes, complètement séparées les unes des autres, et hiérarchisées aux dépens d’une égalité des chances et des prises en considération. Et de nos jours !...

 

 

 

 

 

 

(1) Rapport et Projet de décret sur l’organisation générale de l’Instruction publique,« OEuvres », tome VII, p. 451.

(2) Ibid., p. 452.

 

 

 

 

(1) Ibid., p. 453.

(2) Il précise dans ses Moyens d’apprendre : « Il faudra exercer les élèves sur un certain nombre d’exemples, et leur faire ensuite observer eux-mêmes ce principe général qui est commun à chaque exemple particulier, afin qu’ils le découvrent en quelque sorte par leur propre réflexion. Ensuite on les conduira à l’énoncer eux-mêmes », « Induction, sens », in : Écrits sur l’Instruction publique, I, Edilig, Paris, p. 283.

(3) Cité par A. Prost, Histoire de l’enseignement en France (1800-1967), Armand Colin, Paris, 1968, p. 13.

(1) Napoléon, Vues politiques, présentées par A. Dansette, Fayard, Paris, 1939, p. 196. Voir également, p. 208 : « Pour faire prospérer les manufactures nationales, il faut les protéger par des lois prohibitives : beaucoup de lois, encore plus de règlements, voilà les moyens de gouverner.»

(2) Ibid., pp. 23 et 24.Voir, en écho, les propos de Talleyrand en 1791 : « La langue de la Constitution et des lois sera enseignée à tous : et cette foule de dialectes corrompus, derniers restes de la féodalité, sera contrainte de disparaître », cité in Dominique Julia, Les Trois Couleurs du tableau noir. La Révolution, Belin, Paris, 1981.

 

 

 

(1) In : Émile ou De l’éducation, introd. et notes par F. et P. Richard, Garnier, Paris, 1961, p. 26.

(2) Ibid., p. 26.

(3) Ibid., p. 21.

(4) Voir P. Chaunu, La Civilisation de l’Europe des Lumières, Flammarion, Paris, 1982, p. 303 (1re éd., 1971).

 

(1) Cité par Marion Coulon in : L’Éducation telle qu’elle fut, ministère de l’Éducation nationale et de la Culture, Bruxelles, p. 369.

(2) E. d’Ors, Du baroque, Gallimard, 2e éd, 1968, p. 48.

(3) E. d’Ors, op. cit., p. 50.

4) H.Wölfflin, Renaissance et Baroque, trad. en « Livre de Poche », p. 143.

(5) Ibid., p. 159.Voir également, Germaine Bazin, notant le besoin d’une sorte de vol dans l’imaginaire « en contraste avec le progrès fait avant le XVIIe et le XVIII e siècles par le positivisme dans les sciences exactes – et bientôt aussi dans les sciences morales ». Et l’auteur de Baroque et Rococo ajoute : « Aucune civilisation artistique n’a été aussi fertile en contradictions, en paradoxes. » Trad. de l’anglais Baroque and Rococo,Thames and Hudson, 2e éd. Londres, 1985, p. 10.

 

 

1) V. Hugo, Cromwell, Flammarion, Paris, 1968, p. 69.

(2) Ibid., p. 79.

 

5

École des notables et École du peuple

C’est ce que l’on voit apparaître, dès la Révolution, dans les positions opposées défendues, à quelques années de distance, par Condorcet en 1792, dans son Rapport et Projet de décret sur l’organisation de l’Instruction publique à l’Assemblée nationale, d’une part, et par Destutt de Tracy, chef des idéologues (dont faisait partie Cabanis), pour le Comité de l’Instruction publique, sous le Directoire.

Égalité et pluralisme

Le Rapport de Condorcet contient des vues équilibrant le principe d’égalité et celui de pluralisme, marquant ainsi les évolutions qui se sont effectuées de nos jours, en dépit de tous les débats. « Nous avons pensé que notre premier soin devait être de rendre d’un côté l’instruction aussi égale que possible, aussi universelle, de l’autre aussi complète que les circonstances pouvaient le permettre ; il fallait donner à tous également l’instruction qu’il est possible d’étendre sur tous : mais ne refuser à aucune portion des citoyens l’instruction plus élevée qu’il est impossible de faire partager à la masse entière des individus. » (1)

Le pluralisme conjugué à l’égalité est, encore renforcé par son application à tous les âges, dans la voie d’une prémonitoire formation continue : « Nous avons observé que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au sortir de l’école, qu’elle devait embrasser tous les âges, qu’il n’y en a aucun où il ne fut possible et utile d’apprendre. » (2)

Rejetant toute ségrégation en raison des origines sociales et culturelles, Condorcet précise encore : « Nous avons cru que la puissance publique devait dire aux citoyens pauvres :“Si la nature vous a donné des talents, vous pouvez les développer, ils ne seront perdus ni pour vous, ni pour la patrie”... » (1) Condorcet donne l’exemple : grand mathématicien, il rédige une méthode simple pour initier les débutants, sous le titre Moyens d’apprendre à compter sûrement et avec facilité (édité posthume en 1799, réédité récemment par les éd. ACL). Il faudra deux siècles (seulement ?) pour que soient réalisées ses vues égalitaires. Partiellement ! Et sa prise de position pour un courageux didactisme sera oubliée par ceux mêmes qui se réclament de lui ! (2)

Élitisme et identitarisme

En revanche, la discrimination socio-économique est invoquée par Destutt de Tracy pour distinguer irrévocablement deux systèmes complets d’instruction qui n’ont rien de commun l’un avec l’autre. La conception conservatrice de ces deux systèmes, par une identification rigide des individus à deux classes d’hommes, pérennise les inégalités et dégrade les options pluralistes : « Les hommes de la classe ouvrière ont bientôt besoin du travail de leurs enfants ; et les enfants eux mêmes ont besoin de prendre de bonne heure la connaissance et surtout l’habitude et les mœurs du travail pénible auquel ils se destinent... Il faut qu’une éducation sommaire, mais complète en son genre, leur soit donnée en peu d’années et que bientôt ils puissent entrer dans les ateliers ou se livrer aux travaux domestiques ou ruraux... Ceux de la classe savante au contraire peuvent donner plus de temps à leurs études ; et il faut nécessairement qu’ils en donnent davantage ; car ils ont plus de choses à apprendre pour remplir leur destination, et des choses que l’on ne peut saisir que quand l’âge a donné à l’esprit un certain degré de développement...Voilà des choses qui ne dépendent d’aucune volonté humaine ; elles dérivent nécessairement de la nature même des hommes et des sociétés. » (3)

Nature intangible, nécessité durcie, élitisme clos par la pulsion identitaire, ordre ségrégatif : ces référents se retrouvent, explicitement ou implicitement (sinon cachés...), dans des propos contemporains, après avoir traversé le XIXe siècle, renforçant une position de légalisme ou républicanisme, qui entrerait en conflit ouvert avec le développement d’un démocratisme, lequel s’appuierait aussi bien sur l’expansion des savoirs que sur les aspirations de liberté ! Il est suggestif que les propositions de Destutt de Tracy aient été formulées au temps du Directoire, an IX.

Légalisme et classicisme

Car le terme de Directoire est déjà significatif. Au sortir des péripéties révolutionnaires, une urgence de légalité unificatrice s’était faite sentir. Elle trouva ensuite en Napoléon son accomplissement : il en fixerait les idées.

Dans une lettre à Villemain sur l’enseignement de l’histoire, en 1812, il préciserait : « Il faut faire remarquer le désordre perpétuel des finances, le chaos des assemblées provinciales, les prétentions des parlements, le défaut de règle et de ressort dans l’administration, cette France bizarre, sans unité de lois et d’administration, étant plutôt une réunion de vingt royaumes qu’un seul État : de sorte qu’on respire en arrivant à l’époque où l’on a joui des bienfaits dus à l’unité des lois, d’administration et de territoire. » (1)

On respire ! L’empereur justifierait plus clairement encore, à Sainte-Hélène : « Même organisation judiciaire, même organisation administrative, mêmes lois civiles, mêmes lois criminelles, même organisation d’impositions : le rêve des gens de bien de tous les siècles se trouve réalisé. » (2) Le rêve, en direction du démocratisme, de quelqu’impérialisme tempéré !

Centralisation, unité, poussées identitaires (mêmes), élitisme (les gens de bien), ordre jacobin et recherche de légitimation, le pôle du légalisme ainsi situé s’opposa de façon obvie au pôle du démocratisme qui requiert le pouvoir d’assemblées provinciales, des libertés parlementaires, des solutions pluralistes.

À mi-chemin entre légalisme et démocratisme, en quelque centre, mais oscillant d’aventure vers le légalisme, sans doute trouverait-on le palier d’un républicanisme. Mais le démocratisme porterait plus vivement vers une prise en considération véritable du peuple et des sentiments qui le traversent. On retrouve bien, de nos jours, de telles oscillations !

Cependant, la mise en valeur de ces sentiments mêmes avait déjà tellement animé la fin du XVIIIe siècle qu’il en était résulté un trouble profond, typique de nos hésitations incessantes, et qui apparaît de façon étrange à propos de Rousseau et du mouvement d’idées qui s’accomplira dans le romantisme.

Sensibilité et baroquisme

Si nous revenons, en effet, à l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité et du Contrat social mais aussi de l’Émile ou De l’éducation, on sait que cette dernière oeuvre fut condamnée dans toutes les grandes villes et fut accueillie par une hostilité générale, même de la part des encyclopédistes.

Ceux-ci lui reprochèrent de remplacer les Lumières par les puissances affectives et les effusions mystiques. Diderot regrettait le galimatias de la Profession de foi du vicaire savoyard au coeur de l’Émile, et il devait traiter son ancien ami d’homme « excessif, ... ballotté de l’athéisme au baptême des cloches » (1). Madame du Deffand s’indigna : « Jean-Jacques m’est antipathique ; il remettrait tout dans le chaos ; je n’ai rien vu de plus contraire au bon sens que son plat Émile. » (2) Plus conciliante, Madame de Staël écrirait en 1788 : « On serait heureux d’avoir Émile pour fils » (3), tout en faisant plus tard des réserves sur l’éducation négative préconisée paradoxalement par Rousseau...

Il faut dire que celui-ci avait déjà l’expérience de quelque irruption sur la scène des conflits contre la tradition et les rationalités plus ou moins classiques, ayant notamment déclenché par sa Lettre sur la musique française, en 1753, ce qu’on convint d’appeler la querelle des Bouffons (4).

Les contrastes et les paradoxes qu’il mettait en vive lumière contredisaient trop directement les valeurs apaisantes et rémanentes du classicisme, toujours insistantes, et abondaient du côté d’un renouveau de baroquisme qui se développerait avec le romantisme.

