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Organisation et formation

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Pour l’honneur de l’École

Passions et controverses en éducation

extraits d'un ouvrage paru en 2000, éd. Hachette éducation (droits libérés)

 

I Genèse et devenir des institutions culturelles et enseignantes

PARTIE 1: L’imbroglio des querelles anciennes et toujours modernes !

PARTIE 2: L’École française peut-elle convenir à notre temps ?

II Problèmes de qualité, de dimensionnement, d’organisation et de formation

PARTIE 3: Querelles qualitatives et quantitatives

 

PARTIE 4 : Complexité et chances de l’organisation scolaire

 

Complexité et chances de l’organisation scolaire

Le rassemblement des jeunes avec des adultes dans l’institution scolaire, en accomplissement d’une lente mais inexorable évolution, ne peut manquer de soulever de nombreuses et difficiles questions. Au travers des interactions affectives et émotionnelles entre ses multiples acteurs, selon quelles conceptions équilibrer la répartition des effectifs dans des groupes adéquats, sans critères sur leurs tailles optimums ? Comment, aux multiples et contradictoires finalités imparties à l’École, assortir les fonctions à remplir par les enseignants ?

En ce qui concerne les élèves, la société scolaire peut-elle exister sans que des rôles responsables et divers ne leur soient proposés pour assurer leurs propres apprentissages ? Pour conjurer les risques d’enfermements inertes, quelle variété de groupements adaptés peut-on être amené à aménager ? Et quelles formes d’évaluation des élèves, quelles modalités de formation des enseignants sont-elles requises pour affermir l’institution scolaire ?

 

 

 

 

 

 

(1) Au plan des chiffres, constatons notre tendance à grossir la taille de nos établissements. En 1998-1999, la moitié des collèges ont plus de 500 élèves et 88 % des lycées. Pour ceuxci, 15,7 % ont plus de 1 500 élèves. Il est pourtant difficile de connaître suffisamment plus de 400 individus, pour les personnels de direction, d’encadrement et d’enseignement.

(2) F.Tyler et W. Brownell, « Individualizing Instruction », in : Sixty First Yearbook of the National Society of the Study of Education, Part. 1, Chicago, 1962, pp. 319 et 323

 

 

 

 

(1) M. Bany et L. Johnson, Dynamique des groupes et éducation (titre anglais : Classroom Group Behaviour, Mac Millan, New-York, 1964), trad. française par C. Tournade, Dunod, Paris, 1969, p. 80.

(2) Ibid.

(3) A.Yates, op. cit., p. 154.

(4) G. Poirier répartissait ses élèves en groupes de 6 : 2 avancés, 2 moyens, 2 faibles.

(5) SES : Section d’éducation spécialisée concernant, en 1985, dans les collèges, environ 125 000 élèves, soit 5 % des effectifs des collèges. EREA : Établissement régional d’enseignement adapté

 

 

 

 

 

(1) J.-R. Resweber, Les Pédagogies nouvelles, PUF, Paris, 1986, p. 75.

(2) J. Croissandeau, Le Guide du lycée, Seuil, Paris, 1986, p. 345.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Max Scheler, Nature et formes de la sympathie, Payot, Paris, 1971, p. 141.

(2) Cartwright et Zander, Group Dynamics,Tavistock Publ., 2e éd., Londres, 1960, p. 81.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir André de Peretti, Énergétique personnelle et sociale, L’Harmattan, Paris, 1999 : « Chaque autre n’est donc pas signalé (et ne se signale pas) en tant que foncièrement différent (distancié) de soi et de tout autre... » Également : « Chaque étranger est présenté avec des relais, par des oeillères d’identification qui canalisent les rapports potentiels en affinités et qui les amalgament sous forme de sympathie réelle ou convenue. »

(2) Voir R. Girard, La Violence et le Sacré et autres ouvrages, Grasset, Paris, 1972.

(3) Ibid., p. 98.

(4) Ibid., p. 31.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) P. Dupont, La Dynamique de la classe, PUF, Paris, 1982, p. 127.

 

 

(1) D. Anzieu et J.-P. Martin, La Dynamique des groupes restreints, PUF, 7e éd. refondue, Paris, 1982, p. 44.

(2) G. Le Bon, Psychologie des foules, PUF, 11e éd., 1947, p. 22.

(3) D. Anzieu et J.-P. Martin, op. cit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Newcomb, Turner Converse, pp. 479-480.

(2) Marcel Postic, La Relation éducative, PUF, Paris, 1979, p. 209.

(3) H.Thelen : « Les groupes intra-classes », in : Alfred Yates. op. cit., p. 168. Voir Cartwright et Zander, Group Dynamics, op. cit., p. 660 : « Les enfants à pouvoir élevé tendent à être contagieux (pour que leur conduite soit imitée) même s’ils n’apparaissent pas tenter d’influencer les autres enfants. » Il y aurait une forme de mentalité magique selon laquelle agir comme lui a la signification de je deviens lui.

 

 

 

 

 

 

(1) H.Thelen, op. cit., p. 168.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Cherkaoui et Lindsey, op. cit., p. 203.

(2) Notamment les travaux de Bourdieu et Passeron, Baudelot et Establet, Duru et Mingat, etc.

(3) A. Mingat et J. Perrot, « Analyse des processus d’orientation au palier de Troisième », in : L’Orientation scolaire et professionnelle, Paris, 1983, no l, 3-26, p. 24.

(4) Ibid., p. 25.

(5) Ibid., p. 3.

 

 

 

 

 

 

(1) Voir la synthèse des travaux de recherche que présente Carl Rogers dans son ouvrage Freedom to Learn for the 80’s, Columbus, Ch. Merrill, 1983, pp. 197 à 224 et notamment p. 199 : « Les élèves apprennent davantage et se conduisent mieux quand ils reçoivent de hauts niveaux de compréhension, d’attention et de gentillesse plutôt que quand il leur est donné des bas niveaux de ces conduites. » Voir également l’ouvrage de Daniel Aspy et Roebuck, Pupils don’t Learn with Teachers they don’t Like.

(2) B.F Skinner, Beyond Freedom and Dignity, E. Knopf, New York, 1971, p. 76.

(3) R. A. Rosenthal et L. Jacobson, Pygmalion à l’école, Casterman, Tournai, 1971, p. 245 : « L’idée centrale de ce livre est que les préjugés d’une personne sur le comportement d’une autre pouvaient devenir des prophéties à réalisation automatique. »

(4) M. Gilly, Maître-élève, rôles institutionnels et représentations, PUF, Paris, 1980, p. 146.

(5) Ibid., p. 147.

(6) Ibid., p. 251.

 

 

 

 

 

(1) B. Bernstein, Langage et classes sociales, éd. de Minuit, Paris. 1975, p. 142.

(2) Langage et classes sociales, éd. de Minuit, Paris, 1975, p. 57. Voir Paul Fraisse, La Psychologie du temps, PUF, Paris, 1957, p. 167 : « L’ouvrier, lui, en immigrant, a été coupé de ses ancêtres et de leur oeuvre... Il est presque sans passé. »

(3) Voir A. de La Garanderie, Les Profils pédagogiques, Centurion, Paris, 1979.

(4) Voir la recherche sur « Les dissonances culturelles entre le corps enseignant et la jeunesse», conduite par l’INRP dans les années 1980.

(5) J.-P Poitou, La Dissonance cognitive, Armand Colin, Paris, 1974, pp. 34 et 35.

 

(1) Cherkaoui et Lindsey, op. cit., p. 211.

(2) Ibid., p. 212.

(3) Basil Bernstein, op. cit., p. 66.

(4) Alain, Propos sur l’éducation, PUF, Paris, éd. 1959, p. 44.

 

25

Classes et phénomènes de groupe

Il importe de suivre l’évolution des idées et de leurs applications en matière d’organisation scolaire.

On conviendra sans difficulté (quoi qu’en disent certains quarterons d’intellectuels jugeant que les élèves sont instruits sans coup férir et sans impact des lieux et pratiques) qu’outre la taille de la classe, d’autres variables peuvent conditionner la vie et le travail des élèves dans les établissements scolaires et assurer leurs chances de réussite ou leurs risques d’échec : notamment la variable de la composition des classes et la taille de l’établissement. En ce qui concerne celui-ci, bien peu de travaux existent (1).

De l’homogénéité

En revanche, de nombreuses recherches ont, déjà anciennement, tenté de trancher sur la nature du groupement des élèves dans des divisions homogènes ou non, ainsi qu’on l’a déjà mentionné, et dans des filières séparées ou dans des ensembles perméables. Le degré de conclusion, nous l’avons déjà noté, n’apparaît guère plus élevé que pour la taille.

Nous nous contenterons de citer, en surcroît, l’avis de Fred Tyler, en 1962 : « Le regroupement des élèves en groupes à assimilation rapide, moyenne et lente, groupes qui restent les mêmes quelle que soit la matière, a été conçu, imaginé, tenté, puis abandonné pour des raisons fondées sur des réflexions philosophiques, des évidences psychologiques, des commodités administratives et pédagogiques. » (2)

Vers la même époque, Mary Bany et Lois Johnson, dans une publication sur la dynamique des groupes et l’éducation, précisaient, dans le même esprit : « Il semble s’avérer que, quel que soit le projet d’organisation formelle qui place les enfants dans des groupes faibles, moyens et forts nettement délimités, celui-ci retardera gravement l’apprentissage dans un domaine ou un autre. » (1)

Car, « d’après les preuves réunies, il semble qu’on puisse dire qu’une méthode rigide de structuration des classes selon les aptitudes affecte gravement l’attitude des enfants envers eux-mêmes et envers les autres comme envers l’apprentissage et l’École » (2).

Ce fut également la conclusion d’Alfred Yates, à l’issue de l’étude internationale de l’IEA en 1965, critiquant les méthodes « contestables» d’affectation des élèves : « On ne peut plus,à l’heure actuelle, affirmer que les capacités intellectuelles sont des caractéristiques héréditaires, relativement stables et susceptibles d’être évaluées avec précision. De plus, on sait maintenant qu’il n’est pas rentable de répartir les élèves dans des groupes homogènes à des fins éducatives. » (3)

Après une époque où l’homogénéité du niveau des élèves dans la classe apparut, en effet, de rigueur, des répartitions hétérogènes sont mondialement devenues de droit, au moins provisoirement. Gérard Poirier pouvait donc déclarer en 1970 : « L’heure est venue de mettre à l’essai des regroupements hétérogènes qui rassembleraient des élèves de capacités diverses, afin qu’il y ait interaction pour le bien du groupe. »(4)

À cet égard, la réforme Haby, en 1975-1976, en France, a suivi fidèlement l’évolution des modes pédagogiques vers la démocratisation et l’individualisation de l’enseignement en créant les classes indifférenciées dans les collèges, tous unifiés.

Elle supprimait, du moins officiellement, les distinctions anciennes (CES, CEG, CET) et les filières dans l’enseignement obligatoire (tout en conservant pour un petit nombre d’élèves une localisation dans les SES ou les EREA(5). Il manquait pourtant à cette mesure gouvernementale, entre autres, les nécessaires accompagnements de formation et des analyses cohérentes sur le fonctionnement des groupes (entraînant des correctifs et des souplesses indispensables).

Taille des groupes et possibilités d’identification

Concurremment avec sa taille, la composition et la situation d’un groupe, en effet, ne sont pas indifférentes au fonctionnement des rapports entre ses différents membres, surtout dans l’enseignement et en pédagogie. On peut en distinguer les conséquences sur les identifications externes, c’est-à-dire globales et uniformisées pour tous les membres, ou internes, c’est-à-dire différenciées entre ceux-ci.

Plus personne ne méconnaît l’incidence des identifications (et des représentations qu’elles gouvernent) sur les possibilités de développement intellectuel et de progrès cognitifs ou d’inhibitions intellectuelles, c’est-à-dire sur les résultats de la vie scolaire.

En ce qui concerne les identifications externes, elles tendent à relier émotionnellement les individus comme les éléments d’un organisme se distinguant physiquement d’autres organismes : « Le groupe, qu’il s’agisse de la classe, du groupe social ou du groupe de formation, est une expression visible et une extension de l’image corporelle », explique Jean- Paul Resweber. Cet auteur ajoute : « De ce fait, il accroît la surface de prise offerte à ses partenaires et à ses membres. » (1)

Image corporelle étendue, prise offerte, le groupe d’une taille plus grande porte ses membres à se regarder collectivement (corporativement, c’est-à-dire comme un corps) supérieurs aux divers membres d’un groupe de volume (de corps) plus petit. Il reste toujours quelque chose de la remarque de Napoléon que la victoire va aux gros bataillons.

Il y a là un effet de masse qui peut de façon analogue jouer d’un grand pays à un petit pays ou bien d’un établissement important à un établissement à effectif plus léger.

De même, les élèves d’une classe de taille petite ont pu se ressentir collectivement dépréciés par leur comparaison globale au volume et à la surface de classes plus nombreuses (lesquelles ont davantage de possibilités numériques pour le leur faire sentir). On a pu constater également, notamment dans l’académie de Reims, qu’en matière de succès au baccalauréat « les résultats des petits (établissements) sont les plus instables » (2).

Le rapport de masse peut non seulement toucher le moral du groupe, mais il peut aussi éprouver sa cohésion et son sens de la réalité, car, comme l’analyse Max Scheler, « c’est la participation affective, sous sa double forme de pénétration affective réciproque et de sympathie proprement dite, qui, dans chaque cas particulier, est accompagnée chez nous de la conscience que tel ou tel moi extérieur, voire le moi extérieur en général, possède la même réalité que notre propre moi » (1).

Bien entendu, des mécanismes de rééquilibrage peuvent apparaître au niveau qualitatif et une classe de petite dimension peut resserrer ses liens et, par surcompensation, renforcer ses performances, si la personnalité du professeur s’y prête ainsi que ses méthodes, en vue d’accroître les interactions au sein du groupe.

Les tempéraments des enseignants de type leader peuvent également être attirés, comme l’ont suggéré certains auteurs que nous avons cités, par un groupe de volume attractif.

Cela peut entraîner, par exemple, des enseignants actifs et compétents à souhaiter des classes ayant une certaine consistance et où viendraient des élèves motivés, autant qu’à s’écarter de classes moins nombreuses que l’on aurait, d’autre part, composées avec des élèves moins denses intellectuellement, par souci de mieux les encadrer. Ces élèves, si leur groupe est plus petit que ceux des autres classes, peuvent davantage se ressentir enfermés dans un ghetto et soumis à des mécanismes d’autodépréciation ou à des raidissements peu favorables à une application au travail scolaire.

La notion même de majorité comme celle de « prolétariat » sont liées à la notion de masse et à une légitimation par celle-ci de leur domination ou de leur supériorité affichée. Et celle d’élite (ou de membres du parti) se renforce corrélativement de se dégager d’une masse plus importante.

Mais une minorité peut aussi réagir et s’affirmer positivement si elle trouve une occasion de singularité et de confiance ; ce qu’un enseignant motivé par la démocratisation peut réaliser, sur le fait d’un choix lucide et courageux.

Si on se tourne vers les problèmes d’identification différenciée au sein d’un groupe, on doit observer avec Cartwright que « beaucoup de personnes se joignent à un groupe en vue de se mieux comprendre elles mêmes et parce que l’appartenance à un groupe leur donne l’opportunité de se comparer aux autres » (2).

On peut déduire qu’un groupe de petite taille contient moins d’opportunités de comparaison et donc d’identification différentielle et réciproque entre ses membres.

Chacun, dans un système social, a pourtant besoin de trouver, pour équilibrer sa différence propre, l’appui d’une croissance, d’une familiarité, ou d’une reconnaissance de proximité ou de similitude sur l’image d’un autre individu, pair ou alter ego : à défaut, il souffrira de son isolement étendu, d’une étrangeté accrue, qui entraînerait une marginalisation possible et une moindre alimentation de sa propre image et de son autovalorisation (1).

Un groupe de petite taille offre également une moindre variété de l’objet (au sens psychanalytique) sur lequel tout individu peut étayer sa propre évolution, assurer son désir ou nourrir son développement. Il y a quantitativement moins de choix d’orientation ou d’aimantation pour les désirs individuels. Il y a donc raréfaction de l’objet ; quelque objet a dans ces conditions tendance à être schématisé et à appeler davantage l’entrechoc de plusieurs désirs, uniformisés.

Il s’ensuit alors une croissance des risques de violence tels que René Girard les a dénoncés entre des individus rendus hostiles par leur réduction à une identité obsessionnelle dans une mimésis (2). C’est aussi la logique de l’huis clos décrit par Jean-Paul Sartre.

A contrario, la concentration des désirs sur un seul objet, dans un grand groupe, peut entraîner des décharges de violence en « contagion maléfique » (3), selon « une véritable réaction en chaîne aux conséquences rapidement fatales dans une société de dimensions réduites » (4).

Toutefois, en ce qui concerne la relation à l’autorité, qui scelle l’autovalorisation et régule les distances sociales, elle est rendue plus compétitive dans le cas d’un groupe de petite taille : chacun peut, en effet, espérer obtenir la proximité, la faveur du chef ou, dans un groupe d’élèves, du maître ; il n’en est pas dissuadé par le petit nombre de postulants et il est amené à ressentir chacun des autres comme un rival insupportable et trop visible, qu’il ne peut oublier ni évincer.

Dans une classe de petite dimension, l’enseignant comme figure d’autorité et de valorisation peut donc être le centre d’un conflit de jalousie perceptible et de ressentiments, avec la haine des chouchous, mais aussi une forte pression d’émulation.