En préparation de celui-ci, dès 1784, Bernardin de Saint-Pierre, auteur célèbre de Paul et Virginie, qui parut en 1789, évoquait à son tour une école qui soit « un lieu charmant comme leur âge ». Celle-ci serait ouverte à tous les enfants sans exception ; on en exigerait seulement la plus grande propreté, « ne fussent-ils d’ailleurs revêtus que de lambeaux recousus. On y verrait l’enfant de l’homme de qualité, conduit par son gouverneur, arriver en équipage, et se placer près de l’enfant d’un paysan, appuyé sur son bâtonnet, vêtu de toile au milieu même de l’hiver... Ils apprendraient alors l’un et l’autre à se connaître avant de se séparer pour toujours. L’enfant du riche s’instruirait à faire part de son superflu à celui qui est souvent destiné à le nourrir toute sa vie de sa propre nécessité » (1). Contrastes accueillis ! Et ferveur donnée au sentiment. Lycée « light »?

Dans son essai sur le baroque, l’Espagnol Eugenio d’Ors observait  « Combien a été décisive l’influence exercée un jour par le roman Paul et Virginie sur la sensibilité et sur la sensualité de ses contemporains. » (2) Paradoxalement « la valeur attribuée aux descriptions botaniques du roman fut si grande, qu’elle put bientôt porter l’auteur à l’Académie des sciences et à la direction du Jardin des plantes. Tout le monde se grisait de ces élixirs d’amour et de paysage, de pureté virginale et d’enfance morbide. [...] Le peintre Horace Vernet trouva dans cette lecture le secret du sentiment du paysage. [...] Les mêmes esprits qui, moins disposés ou plus froids, avaient résisté à la prédication philosophique de Jean-Jacques, se virent enfin vaincus dans leur coeur par ce prêche plus dissimulé, et en même temps plus accessible.» (3) Un tel effet culturel et social s’explique dans la conception du baroque du Suisse alémanique Wölfflin : « Le baroque n’offre nulle part achèvement, apaisement ou quiétude de l’être, mais il apporte toujours l’inquiétude du devenir, la tension de l’instabilité. » (4) Et il précise encore : « Le baroque ne craint ni les proportions impures ni les dissonances dans l’accord des formes. » (5)

Effet de masse, accélération du mouvement, poussée vers le haut justifiant des élans de sublimation, mise en porte à faux des régularités, renforcement de l’expression plus libre, fantaisies copiées sur une certaine perception de la nature, gratuité, imagination, éventuellement trompe-l’oeil, les caractéristiques du baroquisme seront synthétisées en 1827 dans le « Manifeste du romantisme » que fut la célèbre préface de Cromwell, par Victor Hugo : la poésie « se mettra à faire comme la nature, à mêler dans ses créations, sans pourtant les confondre, l’ombre à la lumière, le grotesque au sublime, en d’autres termes, le corps à l’âme, la bête à l’esprit » (1), se situant ainsi dans « l’harmonie des contraires » (2).

Classicisme versus baroquisme

On sait assez que les classiques conçurent les propos romantiques, notamment à l’occasion de la bataille d’Hernani, comme une déclaration de guerre. Il y eut de vraies luttes.

Les aspects libertaires et l’esprit de contradiction, sur lesquels se fondait le romantisme, comme forme du baroquisme, paraissaient mettre en péril le monarchisme classique, dès le 21 février 1830, comme cela s’actualisa pendant les journées de Juillet (et ultérieurement...).

Celles-ci ouvraient alors la voie au « palier » du parlementarisme ou oligarchisme, lequel, avec ses soubresauts et ses volutes conflictuels, pouvait provoquer en retour la croissance du pouvoir étatique vers le républicanisme pur et dur. Celui-ci, appuyé sur le légalisme, devait entraîner, au passage, à établir une institution d’éducation et d’instruction qui ne relevât que de lui seul : il ne pouvait s’ensuivre qu’une compétition de plus en plus vive entre milieux intellectuels ou rationalistes et milieux cléricaux, souvent bizarrement réunis ou opposés selon leurs choix en faveur des fils de notables ou des enfants du peuple.

Mais ce républicanisme pouvait à son tour basculer sur un impérialisme : comme Napoléon III, féru de ce qu’il appela le « césarisme démocratique », nous en fit la preuve, en deux coups d’État successifs du 2 décembre (1851-1852) ! Victor Hugo partit... Plus tard, la République de Weimar confirma...comme on l’a vu au cours du XIXe siècle, jusqu’à nous !

Mais il serait possible, avant de continuer notre parcours exploratoire (initiatique ? !), de réunir dans un troisième octogone les pôles d’opposition des deux rectangles que nous venons de voir émerger : pluralisme et égalitarisme face à élitisme et identitarisme d’une part ; légalisme et démocratisme, avec classicisme et baroquisme d’autre part, en observant qu’ils se placent naturellement aux sommets de deux carrés (légalisme, égalitarisme, démocratisme, élitisme ; classicisme, pluralisme, baroquisme, identitarisme) dont les diagonales expriment les plus fortes oppositions.

   
 
   
 

La régularité des dessins ne doit pas nous masquer les torsions et distorsions possibles dans l’équilibre des antagonismes mis en flèches sur ces dites diagonales, non plus que les disruptures (violences, guerres) qu’ils peuvent provoquer. Au cœur de l’octogone, il nous a donc fallu situer un rectangle de concentration des tensions qui viennent, comme on l’a rappelé, se signifier en monarchisme, parlementarisme (ou oligarchisme), républicanisme, et impérialisme (ou dictature) : à quelque mi-chemin entre les sommets de l’octogone (légalisme et démocratisme ou classicisme et baroquisme).

En ce rectangle symbolique, on se place loin de « l’harmonie des contraires » ! Et en son centre noir, on peut situer le « trou noir » des totalitarismes, en dégénérescence extrême mais tendancielle, comme nous l’a douloureusement appris l’histoire tragique qui s’est imposée au monde depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe siècle.

Nous ne pouvons oublier, en jetant un coup d’oeil sur ce « mandala» simpliste, comment, rapprochées, concentrées, les oppositions se sont durcies. La compression extrême de leurs antagonismes n’a trouvé sa « détente » que dans l’explosion de violences, de haines, de guerres.

Car l’identitarisme s’est suraccentué en la forme de nationalismes belliqueux et de l’antisémitisme. L’élitisme s’est rassuré dans le soutien du colonialisme et des répressions. L’égalitarisme a pu se durcir dans une dictature du prolétariat et la poursuite de la lutte des classes. Le pluralisme a pu se perdre dans quelque anarchisme ou extrémisme ; le classicisme s’inversa en xénophobie ou en style imposé (kitsch !). Ce siècle, fait de deux demi-siècles, a été « le siècle classique de la guerre », prophétisé par Nietzsche, mais hélas ! aussi celui du « génocide » et de « l’univers concentrationnaire ».

Au-delà de ce temps extrême de fer et de sang, cet octogone et ses contractions suggérées nous incitent, cependant, à faire une récapitulation des chances de polémique et de discorde qui ont culminé en lui (et que les graphes successifs avaient provisoirement fixées).

La multiplicité de nos positions possibles se dispose en France, si vous en acceptez la complicité, sur une vibrante roue de nos antagonismes (graphe no 6), laquelle peut osciller et tourner à notre gré : selon les occasions et, comme le fait bien savoir notre actualité, suivant la persistance de nos humeurs, plutôt amères qu’amènes !

 

 
   
 

 

Je risque l’hypothèse que certains lecteurs y trouveront de l’intérêt ou du moins de l’amusement, en forme de pause avant la reprise de nos considérations austères.

Ne peut-on, en effet, sur cette roue animée de mouvements ou oscillations aléatoires, situer l’imbroglio des positions antagonistes prises par les divers acteurs de la vie sociale, éducative, philosophique ou politique, à tout le moins, de notre pays ? Les mêmes qui se drapent dans une idéologie dite de gauche, se trouveront en passion de laïcisme ou de scientisme mais en même temps, et contradictoirement, en obsession d’élitisme et d’absolutisme ou d’identitarisme. D’autres, réputés de droite et cléricaux, se préoccuperont, d’aventure, de pluralisme et d’innovations progressistes, d’égalitarisme et d’optimisme. On trouvera, en France, des défenseurs du classicisme et du légalisme à gauche, conservateurs et pessimistes quoique en flirt avec le républicanisme, de même qu’au centre ou à droite des adeptes du démocratisme et du baroquisme, progressistes et joyeux. Ne peut-on même attendre n’importe quel mélange ? N’en avez-vous pas trouvé ?

Et vous-même, en quels secteurs disjoints et contradictoires vous placeriez-vous ? Plus encore, ne pouvons-nous suivre, dans leurs remous et méandres, le cours de nos élans et de nos stagnations ou restaurations ? ! Mais que d’« ismes » !

 

(1) L’adjectif revient au verbe agressif de Léon Daudet qui en fait l’argument d’un livre paru en 1922 et relance ou amorce la complainte de la déploration, familière à nombre d’intellectuels de toutes tendances : « Quelle est la part de la Renaissance, dans l’esprit et le corps du XIXe siècle français ? Presque nulle. L’ignorance s’y répand largement par la démocratie et elle gagne jusqu’au corps enseignant, par le progrès de la métaphysique allemande, si bien que le primaire finit par influencer le supérieur, ce qui est le signe de toute déchéance » in : Le Stupide XIXe siècle, Nouvelle Librairie nationale, Paris, 1922, p. 20.

(2) Cité par R. Jacquenod, in : Promotion 2000, Sylvie Massinger, Paris, 1983, p. 159.

 

 

 

(1) Antoine Prost a observé dans une étude dense, parue en 1986, deux phases dans la démocratisation : « Je crois avoir montré que la démocratisation a progressé jusqu’au début des années 1960, dans une structure scolaire pensée par des conservateurs avec une volonté proprement réactionnaire de défense et illustration des humanités, alors qu’au contraire, les réformes de 1959, 1963 et 1965, qui voulaient assurer l’égalité des chances devant l’École et la démocratisation de l’enseignement ont, dans les faits, organisé le recrutement de l’élite scolaire au sein de l’élite sociale », in : L’Enseignement s’est-il démocratisé ?, Seuil, 1986, p. 201. Six ans plus tard, Antoine Prost mettra en évidence, à partir de ces mêmes années 1960,l’enlisement des orientations gaulliennes et leur inversion sous l’effet de ralentissement de la conduite des affaires de la France par Pompidou (Éducation, Société et Politiques, Seuil, 1992, p. 104). La démocratisation néanmoins a pu repartir.

 

 

(1) Jean-Noël Luc, La Statistique de l’enseignement primaire, XIXe-XXe siècles, Économica- INRP, Paris, 1985, p. 130.

(2) D’après Jean-Noël Luc, ibidem, p. 179 – Paul Gerbod donne même, pour 1900, des chiffres plus élevés (intégrant sans doute les effectifs de jeunes enfants dans les salles d’asile ?).

(1) P. Albertini, L’École en France, XIXe-XXe siècle, Hachette, Paris, 1992, p. 8. L’auteur ajoute en dépit des vicissitudes : « Le XIXe siècle est dans son entier le siècle de l’alphabétisation féminine. »

(2) A. Prost, Éducation, Société et Politiques, Seuil, Paris, 1992, p. 49.

(3) Cité par J. Georges, « Généalogie des collèges », in : Des outils pour réussir au collège, CRDP, CRAP, 1986, p. 76.

(4) A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, Armand Colin, Paris, 1968, p. 32.

(5) Voir P. Gerbod, La Vie quotidienne dans les lycées et collèges au XIXe, Hachette, Paris, 1968, pp. 96-97.

(1) F. Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, tome III : De la Révolution à l’École républicaine, Nouvelle Librairie de France, Paris, 1981, p. 465.

(2) Cité ibid., p. 470. Voir également, cité par P. Albertini in : L’École en France, XIXe- XXe siècle, Hachette, Paris, 1992, p. 56, le discours de V. Hugo à l’Assemblée en janvier 1850 contre la loi Falloux : « Je ne veux pas vous confier l’enseignement de la jeunesse, l’âme des enfants... »

(3) P. Gerbod, op. cit., p. 96.Voir également, F. Mayeur, op. cit., p. 158, qui note qu’en 1930 les effectifs féminins dans le second degré atteignaient seulement la moitié de ceux des garçons.

(4) Ibid., p. 122.

(1) Ibid., p. 122.

(2) Voir Jean-Noël Luc, op. cit., pp. 12-14.

 

 

 

(1) P. Gerbod, op. cit., p. 128.

(2) F. Mayeur, Histoire générale de l’enseignement et de l’éducation en France, op. cit., pp. 641-643.

(3) P. Gerbod, op. cit., p. 128.

(4) Voir P. Gerbod, op. cit., p. 128.

(5) Voir P. Gerbod, op. cit., p. 135.

(6) A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, Armand Colin, Paris, 1968, p. 56.

(7) P. Gerbod, op. cit., p. 128.

 

 

(1) F. Mayeur, op. cit., p. 508.

(2) P. Gerbod., op. cit., p. 129.

(3) F. Mayeur, op. cit., tableau p. 511.

(4) Ibid., p. 510.

(5) P. Gerbod, op. cit., p. 136.

(6) Même s’il fallait avoir le bac ès lettres pour s’inscrire au bac ès sciences.

 

 

 

(1) Gerbod, op. cit., p. 141.

(2) Ibid., p. 137.

(3) Cité par A. Prost, op. cit., p. 223. Ibidem, p. 227, l’auteur note que le véritable enseignement scientifique « se donne à Polytechnique, réorganisé sous le Consulat, au Muséum ou au Collège de France. »

(4) Voir la passionnante étude faite par C. Nique, dans L’Impossible Gouvernement des esprits, Nathan, Paris, 1991, pp. 109 et sq.

 

(1) Voir Madame Guizot : « L’enseignement mutuel est le régime constitutionnel introduit dans l’éducation ; c’est la charte qui assure à l’enfant la part de sa volonté dans la loi à laquelle l obéit. » A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, op. cit., p. 217. Également, a contrario, l’abbé Affre, vicaire général d’Amiens : « Nul rapport de respect et de reconnaissance de la part de l’enfant : rien qui puisse lui inspirer ces sentiments envers le maître, car ce maître ne lui apprend rien, ne lui donne rien ; l’instruction est donnée par d’autres enfants. Il n’obéit qu’à ses pairs... Il est facile de voir combien une telle méthode est vicieuse... Quoi de plus propre à nourrir leurs dispositions à l’ambition, à l’orgueil, à l’indépendance... » (ibid., p. 126).

(2) P. Albertini, op. cit., p. 21.

 

 

 

(1) A. Prost, ibid., p. 119.

(2) P. Gerbod, op. cit., p. 124.

(3) Ibid., p. 127.

(4) Ibid., p. 125.

 

 

 

 

 

(1) A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, op. cit., p. 184.

(2) P. Gerbod, op. cit., p. 125.

 

6

Le stupide XIXe siècle

Sur cette roue ou rose des antagonismes, au-delà du romantisme, nos aïeux des bons (ou des stupides (1)) XIXe et XXe siècles joueront, à leur tour, la fortune de la France selon la permanence-alternance des conflits et dépits nationaux, en matière de vie politique aussi bien qu’en formes d’éducations. En douteriez-vous ?

Car les oscillations redoutables de nos humeurs nationales se succèdent sans relâche, au long de notre histoire : balançant entre des phases de réformes, amorcées par des fièvres extrêmes de mécontentement (critiques ou révolutionnaires) touchant alternativement les élites ou les masses excédées, suivies inéluctablement par des retouches sur des restaurations (lesquelles s’accommodent, dans la France moyenne, d’explosions démographiques ou d’opportunités économiques). « La France ne vaut que par les extrêmes, soupira Valéry, mais ne dure que par les moyens. » (2)

Nous savons, de la sorte, alterner des pulsions de liberté ou d’innovation avec des rappels à l’ordre, des virulences progressistes avec des véhémences traditionalistes (et isolationnistes ou xénophobes), opposant, comme on le verra, les lettres et les sciences, les langues anciennes et les langues vivantes ou la philosophie, l’élitisme ou l’égalitarisme, mais également les options cléricales ou laïques. Il en résulte une évolution aux temps nouveaux qui reste contenue, ralentie, avec des pas en avant et des pas en arrière au rythme de quelque tango, intégré dans notre génie latin, conservateur et rageur ! En politique et en éducation, toujours quelque passion ! Mais jusqu’où ?

L’histoire accélérée des régimes, en France

Sans doute se souvient-on mieux (?) de l’histoire alternative de nos régimes ou propositions politiques entre impérialisme et monarchisme, parlementarisme et républicanisme. Après l’Empire, la Restauration de 1815 a bien été surprise par la révolution de Juillet 1830, celle-ci ouvrant la voie à une ère philipparde et bourgeoise mais interrompue (subséquemment!) par la révolution de 1848 et la courte IIe République. Icelle République fut suspendue par l’avènement du Second Empire, renversé aux temps dits par les revers et soubresauts de 1870 (guerre franco-allemande d’une part, Commune et répression de M. Thiers de l’autre), faisant le lit de la IIIe République. Avec l’intermède des Cent-Jours, sept changements de régime (et même huit, en comptant le Consulat) en un siècle. Virtuosité française !

La longévité précaire de la IIIe, secouée par les Affaires et deux guerres mondiales, outre les expéditions multiples, offrit une piteuse chance à une restauration, en 1940, par la forme de l’État français, corrigée derechef, en 1944, par l’effet d’une Résistance, d’où sortit une IVe République bien parlementaire. Las! celle-ci fut vite altérée par une instabilité ministérielle suraccélérée et une crise d’atermoiement réactionnaire au mouvement inexorable de la décolonisation (au-delà d’un Empire).

Advint, après celle de l’Indochine, la guerre (reconnue comme telle ?) d’Algérie, entraînant le retour, dès 1958, du général de Gaulle, instituant une Ve République, plus présidentielle, mais ouverte au progrès social et culturel. Néanmoins, la prospérité venue, une protestation indignée revint par les événements (par nature, inattendus ; mais par sensibilité nationale, inévitables ?) de 1968 : portée par les dérives conservatrices du gouvernement Pompidou, une phase régressive s’imposa, réduisant la démocratisation en éducation ou en partage de richesses, au bénéfice d’un élitisme social dominant(1). Cela se fit en sorte que, par un juste retour du pendule, le pouvoir revint en 1981, pour un temps et à un intermède près, au parti du Mouvement, réputé égalitaire, et à la gauche solidaire mais bientôt redivisée. En sorte que la « mi-temps » des années 1990 vit refleurir la droite avant que le pendule ne se reporte vers la gauche pour la fin du siècle...

Le pendule de nos oscillations continuerait-il à nous porter en d’autres voies ? Normalement, reconnaissons que la France fluctue selon la devise de son jacobinisme parisien, mais qu’elle a de surprenants rétablissements (et donc pas de mergitur) : autant dire que Marianne a des hanches superbes assurant ses redressements, aidée il est vrai par sa fidèle Madelon que d’aucuns appellent Administration et d’autres Éducation !

Revenons dès lors à celle-ci et aux sinuosités serrées de ses progressions, réformes et régressions, réciproquement provisoires.

Croissances et controverses dix-neuvièmistes

Le profil du XIXe siècle est exemplaire en éducation. S’il contient la perpétuation des controverses ainsi que des lenteurs dans les adaptations, il amorce les explosions, quantitatives et qualitatives, du XXe siècle. Quelles que soient, en effet, les difficultés rencontrées pour traiter les statistiques alors que le territoire national s’accroît (Nice et la Savoie, 1860) ou se voit amputé (Alsace-Lorraine, après la défaite de 1870), mais aussi en raison de l’instabilité saisonnière des élèves ruraux (pouvant donner lieu à une double inscription annuelle) ou des âges d’accueil dans les écoles (variables ou affectés par le travail souvent précoce des enfants de cités ouvrières), les effectifs, au long du siècle, se sont multipliés en raison d’une « demande sociale accrue d’instruction, et la proportion d’enfants scolarisés augmente irrégulièrement, mais incontestablement » (1).

Les effectifs arrondis des écoles publiques et privées sont éloquents dans le premier degré : en 1830, 1400000 élèves ; en 1840, 2900000; en 1850, 3300000; en 1861, 4300000; en 1872, 4700000; en 1880, 5000000; en 1900, 5400000. (2)

La démocratisation complète est pratiquement assurée au début du XXe siècle dans le premier degré : pour les garçons, et même en dépit des conflits, pour les filles, avec un retard de moins en moins marqué pour celles-ci. Dans son fameux discours de la salle Molière, le 10 avril 1870, Jules Ferry donnait le ton : « Il faut choisir, citoyens : il faut que la femme appartienne à la science ou qu’elle appartienne à l’Église. » (1)

Il n’en a pas été de même en fait de démocratisation pour le second degré, en dépit des changements qui fondent l’École républicaine.

Car, ainsi que l’observe, pour la fin du XIXe siècle, Antoine Prost : « Seule école, parce que destinée à forger l’unité idéologique de la nation, l’école primaire de Jules Ferry n’était pourtant pas l’école de tous. Une autre école existait qui demeure payante quand celle-ci devient gratuite et qui accueille surtout les enfants des classes supérieures de la société : l’enseignement secondaire avec son école élémentaire. Jules Ferry hérite de cette situation, mais il ne la modifie pas. » (2)

Bien plus, il disjoignait la scolarisation des milieux populaires et celle des enfants de notables et confirmait ce qu’avait énoncé, au siècle précédent, Destutt de Tracy, dans un discours prononcé un 13 juillet 1880, à la tribune de la Chambre des députés. « Le devoir de l’État, en matière d’enseignement, est absolu, il le doit à tous... Mais, quand on arrive à l’enseignement secondaire, il n’y a plus la même nécessité et la prétention ne serait plus admissible si l’on disait : tout le monde a droit à l’enseignement secondaire. Non, ceux-là seuls y ont droit qui sont capables de le recevoir et qui, en le recevant, peuvent rendre service à la société. » (3) En fait, la fortune des familles ferait la sélection : ce qu’on a cherché à pérenniser ?