En revanche, dans un groupe nombreux, les distances à l’autorité sont plus grandes, et donc dissuasives, les interférences entre les individus sont plus complexes et, par suite, elles peuvent s’enchevêtrer et amortir les effets d’une compétition directe mais aussi affaiblir l’émulation.

La quantité engendre la qualité, c’est-à-dire génère l’abstraction, et celle-ci réduit les risques des contacts directs tout en rendant plus nombreuses les combinaisons et les régulations ou les interactions, ce qui peut aussi assurer quelque protection affective aux enseignants aussi bien qu’aux élèves.

Mais cette quantité réduit les chances d’interventions positives qui restent plus probables dans les petits groupes : en ceux-ci, les risques d’hostilité peuvent être plus grands, mais les gains d’approfondissement peuvent également être plus substantiels.

Ainsi que le remarque Pol Dupont : « Des classes moins peuplées pourraient permettre aux enseignants de laisser une plus grande spontanéité aux élèves et surtout de mieux connaître les étudiants sans devoir recourir à des formes impersonnelles de relations. (1) »

La dynamique exigeante des groupes restreints

Le titre de l’ouvrage classique d’Anzieu et Martin, La Dynamique des groupes restreints, montre, en effet, l’intensité des échanges actifs qui peuvent s’établir dans un groupe de taille réduite.

Elle suppose sans doute une maîtrise confirmée de la part des animateurs, tant est grand le déséquilibre entre les besoins des individus et les chances de leur trouver une réponse entre pairs au sein même du groupe trop réduit, où l’incomplétude des relations est structurelle.

En ce sens, la difficulté des relations entraînée par un petit nombre de membres susceptibles d’interagir entre eux est bien connue des psychosociologues et des formateurs. Elle a rendu efficaces les pratiques de dynamiques de groupe, de training-groups, ou de groupes de rencontre. L’effectif de six à treize (ou même quinze) assure une possibilité, imparfaite mais observable, pour chacun de se mesurer à chacun.

Comme l’écrivent, dans un schéma de classification, Anzieu et Martin, « de six à treize personnes, il y a constitution de groupes restreints, pourvus généralement d’un objectif et permettant aux participants des relations explicites entre eux et des perceptions réciproques » (1).

Cette taille de groupe garantit l’émergence d’un maximum de difficultés et d’agressivité : mais elle autorise une chance maximale d’évolution formative, en demandant toutefois à l’animateur, et dans une classe au professeur, un maximum d’implication difficile.

Et il est vrai qu’un nombre plus grand de membres diminue l’intensité du climat latent d’un groupe et ses tensions intérieures, à moins qu’il ne devienne, à une certaine dimension (celle du théâtre et des meetings), l’occasion d’une dépendance accrue des individus à un leader charismatique : le groupe est alors devenu une foule au sens où Le Bon l’utilise, passive, attentive et dominée, ou panique et destructrice.

À ce moment-là, « l’hétérogène se noie dans l’homogène et les qualités inconscientes dominent » (2).

Plus précisément, au-delà de leurs groupes restreints et en deçà des foules, Anzieu et Martin s’efforcent de caractériser les tailles de groupes avec quelques-unes de leurs propriétés :

« – de quatorze à vingt-quatre personnes, on a affaire à des groupes étendus : ils sont difficiles à conduire, en raison de leur tendance à la subdivision ;

– de vingt-cinq à cinquante personnes, on se trouve en présence de groupes larges, visant généralement à la transmission des connaissances (classes scolaires...), la négociation sociale, l’information réciproque ; on peut y institutionnaliser la tendance à la subdivision par les techniques. » (3)

On observera la réserve des auteurs à l’égard du groupe « étendu », hybride en dynamique de groupe, difficile à conduire et qui nous rappelle des constatations de Marklund, notamment. Et on notera leur notion de groupes larges, de vingt-cinq à cinquante membres, qui leur paraissent adaptés à l’enseignement et idoines, quantitativement, pour une organisation technique par subdivision.

Dans ces groupes larges, contrairement à ce qui peut se passer dans un groupe étendu, où des enseignants avaient noté l’apparition d’une clique dominatrice, on conçoit qu’il soit plus difficile à des élèves d’établir une domination permanente : des équilibres d’influence peuvent s’instituer, dans son espace, entre plusieurs sous-groupes et plusieurs centres d’intérêt ou d’action.

Car un tel groupe possède davantage de ressources, comme l’explicite Newcomb : « Lorsque la taille du groupe augmente, les ressources du groupe tendent aussi à augmenter, mais leur potentiel maximal n’est pas utilisable pour la résolution de problèmes, à moins qu’il ne se produise une augmentation correspondante de certains types d’interactions. Les effets de la taille du groupe, à la fois sur la recherche de bonnes solutions et sur la satisfaction des membres, jouent donc à travers les types et la quantité des interactions, qui sont facilitées ou entravées par la taille du groupe. » (1)

Ces observations nous rappellent l’utilité d’ajuster la taille d’une classe (ou d’un groupe) à sa composition et à ses finalités mais aussi à la nature des interactions, en dehors de toute application d’une loi linéaire de proportionnalité. L’important est, comme le note Marcel Postic, que, « grâce à l’action du groupe, l’élève se voie dans le miroir des autres et constate l’adaptation ou l’inadaptation de son comportement » (2).

Interaction et médiations

Deux phénomènes majeurs se retrouvent dans toutes les catégories de groupements humains : les processus d’identification que nous venons d’évoquer, mais aussi des processus de structuration (spontanée ou non) en vue d’établir une médiation entre les personnes et les intentions ou les objectifs qui sont impartis à leurs groupes (notamment par l’émergence de meneurs).

C’est ainsi que des études réalisées par Herbert Thelen sur les possibilités d’enseignabilité dans une classe ont suggéré que la compatibilité entre un enseignant et une classe est en majeure partie déterminée par la présence d’élèves pilotes (qui s’identifient fortement avec l’enseignant et qui sont des leaders naturels) (3).

L’émergence de tels élèves pilotes, en nombre suffisant, est d’autant plus probable que la classe est plus nombreuse et plus hétérogène, comme le suggérait Jean Auvinet, au moins dans certaines limites.

Ces relais naturels, bien que non désignés de façon officielle, contribuent (par leur réponse rapide et variée aux incitations ou autres attentes de l’enseignant) à « allumer » la classe, à animer son déroulement, à faciliter l’attention de tous.

Les enseignants savent, en fait, qu’il faut un volume assez large pour que les échanges aient une température suffisante, qui sera maintenue par l’activité médiatrice d’élèves pilotes en nombre adéquat et en variété nécessaire. La conduite d’une classe ou d’un groupe d’enseignement (ou d’apprentissage) suppose la capacité d’un enseignant à dégager un nombre utile d’élèves pilotes dans une classe, ou bien sa participation institutionnelle à la composition de celle-ci.

Car, pour Thelen, le mode de formation des groupes se réduirait à :

– l’inclusion de quelques élèves qui seconderaient efficacement l’enseignant;

– l’exclusion d’élèves susceptibles de constituer pour lui une menace ou une source d’anxiété ;

– l’insertion d’un certain nombre d’autres élèves de façon à obtenir une classe de taille voulue (1).

La proposition d’un groupement d’élèves par cette voie en quelque façon sociométrique, ou même technométrique, pose un problème plus général.

Mais celui-ci ne saurait être réduit à l’attention portée aux élèves relais assurant la médiation entre l’enseignant et les divers membres de la classe. Car il ne faudrait pas que ceux-ci absorbent l’attention du professeur aux dépens des autres élèves : ceux-ci pourraient également tenir d’autres rôles, comme nous l’étudierons ci-après (p. 293 et sq.).

Sans doute, la situation scolaire repose la plupart du temps sur l’hypothèse implicite d’un rapport individuel du maître avec chaque élève, auquel il consacrerait une quantité égale de temps aboutissant à l’acquisition par l’élève d’une quantité égale de connaissances.

Cette vue quantitative ne résiste guère à l’examen. La classe fonctionne comme un groupe, avec ses multiples tensions ou explicitations d’affinités et de rejets, et d’autant plus que le nombre des membres est plus restreint.

Cherkaoui et Lindsey, en continuité avec de nombreuses études, vont plus loin : « Il est même probable que le professeur ne s’intéresse qu’à certains élèves bien particuliers et que son intérêt dépende de leur type de comportement, de leur socialisation linguistique, en un mot, de leur origine sociale. » (1)

Réussites scolaires et origines sociales

L’attention portée aux élèves est-elle sélective en fonction de l’origine sociale ? De nombreuses études l’assurent (2).

Dans une analyse de 1983 sur les procédures d’orientation à l’issue des collèges, Alain Mingat et Jean Perrot constataient : « La différenciation sociale est forte : 80 % des enfants de cadres supérieurs ont accès à l’enseignement secondaire long, alors que le chiffre correspondant est 70 % pour les enfants de cadres moyens,59 % pour les enfants d’agriculteurs,57 % pour les enfants d’employés et 43 % pour les enfants d’ouvriers, sachant que les pourcentages s’appliquent à la population de Troisième déjà sélectionnée par le palier de Cinquième. Si on s’attache à la filière C, la plus sélective, la situation est encore plus contrastée avec 51,6 % des enfants de cadres supérieurs y ayant accès contre 6,4 % pour des enfants d’ouvriers. » (3) Et ces auteurs notaient, pour la filière élitiste C, « approximative et imprécise au niveau individuel » (4). « On observe l’important biais social qui caractérise, par exemple, une moindre exigence scolaire des familles défavorisées pour demander la section C. » (5)

La réussite scolaire et l’ambition des projets d’études d’un élève exigent par suite, de la part de l’enseignant, une considération positive indépendante de son origine sociale ainsi qu’une activité de renforcement.

Les recherches expérimentales conduites aux États-Unis et dans quelques pays voisins par Daniel Aspy ainsi que celles effectuées par Reinhard Taush en République fédérale d’Allemagne ont souligné l’importance de l’accueil positif, du regard d’estime de l’enseignant vis à-vis de ses élèves (1).

Leurs conclusions rejoignaient celles des travaux de Skinner (pourtant de conception très opposée), soulignant l’importance du soutien et du renforcement dans l’éducation et l’enseignement : « Notre tâche, a déclaré Skinner, est de faire que la vie soit moins répressive (punishing) et, en agissant ainsi, d’alléger au profit de davantage d’activités de renforcement (reinforcing) le temps et l’énergie consommés à fuir les punitions.» (2)

Rosenthal a également montré expérimentalement les conséquences  positives, sur la réussite et le niveau d’aspiration d’élèves, des préjugés positifs en leur faveur (3).

Tout en critiquant des conclusions hâtives, suggérées parfois par les travaux bien connus de Rosenthal (Pygmalion à l’école), et en montrant le jeu d’interactions compensatrices dans un corps enseignant sensibilisé au problème des inégalités sociales face à l’École, Michel Gilly, dans son livre Maître-élève, rôles institutionnels et représentations, note que « l’enseignant est d’abord et avant tout influencé dans sa perception des élèves par la satisfaction professionnelle qu’ils lui donnent » (4). Mais il convient qu’« il est aussi facile de comprendre que certains aspects de la personne fassent l’objet d’une perception toujours plus favorable des enfants de bon milieu social, quelle que soit leur réussite scolaire » (5).

En contrepartie, il remarque également que la représentation que les élèves ont de leur maître est influencée par leur origine sociale et qu’elle « est bien un facteur de leur adaptation à la situation éducative et de l’évolution de leurs résultats » (6).

Groupes et langages

La relation maître-élève et leurs représentations réciproques sont naturellement gouvernées par leur plus ou moins grande différence de langage, comme l’ont mis en évidence les travaux de Basil Bernstein.

« Le retard relatif des enfants des fractions inférieures de la classe ouvrière a toute chance d’être une forme de retard d’origine culturelle transmis à l’enfant par l’intermédiaire du processus linguistique. » (1)

Et Bernstein note que « l’enfant d’origine ouvrière est principalement concerné par le présent » (2), exercé à une expression directe et publique, appuyé sur un collectif, un nous, plutôt qu’un langage formel (propre aux classes favorisées et associé à une affirmation du je). L’enfant rural, par contre, est habitué à des expressions souvent laconiques. Habitué à regarder l’ampleur des champs et les dimensions de ce que Barrès appelait la colline inspirée, il est exercé à l’observation patiente et à un profil d’apprentissage marqué par la prééminence d’évocations mentales de type visuel. Il est moins à son aise pour s’exprimer de façon fluide dans une classe où l’enseignant incite les élèves à des réponses rapides ou parcellaires et primesautières à des questions (suivant une prééminence d’évocations mentales de type auditif) (3).

De telles différences peuvent être, au sein des classes, des sources de malentendus et de réflexes défensifs de part et d’autre pour le maître et les élèves : des dissonances culturelles (4) peuvent entraver les acquisitions cognitives, elles-mêmes entraînant de plus ou moins grandes dissonances cognitives, comme l’avait montré Festinger.

Car « les informations qu’un individu reçoit des gens qu’il rencontre, qu’il fréquente, et des membres des groupes auxquels il appartient peuvent venir confirmer les choses qu’il sait déjà et les opinions qu’il entretient. Dans cette mesure, elles augmentent sa consonance cognitive. Mais elles peuvent aussi les infirmer et, dans cette mesure, augmenter ou créer la dissonance cognitive » (5).

Cherkaoui et Lindsey déduisent, dans une expression un peu abrupte, à propos de l’enfant issu d’une classe défavorisée : « À cause de son langage, il vit en situation conflictuelle avec le professeur. Interprétant mal le langage public de l’élève (c’est-à-dire son mode de penser, de sentir et de juger), celui-ci le réprime » (1).

Et les auteurs essaient d’expliquer les résultats des études faites, notamment par Marklund et Husén, ainsi que leurs analyses propres : « Dans une classe à effectif très réduit, la fréquence de contact et de rapports linguistiques sous leurs différents modes entre l’élève et le professeur est plus grande. L’enfant issu des classes défavorisées est donc constamment exposé à une attaque persistante à cause de son mode de penser. Inversement, dans une classe à grand effectif, la fréquence de contact entre le professeur et l’élève diminue ; ainsi les situations conflictuelles se présentent-elles beaucoup moins fréquemment. Cette dernière situation est très vraisemblablement plus favorable aux enfants des classes défavorisées. » (2)

On peut être choqué par la raideur de la formulation. L’hypothèse d’explication reste importante, si on se souvient des résultats colportés par toute la littérature sur la taille des classes.

Bernstein lui-même, qui penchait pour des petites classes, reconnaissait toutefois que « l’impersonnalité isole ou protège l’enfant de toute responsabilité ou de toute culpabilité, quant à ses propos et à ses actes » (3).

Et cette impersonnalité est assurée dans des classes de volume suffisant, comme en convenait Alain, dans ses Propos sur l’éducation, soucieux des distances mais aussi intéressé par l’hétérogénéité.

Car, en évitant d’interpeller isolément chaque enfant en difficulté: « J’ai souvent pensé qu’on ne perdrait pas de temps à rassembler la queue du troupeau, et à retourner de mille manières les premiers éléments jusqu’à vaincre les esprits les plus obtus. Les meilleurs y gagneraient et le maître aussi, par cette réflexion sur ce que l’on croit savoir, chose trop rare. » (4)

On peut ajouter que, lorsque la relation est plus collective, le contrôle est plus lâche et moins déconcertant pour le jeune de milieu populaire. Pol Dupont, présentant en 1982 les résultats d’une recherche conduite par Anderson et Brewer en 1946, dans son ouvrage sur La Dynamique de la classe, note leur constatation que « dans des classes moins peuplées les contacts avec les élèves pris individuellement sont moins nombreux mais que les attitudes dominatrices l’emportent toujours sur les attitudes intégratrices » (1) chez les enseignants.

En revanche, un grand groupe permet à celui des élèves qui est en problème de s’effacer, de se fondre dans la masse, au lieu de rester une cible possible pour une pédagogie de questionnement.

Mais distance et abstraction ou impersonnalité peuvent entraîner l’ennui et le découragement si des modes de proximité et de conseil méthodologique sur le travail scolaire ne viennent pas les compenser par le recours complémentaire à des groupes de petite taille.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) M. Postic, La Relation éducative, PUF, Paris, 1979, p. 206.

(2) J. Moreno, Fondements de la sociométrie, PUF, Paris, 1957, p. 68.

(3) Ibid., p. 69.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) J. Moreno, op. cit., pp. 100 et 101.

(2) Voir A. de Peretti, Énergétique personnelle et sociale, op. cit., p. 163.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) In L. Cros, Quelle école, pour quel avenir ?, Casterman,Tournai, 1981, pp. 60 et 61.

(2) « C’est la représentation symbolique des relations réciproques qui existent entre les membres d’un groupe... Le sociogramme est un graphique établi selon un critère de choix » à partir d’une conception « sociométrique » de « mesure des relations socio-affectives et socio cognitives dans un groupe restreint », in Anne Ancelin-Schutzenberger,Vocabulaire des techniques de groupe, Épi, Paris, 1971.

(3) L. Legrand, Pour un collège démocratique : rapport au ministre de l’Éducation nationale, La Documentation française, Paris, 1982, p. 44.

(4) Ibid., p. 45.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Legrand, op. cit., p. 45.

(2) Ibid., p. 46.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) P. Meirieu, Enseigner, scénario pour un métier nouveau, ESF, Paris, 1989, p. 119.

 

 

 

 

 

 

(1) A. Bouhdiba, « Universalité et spécificité », in : Finalités de l’éducation, UNESCO,

Paris, 1981, p. 119.

 

 

 

 

(1) G. Ferry, Projet de rapport no 1, pour le colloque national d’Amiens, AEERS, Paris, 1968, pp. 7 et 8.

(2) J.-C. Parisot, « Une nouvelle formation pour un nouveau métier », Cahiers pédagogiques, no 269, décembre 1988, CRAP, Paris, pp. 33 et 34.

 

 

 

 

 

 

(1) H. Atlan, « Auto-organisation et connaissance », in : Le Cerveau humain, tome II, Le Seuil, Paris, 1974, p. 211.Voir également K. Lewin, op. cit., p. 131 : « L’une des caractéristiques saillantes du développement, comme nous l’avons vu, est la variété croissante du comportement. Dynamiquement, nous devons relier la plus grande variété de comportements à une plus grande variété des modes d’être qui peuvent se réaliser dans un organisme donné. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) A. Béjin, in : Le Cerveau humain, op. cit., p. 186.

(2) P.Teilhard de Chardin, L’Activation de l’énergie, Seuil, Paris, 1963, p. 93.

(3) Ibid., p. 94.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Y. Belaval, Histoire de la philosophie, « La Pléiade », tome II, Gallimard, Paris, 1973, p. 544.

(2) B. Lussato, La Dynamique de l’autoréforme de l’entreprise, Masson, Paris, 1976, p. 73.

 

 

 

 

(1) Mélèze, La Gestion par les systèmes, Hommes et Techniques, 1976. Voir Approche systémique des organisations, Hommes et Techniques, 1975.

(2) Voir Énergétique personnelle et sociale, pp. 396 à 402.

(3) Cette recension très complète a été publiée par les Cahiers pédagogiques, nos 244-245, mai-juin 1985, pp. 7 à 15, et reprise dans un ouvrage. Elle comporte 231 rubriques de variétés possibles.Voir également l’Encyclopédie d’évaluation en formation et en éducation, pp. 296 à 314.

 

 

 

 

(1) Voir notre ouvrage, Organiser des formations, Hachette Éducation, 1991.

(2) H. Przesmycki, La Pédagogie différenciée, Hachette Éducation, Paris, 1992. Pour des compléments sur la pédagogie différenciée, voir notre étude parue avec d’autres textes dans la revue Les Amis de Sèvres, no 117, mars 1985 et no 118, juin 1985.

(3) G. Lerbet, « L’égalité des chances, les voies vers l’équité en éducation », in : Mésonance, Chaingy-Paris, 1978, pp. 35 et 36.

 

26

Modèles, fonctions et finalités de l’École

La conduite d’un groupement quelconque d’élèves (ou d’étudiants) n’est donc pas automatiquement facilitée par une moindre taille ou par une certaine homogénéité de ses membres.

Comme le remarque Marcel Postic, « tout dépend de la diversité des modèles d’identification offerts par le milieu éducatif » (1), mais aussi du réseau des affinités (et éventuellement des rejets) et des influences.

Structure complexe d’un groupe-classe

Car la vie concrète d’un groupe oscille entre des rapports institués dans une structure officielle dont nous reparlerons et des relations interpersonnelles qui restent souvent mal connues, quoique sensibles.

Il existe en effet « une structure complexe de l’organisation de la classe, très différente de celle qu’on supposait généralement », constatait Moreno, dans une étude mesurant des attractions déclarées entre les élèves d’une même classe ou de classes différentes (2). « Certains élèves n’étaient choisis par personne et restaient isolés ; certains autres se choisissaient réciproquement et constituaient ainsi des paires, des triangles ou des chaînes : d’autres attiraient sur eux tant de choix qu’ils semblaient accaparer le centre de la scène, à l’instar des étoiles. »(3)

Le fondateur de la sociométrie remarquait que « c’est la quantité des paires et leur entrelacement qui est décisive pour la stabilité et la cohésion du groupe et non pas le nombre plus ou moins grand d’isolés... »

On retrouve dans cette remarque l’importance de l’identification réciproque des jeunes dans des sous-groupes pour assurer la consistance d’un groupe et prévenir des risques anarchiques de violence.

Mais Moreno notait, il y a déjà plus d’un demi-siècle, à propos du réseau des influences : « L’influence des adultes sur les enfants comparée à celle que les enfants exercent les uns sur les autres tend proportionnellement à décliner.

Ainsi s’explique le fait que les maîtres se montrent si souvent incapables de discerner la position des élèves choisis ou isolés dans leur classe. Les jugements des professeurs ne concernent que les positions extrêmes.

Les positions moyennes sont bien évidemment beaucoup plus difficiles à estimer avec exactitude. Les intrications des associations enfantines empêchent le maître d’avoir une intuition véridique de la situation. Ce fait apparaît comme un des handicaps des plus sérieux pour le développement des relations entre maîtres et élèves... » (1)

Les difficultés relationnelles sont encore accrues quand il s’agit d’adolescents. Leur instabilité est, en effet, amplifiée en raison des changements de dimensions et de perspectives dus à leur croissance et à leur puberté.

Ils sont enclins à souhaiter des structures fortes pour équilibrer leurs propres oscillations, mais également à les rejeter afin de redessiner un espace nouveau de devenir.

Leur agressivité habituelle donne toujours des signes d’un appel à la communication caché sous des formes souvent incongrues, par crainte que leur appel ne soit rejeté. Leur ambivalence exacerbée vient nécessairement heurter les ambiguïtés plus ou moins maîtrisées du monde adulte.

Mais elle peut accroître la précarité de leurs rencontres ou de leurs coopérations spontanées ou instituées, en provoquant des processus de réaction ou de blocage en chaîne (2).

Pas plus que la répartition des échanges avec les élèves, la distribution des affinités et des sous-groupements spontanés ne saurait donc être uniforme ni stable dans une classe.

Et Moreno a bien désigné le problème central de toute action d’enseignement : le difficile traitement des positions moyennes. C’est ce qu’a également relevé le docteur Diatkine : « Sur une tranche d’âge d’enfants, on obtient toujours un échantillonnage à peu près identique de valeurs. Environ 20 % n’ont aucun problème, quel que soit le système d’éducation employé ; 10 % présentent des difficultés considérables et quasi insurmontables. Il en reste environ 70 % qui, si l’on n’y prend garde, risquent de voir leur destin scellé par la médiocrité. Ceux-là méritent le plus d’égards. » (1)

On peut déduire des incertitudes et de l’instabilité relative des associations entre jeunes la nécessité d’une organisation diversifiée et multiple des divisions ou classes, si on veut éviter des blocages résultant de sociogrammes(2) conflictuels ou des répartitions fixes qui se révéleraient trop hasardeuses ; et si on veut répondre aux finalités imparties à l’École.

Fonctions des groupements d’élèves

« La division stable, appelée communément “classe”, est le mode de groupement habituel des élèves. Elle comporte un nombre fixe d’élèves déterminé au début de l’année... », rappelle Louis Legrand dans un rapport au ministre de l’Éducation, déposé en décembre 1982(3).

Ce système de division stable était censé faciliter l’enseignement collectif d’élèves nombreux et offrir à ceux-ci un « lieu naturel de vie » (4). Il inclinait cependant à souhaiter une assez grande homogénéité dans la classe.

Les indications précédentes ont montré la précarité des fonctions de facilitation de l’enseignement et d’accueil dans n’importe quelles dimensions ou compositions de groupe qui resteraient fixes ou standard.

On doit y ajouter l’extrême difficulté d’établir des critères sûrs et permanents de répartition et les risques d’injustice à l’égard de certains jeunes, surtout les deux tiers qui sont dans des dispositions moyennes.

Les problèmes didactiques eux-mêmes ont contribué à dépasser la répartition en classes distinctes et fermées. « La nécessité d’un encadrement plus précis dans les travaux pratiques, les exigences matérielles des salles de travaux pratiques ou d’atelier ont déjà conduit à mettre en cause la stabilité de la division. C’est le rôle des dédoublements classiques, douze à quinze élèves étant considérés comme un nombre acceptable pour de telles activités. » (1)

De même, les options pour des langues étrangères ou anciennes ont entraîné une nouvelle brèche dans l’enceinte des classes prétendues stables et fixes (et donnent souvent la possibilité de filières élitistes, plus ou moins clandestines).

Mais la primauté accordée à la classe close contribuait à séparer agressivement des noyaux divers d’élèves et à « maintenir l’isolement des professeurs dans leur classe » (2). Tant il est vrai que les clôtures et les isolements creusent les distances et entretiennent les hostilités, aux dépens des communications opportunes et des efforts intellectuels nécessaires.

Si on recherche les principes fonctionnels d’une départementalisation organique et vivante d’un ensemble d’élèves, il faut, en toute hypothèse, éviter le recours à une seule modalité de groupement, par la référence à un seul critère (d’identité, de volume, de durée, d’homogénéité ou d’hétérogénéité, ou même de discipline, voire de niveau-matière).

On doit alors préciser les fonctions multiples qui doivent être remplies dans l’enseignement et rechercher les tailles et compositions qui seraient adéquates à leur exécution optimale, en vue des finalités, implicitement ou explicitement reconnues aux institutions scolaires et universitaires, et qui ne sont pas univoques : n’en déplaise à ceux qui pensent avoir tout défini en arguant du mot « culture » (à consonance, pour eux, plutôt littéraire, si ce n’est a-scientifique) et dont on ne peut ignorer « l’élasticité sémantique », sinon le flou (artistique ?).

Finalités de l’École

Car, en s’en remettant avec ferveur au paradigme de culture, on a trop souvent omis de reconnaître que les finalités de l’École sont plurielles et, sinon complémentaires, du moins largement contradictoires. L’histoire de l’Éducation le montre surabondamment ; les champions douloureux d’un simplisme radical s’en indignent inutilement.

L’institution scolaire a pour objet premier, en effet, simultanément d’assurer l’acculturation des jeunes générations au patrimoine scientifique, technique, culturel et social de leur pays, mais aussi de les mettre en relation avec les conquêtes nouvelles du savoir le plus récent, « car on ne saurait envisager d’éducation qui ne prenne appui sur la transmission d’une culture, qui ne prenne en compte les référents historiques communs sans lesquels le sujet ne pourra même pas donner forme à sa différence. Pas plus qu’on ne saurait éduquer sans donner les moyens de comprendre les enjeux des choix que l’on sera amené à faire » (1).

Culture d’abord, oui : mais qui ne saurait être disjointe d’une finalité de diffusion équitable ni d’une finalité d’harmonie sociale. Car l’institution se doit, à cet effet, d’établir un équilibre des rapports de chaque préposé à l’enseignement avec les élèves qui lui sont confiés pour qu’il leur partage avec une exactitude suffisante ses propres connaissances (codifiées par des programmes), à charge néanmoins pour ce préposé d’éduquer ces mêmes jeunes à la communication réciproque et tolérante entre eux, c’est-à-dire à la socialisation (car instruction et éducation pourraient-elles oncques se disjoindre ?). Et il ne s’agit pas d’un seul « commerce » naturel entre esprits distingués !

Mais, au-delà des transmissions verbales et conceptuelles, l’institution doit exercer les jeunes à la pratique, répétitive et contrôlée, d’opérations et de techniques éprouvées et, en même temps, les éveiller aux responsabilités à venir de fabrication et d’invention, de plus en plus nécessaires dans le cadre des économies modernes, comme nous l’avons déjà évoqué (l’homo faber, toujours, en prise avec l’homo sapiens ! Sans compter l’homo economicus...).

Ces diverses finalités impliquent naturellement, dans l’organisation scolaire et universitaire, une finalité de vérification des dispositions induites chez les jeunes en vue d’établir leurs progressions diversifiées, leurs orientations spécifiques et leur canalisation sélective dans des cursus ou des carrières, sans, cependant, que soient oubliées les remédiations ou compensations indispensables pour corriger les effets de hasard dans les contrôles ou les oscillations imprévisibles qui frappent la personnalité incertaine et fragile des jeunes.

Enfin, l’École ne peut se refermer sur son propre fonctionnement, qui, malgré sa durée, reste temporaire pour la plupart des individus. Elle doit développer les capacités d’autonomie des jeunes dans leur propre apprentissage, en canalisant leurs activités d’étude les plus personnelles, et, diamétralement, intervenir en vue de relier les jeunes à la société et à l’économie environnantes, dans le souci d’une insertion progressivement assurée. L’École n’a pas à « fournir des emplois », mais elle doit y préparer (sans leur tourner le dos !).

Comme on le voit, nous avons choisi, en fait de finalités, des formulations opératoires et non définitives, comme le conseille l’Unesco : car, écrit A. Bouhdiba, « les finalités ne sont pas des données toutes faites et une fois pour toutes ! Elles s’élaborent, se prouvent et s’éprouvent au sein de l’institution éducative » (1).

Fonctions de l’École

Aux finalités de l’École doivent correspondre dix fonctions institutionnelles, plus ou moins également assumées par les enseignants dans la structure de leurs rôles (voir graphe ci-dessous).

Dans le champ de ces finalités, au sein de la réalité éducative et enseignante, on discerne assurément, branchée perspectivement sur l’acculturation aux patrimoines ou la diffusion des savoirs récents, la fonction de transmission magistrale de connaissances et celle, conjointe, de documentation et de recherche documentaire (jusqu’au Web).

Pour un second couple, on discerne une troisième fonction, de facilitation des rapports maître-élèves (supportant l’équilibre des rapports entre les générations et donc la régulation entre les désirs – et refus – d’apprendre et les contraintes), et, complémentairement, la fonction d’organisation des rapports des élèves entre eux dans le cadre d’une structure d’émulation et néanmoins de coopération, préparant à la vie citoyenne.

Une cinquième fonction a pour objet la disposition technique d’exercices et de travaux dirigés, pour exercer les élèves à la pratique des techniques grâce à l’acquisition de savoir-faire en laboratoire ou atelier ; corrélativement, on conçoit qu’il convient d’assurer une fonction de production et de création par les élèves, en salle de travail, en atelier ou sur installations afin de les éveiller aux responsabilités de fabrication, nécessaires à la vie économique et sociale.

En outre, une fonction de conseil méthodologique (destinée à faire apparaître et à perfectionner les modalités d’apprentissage auxquelles les élèves ont différentiellement recours) s’impose de façon croissante ; elle fait équilibre à une fonction d’évaluation des capacités ainsi que des acquisitions cognitives et culturelles mais aussi des virtualités de transfert des savoirs en vue d’assurer en justesse et justice les orientations et, à terme, peut-être au-delà du collège (Dubet et Duru le demandent) les sélections adéquates.

Il faut distinguer enfin une neuvième fonction, de stimulation des individus au travail personnel en dehors de la classe et de l’école, en vue de développer leurs capacités d’autonomie, associée à une dixième fonction, de médiation des relations des divers groupements d’élèves avec les autres groupements ou avec l’extérieur et l’environnement économique et social, préparant aux métiers.

Complexité des rôles de l’enseignant

Ces fonctions, articulées aux finalités de l’enseignement, sont évidemment connexes aux rôles que doit assumer chaque équipe de professeurs.

Car, qu’on le veuille ou non, et n’en déplaise encore à ceux qui s’insurgent, de façon cyclique, contre les contraintes nouvelles qui viennent investir ou déborder et déstabiliser la conception intellectualiste (plus ou moins libérale ou cléricale et plus ou moins gauchiste) d’une profession conçue comme purement magistrale, comme tous les autres acteurs sociaux, les enseignants sont pris dans la tenaille de la complexité croissante.

Déjà, en préparation du colloque d’Amiens, en 1968, Gilles Ferry observait : « La pratique enseignante exigera des enseignants, quelle que soit leur spécialité, ainsi que de tout le personnel éducatif :

– une structure de personnalité apte aux changements, orientée vers l’innovation;

– la capacité de maîtriser rationnellement et émotionnellement la relation avec autrui ce qui implique l’acceptation de soi-même et en particulier de ses propres limites ;

– la capacité de communiquer et de faciliter les communications, de conduire des réunions, de coopérer aux tâches éducatives, à la recherche et aux prises de décision.

Le maître, animateur et facilitateur des échanges, continuera cependant à transmettre des éléments culturels, mais la transmission d’un savoir ou d’un savoir-faire sera subordonnée à la découverte vécue d’un problème, autrement dit, répondra d’une demande. Pour cette fonction de transmission, il s’aidera de toutes sortes de ressources informatives et documentaires. Il lui faudra donc :

– avoir des connaissances technologiques dans le domaine de l’audiovisuel, de l’informatique et de la programmation ;

– savoir utiliser et combiner les moyens de contrôle des acquisitions. » (1)

Vingt ans plus tard, Jean-Claude Parisot précisera à son tour : « Dans le cadre de sa classe, l’enseignant doit pouvoir se comporter comme un professionnel de l’organisation de l’apprentissage... À un niveau plus fondamental, l’enseignant doit pouvoir considérer l’élève non pas comme l’objet de son enseignement, mais comme le sujet, l’acteur principal de sa formation... Ce déplacement d’attitude ne peut être séparé d’un apport méthodologique...