L’enseignement secondaire ne cessa néanmoins de se développer tranquillement au cours du XIXe siècle. « Vers 1810 l’enseignement secondaire touchait entre 50 et 60 000 enfants : il en regroupe plus de 150 000 en 1880 » (4), et 250 000 à la fin du siècle (5). Ces chiffres contiennent les effectifs de l’enseignement privé, à dominante confessionnelle, qui se mesurent presque à égalité au long du siècle, quoi qu’avec de fortes fluctuations en raison des vicissitudes politiques, et avec ceux de l’enseignement public.

On peut deviner, en effet, si on l’avait oubliée, la violence des oppositions suivant lesquelles s’affrontèrent les tenants de la laïcité et les cléricaux au cours du siècle, ces derniers réclamant la liberté de l’enseignement pleine et entière (1) face à Guizot en 1836 pour obtenir, en mars 1850, par la loi Falloux, partielle satisfaction. « L’université, écrivit l’historien Ernest Lavisse, ne fut ni détruite, ni soumise à l’Église, mais l’Église, en possession de nouvelles écoles privées, devint la rivale de l’université. Elles allaient se disputer la jeunesse française, se la partager et la couper en deux masses orientées en deux directions opposées. Alors on comprit en France que la loi Falloux avait été un des événements décisifs du XIXe siècle. » (2) On ne l’oublierait pas un siècle et demi plus tard, comme on le verra ci-après.

La revanche du mouvement laïque se marquerait par les lois de Jules Ferry, et surtout par celle de la séparation des Églises et de l’État en 1905. Mais le conflit se perpétuerait au XXe siècle, animant encore notre vie publique. En fait, le taux de scolarisation dans le second degré, malgré sa croissance, resta faible, allant du cinquantième au vingtième des effectifs du primaire ; il fut inégalitaire, ne serait-ce qu’entre les garçons et les filles, même si, pour celles-ci « les établissements féminins, en vingt ans, de 1889 à 1909, voient leurs effectifs tripler » (3). Il est, d’autre part, très irrégulièrement assuré, plus élevé dans le département de la Seine (où la proportion est du onzième des effectifs du premier degré), mais presque dix fois plus faible dans les départements pauvres ou isolés, sous la monarchie de Juillet mais aussi ultérieurement. De la sorte on observera longtemps encore une alternance de « classes pléthoriques et squelettiques » (4), avec des effectifs de moins de cinqélèves ou de cinquante à plus de quatre-vingts élèves à Paris en rhétorique (et ce, jusqu’en 1912)(1).

Paul Gerbod note même le comportement (conservateur ? centralisateur ?) des enseignants requérant des grands nombres d’élèves « pour ne pas abandonner une partie de leur “salaire” éventuel à leur suppléant ou au professeur divisionnaire » (1). Nous n’en sommes plus là! Même si certains professeurs s’affectent encore à chaque mesure nouvelle sur les programmes d’un risque d’une diminution de leurs ouailles, tout en se plaignant, entre-temps, de classes toujours trop nombreuses.

Toutes ces expansions ou explosions s’effectuent selon une sorte d’émulation emphatique entre les régimes successifs de ce siècle tourmenté, « attachés à généraliser le bienfait de l’instruction » (Salvandy, 1837), à « répandre l’instruction dans tous les rangs de la société » (Fourtoul, 1855), à « propager, étendre et améliorer l’éducation populaire » (Commission Levasseur, 1889)(2), sans oublier Jules Ferry et Victor Duruy. Dans leur projet continu, ces généralisations, extensions et améliorations seront accompagnées et perturbées sans trêve, comme nous le préciserons, par un débat incessant, non seulement entre cléricaux et laïcs, mais aussi, suivant notre imbroglio perpétué, entre classiques et modernes, centralisateurs et régionalistes, littéraires et scientifiques, conservateurs et progressistes, républicains et monarchistes (légitimistes ou orléanistes), entre élitistes et différentialistes, entre républicains et démocrates. En sommes-nous sortis ?

Programmes en sempiternels remaniements

Le XIXe siècle, stupide ou non, a donné un bel exemple d’atermoiement et de remords au XXe siècle. « Vingt fois sur le métier... » Ah ! classicisme.« Depuis 1815, observe Paul Gerbod dans une page d’anthologie, il n’est guère d’année où l’administration centrale n’édicte quelque modification du plan d’étude de 1802. » Nous connaissons aussi une telle persévérance réformatrice de nos jours, sans que les modifications prescrites se stabilisent, tant, aussitôt imposées, elles sont déjà contredites ou obsolètes ! « La Restauration refoule l’enseignement des sciences dans les classes supérieures, laisse s’introduire celui de l’histoire en 1818, mais fait du cours de philosophie, donné désormais en latin, le complément de la rhétorique. » (1) Ce qui laisse à penser. On ne s’étonnera pas, dès lors, de constater que l’agrégation de philosophie créée en 1828 soit supprimée ultérieurement pour n’être rétablie qu’en 1863 par Victor Duruy; de même l’agrégation d’histoire, créée en 1830, fut supprimée par Fortoul en 1853 pour être remise en vigueur par Rouland, en 1860(2).

Les vicissitudes de l’histoire et de la philosophie ne peuvent faire oublier celles des sciences, exécrées pour leur modernisme, ni celles des langues vivantes. « Les hommes du mouvement reprennent l’avantage en 1829 :Vatimesnil nomme, à cette date, une commission chargée de rechercher le moyen de simplifier et d’abréger sans l’affaiblir l’enseignement des langues anciennes, fortifie les disciplines scientifiques, développe la part des langues vivantes. » (3)

La révolution philipparde faite, « à partir de 1830, tandis que Victor Cousin renforce le rôle de la philosophie – pour un éclectisme pluraliste –, est posé le problème d’un enseignement secondaire moderne (après différentes tentatives avortées, celui-ci ne sera en fait fondé sérieusement qu’au début du XXe siècle). Mais le règlement du 25 août 1840 sacrifie la science aux lettres. C’est un retour en arrière » (4).

Les horaires parlent d’eux-mêmes : « En 1843, une seule heure hebdomadaire est réservée à l’arithmétique et à la géométrie en Troisième, Seconde et Rhétorique. Les élèves n’abordent les sciences physiques et naturelles qu’en philosophie et en mathématiques élémentaires. »(5) Quant aux langues vivantes, « elles sont limitées aux trois classes de Quatrième,Troisième et Seconde » (6).

Mais la valse, ou plutôt le tango entre lettres et sciences, entre le traditionalisme et le progressisme, retrouve son rythme. « L’offensive reprend sous Salvandy en faveur des disciplines modernes (langues vivantes et sciences) ; elle se poursuit à travers la crise de 1848 et aboutit en 1852 au système de la bifurcation, fondé sur l’égalité entre les sciences et les lettres. » (7)

Après la Quatrième, deux sections sont ainsi ouvertes aux élèves par Fortoul : l’une littéraire, l’autre scientifique, plus exactement latingrec et latin-sciences. Bien qu’elle renforçât la culture littéraire, « labifurcation n’en fut pas moins impopulaire », note Françoise Mayeur (1). Et elle ne dura qu’une dizaine d’années.Toute une conspiration s’organisa contre ce qu’on dénonçait comme la mort des humanités : excès de langage, et par des humanistes (nous connaissons toujours cette contradiction) ! Victor Duruy fut conduit à supprimer progressivement, puis définitivement en 1864, la bifurcation, « système abhorré par l’ensemble du corps enseignant » (2). Il rétablit la classe de philosophie, fortifia de nouveau les humanités annoncées en péril.

En fait, celles-ci triomphent encore sous l’ordre moral (que nos rétrogrades gauchistes y songent !). Et au-delà : en 1880, l’addition des horaires des classes, de la Sixième à la philosophie, assure encore trente-neuf heures au latin et vingt heures au grec, contre vingt et une heure au français et dix-huit heures aux langues vivantes, vingt-huit heures en sciences (avec une dominante pour les mathématiques) et vingt-quatre heures à l’histoire-géographie (3). En Sixième et Cinquième, les élèves font dix heures hebdomadaires de latin contre trois heures en langues vivantes, sciences et histoire-géographie (soit neuf au total !).

« Mieux, remarque Françoise Mayeur, les modifications d’horaires qui surviennent en 1880, 1885, 1890, opérées pour alléger le travail des élèves tout en diversifiant les objets de connaissance, se font au détriment des disciplines scientifiques surtout, tandis que le latin et le grec exercent une royauté incontestée. » (4)

Paul Gerbod, pour sa part, observe qu’« en 1890, en Première, les sciences n’ont qu’une heure et demie (5) ». Qui plus est, « la réforme de 1902 libère pratiquement des sciences les sections latin-grec (A) et latin-langues (B) ; les mathématiques et les sciences physiques se trouvent rejetées dans les sections C (latin-sciences) et D (sciences-langues). » (5)

Mais les chiffres parlent toujours : s’il n’y a en 1830 que 34 bacheliers ès sciences (6) pour 2 816 littéraires, en 1914 on n’en trouve encore que 2 972 pour 4 824 bacheliers de philosophie.

Il est vrai que la propension à obtenir le baccalauréat restait faible : de 1830 à 1900, la proportion des élèves de l’enseignement secondaire public et privé admis au baccalauréat reste inférieure à 4% (3,5 à 3,7) (1). Mais le fort en thème l’emporte encore sur celui qui a la bosse des maths ! Et Gerbod peut conclure sur cet enseignement secondaire du XIXe siècle, parfois vanté pour blâmer le temps présent : « Programmes alourdis, horaires morcelés et capricieux, usure des maîtres et dégoûts des élèves se conjuguent pour rendre plus diverses et changeantes les liturgies quotidiennes. » (2) Rien de changé sous le soleil de France ? Si !

Mais, là, portion congrue pour les sciences, jusqu’au renversement en leur faveur vers 1950. Il faut attendre ! Car l’enseignement supérieur n’est pas mieux servi : « Qui voudra me croire, proteste Pasteur en 1858, quand j’affirmerai qu’il n’y a pas au budget de l’Instruction publique, un denier affecté au progrès de la science par les laboratoires (3) ».

Méthodes en voltes successives

Les méthodes d’enseignement dans le premier comme dans le second degré, même en évoluant lentement, ont aussi fait l’objet de conflits virulents et incessants entre traditionalistes et novateurs, comme entre partisans d’une méthode unique ou tenants d’une liberté pédagogique.

Pour le premier degré, la formation des maîtres a fait l’objet de conflits violents entre laïcs et cléricaux, ceux-ci souhaitant des Écoles normales, créées en 1833 par Guizot et vivement menacées dans les années 1850, malgré le soutien que leur apportait Napoléon III. L’histoire de ces conflits reste instructive : elle semble renaître dès que des institutions nouvelles de formation sont créées, comme cela est visible avec les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) dont nous reparlerons (4). « Pour réaliser les objectifs sommaires qui lui sont fixés, note PierreAlbertini, le maître d’école dispose approximativement, dans les années 1800-1880, de trois méthodes : la méthode individuelle, la méthode mutuelle, la méthode simultanée. » (1)

La première, traditionnelle, convenait à des écoles rurales à faible effectif : l’enseignant interrogeait ou faisait réciter et lire chaque élève à tour de rôle.