Enfin, il y aurait toute une réflexion à faire sur la formation des enseignants à l’orientation. » (2)

Si nous réintégrons les missions qui sont à remplir dans le cadre du double pentagramme des fonctions de l’École, il est possible de discerner, dans la différenciation plus ou moins égale des tâches imparties aux enseignants, les rôles de :

– personne-ressource, à la fois instructeur et guide en documentation ;

– responsable de relation, et donc aussi bien organisateur qu’animateur des multiples rapports et interactions ;

– technicien, établissant des situations d’apprentissage ou bien réalisant des productions audiovisuelles et informatiques, individuelles et collectives, avec des matériels multiples ;

– évaluateur, d’une part conseiller de méthode, d’autre part contrôleur des progressions ;

– enfin chercheur, directeur des projets individuels d’étude et d’investigation ainsi que médiateur des rapports avec le monde extérieur (pour plus de détails, voir le graphe no 9, arborescent !).

La variété requise

Il ne faudrait cependant pas retirer de la considération d’un tel pentagramme que tous ces rôles auraient à être tenus de façon égale, rigide, en intensité et en durée, et dans le même dosage (identitaire !) à chaque instant par tous les enseignants. Pas plus qu’il ne s’agirait d’assurer toutes les fonctions à la fois, ou d’obtenir à l’instant toutes les finalités.

La variété demeure la règle de pilotage et d’exercice des rôles comme de toutes les mesures de régulation des systèmes « ouverts », notamment sociaux : pour chaque individu comme pour tous. Il y va, en effet, de la responsabilité, originale, personnelle, consentie à chaque enseignant (qui doit se voir reconnu des marges de liberté, de choix, d’innovation). Il y va de la maîtrise correcte, réaliste, des conditions concrètes, variables, changeantes, dans lesquelles chaque enseignant doit remplir sa mission et équilibrer l’emploi de ses rôles, en dépit des difficultés et des perturbations qu’il rencontre dans notre système éducatif de plus en plus complexe, et soumis aux remous (et violences sporadiques) de nos cités.

Cependant, au nom du principe d’unification des savoirs transmis, prôné en 1985 par le Collège de France, devrait-on prescrire des conduites et des dosages de rôles strictement conformisants ? Ou bien doit-on honorer ce principe (sans être libéral !), par le jeu souple des différences reconnues aux actions et aux situations scolaires, pour les enseignants et leurs élèves ?

C’est à quoi nous incite, au-delà des vacarmes alarmistes, la loi de la variété requise énoncée par le cybernéticien William Ashby, pour les systèmes hypercomplexes : ceux-ci, où par définition (et constatation) foisonne la variété, ne peuvent être stabilisés et contrôlés, régulés, que par des sous-systèmes disposant d’une variété au moins égale.

Par sa loi, Ashby, assure Henri Atlan, a montré que « plus on augmente la variété, l’hétérogénéité d’un système, plus ce système sera en principe capable de performances plus grandes du point de vue de ses possibilités de régulation, donc d’autonomie par rapport à des perturbations aléatoires de l’environnement. » (1)

Or, le problème est bien de traiter les difficultés et les turbulences, les fluctuations auxquelles le système éducatif, les établissements scolaires, ou les enseignants dans leurs cours doivent faire face actuellement et pour longtemps.

Il en est ainsi, inéluctablement, en conséquence des progrès scientifiques et en raison de l’hétérogénéité amplifiée dans les groupes d’élèves ou d’étudiants, mais aussi par suite de la complexité croissante des environnements sociaux ou familiaux et de leurs pressions ou exigences grandissantes et sujettes à des réactions collectives. La solution ne saurait être en aucune façon de réduire la variété des méthodes d’enseignement utilisées par les professeurs : puisque les lois mêmes qui régissent le fonctionnement des systèmes sociaux nous en dissuadent d’emblée.

Boltzman, en effet, avait déjà montré la relation inverse entre la notion de variété et celle d’entropie. Celle-ci mesure la dégradation des formes d’énergie et des possibilités d’adaptation ou de changement présentes à l’intérieur d’un système : elle augmente inéluctablement avec le temps en raison inverse de la variété dont elle entraîne le déclin.

En revanche, soutenir la variété, c’est résister à l’entropie et, par suite, au risque d’uniformisation inerte et de stérilité, et c’est accroître les capacités d’ajustement entre les divers éléments d’un système, par exemple, apprenants et enseignants, dans le champ éducatif.

Mais l’application d’une loi de variété est encore plus indiquée dans le cas de ce champ. On a déjà vu l’observation d’Henri Atlan (voir p. 287) au sujet de cette loi. André Béjin remarque alors à ce propos : « Atlan propose de considérer que l’apprentissage se traduit indissociablement par une augmentation de la variété du système cérébral, c’est-à-dire par une accentuation de la différenciation, et par une diminution de la redondance dudit système. » (1)

Une telle richesse d’accentuation de la variété et de la différenciation par l’apprentissage se reconnaît aussi dans « la loi de complexité/ conscience » énoncée par le paléontologue Pierre Teilhard de Chardin, observant « la relation définie de concomitance qui apparaît toujours plus évidente, entre spontanéité consciente et complexité organisée » (2) : notamment, en constatant « le cas fascinant de l’homme, ce dernier venu de l’évolution chez qui une cérébralisation (ou “céphalisation”) extrême de l’organisation s’accompagne d’un accroissement étourdissant des facultés psychiques. » (3)

La loi d’Ashby

Si on revient à la loi d’Ashby, ainsi confirmée, on peut encore en préciser la formulation : dans un système hypercomplexe (c’est le cas d’une simple classe, et plus encore d’un établissement ou du système éducatif lui-même), le sous-système qui assure la régulation des interactions entre les individus ainsi que leur ajustement aux contraintes définissant les fonctions dévolues au système (ce peut être la mission d’un enseignant, d’une équipe de professeurs, ou d’une inspection) doit disposer d’une variété de modalités d’intervention (et de réponses ou de solutions) au moins égale à la variété des besoins disparates et des problèmes complexes en instance dans un système et son environnement.

Si la variété des réponses possibles, des solutions présentées et des relations offertes est insuffisante, le sous-système fonctionne comme un organisme réducteur et non plus régulateur : il ne peut plus satisfaire la pluralité des attentes et des fonctions mais seulement une fraction d’entre elles ; il ne résout qu’une part des problèmes posés ; il n’assure pas le jeu général des interactions : il ne remplit qu’une portion réduite de ses missions.

Il provoque donc une inégalité insurmontable entre un groupe d’individus dont il satisfait suffisamment les besoins et un autre groupe auquel il n’apporte pas les réponses utiles ni les médiations nécessaires.

Une gestion pédagogique insuffisamment variée introduit donc nécessairement un mécanisme d’échec et une ségrégation de type élitiste aux dépens d’un pourcentage plus ou moins important d’apprenants : ceux-ci sont naturellement portés au découragement ou à des comportements violents.

En revanche, au sein d’un groupement d’élèves, chaque enseignant peut fonctionner comme sous-ensemble régulateur de l’ensemble hétérogène convié à un apprentissage, s’il lui est loisible de mettre en oeuvre une variété d’approches didactiques et techniques (notamment d’étude en groupe) ou de moyens qui s’adaptent suffisamment aux différences de fonctionnement mental et caractériel de tous ces élèves.

Dans un établissement, de même, le corps enseignant, soutenu par l’équipe de direction, peut fonctionner comme sous-ensemble régulateur : à condition que lui soient disponibles une diversité de mesures organisationnelles et une variété suffisante des méthodes d’enseignement et d’encadrement auxquelles il peut être fait recours suivant les circonstances, selon un projet.

On conçoit également qu’une autorité, décentralisée, peut agir en régulation des efforts de différenciation et favoriser la multiplication des formes diverses d’accueil et d’étude accommodées, dans les établissements, à la grande variété des élèves mais aussi des enseignants.

Le fonctionnement équilibré d’un système appelle, en conséquence, la présence, sous toutes ses possibilités et dans toutes ses manifestations, de la variété : celle-ci est un facteur d’unification interne dans la mesure où les interactions entre tous les éléments du système sont assurées et préservées.

Remarquons, avec malice et clin d’oeil à Voltaire, qu’Yvon Belaval, traitant des conceptions de Leibniz, lui fait dire que « Dieu choisit le meilleur des mondes possibles, celui dont la variété dans l’unité est la plus grande » (1). Pourquoi le choix des hommes serait-il différent ?

En ce qui concerne les rapports du système avec un environnement complexe, Bruno Lussato fait, d’autre part, observer que la loi d’Ashby exige également une variété accentuée dans le système pour compenser les fluctuations de l’environnement et maintenir une « plage de stabilité » (2).

Pour ce qui est encore des rapports internes, Mélèze fait aussi remarquer que « la variété de chaque sous-système à chaque niveau doit être absorbée localement pour ne pas être répercutée au niveau supérieur qui serait incapable de la contrôler » (1).

C’est reconnaître que chaque enseignant doit de lui-même mettre en oeuvre une pédagogie déjà variée dans ses propres classes ou groupes, mais aussi que les enseignants d’un établissement doivent s’entendre pour diversifier, dans le cadre concerté du projet d’établissement, leurs pratiques individuelles (ou en petites équipes) ; et c’est, enfin, observer que, dans chaque établissement, on devra différencier institutionnellement dans son projet, comme on l’a vu, l’ensemble des procédures d’enseignement et d’apprentissage.

La différenciation des structures d’enseignement et d’apprentissage gagne donc à être largement étendue sur toutes ses dimensions et à trois niveaux :

– celui d’une pédagogie variée, puisant des ressources et des orientations dans les méthodes connues et que conduira volontairement un enseignant dans sa relation singulière d’éducation et d’instruction avec des élèves dans des groupes-classes et selon des rôles fixes ou, mieux encore, eux-mêmes changeants et variés ;

– celui d’une méthode diversifiée, où des méthodes multiples sont associées, dans le travail collectif et concerté, d’équipes d’enseignants, chacun reconnaissant aux autres leurs différences de tempérament, leurs formations distinctes ou leurs titres différents et leurs options didactiques ;

– enfin, celui d’une différenciation institutionnelle, opérant une organisation différenciée et souple des groupements d’élèves, des emplois du temps et du travail en cohérence du corps professoral (2).

Un tel énoncé n’est pas seulement incantatoire. Il a été largement mis en oeuvre. Nous avons déjà fait la surprenante recension des multiples pratiques ingénieuses de différenciation réalisées ici ou là par des enseignants français (3). Nous avons également détaillé nombre de techniques utilisables tant pour enseigner que pour organiser des groupements d’élèves, pour les mettre différentiellement au travail ou les réunir (1). Et notre collègue Halina Przesmycki a théorisé avec esprit et donné des exemples de pratiques expertes (et validées), dans son ouvrage sur la pédagogie différenciée (2).

Il est sûr que l’élargissement du potentiel des moyens et formes auxquels une équipe d’enseignants ou un enseignant peuvent faire appel suppose le développement d’un entraînement permanent par la voie de la formation continue. En toute hypothèse, dans une telle voie de variété entretenue, chaque professeur et chaque élève auront une chance accrue qu’une différence de leurs personnalités soit reconnue et accueillie.

Dans l’une ou l’autre des formes différenciées de relation d’étude, proposée ou prescrite, chacun peut parvenir à trouver une chance d’intérêt, de prise en compte ou de réussite. Tant il est vrai, comme l’analyse Georges Lerbet, qu’il faut s’attacher à dégager « la véritable égalité des chances, dont on sait déjà, d’après Torsten Husén, qu’elle doit être distincte de l’identité des chances, cette pseudo-égalisation qui ne concerne que l’entrée (l’in-put) du système éducatif en proposant à tous un contenu de savoir qui serait de l’extérieur, et seulement de l’extérieur, identique » (3).

Mais l’intériorité reconnue à l’acquisition des savoirs appelle, chez les élèves, une possibilité de rôles multiples, complémentaires des rôles enseignants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Cité par A.-M. Rocheblave-Spenlé, La Notion de rôle en psychologie sociale, PUF, Paris, p. 177.

(2) Ibid., p. 167.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Ibid., p. 177.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) M. Crozier et E. Friedberg, L’ Acteur et le Système, Seuil, Paris, 1977, p. 30.

(2) M. Crozier et E. Friedberg, op. cit., p. 233.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Ibid., p. 377. Notons que ces deux auteurs privilégient, aux dépens de la notion de rôle, celle de pouvoir, de « jeu comme instrument de l’action organisée », p. 95; et p. 98 « la structure n’est en fait qu’un ensemble de jeux » et de « stratégies » ; le « rôle », tel que l’entend l’analyse classique, pourrait ainsi se reconceptualiser comme un état d’équilibre relativement stable, entre, d’une part, une stratégie dominante et majoritaire et, d’autre part, une ou plusieurs autres stratégies minoritaires, p. 103. Ils définissent « un système d’action concret comme un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux », p. 246.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) T. Zeldin, Histoire des passions françaises, tome III, Seuil, Paris, p. 317.

(2) Voir G. Lerbet, Le Flou et l’écolier, éd. Universitaires, Paris, 1990, p. 56.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) M. Postic, La Relation éducative, PUF, Paris, 4e éd., 1990, p. 113

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Ces quelques exemples peuvent être complétés par les développements contenus dans divers ouvrages, notamment La Pédagogie différenciée et l’Encyclopédie de l’évaluation en formation et en éducation, op. cit.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) B. Peterfalvi et G. Adamczewstky. Notons que, dans l’enseignement universitaire, certains enseignants ont ou ont eu recours à des rôles d’assistants ou même d’humour. Ainsi, un professeur de droit, dans une spécialité par nature sévère, ne commençait pas son cours tant que n’avaient pas été désignés : une étudiante comme perle de l’amphi, deux étudiants écrins chargés de l’encadrer, et un videur chargé d’expulser les gens perturbateurs !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) P. Meirieu, Enseigner, scénario pour un métier nouveau, op. cit., p. 49.

(2) Ibid., pp. 49 et 50.

(3) Ibid., pp. 49 et 50.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Il est intéressant de constater le développement actuel des rôles de médiation, confiés en équipes, après formation à l’écoute, à des élèves ou délégués-élèves, en CM2, en collège et en lycée : capables d’intervenir en cas de conflits entre des camarades, en facilitant l’expression mesurée des griefs réciproques.Voir, entre autres ouvrages, de Babeth Diaz et Brigitte Liautard, Contre violence et mal-être, la médiation par les élèves, Nathan, Paris, 1998.

 

27

Des élèves et des rôles

La structuration d’un organisme social, fût-il le plus fruste, implique, en effet, une organisation, un réseau de rôles complémentaires.

Car qu’est-ce qu’une société, sinon, en première approximation, unagencement, reconnaissable par chacun, des rapports et des interactions entre les individus : en ce que ceux-ci ont besoin d’un certain nombre de précautions pour éviter d’être en incertitude dissuasive ou en risques incontrôlables à propos de l’actualisation réciproque de leurs forces.

Ces précautions établissent des délimitations, mais aussi des correspondances entre les activités et la disposition ou la propriété de moyens d’action ; elles doivent aussi stabiliser les formes d’identification et de communication, ou de coopération et de distance ou d’évitement entre les membres de l’organisme. Il en résulte l’émergence nécessaire de normes d’action, de modèles de comportements, définissant et délimitant, en réponse aux attentes réciproques des individus (à leurs expectations, selon la terminologie anglo-saxonne), des rôles. Ce qui est vrai dans le système éducatif, bien sûr.

Complémentarité des rôles

Comme l’expriment L.E. et R.L. Hartley, le rôle apparaît « comme un modèle organisé d’expectations relatives aux tâches, conduites, attitudes, valeurs et relations réciproques qui doivent être maintenues par des personnes occupant des positions spécifiques de membres et remplissant des fonctions définissables dans un groupe. »(1)

Plus simplement, Anne-Marie Rocheblave-Spenlé observe : « Les rôles dépendent donc étroitement les uns des autres. Leurs nombreuses interrelations constituent un système social » (2). Elle précise encore, à propos de cette notion commune à la sociologie et à la psychologie : « Ainsi, plus une société est différenciée, divisée en groupes et en sous-groupes nombreux et complexes, et plus le répertoire des rôles sociaux sera étendu. » (1)

Par un tel répertoire, toute société assure l’équilibre des échanges et l’identité de ses membres en établissant une diversification croissante des rôles répartis entre les individus : en sorte d’assurer une réciprocité explicite des responsabilités assumées par tous, ce qui est hautement souhaitable dans la société scolaire.

Les systèmes de production et d’échange ou de direction et de compétence s’édifient également sur des réglementations qui répartissent les individus dans des trames de rôles solidaires, en prise directe ou en rapport quelque peu triangulaire : dirigeants et exécutants, cadres et ouvriers, grossistes et détaillants.

Les systèmes de pouvoir et d’autorité s’édifient, de leur côté, sur les points de départ (et de décisions) et d’arrivée (d’imposition) des flux d’énergie et d’information : électeurs et élus, ministres et administrations, préposés et usagers.

Les réseaux culturels, à leur tour, relient des catégories en rapport de correspondance : écrivains et lecteurs, hommes de médias et spectateurs, artistes et amateurs, auteurs et éditeurs, producteurs et réalisateurs, ou, également, enseignants et élèves (on y reviendra).

Rationalité et différenciation de rôles

Au niveau sociologique, Durkheim avait mis en évidence la division du travail, continuellement à l’oeuvre au sein de toute société.

Pour leurs parts, Max Weber en Allemagne, Merton et Parsons, puis March et Simon aux États-Unis avaient analysé la différenciation des fonctions et la spécialisation de plus en plus poussée des rôles : le premier selon une systématisation des conduites accordées à des normes rationnelles (mais aussi éthiques) ; les seconds en vue d’une résorption ou régulation des incertitudes qui entraveraient la perception et la réalisation des objectifs inhérents à l’organisation.

Les études sur la science administrative, comme l’observe Jacques Chevalier, ont caractérisé toute institutionnalisation par un triple mouvement d’implantation, de différenciation et d’unification.

De même, les théories structuralistes puis systémiques ont dégagé des organisations différenciées de rôles solidaires, plus ou moins complémentaires, et de toute façon en interactions généralisées : dans le domaine de la parenté (on l’a vu, avec Lévi-Strauss) ; dans celui de l’économie ou dans les réseaux de décision et de pouvoir : avec les écoles psychosociologiques et psychanalytiques, mais aussi avec Michel Crozier.

Et celui-ci peut assurer : « La transformation de nos modes d’action collective, pour permettre plus d’initiative et d’autonomie des individus, ne passe pas par moins d’organisation, mais par plus d’organisation, au sens de structuration consciente des champs d’action. » (1)

Car au niveau psychologique, chaque personne, comme le notait Moreno, n’est pas seulement porteuse d’un rôle, mais d’une gerbe, d’un faisceau, d’un ensemble de rôles entre lesquels elle joue, d’où sa personnalité ressort, étayée et modelée, mais aussi préservée et sécurisée.

Plus globalement, toutes les réalités sociales, humaines, vivent stablement autant que les personnalités vulnérables qu’elles mettent ensemble sont, d’une certaine manière, protégées des entrechocs de leurs énergies par des réseaux de rôles.

Et si chaque rôle se manifeste selon une attente définie et délimitée de certains comportements spécifiques et maîtrisés (dans la mesure où on n’attend pas n’importe quoi de n’importe qui), il est institué avec une marge de liberté de décision ou de maniement des incertitudes, c’est-à-dire avec une responsabilité orientée.

Par leur attribution formelle, les rôles simplifient les relations, précisent les marges d’action libre, insèrent dans la trame et la légitimité sociales, c’est-à-dire dans les jeux de pouvoir. Ils donnent aussi une certaine confiance à chaque personne qui est confortée par son rôle reconnu et aux autres qui sont protégés par leurs propres rôles.

Cette protection est, en effet, assurée par la complémentarité, l’articulation réciproque de tous ces rôles en responsabilité croisée ou « contrôle croisé d’unités fragmentées » (2). Car, assurent Crozier et Friedberg, « les relations de pouvoirs sont directement liées à cette zone de liberté qui fonde l’existence de l’homme, de l’individu en tant qu’acteur », de sorte que l’« on ne contient pas le pouvoir en essayant de le supprimer ? Mais, au contraire... en permettant à un plus grand nombre de personnes d’entrer dans le jeu des relations de pouvoir avec plus d’autonomie, de liberté et de choix possibles. C’est le pouvoir qui seul peut combattre le pouvoir » (1).

En revanche, une indifférenciation des rôles, assortis à des fonctions et aux finalités, peut faire courir des risques de trouble et de désagrégation conflictuelle à une collectivité, surtout si elle est de composition hétérogène.

En raison de la sourdine des rôles, une identification monotone et une incertitude croissante des uns et des autres menacent les individus et les portent, comme l’a montré magistralement René Girard, à la violence, suivant une concurrence sans frein et des exclusions brutales, consécutives au mythe identitaire qui corrompt le sentiment des responsabilités individuelles et que nous avons déjà dénoncé.

On retrouve alors tous les risques des processus fusionnels inhérents à ce mythe.

Évolution régressive des rôles dans le monde scolaire

Alors que, dans chaque structure ou système et réseau, les rôles globaux ne cessent de se ramifier suivant des spécificités de tâches et de responsabilités de plus en plus fines et complexes, il faut bien constater que, dans nos systèmes éducatifs, les rôles d’enseignants et surtout d’élèves stagnent présentement : dans une indivision et dans une généralité qui marquent à peine les différences de discipline et d’âge pour les divers acteurs.

Il en résulte des situations d’isolement pour chaque enseignant, mais surtout d’indifférenciation pour les élèves, marqués par le mythe identitaire qui conduit à l’éviction de tous ceux qui ne correspondent pas aux attentes réductrices et aux normes d’identification infuses dans les corps enseignants.

Les systèmes scolaires et universitaires sont, en effet, encore réticulés dans des formes rigides parce qu’insuffisamment différenciées et organisées : leur blocage fait contraste avec les plasticités croissantes qui doivent se développer dans leur environnement social et économique bouleversé par l’accélération technologique.

Il devient de notoriété commune que l’École se doive d’affiner et de diversifier son organisation générale et son fonctionnement : ce qui peut s’effectuer notamment au niveau d’une différenciation des rôles confiés aux élèves, aux étudiants, comme aux enseignants et aux multiples acteurs de la relation éducative.

La situation actuelle n’est que le résultat d’une dégénérescence des modes anciens d’organisation des enseignements. C’est ce que nous rappelle Théodore Zeldin dans son Histoire des passions françaises : « On confiait aux élèves des “missions de confiancepour développer leur sens de la responsabilité : ils sonnaient la cloche, étaient bibliothécaire, sacristain, questeur (responsable des objets trouvés), édile (chargé de signaler les réparations nécessaires) ou trésorier des pauvres (chargé de la collecte des aumônes). » (1)

Au-delà de ces rôles de service collectif, il y avait aussi des structures de rôles à destination pédagogique, en vue de stimuler les efforts et d’organiser l’émulation entre les élèves : « Les élèves étaient également divisés en deux camps, les Romains et les Carthaginois, qui avaient à leur tête un imperator ou un consul assisté de tribuns, de préteurs et de sénateurs, qui étaient subdivisés en décuries, le tout soigneusement hiérarchisé, et chaque élève avait, dans une autre décurie, un rival nommément désigné. »

Plus anciennement, on se souvient des rôles confiés aux moniteurs de l’enseignement mutuel, et, plus récemment, des rôles organisés dans la classe par l’Américain Poirier. De telles distributions de rôles opératoires ou symboliques étaient encore en usage il y a une trentaine d’années, notamment dans l’enseignement public (2).

On peut aussi rappeler, au début du XXe siècle, l’organisation de la vie d’internat à l’École des Roches, établie sur des rôles de capitaine confiés aux élèves, qui s’occupaient de leurs camarades plus jeunes dans le cadre de maisons, animées par une famille de professeurs.

Plus proche de nous encore, on ne peut oublier Freinet et ses principes d’organisation de vie scolaire fondés sur des rôles techniques et complémentaires inspirés par les exigences de l’imprimerie à l’école : quelques élèves écrivaient des textes libres, d’autres les composaient, d’autres les imprimaient ou les diffusaient.

Il y eut aussi des rôles de responsabilité gestionnaire institués dans les foyers socio-éducatifs, notamment par l’action de l’Office central de coopération à l’école (OCCE) : rôles de distribution, de gestion, d’approvisionnement ou d’activités de loisir.

On ne peut que s’étonner de l’état présent de notre réalité scolaire qui n’a su mettre en route que le délégué-élève surchargé de responsabilités, alors même que l’activité des corps enseignants s’avère de plus en plus diversifiée, comme on l’a vu, et alors que Marcel Postic souligne que désormais « le rôle de l’enseignant est moins d’être un dispensateur de savoir que l’organisateur et l’animateur de l’apprentissage ».

De la sorte, cette définition générale du rôle de l’enseignant appelle « des rôles complémentaires chez les élèves, notamment dans la prise de décisions au sujet de la programmation des activités et de la définition des modalités pédagogiques, ajustées aux âges » (1). C’est ce qu’il nous convient d’examiner.

Que peut-on faire dans nos classes et nos écoles ?

Indépendamment des problèmes de départementalisation que nous reprendrons ultérieurement, si l’on veut éviter une banalisation du statut et de la situation d’élève et conjurer les risques d’indifférenciation conflictuelle, que faire dans nos classes et nos établissements scolaires ?

Peut-on créer ou offrir des rôles qui donnent à nos élèves des zones d’appui pour faire des progrès, pour prendre une compétence au service des autres comme à leur avantage ?

C’est l’enjeu décisif pour le XXIe siècle en vue d’accomplir les promesses de la démocratisation et d’amortir les menaces de banalisation et de violence. À travers la pluralité des rôles, s’ils sont officialisés et donc reconnus par tous dans le groupe, on atteint, en effet, l’originalité des personnes qui deviennent de plus en plus des personnes responsables et non pas des individus-numéros notés dans un ensemble : et dans leur complémentarité s’édifieront des solidarités du présent et de l’avenir.

À leur défaut, des rôles informels s’installeraient inévitablement dans chaque classe ou dans les établissements : mais ils seraient pris, ouvertement ou sournoisement, par quelques-uns, trop souvent les mêmes, renforçant les risques d’un élitisme ou d’un égalitarisme plus ou moins sauvages. Et l’irresponsabilité serait consacrée de fait. Que peut-on faire ?

Des recherches entreprises avec de nombreux collègues, il ressort que, dans les établissements et les classes, on peut confier aux élèves des séries multiples de rôles, à tout âge, de la maternelle jusqu’au lycée en passant par le collège.

À l’expérience, on peut distinguer :

– soit des rôles d’instruction proprement dits qui peuvent être des rôles linguistiques, des rôles en mathématiques, en physique, en toutes disciplines ; ou des rôles de méthodes et de pratiques ; ou également des rôles d’évaluation et d’investigation ;

– soit des rôles d’animation de la vie scolaire, qui peuvent assurer des fonctions opératoires ; des tâches d’encadrement et d’aide ; ou des missions de liaison et de représentation comme l’actuel rôle de délégué élève apparu en 1969 et rétabli en dignité (et en quelques possibilités matérielles) en 1999, ainsi qu’on l’a rappelé.

La multiplicité des rôles expérimentés ou envisageables peut être étudiée en formation initiale ou continue, afin d’être placée, en libre choix et convenance, à la disposition des enseignants et éducateurs en vue d’entraîner des enfants ou des jeunes à la maîtrise progressive de savoirs, de savoir-faire ou de savoir-être dans l’entraide et la réciprocité responsables. Le fera-t-on ?

Toutefois, il s’agit bien, non pas d’embarrasser les adultes par une profusion étourdissante de fonctions souhaitables, mais d’ouvrir aux enseignants et aux personnels d’éducation ou de direction des espaces suffisamment larges de possibilités afin de favoriser des choix ingénieux, voire modestes, en tout cas variés et donc renouvelables. Il importe, en effet, de mettre en oeuvre non pas une quantité excessive de rôles, mais une gamme de rôles choisis et renouvelés avec discernement et opportunité.

Et les rôles pourraient, selon les cas ou les besoins, être répartis entre les élèves de façon temporaire (pour une séance de travail, une journée, une semaine), ou bien de façon plus permanente (pour un mois, un trimestre, une année), ou encore exercés tour à tour par permutation circulaire entre les élèves. Leur attribution pourrait s’effectuer de façon variée : par des voies de hasard, de volontariat ; ou encore après élection des pairs, en considération de compétences (ou de compensation) ; suivant une délégation spontanée ou méditée par l’enseignant ou l’éducateur. La variété des modes d’attribution de rôles peut garantir leur valeur d’éveil à la responsabilité.

Quelques exemples typiques peuvent, en ce point, illustrer l’intérêt des choix réellement effectués par des enseignants, complétant ceux inhérents aux méthodes Freinet et Poirier, ou ceux obtenus par la préparation et l’exécution de représentations théâtrales, et plus généralement de PAE.

Quelques exemples de pratique des rôles (1)

Dans un lycée de Montevideo, réputé pour la violence des élèves, un professeur de français, après nos travaux en commun, mit au point l’organisation suivante pour sa discipline.

Dans une classe de trente-trois élèves difficiles, elle demanda deux semaines après la rentrée, à huit élèves qu’elle avait remarqués s’ils acceptaient d’être responsables du travail d’une équipe de quatre (dont une de cinq).

Après leur accord, elle organisa avec eux et leurs camarades, huit équipes ; mais elle demanda aussitôt que, dans chacune d’elles, chaque autre élève ait un rôle, par entente et choix : soit de responsable de la coopération et du climat de l’équipe ; soit de compteur des succès des camarades de l’équipe ; soit, pour les moins avancés, de responsable du (petit) matériel utile au travail de l’équipe (crayons, gommes, papiers, livres, plumes, etc.).

Elle afficha, en outre, au tableau, une liste d’une douzaine d’autres rôles destinés à faciliter les rapports de la classe avec l’extérieur et pour lesquels elle demandait des volontaires : comme responsables de la liaison avec l’administration, avec l’intendance, avec la bibliothèque, avec d’autres classes, avec les familles, avec la municipalité, etc.

À la fin de chaque classe, les compteurs des succès venaient, en camaraderie, défendre les mérites de tel ou tel élève de leur équipe (« Untel, unetelle, madame, a dit ceci ; a répondu cela ; nous a aidés, etc. ») : exercice de l’esprit social et non défense de soi égoïste et séductrice.

Le professeur pouvait réunir brièvement les responsables du travail, pendant que les responsables de la coopération occupaient les autres membres de l’équipe. Cette enseignante témoignait, après six mois de son expérience, devant un séminaire de soixante-dix inspecteurs et chefs d’établissement, de sa profonde surprise : sa classe était devenue une petite société solidaire, marquée par l’assiduité au travail et les progrès de tous les élèves. Chacun d’eux était reconnu par sa responsabilité propre ; il existait et avait une place ; aucun n’était marginalisé. Une autre de ses collègues avait fait une expérimentation analogue, avec les mêmes résultats, dans une autre classe.

À Montpellier, un professeur principal angliciste a organisé de façon imaginative et sagace, avec ses collègues, une classe de vingt-six élèves de Sixième, suivant une attribution de rôles multiples, répartis pour toutes les disciplines par discussion avec la classe.

Ces rôles étaient définis et proposés en termes de responsabilité opératoire, comme dans l’exemple précédent, et non pas en statuts. Il y eut ainsi, pour trois mois, un ou quelques responsables effectifs : de la discipline ; de la sécurité ; du secrétariat ; du tableau ; des armoires ; des craies et chiffons ; des entraîneurs de garçons ou de filles ; un délégué aux hypothèses ; deux délégués aux lectures de consignes ; deux gardiens du temps ; trois détecteurs de talents ; une déléguée auprès de l’administration ; un vérificateur de travaux; trois délégués à l’humour ; un délégué à la relation avec les familles ; un délégué à la bonne tenue du cartable ; un collectif de dessinateurs ; trois délégués au rangement des classes ; un délégué au sport ; un porte-parole auprès des professeurs.

Cet inventaire, qui n’est pas seulement à la Prévert, fut ingénieusement complété par la constitution d’un réseau d’aide téléphonique : seize élèves pouvaient être appelés pour répondre, par rapport à huit disciplines (maths, français, espagnol, biologie, physique, sport, dessin, anglais), aux demandes d’informations ou de soutien de tous leurs camarades. La solidarité était instituée, au-dedans et au-dehors.

Une organisation analogue, avec quelques simplifications et variantes, fut reprise l’année suivante en Cinquième, la classe ayant conservé à peu près la même composition. Comme rôles nouveaux, on peut noter un organisateur du travail et un donneur de parole, mais surtout ceux de deux délégués à la mémoire profonde.

Ceux-ci, en accord avec les professeurs, avaient la charge, dans le premier tiers de chaque cours et à un moment opportun, de rappeler le temps, de mettre en évocation le cours précédent. Dans le silence, chaque élève essayait de retrouver le contenu essentiel de celui-ci. Puis, deux élèves, l’un après l’autre, exprimaient, à leur façon, ce qu’ils se remémoraient, les autres rectifiaient ou complétaient avec le professeur, puis le cours reprenait.

Ce principe de révision en continu s’est révélé fructueux : il invitait ensuite chaque élève à évaluer (par une fiche trimestrielle d’autoévaluation) la nature de son projet de travail, de ses préférences d’application, et de ses modes de mémorisation.

Les évaluations (comparées par rapport à une classe témoin), au terme des deux années, confirmaient l’homogénéité des progrès effectués par l’ensemble des élèves et le moral élevé de leur groupe : on avait pu constater, dans leur collège, leur participation active et efficace à différents concours et activités, notamment dans le domaine des sports.

Notons encore que, dans plusieurs académies, des professeurs de classes de Troisième et de Sixième se sont entendus pour confier, à des élèves volontaires de Troisième, des rôles de moniteurs de leurs petits camarades de Sixième : en français et en mathématiques, sur des notions et des exercices définis.

Dans tous les cas, les constatations ont été claires : tous les élèves de Troisième étaient volontaires ; tous en retiraient le sentiment qu’ils pouvaient apporter une aide réelle à de plus jeunes, et donc qu’ils savaient et pourraient faire quelque chose ; les élèves de Sixième se trouvaient aussi stimulés et valorisés par le rapport avec leurs aînés ; enseignants et familles exprimaient leur satisfaction.

D’autres exemples de rôles d’entraide (entre élèves, d’une même ou de classes différentes, de même ou de différents niveaux) ont été rapportés à l’issue d’une étude entreprise à l’INRP. Leur grande variété, notamment dans le premier degré, a fait l’objet d’une stimulante typologie dans le rapport final de cette recherche (1).

Il convient d’évoquer également des répartitions de rôles qui ont été mises en oeuvre à l’occasion de concours entre des classes, des établissements ou des régions : notamment à l’occasion des Olympiades de chimie dans les lycées, primées par les industries chimiques ; ou en raison du défi proposé par un secrétariat d’État à l’enseignement technique.

Ce défi a donné lieu dans des lycées ou des collèges à des productions qui ont exigé des partages de responsabilités afin d’assurer des fonctions de conception, de calcul, de fabrication, de commercialisation, de documentation, de marketing et de management, entre autres.