La deuxième a été recommandée par Lazare Carnot pendant les Cent-Jours. Les classes, nombreuses, étaient organisées en petits groupes auxquels, sur de petites estrades latérales, des élèves plus avancés faisaient cours, sous la conduite du maître, enseignant l’un la lecture, l’autre l’écriture, un autre enfin le calcul, en apprentissage conjoint (ce qui était en opposition à la tradition qui imposait de savoir lire avant de commencer à écrire). L’enseignement mutuel mit en service en nombre restreint des manuels uniformes ainsi que les tableaux muraux et les ardoises – ce qui était nouveau. Économe en enseignants formés, il se développa dans les villes, soutenu par les libéraux et en dépit des critiques virulentes formulées à son propos par certains évêques et par les frères des Écoles chrétiennes (2).

Ceux-ci avaient depuis longtemps mis au point le mode simultané d’enseignement en voie magistrale, par classes d’âges et de niveaux, poussant les élèves à progresser du même pas dans chaque classe.

Le débat entre les trois modes, vif à Paris, se termina par la décision d’Octave Gréard d’interdire l’enseignement mutuel. Les Écoles normales s’étaient développées : l’entretien de celles de filles était devenu obligatoire en 1879 ; il y avait désormais suffisamment d’enseignants formés. Cet état des choses permit à Gréard d’imposer une division de l’enseignement simultané en trois cours et une méthodologie concentrique (on reprenait chaque année les mêmes programmes mais en les approfondissant). Il développa ainsi, avec Ferdinand Buisson, un projet d’enseigner tout le savoir pratique, poussant à quelque tendance faussement encyclopédique (que nous connaissons toujours !) et cherchant par suite à réduire les effectifs pléthoriques des classes.

Au-delà de ces péripéties, « pour l’enseignement de la lecture, de l’écriture, et sans doute aussi du calcul, il semble bien, en effet, que le milieu du XIXe siècle enregistre une véritable révolution. Nous vivons encore, pour l’essentiel, sur l’acquis de cette époque » (1).

En fut-il de même pour le second degré, où les cours se font ex cathedra, souvent dictés, face à des élèves passifs qui prennent au vol la parole magistrale et alors que les queues de classes sont abandonnées à elles mêmes et que, en raison d’un règlement du 25 août 1840, les langues vivantes doivent être traitées comme des langues mortes (dont « les méthodes ont fait leur preuve » assure-t-on) (2) ? Ces méthodes n’ont-elles pas duré plus d’un siècle ? Et de nos jours...Traditionalisme, quand tu nous tiens !

Les tendances centralisatrices et autoritaires étaient, il est vrai, en honneur. Fortoul, en 1854, édictait des instructions minutieuses pour régler, minute par minute, le déroulement des cours. Il songeait ainsi à corriger l’absence d’une formation chez les professeurs : jusqu’en 1870, le seul livre de chevet des futurs maîtres est le Traité des études du chanoine Rollin publié en 1725 et réédité en 1809! (3)

Mais, contre ces tendances réductrices, des courants plus modernistes et décentralisateurs se manifestent. À partir de 1856, la Revue de l’Instruction publique fait, en effet, campagne pour un retour à la liberté des méthodes pédagogiques, de même qu’en 1857, Bersot dans ses Lettres sur l’enseignement, parues chez Hachette, plaidait en faveur d’une refonte des programmes et d’une réforme du baccalauréat.

Duruy, entre 1863 et 1869, se fait le champion d’une révolution pédagogique supprimant le cours dicté et les interrogations fréquentes. Rompant avec les velléités encyclopédiques du baccalauréat, il désigne à celui-ci l’objectif de déceler « des aptitudes réelles à raisonner, à écrire et à parler, formées au contact des grandes oeuvres de l’esprit humain et des méthodes de la science » (4).

Défaite et responsabilité de l’École

La défaite de 1870 entraîne de vives polémiques sur un enseignement hostile à la géographie, aux sciences, aux langues vivantes et à la gymnastique : « Pour les républicains la cause de la défaite est l’insuffisante instruction du peuple : c’est l’instituteur prussien qui a gagné la guerre. Le redressement national passe donc par l’école gratuite et obligatoire. Pour les catholiques, la France a été battue parce que déchristianisée, l’école confessionnelle est plus que jamais nécessaire. » (1)

Au milieu des luttes, des pétitions et des manifestations massives, Jules Simon en 1872, dans une circulaire du 26 septembre, propose « de transformer des méthodes qui ont vieilli et d’abandonner des exercices dont l’inutilité est universellement reconnue » (2). Il décide la suppression du vers latin ; celui-ci est rétabli dans le plan d’études de 1874 : les classiques veillent ! Comme aujourd’hui...

Cependant, en 1880, Jules Ferry entreprend une nouvelle offensive contre « les routines, les analyses à outrance [...] et tous les exercices mécaniques et surannés ». Des pionniers de la pédagogie nouvelle se lèvent, la Sorbonne crée enfin en 1883 une chaire de pédagogie inaugurée par Henri Marion. Les épigones de Jules Ferry l’ont-ils oublié ?

En dépit des lois laïques et de ces initiatives novatrices, le corps enseignant résiste. En 1899, une commission parlementaire enquête sur l’instruction secondaire et constate la gravité du retard pédagogique.

Le problème de la formation des maîtres, posé dès 1850, n’est pas traité, comme s’en indigne en 1905 Charles-Victor Langlois, professeur à la Sorbonne, dans un ouvrage consacré à la Préparation professionnelle à l’enseignement secondaire. Déjà!

Il faudra encore un siècle pour y procéder un peu mieux : mais encore avec quelles controverses à propos d’épreuves professionnelles dans les concours de recrutement imposés à partir de la création des Instituts universitaires de formation des maîtres, connus sous le sigle d’IUFM, et qui reviennent au premier plan. Honni soit le professionnalisme ?

Au bout du XIXe siècle, ces critiques envers le système scolaire, mêlées aux grandes querelles entre les républicains et les cléricaux, puis entre dreyfusards et anti-dreyfusards, poussèrent à l’intervention d’une commission d’enquête parlementaire, puis à une réforme novatrice en 1902, laquelle n’était pas encore passée dans les moeurs des enseignants en 1914, ni plus tard, comme on le verra dans un prochain chapitre. Le débat demeurait entre conservateurs et réformistes, entre partisans de l’élitisme et tenants de l’égalitarisme : jusqu’à nos jours ?

 

 

 

 

 

 

 

(1) Cité par A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, op. cit., p. 58.

(2) P. Albertini, op. cit., p. 52.

 

 

 

 

 

 

(1) Cité par A. Prost, Histoire de l’enseignement en France, op. cit., p. 292.

(2) Par J. Carcopino, ministre de « Vichy » ! Voir ci-après.

 

 

 

1) Cité par Zeldin, op. cit., p. 230.

(2) P. Albertini, op. cit., p. 27.

(3) Comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Firmin-Didot, Paris, 1853, in : Morceaux choisis, Gallimard, Paris, 1937, p. 32.

 

(1) Ibid., p. 37.

(2) E. Renan, La Réforme intellectuelle et morale, Calmann-Lévy, 13e éd., 1939, p. 98.

(3) Ibid., p. 93.

(4) Ibid., p. 49.Voir également : « La fin de l’humanité, c’est de produire des grands hommes ; le grand oeuvre est accompli par la science, non par la démocratie. Rien sans grands hommes ; le salut se fera par des grands hommes » in « Souvenirs de jeunesse et d’enfance », Dialogues et Fragments philosophiques.

(5) Drieu La Rochelle, Notes pour comprendre le siècle, Gallimard, Paris, 1941 p. 181

(1) R. Guenon, La Crise du monde moderne, Gallimard, Paris, ch. VI : « L’avis de la majorité ne peut être que l’expression de l’incompétence ».

(2) L. Daudet, Le Stupide XIXe siècle, op. cit., p. 217.

(3) J.Touchard, Histoire des idées politiques, PUF, Paris, 1959, 5e éd., 1970, p. 808.

(4) Ibid., p. 809.

(5) Ibid., p. 819.

(6) P.Valéry, Vues, La Table ronde, Paris, 1948, p. 32.

(7) Ibid., p. 10.

(1) L. Schwartz, in la revue Esprit, mai 1991, p. 104 et suivantes. Prônant la sélection, hostile à l’article 14 de la loi Savary de 1984, ce grand mathématicien soutient qu’on prend « prétexte de l’existence d’élèves qui ont des difficultés pour freiner ceux qui le peuvent et le veulent » et qu’on blâme « toute tendance à la compétition » (p. 105), ce qui contredit son affirmation que « l’égalitarisme approfondit les inégalités » (p. 111), d’une façon inquiétante. Il assure que les « appareils syndicaux » de la Fédération de l’Éducation nationale ont pour but « moins la défense des enseignants et de l’enseignement que la conquête d’un pouvoir  ces appareils syndicaux sont (de ce point de vue seulement) peu distincts des apparatchiks des pays de l’Est européen » (p. 117), quitte à remarquer, p. 119, qu’« il serait un peu absurde d’employer le mot totalitaire ou le mot apparatchik pour des syndicats qui, par ailleurs, défendent les libertés d’un pays démocratique et s’intéressent aux causes justes en France et dans le monde ». Contradictions ici ou là ? Précautions d’intellectuels ? Imbroglio ?

(2) J. de Romilly, L’Enseignement en détresse, Julliard, Paris, 1984, p. 158.

(3) Ibid., p. 158.

(4) Ibid., p. 91.

(5) Ibid., p. 121.

(6) Ibid., p. 157.

(7) Ibid., p. 39.

(8) Ibid., p. 140.

(9) Ibid., pp. 23 et 24.

(1) Ibid., p. 151.

(2) Cité par J. Basile, in : La Nouvelle Formation culturelle, Braine-l’Alleud, 1991, p. 105.

(3) Milner, De l’École, Seuil, Paris, 1984, p. 75.

(4) Milner, op. cit., p. 98.

(5) Ibid., p. 113.

(6) Ibid., p. 12.

(7) Ibid., p. 30.

(8) Ibid., p. 142.

(1) Ch. Péguy, Notre jeunesse, Gallimard, Paris, 1933, p. 14.

(2) Ibid., p. 48.

(3) Ibid., p. 215.

7

Élitisme ou démocratie

Une certaine sauvegarde des élites sociales avait été assurée par la domination du latin et, à moindre titre, du grec, au sein d’un enseignement secondaire payant. On se préoccupa néanmoins, au XIXe siècle d’étendre vers d’autres couches de la population des formations plus approfondies que celle prodiguée dans l’école primaire. Et ce furent des tentatives successives, suivies de repentirs !