Parmi les réalisations primées par des jurys de professionnels et de professeurs pour ce défi, on a pu voir un petit avion fabriqué par les élèves d’un lycée sous l’impulsion de leurs professeurs, mais aussi la conception et la commercialisation d’une griffe pour une collection de vêtements par les élèves d’une section d’éducation spécialisée.

Il y eut aussi la vente en trois cents exemplaires d’un badge avec clignotements commandés informatiquement et qu’avait produit une classe de Cinquième : les uns avaient proposé des idées ; d’autres avaient eu la responsabilité de dessiner ; d’autres encore avaient préparé un petit programme informatique, cependant que les plus adroits manuellement fabriquaient et que les plus délurés assuraient la publicité.

On retrouve enfin les activités canalisées pour la réalisation d’un projet, notamment d’un Projet d’action éducative ou PAE, qui ont poussé à des spécialisations responsables et complémentaires.

Aucun de ces exemples ne peut être proposé comme modèle à reproduire obligatoirement : mais ils sont présentés comme testant la multiplicité des attributions de rôles dont il convient, pour finir, de décrire, avec quelques précautions d’usage, l’éventail des potentialités.

Précautions dans l’usage des rôles

Les rôles assumés par les élèves, dans l’organisation d’un enseignement disciplinaire ou dans celui d’une classe et d’un établissement, peuvent être désignés par l’expression de responsable d’une fonction ou opération définies.

On peut aussi recourir à des appellations imagées telles qu’entraîneur, régisseur, gardien, pilote, hôtesse d’accueil, conducteur, avocat, arbitre, greffier, témoin, expert, réalisateur, metteur en scène, assistant, narrateur, etc. Celles-ci peuvent être prises dans divers registres métaphoriques de la vie professionnelle : ceux des sports, des transports, du monde judiciaire, du cinéma, de la formation, entre divers autres.

Il est, en toute hypothèse, sage d’éviter des appellations susceptibles d’encourager des comportements dominateurs ou de petite gloriole ainsi que de provoquer des conflits inutiles. Ces remarques invitent à une certaine imagination dans les dénominations et la définition des rôles décrits. On peut, ceci posé, inventorier des rôles, d’abord, dans le cadre de l’enseignement et de l’instruction proprement dite : car on ne saurait limiter, comme on s’y résout trop habituellement, les rôles aux seuls domaines de l’animation et des rapports extérieurs.

Dans cet esprit, Philippe Meirieu, pour expliciter l’utilisation d’une situation-problème, a suggéré l’organisation qu’un professeur d’histoire « qui cherche à faire appréhender par ses élèves l’enjeu politique représenté par le procès de Louis XVI » (1), peut mettre en oeuvre.

Il peut, par exemple, demander aux élèves de sa classe (ou de plusieurs classes) « de reconstituer, par groupes de huit, les grandes étapes de celui-ci : au sein de chaque groupe, il attribue à chaque élève, de manière aléatoire, une identité précise, correspondant à un personnage historique ayant pris la parole au procès.

Par ailleurs, il met à la disposition des groupes, en un seul exemplaire, une série de huit discours authentiques mais dont les signatures ont été enlevées.

Il fournit aussi une abondante documentation et suggère que, à la fin de chaque séance de travail, les trois élèves – ou plus – ayant le même rôle se retrouvent quelques minutes » (2). « On voit bien que, ici, le produit sera secondaire et pourra, d’ailleurs, prendre des formes différentes selon les capacités sur lesquelles les élèves auront été regroupés : un groupe pourra réaliser un jeu scénique, un second une bande dessinée, un troisième un scénario de film... L’essentiel est que chaque élève trouve le texte correspondant à son personnage, comprenne la logique qui l’anime et les enjeux des oppositions qu’il découvre ; l’essentiel est que, à l’occasion de l’énigme à laquelle il est confronté et de la tâche qu’il doit réaliser, il atteigne l’objectif fixé et qui, lui, fera l’objet d’une évaluation individuelle. »(3)

Suivant une méthodologie analogue, une collègue, professeur d’anglais dans un collège parisien, s’attache à préparer une situation de réflexion personnelle pour chacun des élèves d’une classe. Il s’agit de leur permettre d’apprécier individuellement le profil de participation à la classe qui soit le plus approprié à leur tempérament : en vue de les mettre en mesure de choisir chacun, de façon réfléchie, un rôle, parmi plusieurs rôles correspondant au profil dans lequel il se reconnaîtrait suffisamment.

L’enseignante, Micheline Flak, a donc préparé avant le cours un inventaire détaillé de rôles multiples, mais elle a regroupé ceux-ci par sous-ensembles numérotés convenant à des profils différents.

Pour chaque numéro de profil, elle a ensuite rédigé une question suffisamment contrastée par rapport aux autres questions et en rapport avec l’âge des élèves. Par exemple, l’enseignante a pu mettre en noir sur blanc les questions :

no 1 – Aimez-vous aider les autres, leur apprendre quelque chose ?

no 2 – Êtes-vous patient ?

no 3 – Avez-vous le sens de l’humour ?

no 4 – Aimez-vous le contact avec les autres ?

no 5 – Êtes-vous méthodique, bien organisé ?

no 6 – Êtes-vous facilement attentif à ce qui se passe ?

no 7 – Savez-vous rédiger rapidement ?

no 8 – Êtes-vous habile à écrire et dessiner ?

etc.

Cette préparation faite, le professeur explique posément aux élèves que chaque personne est différente et a donc des qualités différentes ; pour utiliser au profit de tous ces qualités ou ces propensions à faire certaines choses, elle va proposer un questionnaire.

À partir des réponses individuelles, on pourra répartir des rôles utiles au travail et à la vie de la classe. Le questionnaire est distribué, les élèves répondant par oui ou par non; le dépouillement des réponses se fait oralement, question après question.

À ceux qui répondent affirmativement à l’une des questions, elle proposera alors un des sous-ensembles de rôles qu’elle a préparés. Par exemple, par rapport à la question no 1, elle pourra proposer : responsable du travail d’une équipe, entraîneur de la classe, conseiller de camarades, spécialiste de la prononciation, expert en verbes irréguliers, etc.

À la question no 2, pourraient être proposés des rôles de responsable de l’écoute des timides, infirmier des malades, délégué au rangement de la classe, gardien de la logique des raisonnements, et ainsi de suite.

Elle a pu ainsi discerner pour chaque question des rôles adéquats ; un même rôle peut être pris par deux ou trois élèves ; les formulations de rôles gagnent à être pittoresques ou imagées et les tâches à remplir peuvent être précisées par des exemples concrets.

Une telle stratégie pédagogique anime la classe, différencie et reconnaît chaque personnalité d’élève, diminue les aléas du hasard ou des désignations d’office, accroît les consensus et la coopération, évite que l’enseignant s’assigne toutes les tâches qu’il est plus opportun de déléguer.

Reste bien sûr à définir avec sagacité la durée impartie aux rôles et leur rotation possible entre les élèves ou leur renouvellement périodique, à court ou long terme, en vue de responsabiliser, à temps, les jeunes.

Notre but : responsabiliser les jeunes

Car nous nous dirigeons (et la loi d’orientation de 1989 le marque avec éclat) vers un enseignement qui mette en valeur le souci de responsabiliser les jeunes, d’aider à ce que leur apprentissage soit soutenu et non pas inerte ou sanctionné.

La vraie sanction recherchée est l’épanouissement de chacun par l’insertion dans la réalité scolaire. Nos élèves ont à jouer dans la société des rôles de plus en plus complexes ; on n’attend plus d’eux qu’ils soient des agents inactifs ou passifs dans la vie professionnelle qui les attend, mais des créateurs, des personnes responsables.

Car même dans des emplois qui ne sont pas de direction, on a un urgent besoin de gens attentifs, en ce que, pour chaque rôle moderne, en chaque individu, il y a un potentiel de catastrophe, comme le dit notre collègue Ardoino.

J’ai connu personnellement le cas d’une raffinerie de pétrole dans laquelle, une nuit, il y eut une rupture d’une conduite de pétrole brut. Le seul ouvrier présent à ce moment-là dans la salle des contrôles avait deux décisions à prendre : soit appeler l’équipe d’intervention (et faire courir le risque que toute la raffinerie et les alentours sautent pendant l’attente), soit arrêter la raffinerie. C’est ce qu’il a fait en définitive. Cette solution a entraîné des pertes économiques et financières importantes (une semaine sans production pour une raffinerie qui produisait dix millions de tonnes de produits pétroliers par an), des coûts notables de remise en fonctionnement (il a fallu refroidir les fours, faire venir des centaines d’ouvriers spécialisés et des ingénieurs du monde entier). Cette nuit-là il n’y avait pas d’ingénieur en chef, de responsable de haut niveau qui puisse prendre une décision d’une telle gravité. C’est un simple ouvrier qui a dû décider à propos d’un sujet qui était largement au-dessus de sa mesure. Et il a été cité en exemple et complimenté.

À l’opposé,Tchernobyl est là pour rappeler à quel point des maladresses et des insouciances à certains niveaux d’exécution peuvent provoquer des catastrophes véritables. Même pour des métiers où les gens n’ont pas de statut social considérable, ils ont tous une responsabilité de plus en plus lourde.

Nous vivons de la sorte, dans un univers social fait à la fois d’extraordinaires facilités et de risques immenses. C’est un monde de plus en plus contrasté, baroque, foisonnant, bizarre. Il est indispensable d’y préparer, dès l’École, tous les jeunes.

Car, pour eux, la télévision ou le supermarché, c’est le baroquisme rencontré. Et c’est l’effervescence, le foisonnement, la richesse, la variété, la multiplicité, de même que la musique rock – il y a le rock et le baroque ! – où les jeunes sont plongés...

C’est une vitalité qui est le signe de notre époque, avec ses dangers bien sûr, mais avec ses aspects d’espérance : en forme de corne d’abondance. Alors, soyons prudemment baroques, c’est-à-dire organisons les choses de façon qu’au moins ce soit une forme (ou corne !) qui ressorte, un style qui essaie de rétablir une mesure dans le foisonnement.

À cet effet, conjurant la monotonie et l’ennui ou le découragement, il importe d’équilibrer des rôles, de réguler une richesse dans les interactions entre les personnes (1), et, par conséquent, d’organiser de façon équilibrée des groupes de travail pour les jeunes dans les établissements scolaires où ils passent au moins une quinzaine d’années de leur complexe existence. C’est à quoi il faut nous attacher, sans tarder.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir A. de Peretti, Organiser des formations, Hachette Éducation, Paris, 1991.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir l’ouvrage publié par la Confemen, Conférence des ministres de l’Éducation d’Afrique : Répertoire méthodologique sur les techniques d’organisation et d’enseignement dans les grands groupes, Dakar, 1991.

(2) Un colloque international a permis de constater la fertilité des modes pédagogiques de grands groupes (juin 1986, au Centre international d’études pédagogiques à Sèvres). Ultérieurement, un congrès de l’Association des professeurs de français d’Afrique et de l’océan Indien a été consacré à leur mise en oeuvre.

(3) La théorie et l’ampleur des gammes de travail en groupes ont été présentées par nos soins dans un ouvrage publié par l’Unesco en 1977, in : Les Techniques de groupe dans la formation, collection « Études et documents d’éducation », no 24. Des fiches d’application pratique dans les classes ont été éditées par la revue Les Amis de Sèvres, organe du Centre international d’études pédagogiques. On trouvera également des tableaux : de modalités multiples de mises en sous-groupes ; de travaux en petits groupes ; et de mises en commun des travaux de sous-groupes, dans mon ouvrage Les Points d’appui de l’enseignant, INRP, Paris, 1983. Plus généralement, on pourra consulter notre ouvrage Organiser des formations, Hachette Éducation, Paris, 1991, ainsi que Techniques pour communiquer, Hachette Éducation, Paris, 1999. Également, Encyclopédie de l’évaluation en formation et en éducation, ESF, Paris, 1999.

 

 

 

 

(1) L. Legrand, Pour un collège démocratique, op. cit., p. 157.

(2) L. Legrand. La Différenciation pédagogique, op. cit., p. 157.

(3) P. Meirieu, Le Choix d’éduquer, ESF, Paris, 1991, p. 189. Cet auteur rappelle : « Nous désignons par “éthique” l’interrogation d’un sujet sur la finalité de ses actes. Interrogation qui le place d’emblée devant la question de l’Autre », p. 11. De sorte que, pour l’enseignant, « le choix éthique est de tous les lieux et de tous les instants », p. 190.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Op. cit., pp. 154 et 155. « Le sursis à l’acte est le temps de la réflexion, celui donc de l’intelligence. »

(2) L. Legrand, op. cit., p. 163.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) N. Leselbaum et al., Autonomie et auto-évaluation, Paris, Économica, 1982.

(2) A. de Peretti, Organiser des formations, Hachette Éducation, Paris, 1991.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) L. Legrand, op. cit., p. 163.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) F. Cros, « Le développement intellectuel des élèves de Sixième », in : L’Orientation scolaire et professionnelle, 1985 : « Le caractère globalisant, statique des résultats des tests fournit une image à un temps t de la population scolaire et il n’en découle pas de façon quasi automatique certaines actions pédagogiques. L’enseignant ne peut faire l’économie d’observations fines des comportements scolaires des élèves... »

(2) L. Legrand, Pour un collège démocratique, op. cit., p. 47.

 

(1) A. de La Garanderie, Pédagogie des moyens d’apprendre, Centurion, Paris, 1982 : « Les modes d’emploi auxquels nous pensons sont ceux qu’utilise l’élève pour se rendre attentif, pour réfléchir, pour mémoriser. Nous estimons qu’il existe des gestes mentaux pédagogiques dont le bon usage procure le succès à l’élève. Nous pensons que ces gestes mentaux pédagogiques sont au nombre de trois, qu’on doit considérer comme fondamentaux :

– le geste d’attention par lequel le message pédagogique est accueilli par l’élève ;

– le geste de réflexion par lequel ce message est assimilé et devient opérationnel ;

– le geste de mémoire par lequel le message est rendu disponible pour l’avenir. »

(2) Voir l’ouvrage solide d’Albert Moyne, La Relation d’aide en éducation, Fleurus, Paris, 1982.

 

28

Organisation et variété de groupements d’élèves

Les chapitres précédents ont rappelé l’importance des phénomènes affectifs ou conflictuels qui sont consécutifs à la répartition d’élèves dans des classes ou des groupes de tailles multiples, ainsi que l’opportunité de les réguler suivant la médiation de structures de rôles accordés aux finalités imparties à l’école.

Il reste à explorer les capacités offertes pour l’enseignement et l’apprentissage par la variété des tailles de groupements où peuvent être réunis les élèves : avant d’étudier quelle pourrait être leur combinaison ou architecture possible, au plan des performances scolaires et des attentes sociales.

Il est commode, à ce sujet, de reprendre la classification d’Anzieu et Martin différenciant des grands groupes, des groupes larges, des groupes étendus ou moyens, et enfin les petits groupes.

Les grands groupes

Un exposé magistral à une ou plusieurs voix ne nécessite pas un groupe restreint ; il peut être prononcé devant un grand groupe de cinquante, cent individus, si ce n’est plus encore. De même, un film ou une vidéo d’information, un montage audiovisuel, une démonstration expérimentale, la présentation d’une exposition fixant des connaissances ou apportant des informations, un débat entre enseignants, la réalisation d’un concours sportif, la représentation d’une oeuvre théâtrale s’accommodent très évidemment de groupes étendus : ils en bénéficient même.

Le très grand groupe ou l’assemblée sont en effet propices à cette part de vécu collectif intense et de théâtralité qui ne peut être omise dans la situation éducative pas plus que dans la vie.

Mais le grand nombre de présents appelle une préparation soignée et une régie vigilante, sur lesquelles peuvent se partager ou non les membres d’une équipe professorale.

Déjà, avant comme après 1968, des réunions de plusieurs classes permettaient d’échanger des réflexions sur des thèmes historique, esthétique ou philosophique, éventuellement préparés en petits groupes ou en classes. Dans un cas, deux émissions par la télévision scolaire, d’une demi-heure, avaient servi de support, deux semaines de suite, pour amorcer le dialogue entre les professeurs et les élèves sur une durée de trois heures, qu’on m’avait demandé d’animer.

Le sujet proposé, l’amour, aux trois registres du langage journalistique et banal, littéraire, et philosophique, donna lieu à une richesse d’expression entre les élèves et à des apports approfondis de la part des professeurs de philosophie. On en parla plus de quinze jours dans la ville de Saint-Germain, et d’anciennes élèves du lycée Claude-Debussy s’en souvenaient encore quinze ans plus tard.

De même, à Paris, le thème choisi dans deux lycées par quatre ou cinq classes de philosophie, le sens de la vie, fut abordé à partir d’un texte photocopié, distribué à chacun des cent vingt ou cent cinquante élèves.

Ce texte proposait quatorze citations en rapport avec le thème (sans le nom des auteurs, pour éviter des phénomènes de préférence ou de rejet idéologiques) ; chaque élève devait indiquer sur une feuille les trois citations qu’il appréciait le plus, et les trois citations qu’il repoussait absolument. Ces choix individuels étaient dépouillés collectivement, colonne par colonne, pour chacune des citations, suivant les techniques du Q-sort (1).

Se dégageaient alors, par ce tri, des choix positifs en consensus ou des rejets plus ou moins majoritaires par rapport auxquels chacun pouvait situer sa position et la défendre ou l’expliciter cependant que des positions conflictuelles pouvaient apparaître sur certaines citations appelant des analyses approfondies et des compléments théoriques ou critiques, notamment à propos des auteurs des citations.

On peut rappeler, plus récemment, le recours à de grands groupes pour des enseignements à la Santé ou à la Sécurité avec des conférences d’experts, entraînant des échanges.

Dans le cadre magistral, l’enseignant peut assouvir, avec efficacité pour les élèves et rendement pour lui et les institutions, son goût (narcissique ?) pour l’exposition de son savoir et l’expression de ses talents.

Et il n’y a pas lieu ici de sélectionner les auditeurs pour assurer une homogénéité, la richesse des différences convenant naturellement à la réceptivité conviviale d’un grand groupe(1).

Le cadre du grand groupe peut aussi donner lieu à des modes spécifiques de pédagogie animée : où l’enseignant invite les élèves à reprendre des énonciations en choeur, avec lui, à haute voix, ou par des gestes, une sorte de mime symbolique facilitant la mémorisation de mots ou d’énoncés, comme on le voit pratiquer encore actuellement, avec une efficacité certaine, dans certains pays en voie de développement( 2).

On aurait tort, nous l’avons dit, de tenir en dédain de telles formes pédagogiques. Le père Jousse avait, au premier quart du XXe siècle, montré l’importance d’une action didactique fondée sur une mise en rythme des corps et des pensers.

Plus près de nous, l’enseignement en grand groupe ou en amphithéâtre est susceptible d’être modulé et rendu attractif par le recours à des techniques de consultation sur place ou de sondage. Bien des procédures ont été mises au point avec succès, distribuant avec vivacité les rôles d’intervieweurs et d’interviewés au sein du grand groupe, et utilisant ou non des supports matériels et symboliques : tableaux de papier ; photographies choisies et présentées pour un photolangage ; blasons expliquant des conceptions ou des concepts avec leurs caractéristiques et leurs questions ; emploi d’objets-relais pour inciter la curiosité et l’investigation, silencieuse ou par messages écrits, voire réactions orales ; distribution de documents denses mais brefs, présentant des données, des schémas ou des figures, des tableaux, des suites de questions, des reproductions connues ou inédites, sinon insolites, etc. (3)

Il peut y avoir l’institution de rôles d’observateurs et d’interpellateurs ou de réacteurs subjectifs confiés à des membres du grand groupe ; ou la discussion d’un échantillon d’élèves appelés à faire un panel avec le professeur devant leurs camarades.

Il n’était pas inutile d’esquisser la gamme étendue des possibilités méthodologiques et pédagogiques qui peuvent être mises en oeuvre dans un grand groupe, et auxquelles les enseignants doivent avoir été exercés en formation initiale ou continue.

Même pour des utilisations plus traditionnelles, il existe déjà de multiples modalités : allant de la conférence générale et du cours avec prise de notes jusqu’au cours dicté, à l’exposé-discussion, à la présentation successive de thèses brèves immédiatement suivies d’échanges ou d’exercices, à l’envoi d’élèves au tableau pour compléter ou commenter, sinon expliquer, des éléments théoriques présentés par l’enseignant.

Le grand groupe, qui a été autrefois la règle dans l’enseignement, semble n’avoir persisté, traditionnellement que dans l’enseignement supérieur. Il mérite, avec toutes les variantes, d’être restauré, au moins à certains moments, ainsi qu’avec des supports et des rôles adéquats, dans les enseignements primaire et surtout secondaire.

Notons enfin qu’une partie de la fonction de documentation peut aussi être assurée dans un grand groupe. Une autre partie, toutefois, exige d’autres dimensions, comme il en sera question plus loin.

Les groupes larges ou groupes d’ancrage

En ce qui concerne les relations du professeur avec les élèves ou celles des élèves entre eux, au sein d’une classe ou d’un groupement de base, on a pu voir dans les références présentées ci-dessus l’opportunité de groupes moyens, qualifiés de larges par Anzieu et Martin : ni trop grands, ni trop réduits, entre vingt-cinq et trente-quatre élèves en moyenne, voire, pour des élèves plus mûrs (ou dans certaines étapes de leur développement), entre quarante et cinquante élèves, comme cela est fréquent en Terminale ou en classe préparatoire, mais peut être aussi valable pour d’autres classes, à certaines conditions.

Ces groupes ont une consistance suffisante pour offrir des virtualités d’équilibre aux échanges comme aux identifications réciproques, aussi bien au maître qu’aux élèves ou étudiants. Leur volume les dote de mécanismes notables d’autorégulation. L’hétérogénéité des individus peut garantir des chances de complémentarité entre les participations et les rôles, mais aussi d’apprentissage des différences, indispensable à la socialisation et à l’exercice présent et ultérieur de la démocratie.

Un tel groupe est qualifié par Louis Legrand de « groupe d’ancrage» (1), auquel celui-ci proposait de consacrer au moins la moitié des horaires d’enseignement. Les élèves peuvent s’y sentir en confort par la considération d’une taille sécurisante : ils peuvent s’y sentir ancrés solidement au sein de l’établissement, face à la masse des autres élèves.

Ces groupes larges se prêtent à des activités d’explication pour des notions théoriques ou pratiques, grâce à des interventions d’élèves pilotes ou suivant les apports de rôles d’instruction tels qu’on les a précédemment évoqués.

« L’hétérogénéité n’est plus un obstacle ici, constate Louis Legrand, bien mieux, elle est indispensable dans la mesure où elle seule permet d’offrir le milieu de discussion nécessaire au progrès individuel. À moins de s’en tenir à l’acquisition verbale de résumés incompris... » (2)

Ces groupes peuvent également permettre l’expression des différences entre les élèves et favoriser les interventions élucidantes et les incitations éthiques de l’enseignant : dans la mesure où, en collectivité, « le fait de penser les savoirs en référence à des problèmes, d’intégrer dans l’enseignement la réflexion sur les conditions de leur transfert, d’aider chacun à découvrir ses stratégies d’apprentissage représente un pas décisif pour aller vers une éducation véritablement émancipatrice » (3). Ils rendent possible une animation qui vitalise la vie scolaire.

Ils constituent, d’autre part, un lieu d’émulation modérée, complémentarisée par des rôles d’animation et de coopération. L’entraide pédagogique entre les élèves peut, en effet, y être instituée avec profit.

Les pratiques de correction modèle des devoirs et des épreuves peuvent y trouver place, ainsi que des moments de coévaluation confiée aux élèves pour qu’ils apprennent en commun les exigences ajustées à des objectifs pédagogiques.

Ceux-ci peuvent être exposés et rappelés à tous, en même temps que sont réalisées les modalités de préparation des activités qui seront effectuées dans d’autres formes de groupements plus réduits, sur place ou ailleurs : lesquels peuvent également donner occasion à des mises en commun et à des comparaisons au sein des groupes.

Les groupes larges établissent une balance entre des vécus conviviaux de grands groupes et des activités performantes mais plus spécialisées de petits groupes. Ils permettent de donner une chance à des activités de conseil, prônées à juste titre, pour des plus jeunes et des moins jeunes, par les tenants de la pédagogie institutionnelle, sous réserve de conjurer des dérives de type fusionnel, comme le remarque Philippe Meirieu (1).

Ils constituent un lieu spécifique pour la perception des interactions entre les élèves et pour la préparation de ceux-ci à des groupements homogénéisés sur certains critères et à des activités de laboratoires ou d’ateliers déterminés.

Ils conviennent à tous les enseignements « où la construction conceptuelle peut être plus syncrétique » (2) que seulement séquentielle et linéaire. Ils peuvent aussi faciliter des enseignements interdisciplinaires.

L’ampleur suffisante de ces groupes et leur hétérogénéité autorisent enfin l’organisation sur place de sous-groupes ou d’équipes. On se souvient de l’exemple proposé expérimentalement par Gérard Poirier, aux États-Unis. En France, depuis les années 1970, l’Inspection générale avait soutenu la diffusion du « travail autonome » d’équipes de quelques élèves, de deux à quatre en moyenne, au sein d’une classe ou de la jonction de deux classes, en présence de l’enseignant qui reste personne ressource et organisateur.

Cette forme d’étude en équipe s’est développée aussi bien pour des disciplines littéraires que scientifiques. Elle permet une formation à l’auto-évaluation dans la mesure où les objectifs et les critères de réussite sont précisés aux élèves (éventuellement après discussion).

On peut citer la stratégie d’un professeur en Première A, traitant de façon magistrale le programme de chimie, mais faisant travailler celui de physique en équipes d’un travail autonome organisé (1).

Les équipes peuvent être composées par affinités ou par d’autres voies. Elles peuvent choisir leurs thèmes de recherche dans le cadre d’une étude commune à la classe, ou se voir répartir ces thèmes, après discussion. Elles peuvent avoir pris ou se voir fixer des objectifs diversifiés et des techniques d’étude variées. Nous avons fait un recensement de la pluralité large des techniques utilisables dans notre ouvrage Organiser des formations (2).

La mise en commun éventuelle des travaux accomplis par les équipes peut s’effectuer de façon classique par des rapporteurs. Elle peut aussi se dérouler en nouveaux petits groupes interéquipes composés chacun d’un représentant de chaque équipe.

Les groupes moyens ou groupes homogènes

Quelles que soient les possibilités offertes par les groupes larges ou d’ancrage, les études et recherches mondiales que nous avons mentionnées nous ont indiqué la nécessité de ne pas renfermer les élèves dans une seule forme de groupement.

Il importe donc d’étudier les groupes de taille moindre, tels que ceux obtenus par la pratique du dédoublement des groupes larges, à laquelle tiennent à juste titre la plupart des enseignants. Ce fut son interdiction momentanée qui fonda essentiellement les critiques et les résistances à la réforme Haby créant les collèges différenciés, avec une forme unique de division réunissant vingt-quatre élèves au plus. Leur pratique, en revanche, a été prescrite dès 1992 pour des séquences d’enseignement par modules. Ces groupes étendus, au sens où l’emploient Anzieu et Martin, peuvent contenir la moitié des effectifs des groupes larges, soit entre quinze et dix-huit élèves (ou entre vingt et vingt-quatre).

La partition des groupes larges se justifie par le projet de réduire leur hétérogénéité. Mais quel critère de tri, pour quelle homogénéité, peut-on dès lors mettre en évidence en vue de répartir les élèves ?

Il est possible, parmi les différences scolairement observables, de discerner les différences de tempérament ou de préférence d’activité : ces différences justifieraient la conduite de méthodes pédagogiques appropriées. On constituera alors des groupes de méthodes.

Il est opportun, en contrepartie, de tenir compte, à certains moments, des stades dans la maîtrise des savoirs auxquels les élèves sont différentiellement parvenus pour une discipline définie : ces stades différents incitent en conséquence à distribuer les élèves dans des groupes de niveau-matière ou, plus précisément, de besoins (voir Meirieu), en vue de progresser à partir des stades réels déjà atteints.

Les groupes de méthode peuvent être diversifiés en ce qu’ils peuvent être plus spécialement centrés sur des exercices d’oral, ou bien d’écrit, sur des travaux de compréhension et d’approfondissement ou bien sur des objectifs de mémorisation, sur le développement du raisonnement et le maniement de concepts, ou encore sur la mise en oeuvre d’aptitudes motrices et sensorielles dans des opérations et activités de laboratoire.

Ces groupes ont des dimensions propices pour assurer la cinquième fonction, dévolue à l’École, de disposition technique d’exercices et de travaux dirigés. Ils sont donc nécessaires pour les travaux en laboratoire (notamment de langues, d’étude documentaire, mais aussi de sciences naturelles, ou de manipulations en physique et chimie). Ils sont également idoines pour les tâches de fabrication et, par suite, pour la fonction de production et de création : dépouillement d’une documentation, rédaction de notes de synthèse, production d’un journal scolaire, réalisation d’enquêtes, exécution d’un projet d’action éducative, mais encore production de didacticiels ou de films, de vidéos ou même d’émissions de radio (scolaire ou locale).

En ce qui concerne les groupes de niveau-matière (ou setting en terme anglo-saxon), ils sont constitués en fonction « des niveaux de performance dans des matières dites “fondamentales”, et de façon plus justifiée, dans celles où la construction rationnelle linéaire impose une progression synthétique rigoureuse : les mathématiques et la partie grammaticale des langues » (1).

Mais Legrand rappelle que de tels groupes ne doivent concerner qu’une partie de l’horaire d’une matière. Car, si en théorie l’affectation des individus ne devrait y être que temporaire (le passage d’un groupe de niveau plus faible à un groupe de niveau plus élevé devant être possible), en fait, pour de multiples raisons et inerties, la composition des groupes-niveaux demeure fixe. Or on sait l’incertitude sur la détermination des niveaux, par des performances scolaires ou à partir de tests psychologiques (1).

Il y aurait donc des risques d’injustice et de filières prématurées pour nombre d’élèves qui seraient placés de façon définitive dans des groupes de niveau-matière qui ne correspondraient pas à leurs aptitudes et à leurs connaissances réelles.

Les groupes homogénéisés, de dimension moyenne, peuvent encore être composés sur des caractéristiques apparentes (de sexe, d’âge, de développement physique, de profils d’apprentissage, d’origines socioculturelles, entre autres) ; ils peuvent être constitués à partir d’une sélection caractérologique des élèves (mêmes formules caractéro- anthropologiques ou formules complémentaires), ou suivant des tests sociométriques (assurant les compatibilités optimales).

Ils peuvent être formés pour répondre à des besoins (ou à des désirs) différentiels, dégagés au sein des groupes larges ou diagnostiqués à partir de plus petits groupes dont il faut maintenant étudier les propriétés.

Les petits groupes

La fonction de conseil méthodologique et celle de stimulation au travail personnel appellent, pour leur mise en oeuvre correcte, des rapports très proches entre un enseignant et des élèves, en petit nombre, qui peuvent se sentir confiants et qui peuvent se répondre dans un dialogue pédagogique, selon le titre d’un ouvrage d’Antoine de La Garanderie.

Il s’agit, dans cette perspective, d’un groupe restreint de trois à douze ou treize élèves, pour lesquels aucune contrainte d’homogénéité n’est utile. Car les dimensions restreintes permettent une « prise en charge de tous les problèmes que l’élève peut rencontrer » (2). Il convient, dans son cadre, d’explorer les difficultés personnelles que celui-ci ressent, d’éclairer les obstacles qu’il trouve dans tout son travail, et pas seulement sur une discipline donnée. Aussi bien l’aide individualisée, instituée en fin du siècle pour les mathématiques et le français, s’effectue dans un petit groupe de huit élèves au plus.

C’est, au fait, une étude réfléchie de la méthode propre de travail de chacun qui doit être explicitée, en vue d’aider chaque élève à prendre conscience de ses « gestes mentaux » (1), de la gestion de ses évocations mentales, des modes pratiques de son activité de mémorisation ou de résolution de problèmes et des perfectionnements qu’il peut leur apporter.

C’est encore dans ces groupes restreints que certains problèmes psychologiques pourront obtenir la part d’aide qu’ils appellent, même si ces groupes de conseil méthodologique, ou (comme les a dénommés Louis Legrand à partir du terme international tutoring) de tutorat, ne sont en aucun cas des groupes d’adoption ou de direction de conscience, ainsi que des esprits tendancieux avaient voulu les caractériser faussement( 2). Même si d’autres institutions doivent intervenir, l’institution scolaire ne peut se dérober à la fonction de prise en charge des problèmes de ses jeunes, conduite avec bon sens et précaution.

Les récents Travaux personnels encadrés (TPE), dans le même sens, fonctionnent deux heures par semaine et en petits groupes de trois à quatre élèves, préparant aux méthodes de travail de l’enseignement supérieur. Dans le cadre d’un groupe restreint, ou même d’un groupement plus réduit, peut aussi se parfaire le déroulement de la fonction documentaire amorcée dans les groupes larges.

Le travail peut y être effectué en équipe de communication tranquille, dans un centre documentaire et d’information ou bien dans une bibliothèque (interne ou externe à l’établissement).

De même, des réflexions sur les orientations à prendre et les cursus à choisir gagnent à s’effectuer dans un groupe de petite taille, auquel des moyens technologiques peuvent être opératoirement affectés, notamment l’informatique.

De toute façon, la participation des élèves à de petits groupes ne peut effacer ou remplacer leur insertion dans d’autres formes de groupements. Aucune forme, non plus, ne peut prétendre tout résoudre ou tout remplacer.

Pour une organisation équilibrée

Toutes les formes de groupements d’élèves sont solidaires les unes des autres : elles doivent être conçues et conduites de façon à s’étayer et à se compléter, selon une approximation suffisante, afin de tenir compte des multiples phénomènes de groupe et des besoins individuels, mais aussi des contraintes institutionnelles explicitées dans les fonctions à remplir et dans les réglementations instituées.

Comme on peut le pressentir, c’est donc un dosage adéquat de participation de chaque élève à de grands groupes, à des groupes larges, à des groupes moyens, à des groupes restreints et à de petits groupes qui peut permettre d’assurer, dans les meilleures conditions, la mise en oeuvre de toutes les fonctions corrélatives aux finalités propres de l’École. Il faut faire confiance aux enseignants, dûment alertés en séminaires de formation, pour entreprendre et assurer ce dosage.

Sans doute n’avons-nous pas encore traité des modes de contrôle appropriés à chaque taille et à chaque composition de groupement : mais la fonction d’évaluation est transversale à chacun des groupes, même si elle doit être synthétisée dans des moments et des organes spécifiques (conseil de professeurs ? conseil de classe ? examens blancs ou réels ? etc.).