Des essais d’enseignement professionnel

Vatismesnil crée en 1829 des cours spéciaux de deux ans dans les collèges afin que soient étudiées « les sciences et leur application à l’industrie, les langues vivantes, la théorie du commerce, le dessin » (1). Mais, en 1833, Guizot croit bon de créer en surcroît, dans toutes les communes de plus de 6 000 habitants, des Écoles primaires supérieures en vue d’établir un enseignement intermédiaire entre le primaire et le secondaire pour les fils de cultivateurs et d’artisans.

La prééminence du second degré pourtant fait obstacle à ce projet  « Par manque d’élèves motivés, de maîtres qualifiés et de prestige social, le projet fait long feu : après 1841, les EPS sont annexées aux collèges ; beaucoup vivotent puis disparaissent. » (2) Néanmoins certaines résistent, comme à Nantes, en prenant en compte les besoins de l’économie locale.

En revanche, en 1847, Salvandy consacre les cours spéciaux et institue un enseignement spécial de trois ans qui commence après la Quatrième : un cycle court prenait place. En 1865, dans la continuité, Victor Duruy, par une loi du 21 juin, créait officiellement l’enseignement secondaire spécial de quatre ans, étayé, pour la formation de ses enseignants, sur une École normale à Cluny et sur une agrégation spéciale. Malgré son succès (41 % des élèves du public en 1876), mais minimisé par le prestige de l’enseignement classique, cet enseignement dériverait du spécial (faisant sa spécificité professionnelle) vers le moderne inséré tant bien que mal dans la hiérarchie des lycées et collèges.

Mais la place laissée libre redonnait des chances aux Écoles primaires supérieures. Celles-ci, relancées par un arrêté du 15 janvier 1881 et surtout par la loi Goblet de 1886, se revoyaient dotées d’un statut juridique et de programmes concentriques conçus sur trois années précédées d’une année préparatoire. À côté d’elles sont établis des Cours complémentaires annexés aux écoles élémentaires pour une scolarité d’un an seulement.

Quoique maintenues, par les soins de Gréard, à l’écart de l’enseignement secondaire et de « sa culture désintéressée », la plupart des EPS dérivèrent vers un enseignement plus général que professionnel : elles préparaient aux concours administratifs et aux fonctions d’employé, pour des carrières ne requérant pas des études secondaires, donnant, selon les termes de Gréard, « satisfaction aux ambitions légitimes, sans surexciter les prétentions aveugles, aussi décevantes pour les individus que fatales à la société » (1).

En fin de compte, l’enseignement primaire supérieur finit par devenir un enseignement moderne, analogue au premier cycle des lycées et collèges, comme le notait, en 1922, Paul Lapie. Il en adviendrait leur intégration pure et simple au secondaire en 1941(2). Laborieusement, dans le vide apparent d’une formation adaptée aux attentes des milieux populaires, l’enseignement technique, multiforme, notamment dans le cadre des Écoles pratiques d’industries et de commerce (EPIC), devrait se frayer un chemin difficile.

Latin versus français

Il n’était pas facile d’établir des voies raisonnables, pour le développement des individus et leur formation professionnelle ou générale, dans l’imbroglio des positions et oppositions auxquelles se complaisaient les diverses couches de la population française.

L’opposition violente entre laïcs et cléricaux s’était cependant stabilisée autour du maintien du latin, alors que celui-ci protégeait d’une croissance du français en lutte contre les patois et les régionalismes. Duruy pouvait écrire, en 1866, que « les ecclésiastiques se font un cas de conscience de combattre le français comme la langue de l’impiété » (1). Mais, pour d’autres, la survivance de la rhétorique latine maintenait une austérité de bon aloi : « On préfère l’ascèse au naturel », observe Pierre Albertini (2), ou le détour et l’abstraction au direct et au concret.

Il faut encore ajouter que, même pour des esprits républicains, le souci de préserver les équilibres sociaux pouvait conduire à des positions justifiant des vues élevées, des séparations claires, des différences assurées par des titres de haut niveau pour quelques happy few.

C’est donc tout juste si on supporte en 1865 la création marginale d’un enseignement basé sur le français et sans latin qualifié de « spécial» (hors comparaison avec l’enseignement « général »), pour être populaire. Quant aux esprits libéraux, ils pouvaient au surplus garder quelque doute sur les chances d’une instruction populaire ou plutôt sur l’utilité d’un enseignement pour les masses.

Libéraux et élitisme

On ne peut, en effet, oublier le climat élitique de l’époque. Gobineau, qui fut chef de cabinet d’Alexis de Tocqueville en 1849, nous le rappelait, avec un élégant plaidoyer de 1850 : « J’ai vu, et toutes les personnes qui ont habité la province l’ont vu comme moi, les parents n’envoyer leurs enfants à l’école qu’avec une répugnance marquée, et taxer de temps perdu les heures qui s’y passent... ; et quand, une fois que l’école est quittée, le jeune homme n’a rien de plus pressé que d’oublier ce qu’il y a appris... J’approuverais donc, avec plus de tranquillité d’âme, tant d’efforts généreux vainement dépensés pour instruire nos populations rurales, si je n’étais convaincu que la science qu’on veut leur donner ne leur convient pas, et qu’il y a au fond de leur nonchalance apparente un sentiment invinciblement hostile à notre civilisation. » (3)

L’auteur de l’Essai sur l’inégalité des races humaines pouvait affirmer : « Je n’ai pas besoin d’ajouter que ce mot d’ honneur et la notion civilisatrice qu’il renferme sont également inconnus aux Jaunes et aux Noirs. » (1)

Ce point de vue impertinent, raciste, serait aussi celui d’un libéral tel que se définit Ernest Renan(2) qui écrivit au lendemain de la défaite de 1870, justifiant la colonisation : « La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant... La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une dextérité de main merveilleuse, sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la avec justice... elle sera satisfaite ; une race de travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain et tout sera dans l’ordre ; une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. » (3)

On ne s’étonnera pas que ce même auteur de la Prière sur l’Acropole ait pris une position sans ambiguïté en matière d’élitisme : « L’égoïsme, source du socialisme, la jalousie, source de la démocratie, ne feront jamais qu’une société faible, incapable de résister à de puissants voisins. Une société n’est forte qu’à condition de reconnaître le fait des supériorités naturelles, lesquelles au fond se réduisent à une seule, celle de la naissance, puisque la supériorité intellectuelle et morale n’est elle-même que la supériorité d’un germe de vie éclos dans des conditions particulièrement favorisées. » (4) Supériorités naturelles. Hiérarchies. Rejet du principe d’égalité et de la rationalité. Nietzsche...

Douterait-on de l’imbroglio français qui ferait encore dire à Drieu La Rochelle, en juin 1940, selon une déclaration sinistre : « Que peut-on sur un peuple abruti par deux siècles d’enseignement rationaliste et individualiste, enseignement qui a anéanti toute résonance de l’univers dans l’homme, qui a privé les Français de leur âme et de leur corps » (5) ?

On a vu les conséquences de telles propositions avec les dictatures du XXe siècle et l’éducation hitlérienne ! Et pourtant, traitant de la Crise du monde moderne, René Guénon, inspiré de sagesse orientale, devait assurer, un demi-siècle plus tard : « Le rôle d’une véritable élite et son existence même [...] sont radicalement incompatibles avec la démocratie, qui est intimement liée à la conception égalitaire, c’est-à-dire à la négation de toute hiérarchie. » (1)

À quoi faisaient chorus les déclarations de Léon Daudet, au moment où naissait le fascisme en Italie : « Le suffrage universel institue, dans le pays où il sévit, un désordre et un désarroi permanents, qui favorisent la violence au lieu de l’atténuer. » (2)

Dans son Histoire des idées politiques, Jean Touchard observe avec pertinence que « le fascisme et le national-socialisme affirment la primauté de l’irrationnel... Cet irrationnel s’accompagne naturellement d’une conception anti-égalitaire de la société » (3).Tiens, tiens, tiens !... pour notre présent!

Cet auteur ajoute : « Aussi apparaît au premier plan le thème de l’élite. Ni Mussolini, ni Hitler ne s’interrogent longuement sur l’origine des élites, ni sur leur formation. Elles existent, c’est l’essentiel. » (4) Après avoir noté que, depuis le début du XXe siècle, le thème de la décadence est à l’ordre du jour, Jean Touchard fait alors constater que« les méditations sur la décadence s’accompagnent souvent d’une réflexion sur les élites ». Et il ajoute, nous le voyons encore aujourd’hui, que « le recours aux élites n’est pas propre, en effet, à l’Italie de Mussolini ou à l’Allemagne hitlérienne » (5). Ces rappels, si succincts soient-ils, mais hélas ! trop confirmés historiquement et littérairement, devraient inciter à quelques réserves les censeurs impénitents d’une prétendue décadencede l’enseignement français et d’une défense des élites (qui n’ont jamais été menacées, comme cela a été dit et comme on le verra ci-dessous) : s’ils entendent ne pas se laisser entraîner à quelque collusion naïve !

Plus près de nous

Mais, quoi ! alors même que Paul Valéry souligne que « les véritables élites se dégagent d’elles-mêmes » (6) et que « la France fait les Français » (tant il lui « apparaît que le racisme est une expression de faiblesse et de crainte » (7)), on constate que des esprits de qualité se laissent encore

aller à prétendre « la France malade de son égalitarisme » (1) et que l’enseignement y serait en déclin ou « en détresse » (2) ! Jacqueline de Romilly, dans son ouvrage l’Enseignement en détresse, dénonce en 1984, par exemple, « le déclin de notre langue » qui « accuse une chute vertigineuse, dont nos classes sont le reflet et qu’elles contribuent à précipiter », ajoutant : « Et voilà ! Rien que pour écrire cela, je vais passer pour réactionnaire. » (3) C’est vrai !... Ah! Mais traitant de l’égalitarisme entre l’émulation et la sélection, elle juge, contre un « on » indéfini, qu’« on n’est pas contre la qualité, on est contre l’élitisme et cette haine est si violente qu’elle entraîne dans son sillage la ruine de la qualité de tous. (4) »

Aussi, « les défaillances en apparence bénignes de notre enseignement secondaire nous mènent sans faute vers le totalitarisme. Depuis la recherche la plus poussée jusqu’à la leçon de lecture, le péril est partout » (5). D’ailleurs, « l’Université craque de partout » (6). « Las, où est notre Sorbonne d’antan ? » (7) L’élitisme, protection contre le totalitarisme ? La qualité de tous, partout, partout.

On ne s’étonnera pas du souci pédagogique émouvant, manifesté par la constatation : « On peut donner le sujet le plus concret qui soit – disons, par exemple, les animaux dans le théâtre d’Euripide... (8) ! Et quoiqu’il y ait tant de moutards ignares, de petites pimbêches et de garçons brutaux » (9), on aimera comprendre que « peu importe que les jeunes, au sortir de l’Université, soient un peu hors du temps, un peu trop entourés d’amis tels que Socrate ou Descartes, Antigone ou Ruy Blas, Virgile ou Rimbaud : la télévision, la radio, le cinéma rétabliront bien assez vite l’équilibre» (1). Faut-il démêler ici où sont l’optimisme et le pessimisme ? Le réalisme et la candeur ? À nouveau l’imbroglio !

Encore plus, alors que Valéry, toujours, quelques jours avant sa mort a pu écrire que « toutes les chances d’erreur, pis encore, toutes les chances de mauvais goût, de facilité, de vulgarité sont avec celui qui hait » (2), on voit trop souvent des intellectuels, opposants à des mesures ou des positions en éducation ou en enseignement, projeter en toute tranquillité sur leurs adversaires des dénonciations de haine à l’encontre des savoirs et des accusations de persécution. Tel professeur d’université, réputé de gauche et républicain (se réclamant de Robespierre), pointe du doigt une cabale ourdie par de petits énarques et des petits syndiqués, sans compter des « journalistes missionnaires dont la plume bave si souvent » (3).

Et cette cabale de réformateurs pieux (encore le piétisme dénoncé !) viserait selon lui à transformer l’École française en caniveau pour immigrés (4), sans compter une profession avec « distorsions pédophiliques du pédagogisme » (5) ! Pas moins... De la sorte Pol-Pot et ses Khmers rouges auraient pris position contre l’École de France, militants syndicalistes du SGEN ou du SNI, dont certains seraient « des individus prêts à toutes les contraintes » (6). Ainsi, « les réformateurs sont impardonnables » (7). Et les détracteurs ? Jean-Claude Milner va même jusqu’à assurer : « Il n’y a pas de puissance plus dangereuse pour les libertés que l’opinion – qu’il s’agisse de l’opinion brute ou de l’opinion médiatisée. » (8)

À la virulence de ces propos qui ont eu un succès d’édition, et à l’emploi incessant du terme de haine, on peut voir qu’au nom du républicanisme la confusion des oppositions entre pessimisme et optimisme, élitisme et égalitarisme, légalisme et démocratisme se manifeste encore chez nous périodiquement. Jusques à quand ?...

Péguy nous avait pourtant avertis au début du siècle, à propos de « ceux qui savent, de ceux à qui on n’en remontre pas..., de ceux qui font les malins » (1) ; dénonçant « tout le fatras des propos et des conversations, les embarras, les apparentes contradictions, les embroussaillements, les inextricables difficultés de jugement, les bonnes fois contraires et les mauvaises fois entrelacées » (2). Par rapport à cette confusion, le poète d’Ève nous avait prévenus : « La dérision et le sarcasme et l’injure sont des barbaries. Ils sont même des barbarismes. On ne fonde, on ne refonde, on ne restaure, on ne restitue rien sur la dérision. » (3)

Avis à ceux qui, se référant benoîtement à Péguy, s’empressent de prendre à partie, de couvrir de sarcasmes, de « diaboliser » les « réformateurs », les « pédagogues » : avec les répétitions d’un harcèlement médiatique. Bégaiement, barbarie : même étymologie, on le sait... Mais il y a des limites !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Cité in Martine Jey, La Littérature au lycée : invention d’une discipline (1880-1925), Université de Metz, 1998, p. 95. Nous nous appuierons volontiers sur cette étude approfondie dans ce qui suit.

(2) Voir A. Chervel, La Composition française au XIXe siècle, INRP-Vuibert, 1999.

(1) Ibidem, p. 182 : « Dans la Revue universitaire, une manière de rubrique paraît avec une certaine régularité jusqu’en 1925 et porte ce titre ».

(2) En tant que « valeur consensuelle laïque, par laquelle la République ravit à l’Église son directoire des âmes et des intelligences », notent Anne-Marie Chartier et Jean Hébrard, in : Discours sur la lecture 1880-1890, BPI, Paris, 1989.

(3) Cité par Martine Jey, op. cit., p. 36.

(4) Cité ibidem, p. 38.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Martine Jey, op. cit., pp. 191 et 192.

(1) Cité ibidem, p. 193.

(2) Ibidem, p. 196.

(3) Ibidem, p. 199; opinion de M. Santiaggi.

 

(1) Ibidem, p. 202.

(2) M. Jey, ibidem, p. 203.

(3) Ibidem, p. 203. Révision ? Retour en arrière...

(4) Ibidem, p. 200.

(5) M. Jey, op. cit., pp. 200-201.

(6) Ibidem, p. 201.

(7) Voir les propos tenus en 1992 au centre Galilée, au cours d’un colloque où s’opposaient Finkielkraut et A. Prost, par un intervenant, professeur de préparatoire : « Dix à treize pour cent des candidats à l’École polytechnique sont pratiquement illettrés. » Illettrés : on va fort ! Des professeurs saisis par l’outrance ? Inculture ? In : Quels enseignants pour quelle école ?, op. cit., p. 79.

 

(1) Encore en 1945 ! Il y avait, en chiffres arrondis, 20000 bacheliers du bac philo, mais moins de 3 000 en « math-élem », et 7 000 en « sciences ».Voir Antoine Prost, in : L’Enseignement et l’Éducation en France, tome IV, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 232.

(2) Martine Jey, op. cit., p. 207.

 

(1) Cité ibidem, p. 212.

(2) Dont on ne peut oublier la définition de la culture : « ce qui reste quand on a tout oublié ». Vision de pessimisme pour ce qui se passe entre collègues ou invitation à la modestie affable et à un « habitus » d’ouverture ?

(3) A. Prost, in : L’Enseignement et l’Éducation en France, op. cit., p. 231.

8

Intermède d’une « étude de cas » : la « réforme » de 1902 (avant, pendant, après)

Il peut être avisé, en ce point de nos nationales anamnèses et continuités, de revenir paisiblement (à titre d’une illustration typique de nos imbroglios passionnels et de nos controverses) sur le conflit qui s’est étendu à la jointure des XIXe et XXe siècles, entre 1890 et 1902 puis au-delà : à propos du latin et du français « moderne » (et aussi en raison des oppositions entre cléricaux et laïcs, permanentes...).

Place au français

La IIIe République, Jules Ferry en tête, avait déjà amorcé le recul du latin. Dès 1880, le discours latin disparaît du Concours général, la composition latine est supprimée au baccalauréat, en aboutissement de débats virulents. Et c’est Jules Ferry (moderniste ?) qui « salue » à son « tour » « cette royauté universitaire qui disparaît. Pour la dernière fois, la période cicéronienne a dit son dernier mot. Le discours latin a vécu. Il avait longtemps régné sans partage sur le monde scolaire. Des générations de maîtres et d’élèves s’étaient formées à son image. Si le sacrifice est juste, s’il était nécessaire, il a sa solennité, j’oserais presque dire : sa mélancolie. » (1) « Si le sacrifice est juste... », les conséquences furent importantes. La « composition française », la « dissertation française », nées au début du siècle (avec quelques autres épreuves), vont triompher(2). Mais la discorde entre conservateurs et modernistes ne fait que rebondir.

Et elle se voit réattribuer le titre de « querelle des Anciens et des Modernes » (1). À deux siècles près ! Il est vrai que le motif d’antan (ci dessus rappelé) avait fait l’objet d’une transaction : le siècle de Louis XIV avait été « classé » à l’égal des siècles d’Auguste et de Périclès ! Il fallait un nouveau motif d’antagonisme et de querelle : ce fut donc l’opposition faite, par les « classiques », aux « romantiques » et « contemporains ». Cela n’est pas complètement nouveau... ni obsolète !

Plus souterrainement, l’étude d’un « petit noyau », bien choisi, de « classiques», et imposé en littérature face au latin, rallierait les « laïcs » (face aux « cléricaux ») (2). Mais les contemporains ? Brunetière put écrire, dans la Revue des Deux Mondes en 1883 : « Si haut que se soient élevés les Lamartine, les Musset, les Hugo, eux non plus ne sont ni ne seront jamais classiques ; trop éloignés de l’époque de la perfection de la langue, les littératures étrangères ont trop profondément déteint sur eux. » (3) Ah! l’étranger... Et le péremptoire...

L’âge d’or, celui de la « perfection », est naturellement le XVIIe siècle, porté aux nues (à l’envers, on s’en souvient, des anciens « Anciens » rejetant, par défense de celui de Périclès, ce siècle de Louis XIV!). La littérature dix-septièmiste, assurera encore en 1900 Petit de Julleville, auteur important en son temps, « est assurément le plus beau fruit qu’ait donné lagreffe antique insérée dans la tige moderne et chrétienne (4). »

Peut-on oublier aujourd’hui, dans nos émois et interrogations sur les programmes de lettres, que le XVIe siècle aussi bien que le XVIIIe restèrent longtemps au purgatoire ? Montaigne n’entrait au programme de Seconde qu’en 1880, à celui de Rhétorique seulement en 1895. Et Gustave Lanson, auteur d’une célèbre Histoire de la littérature française, resta longtemps réticent à l’égard du XVIIIe siècle. Sans doute les philosophes, les écrivains des « Lumières » furent suspects au XIXe siècle : réaction... Et puis, on évolue, lentement, doucement...

Mais les vrais problèmes des courroux jugés indispensables vont se situer dans les rivalités successives : entre les conservateurs défendant la primauté du latin et les réformateurs soutenant la promotion du français (oui, du français ! par la littérature) ; puis, entre les littéraires (latinistes et tenants du français « moderne » apparemment réconciliés) et les hérauts de la science ; mais aussi entre les « humanistes » désintéressés et les « utilitaristes » (les enseignements pratiques, professionnels, n’ont pas la cote) ; ou encore entre défenseurs des « hiérarchies » et zélateurs d’une dignité reconnue égalitairement à leurs disciplines ou cursus.

Le latin ou la vie !

Car l’acmé des controverses va se situer à l’occasion de la réforme de 1902, réorganisant l’enseignement secondaire en y réincorporant l’enseignement « spécial ». Quatre « sections » sont alors constituées, en égale dignité (?) : latin-grec (A), latin-langues (B), latin-sciences (C), langues-sciences (D). La loi promulguant cette réforme « accorde l’égalité des sanctions et permet, comme le dit Louis Liard, alors directeur des Enseignements supérieurs, de réaliser l’unité dans la diversité ». Assertion « différentialiste » ! Ou référence à Leibniz ?

Martine Jey cite à cette occasion les propos rassurants du ministre Georges Leygues, donnant un double rôle à l’enseignement secondaire  « Nous devons [...] préparer une élite éclairée et libérale, une aristocratie d’esprit qui, s’élevant au-dessus du réalisme utilitaire, se voue aux recherches désintéressées, aux hautes spéculations et sauvegarde les intérêts permanents et supérieurs du pays. Nous devons, d’autre part, constituer fortement l’armée du travail, lui donner un état-major et des cadres. » (1)

Il y a bien de quoi rassurer ! L’« aristocratie d’esprit » est reconnue (et soutenue) pour l’élite (républicaine ?). « L’état-major » est promis et préparé pour encadrer les populations actives (« l’armée du travail » !). Ceci en pleine querelle anticléricale : Émile Combes, président du Conseil, va faire fermer en 1902, justement, toutes les écoles non autorisées dirigées par les congrégations (en attendant plus).

Le conflit entre cléricaux et laïcs attisé, la protection tutélaire de l’armée requise pour un second degré sans latin, ces précautions de diversion ne suffisent pourtant pas pour calmer le jeu des controverses républicaines, soulevées par la réforme de 1902. Une seule section sans latin ? C’en est trop ! Les latinistes crient aussitôt à la mort des humanités. « Alea jacta est ! » titre un article de la revue L’Enseignement secondaire, signé Bourdhors : « Le Sénat a jeté la suprême pelletée de terre sur cet enseignement secondaire qui distingua la France du XIXe siècle.

Il n’y a plus d’humanités. Quatre enseignements diversement spécialisés mènent également » (Ah! l’égalité...) « à toutes les carrières. J’oubliais un cinquième : l’enseignement primaire supérieur qui en pourra ouvrir l’accès plus prompt par un chemin plus court » (1) (au lieu du « détour » distingué).

L’indignation des humanistes n’empêche pas la vive réaction, symétrique, de certains partisans du « moderne », déçus à titre « égal ». Olivier Billaz, dans le cadre de la Société des amis de l’Enseignement moderne, s’indigne : « Jamais peut-être, en effet, depuis vingt ans, nous ne fûmes plus éloignés de voir se réaliser des lettres modernes, de l’enseignement secondaire sans grec ni latin, et pourtant intégral, de l’éducation véritablement nationale, républicaine, démocratique. » (2)

On retrouve ici la difficulté de trouver une mesure qui puisse satisfaire, un peu, au moins une des deux parties directement en cause dans une controverse française, ni qui puisse modérer les annonces de catastrophes (nous connaissons !). Pire : on craint un tiers larron (à défaut du « Tiers-Instruit » de Michel Serres), à savoir le camp des scientifiques (futurs nouveaux « Modernes »). Et, face à ce danger, les « modernes » littéraires appellent sans retard les partisans des langues anciennes à faire cause commune avec eux pour garder la suprématie des lettres : glissement sensible de la querelle des Anciens et Modernes, version français-latin (ou latine !), à une querelle perpétuée mais, cette fois, version lettres sciences (on connaît encore !).

La crise du français (sempiternelle ?)

Tout juste ! La crise du français est bientôt annoncée, dénoncée, redénoncée : et ce sera la faute « à » la réforme de 1902, accusée d’entraîner « la décadence de la langue », l’affaiblissement du « sens littéraire », et déjà, en 1907, « le formidable déclin de la composition française » (3)Déjà! La réforme, voilà l’ennemie...

On verra ci-après la dramatisation des faits explicitée en 1910 par Émile Faguet, pour qui il y aura « deux langues » et « quatre causes à la crise : l’abandon du latin, les programmes encyclopédiques des lycées, la spécialisation hâtive entraînée par les quatre cycles, la lecture des journaux substituée à celle des livres » (1). Étrange actualité de ces incriminations et de leur déchaînement irrationnel, passionnel ! Les programmes « encyclopédiques»... « La “crise” prenant de l’ampleur, en 1911, Paul Crouzet parle d’une nouvelle affaire Dreyfus. » (2) Rien de moins... On voit jusqu’où les passions sont allées. Et hommes de lettres, académiciens (A. France, E. Faguet, H. Poincaré, J. Richepin !) viennent à la rescousse et signent une pétition : « Nous avons l’honneur d’attirer votre attention sur une révision des programmes de l’enseignement secondaire, élaborés en 1902, lesquels ont à peu près aboli l’étude du latin dans les lycées et en même temps affaibli déplorablement l’étude du français. » (3)

La vivacité des rumeurs incessantes avait incité à opérer une enquête nationale en 1909, en vue de comparer les copies des élèves à vingt ans d’intervalle. Paul Crouzet, dans la Revue universitaire, constate, pour le lycée Charlemagne : « Le résultat a été nettement en faveur des élèves de 1909. On remarque seulement en 1909 la disparition des notes moyennes. » (4) Mais à quoi bon les faits ! Enquête en 1910 sur tous les lycées de l’académie de Paris : « Pour le sénateur Couyba, rapporteur du budget de l’Instruction publique, les résultats “ne justifient pas le nom de crise” et son rapport se termine par une formule qui se veut apaisante : “la conclusion, c’est que, de tout temps, l’art de composer et d’écrire n’a jamais été que le privilège des élèves les mieux doués.” Mais la rumeur perdure (5) ». Eh oui !

Madame Jey cite alors, avec humour (et avec pertinence pour nos esprits d’aujourd’hui), une argumentation belliqueuse de 1911 : « Le Comité des Forges, par l’organe de son président, vient de partir en guerre contre les réformes de 1902 et pour la restauration des humanités grécolatines. Il paraît que, depuis cette époque funeste, les ingénieurs sont devenus subitement incapables “d’utiliser leurs connaissances techniques et de présenter leurs idées dans des rapports clairs et bien rédigés”. » (6) L’antienne continuera aussi (7) : mais on peut remarquer l’aspect « magique »dénoté par le « subitement» ! Croyances, dénonciations de coupables, irréalismes...Tout était-il perdu ?

Il n’en était rien! Le latin et les lettres continuèrent longtemps à être dominants ! (1) Mais la « réforme » est toujours malvenue, chez nous, suspectée ! Et l’antagonisme des deux nigauds est toujours requis. Le passé, ancien, est donc idéalisé ; le passé récent est diabolisé. Le devenir proche est condamné ; le devenir lointain est dévolu à des « lendemains qui chantent ». Suivant les uns et les autres, sans position médiane possible. Pourtant, le « français moyen » est discerné par Édouard Herriot ! Alors ?

Dilemme

Gustave Lanson avait pu dire en 1909 au cours d’une conférence au Musée pédagogique : « Si nous estimons que l’enseignement du français doive consister dans la communication d’une culture raffinée, d’une délicatesse extrême du goût, dans l’apprentissage des jouissances les plus fines de la littérature, [...] alors il nous faut demander [...] que cet enseignement, qui n’est bon en tout cas que pour une élite, nous ne le donnions plus qu’à une élite. »(2) Insupportable dilemme, encore actuel : l’enseignement ou l’élève ? la culture unique et raffinée ou la démocratie ? l’élite ou le peuple ? la qualité ou l’exclusion ? On le sent, querelles et diatribes auront encore « du grain à moudre » !

Surprendrait-on alors quelque âme sensible, en précisant qu’après la pause due à la « Grande Guerre », les « Anciens » et les « Modernes » revinrent fièrement à leur querelle ? (À la charge !...) Les premiers revendiquent derechef le recours obligatoire au latin pour l’enseignement secondaire ; et ils dénoncent l’invasion de ses établissements par les « barbares » venus du primaire : « Il nous vient en Sixième des éléments qui n’ont rien fait de bon dans le primaire et qui notoirement n’ont rien de ce qu’il faut pour entreprendre des études secondaires. Ils paralysent les classes, dont ils constituent la majorité. Quelques-uns de ces poids morts, de ces non-valeurs, éléments inertes ou éléments de désordre, arrivent sans grande conviction. [...] Mais la plupart de ces indésirables se cramponnent. Nous les traînons de classe en classe, et tout notre effort consiste à les éliminer progressivement. » (1) Ah! ces indésirables ! ces nonvaleurs ! Quelle franchise ! Cette vertu, aujourd’hui, serait-elle cachée chez les actuels contempteurs de l’École ? Et que faisaient donc les « hussards noirs », instituteurs d’alors, tant loués, de ces élèves ? Mystère...

De leur côté, les Modernes, notamment les « compagnons » universitaires (instruits par la guerre), relancent intrépidement (prématurément?...) le débat sur l’École unique, concevant la suppression des écoles primaires supérieures. Il leur faudra patienter. Les Anciens l’emportent en 1923. Les dispositions de 1902 sont (enfin !) annulées, au terme de vives polémiques, parlementaires et publiques. Léon Bérard rend, en effet, le latin obligatoire dans les lycées, « unifiant » les enseignements en une sorte de « tronc commun » jusqu’en Troisième et réduisant ensuite à deux les « sections ». Succès, de courte durée.

Dès 1927, les Modernes reviennent à la charge avec Édouard Herriot (2) : le latin perd à nouveau son statut obligatoire ; le français se reprend ; les controverses continuent. Mais la gratuité va être accordée dans le second degré, dans les années 1930, entrouvrant les portes aux milieux modestes.

Et puis viennent la Seconde Guerre mondiale, l’occupation de la France, et le gouvernement de Vichy. En 1941, Jérôme Carcopino va jouer un jeu de bascule contre les mesures équitables d’Édouard Herriot. « Carcopino voulait en effet renforcer les humanités classiques, commente Antoine Prost. On retrouve, dans le ministre, le professeur d’histoire romaine en Sorbonne. C’est pourquoi il rend le latin obligatoire dans toutes les sections des lycées, comme Léon Bérard en 1923. Du coup, il devient difficile de maintenir dans toutes les sections littéraires le même niveau d’exigence scientifique que dans les sections scientifiques. Carcopino renonce donc à l’égalité des programmes établie en 1927 par Herriot contre la politique de Léon Bérard. » (3) Et la boucle est une fois encore bouclée. Exit l’égalité !

Est-il besoin d’ajouter : pas pour longtemps ! La Libération, dès 1944-1945, ramène une volonté d’ouverture. Les « Modernes » reviennent naturellement au premier plan, avec les « classes nouvelles » de Gustave Monod. Les réflexions, au coude à coude, dans les solidarités des maquis et des camps, se fédèrent dans le plan Langevin-Wallon dès 1947. Dans son esprit, l’« École unique » va s’amorcer en 1959, se préciser en 1976, se développer depuis lors, comme on le verra ci-après : dans le tumulte des inépuisables conflits, passions et controverses. L’École française pourra-t-elle convenir à notre temps et à nos contradictions ?

   
   

En complément, la banque des graphes et des schémas en éducation et en formation

Quelques pages lui sont plus particulièrement dédiées:

l'arbre des différenciations potentielles

les 8 paradigmes en pédagogie

les 30 compétences de l'enseignant moderne

pédagogie des rôles et responsabilisation

variété des groupements

alterner les temps et les rythmes

 

PARTIE 2: L’École française peut-elle convenir à notre temps ?

  • CHAPITRE 9: L’imbroglio perpétué ?

  • CHAPITRE 10: Le mythe identitaire .

  • CHAPITRE 11: Stagnation sur un demi-siècle .

  • CHAPITRE 12: Évolutions et transvaluations .

  • CHAPITRE 13: Explosions scolaires et universitaires

  • CHAPITRE 14: Grandes manœuvres (ou l’imbroglio retrouvé ?)

  • CHAPITRE 15: La revanche des adultes et des clercs

  • CHAPITRE 16 : Cohabitation et manifestations

 

Bibliographie une interview exclusive sur le sens des nouvelles réformes et l'évolution du métier
 

 

concept :François Muller @ 1998-2009

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