Et il nous faudra la reprendre, dans sa totalité, au plan des institutions scolaire et universitaire, pour étudier sa capacité de sélection et d’orientation ou de certification.

De même, nous n’avons pas non plus défini des conditions concrètes d’application de la fonction de médiation avec le monde interne des autres groupements d’élèves comme avec l’environnement extérieur, dévolue à l’École.

Mais c’est que cette fonction demande, au-delà des habitudes de classes et d’enseignants isolés et cloisonnés, l’organisation générale par projet concerté et défini d’un établissement donné en sous-ensembles d’élèves confiés à des équipes relativement complètes d’enseignants en état d’assurer la plupart des enseignements.

Comme l’explicite encore Louis Legrand, après des expérimentations évaluées avec précision, « l’expérience prouve qu’un ensemble de soixante-quinze à cent élèves pris en charge par un ensemble de dix à vingt professeurs constitue une unité d’organisation favorable à la souplesse de fragmentation désirable en vue de répondre aux diverses fonctions pédagogiques » (1). Et il y a bien des façons de concevoir et de réaliser ces sous ensembles.

Mais c’est alors, pour l’organisation spécifique à un établissement, que doivent être abordés non seulement le problème des groupements d’élèves et d’équipes d’enseignants, notamment selon un projet, mais aussi celui des durées et des contenus d’enseignement ainsi que la question des méthodes d’apprentissage et des didactiques équilibrées dans un projet institutionnel. Ce sera l’objet de notre prochain chapitre.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir notre ouvrage, Les Contradictions de la culture et de la pédagogie, Épi, Paris, 1969, pp. 188 et sq.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) J.-F. Lyotard, La Condition post-moderne, Minuit, Paris, p. 29.

 

 

 

 

(1) P. Ricoeur, interview dans Le Monde de l’Éducation, « Les philosophes de l’éducation », juillet-août 1985, p. 16. Voir G. Avanzini, L’École d’hier à demain, Erès,Toulouse, 1991, p. 47, le chapitre 3 : « Des finalités toujours introuvables ». L’auteur décrit l’opposition de six courants antagonistes. « Un courant républicain d’inspiration rationaliste : un courant de type à la fois laïciste et positiviste, sinon scientiste ; un courant d’orientation technocratique ; un courant marxiste ;un courant humaniste traditionnel :un courant personnaliste.» Nous retrouvons certaines composantes de notre imbroglio. Mais si on peut convenir avec l’auteur que « la divergence des finalités s’est accentuée », il est possible d’être moins pessimiste que lui (dont la thèse est de mettre en évidence un immobilisme permanent et inébranlable, qu’il cherche à prouver, sur quelque trente ans) et de modérer sa généralisation. « Partout s’étendent la haine, l’intolérance et, tout spécialement, l’impérialisme de certains » (p. 60). Pourtant...

(2) Cité par M. Ferguson, in : Les Enfants du verseau, Calmann-Lévy, Paris, 1981, p. 273.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) A.Wellmer, « Dialectique de la modernité », Cahiers de philosophie, Lille, p. 105.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) D. Hameline, Le Domestique et l’Affranchi, éd. Ouvrières, Paris, 1977, p. 31.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) M.Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, « La Pléiade », Gallimard, Paris, 1951, p. 317.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Rapport du Collège de France au chef de l’État, La Documentation française,Paris, 1985. Il a pu sembler que Pierre Bourdieu aurait oublié ses propres conclusions en l’an 2000 !

(2) J’ai dégagé ce principe dans une théorie de dialectisation des structures et des actions, comme synthèse pratique à une thèse de « continuité-interaction » rectifiée par une hypothèse d’« économie dans la formalisation ou la conceptualisation », elle-même régulée par la synthèse d’un principe de « pluralité harmonique » : « Il n’est possible de correspondre à la variation, continue ou inattendue, des besoins et des finalités individuels ou collectifs, que par le développement et l’invention de pluralités de formes et moyens expérimentaux, de complexité croissante, répertoriés selon les conséquences, organisés de façon comparative », in : Énergétique personnelle et sociale, p. 390.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) J. Basile, L’Homme, cet imprévu, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1986, p. 118. Cet auteur donne, comme approximation de démonstration ou plutôt « application élémentaire » pour cette loi, l’exemple d’un ensemble à somme constante, où le produit des termes est maximal quand les termes sont égaux.

 

 

 

 

 

 

(1) Cité dans Le Monde du 15 mars 1984 par Roger Quillot, p. 2.

(2) Alain, Propos sur l’éducation, Richer, Paris, 1953, p. 90.

(3) Ibid., p. 86.

(4) Ibid., p. 87.

(5) Ibid., p. 92.

(6) A. Jacquard, Éloge de la différence, Seuil, Paris, p. 206. Dans cette même page, l’auteur ajoute : « “Si je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente”, Saint-Exupéry – Lettre à un otage. Cette évidence, tous nos réflexes la nient. Notre besoin superficiel de confort intellectuel nous pousse à tout ramener à des types et à juger selon la conformité aux types : mais la richesse est dans la différence. » Également, p. 188 : « Constater que deux objets ne sont pas égaux n’entraîne que l’un est supérieur à l’autre que si ces objets sont des nombres ; dans tous les autres cas, on peut seulement affirmer qu’ils sont différents. »

(7) J. Bernard, « Chaque homme unique, irremplaçable », in : Enjeux de la fin du siècle, DDB, Paris, 1986, pp. 21 et 22.

 

 

 

(1) A. Husti, Temps mobile, INRP, Paris, 1985, p. 9.

 

 

 

 

 

 

(1) Ibid.

(2) Ibid., la citation finale est empruntée à I. Prigogine et I. Stengers, in : La Nouvelle Alliance, op. cit., p. 28.

(3) F. Hoffet, Psychanalyse de l’Alsace, Alsatia, Strasbourg, 1951, p. 183.

(4) Ibid.

 

(1) H. Bergson, L’Évolution créatrice,Alcan, Paris, 1909, p. 369, cité par Aniko Husti, op. cit., p. 34.

 

 

 

 

(1) A. Husti, op. cit., p. 16.

(2) G. Bachelard, La Dialectique de la durée, PUF, Paris, 1972, p. 37.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) On pourra consulter notre inventaire général, « Organisation de l’enseignement et structuration différenciée des groupements d’élèves », dans le no 244-245 des Cahiers pédagogiques, mai-juin 1985, pp. 6 à 15.Voir également A. Husti, Temps mobile, INRP, Paris, 1985; L. Legrand, La Différenciation pédagogique, éd. du Scarabée, Paris, 1986; P. Meirieu, L’École,mode d’emploi, ESF, Paris, 1985; Vers de nouvelles organisations au collège,MAFPEN, Strasbourg, 1985; « L’organisation du temps scolaire », in : Administration et Éducation, AFAE, Paris, no 30, 1986, et plus récemment le chapitre sur les « structures » de l’excellent ouvrage Pédagogie différenciée, d’Halina Przesmycki, Hachette Éducation. pp. 153 à 155.

(2) A. Husti, La Dynamique du temps scolaire, Hachette Éducation, Paris, 1999.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) J.-P.Obin et F. Cros, Le Projet d’établissement, Hachette Éducation, Paris, 1991, p. 36.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir l’ouvrage Enseigner en modules de Françoise Clerc, préface de Christian Forestier, Hachette Éducation, Paris, 1992.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir le Dossier de presse du ministère de l’Éducation nationale et de la Culture présentant la rentrée scolaire 1992, p. 28.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Claude Pair, Faut-il réorganiser l’Éducation nationale ?, Hachette Éducation, Paris, 1998, p. 137. Voir p. 62 : « L’attribution aux établissements secondaires de moyens pédagogiques sous la forme d’une “dotation horaire globale” (DHG) a constitué un progrès important dans la reconnaissance de leur autonomie. C’est ensuite à l’établissement qu’il revient de transformer les heures en postes. Cependant, quand on interroge les établissements sur la marge de manoeuvre dont ils disposent dans ce cadre, ils ne savent pas répondre, pas plus d’ailleurs que les inspecteurs d’académie ou les recteurs. »

29

Architecture de l’enseignement et antinomies à contenir

Quelles qu’en soient les difficultés, une organisation souple mais rationnelle et différenciée des établissements scolaires et universitaires, mais aussi de toute notre institution d’éducation, s’impose désormais à nous.

Une architecture de l’enseignement

Il ne s’agit plus de nous contenter d’une structure plate, sans relief, juxtaposant de façon statique sinon inerte ou archaïque des groupements d’élèves et des enseignants plus ou moins esseulés, ou hiérarchisant des strates de compétences séparées. Mais il importe, comme nous y convie l’examen des données et des problématiques exposées dans les chapitres précédents, de procéder à l’étude de ce que le doyen Géminard appelait l’architecture sociale et dynamique de notre système d’enseignement.

En contrepoint des croissances quantitatives, nous sommes placés, en effet, devant l’urgence d’un développement ou vitalisation et affinement de l’organisation pédagogique et méthodologique de nos institutions.

L’aménagement qualitatif de celles-ci appelle des mesures qui établissent une « architecture de groupes évolutifs et multiples accordée à une architecture des temps et des rythmes » (1) comme à une architecture des rôles, et qui soient adaptées aux différents acteurs du système éducatif.

Ces architectures, qui supposent un équilibre dynamique des tensions opposées, doivent être, bien évidemment, compatibles avec les découpages du savoir et les définitions institutionnelles des contenus d’apprentissage, mais aussi avec l’évolution de la société et celle des connaissances.

Mais quels principes peuvent inspirer et modeler ces architectures et ces découpages, recomposant leur unité vive et assurant une cohérence à l’ensemble des modalités d’enseignement et d’étude, ainsi qu’un style significatif à chacune d’entre elles, en conséquence des partis pris (et non des partis pris !) ?

Il n’est plus possible de continuer à produire, en hâte et en l’absence d’un corps équilibré de critères de choix et de composition, des suites de mesures se superposant en désordre les unes aux autres ou, souvent, abandonnées avant même que leur application se soit stabilisée, selon notre propension au tango ou à l’oscillation entre le tout ou rien (si cher à nos immortels deux nigauds).

Il n’est plus supportable d’osciller entre des conceptions affirmées ou masquées, tantôt tournées vers l’accroissement d’un enseignement élitiste et tantôt persévérant dans le développement d’une éducation de masse, troublée par nos dérives identitaires. Il y va de la crédibilité et, il faut bien en parler, de la progression et de la rentabilité de notre système éducatif.

Car on ne peut aucunement rompre avec la double nécessité d’assurer des élites et d’élever les masses, dont l’interaction est, d’autre part, puissamment stimulante.

Et il est temps, face à l’enjeu de la complexité postindustrielle ou postmoderne, de transformer notre inclination à l’imbroglio en une recherche d’équilibre raisonnée entre nos tendances (ou emportements?) au conflit : ne cédant plus à « une pensée par oppositions qui ne correspond pas aux modes vivaces du savoir postmoderne » (1), selon les termes de Jean-François Lyotard.

Les antinomies incontournables

L’erreur à ne pas commettre serait, en effet, de traiter les problèmes de l’éducation et de l’enseignement comme si on pouvait absolument en éliminer les antinomies, les contradictions, les paradoxes, c’est-à-dire les tensions ou les conflits.

Tout d’abord, comme l’expose Paul Ricoeur, « nous ne vivons plus dans un consensus global de valeurs... Nous évoluons dans une société pluraliste, religieusement, politiquement, moralement, philosophiquement, où chacun n’a que la force de sa parole ». Et le philosophe du Conflit des interprétations constate qu’il importe, pour l’éducateur, de « préparer les gens à entrer dans cet univers problématique, à s’orienter dans des situations conflictuelles, à maîtriser avec courage un certain nombre d’antinomies » (1). En ce temps où les tenants des idéologies d’exclusion réciproques ont été obligés à fléchir le genou ou baisser la tête (comme le fier Sicambre !), mais où ils tentent de se redresser vindicativement, il nous faut, en effet, prendre acte de l’impossibilité d’imposer la primauté de la visée d’aucun pôle de structuration à satisfaire exclusivement, qu’il soit celui de la société ou celui de l’individu, celui de l’économie (et de la civilisation matérielle) ou même celui de la culture (et de la science).

Il ne s’agit plus de les opposer ou d’en exclure certains mais de les mettre tous en relation, en tension, fût-elle conflictuelle ou apparaîtrait elle chargée d’antinomies. « Les opposés – constate en effet Koplowitz – qui avaient été considérés comme séparés et distincts sont perçus comme interdépendants. La causalité, qu’on pensait linéaire, est vue désormais comme pénétrant l’univers, reliant ensemble tous les événements. » (2)

On ne peut oublier, il est vrai, à quoi a pu conduire, ou conduirait, l’accentuation excessive d’un seul ou de deux seuls de ces quatre pôles dans l’organisation sociale et que le graphe no 10 (ci-après) peut, en quelque approximation métaphorique évoquer, au profit des esprits réfléchis !

Polarisations et idéologies d’exclusion

Si la prise en considération du pôle de la société excède le palier de l’unité et de l’État, elle peut, s’éloignant des autres pôles, s’enfoncer diagonalement vers les nationalismes et, au-delà, comme on l’a trop vu, vers le totalitarisme et l’intégrisme (excluant donc toute attention portée à l’individu, ou aussi bien à l’économie et à la culture).

De même, si la référence des contraintes économiques dépasse le palier de la civilisation matérielle, elle peut effacer la préoccupation des besoins et attentes légitimes de la société, des individus et de la culture, régressant alors vers un capitalisme sans frein et, au-delà, vers la technocratie et l’hégémonie du marché ou de la spéculation. On en voit crûment le risque.

 

Aussi bien, le dépassement de la personnalisation peut pousser à un dandysme, puis vers un égotisme amer ou un anarchisme plus ou moins radical, cependant que le débordement de la culture générale au-delà des rationalismes peut faire basculer vers un pseudo-encyclopédisme, puis vers quelque esthétisme ou hyperspécialisation.

Mais, complémentairement, la prédominance exclusive des pôles conjoints de la société et de l’économie (« soviets + électricité », disait Lénine) inclina au marxisme-léninisme, celle des pôles prioritaires de l’économie et de la culture adossa au libéralisme, cependant qu’un tribalisme a pu boucler le couplage société-individus en s’éloignant des autres pôles, et qu’un repli derrière les pôles individus culture enfermait dans l’idéalisme plus ou moins utopique.

Le graphe no 10 laisse vide le carré central où s’équilibreraient les pôles ; et des flèches symbolisent l’éloignement du centre d’équilibre ainsi que des pôles non référés, selon l’emballement des idéologies.

Humanisme et tensions

On peut voir se retourner ces mouvements centrifuges, quand se défont les idéologies et qu’apparaît « la rupture de la raison totalisante » avec le « congé donné aux grands récits », assure Albrecht Wellmer(1). Il faut prévoir dans ces conditions un rapprochement et une mise en dialectique des tendances, comme le suggère par ses doubles flèches le schéma du graphe no 11 (p. 325) qui répond à l’humanisme pluraliste et conflictuel esquissé par Paul Ricoeur.

 

Les antinomies de l’enseignement et de l’éducation

Dans la perspective d’un tel univers problématique, tissé d’antinomies (si nous en tirons les conséquences au cadre de l’enseignement), pas plus que nous ne pouvons disjoindre les rôles multiples incombant aux enseignants, nous ne pouvons prétendre séparer pour les jeunes individualités, dans nos établissements, éducation et instruction, non plus qu’apprentissage et acculturation sociale.

Et, de même, nous ne pouvons trouver de solution radicale (finale ?) pour défaire les couples, étroitement soudés, de conduites antagonistes telles que mémorisation et compréhension, apprentissage de méthodologies et acquisition de connaissances, autrement dit, rigueur de pensée et richesse d’imagination, intégration de théories et approfondissement de pratiques.

On ne saurait non plus dissoudre les liens nécessaires entre l’épanouissement sensible des individus et le développement de leur outillage conceptuel et technique, non plus qu’entre l’élaboration progressive d’un projet personnel de vie et la préparation d’une insertion professionnelle satisfaisante.

Il faut donc reconnaître l’inconfortable situation, même si la formulation en est durcie, de « l’éducation scolaire entre domestication et affranchissement » dont s’avise avec verdeur Daniel Hameline(1).

Plus généralement, on ne saurait trancher absolument, entre humanisme et ajustement à la technologie, entre développement de capacités relationnelles et mise à jour d’excellences techniques, c’est à- dire encore entre culture générale et savoirs socialisés, entre rôles et tâches, entre contraintes nécessaires et mises en responsabilité ou entre normalisation des comportements et personnalisation soutenue, comme le suggère le graphe no 12.

On ne peut pas davantage choisir entre s’occuper de ceux qui réussissent aisément dans leurs cursus scolaire, universitaire et professionnel ou se centrer uniquement sur ceux qui piétinent, tâtonnent et sont placés en situation d’échec.

Ce graphe situe entre chacun des quatre pôles (l’individu, la société, la civilisation matérielle, enfin la culture et la science), mais aussi, en chacun d’eux, des tensions représentées par une double flèche comme dans une équation « réversible » entre des visées indissociables et cependant antagonistes sinon contradictoires (par exemple, la visée de normaliser suffisamment les comportements des individus pour les rendre sociables et la visée d’assurer la spécificité, l’originalité de leur personnalisation distincte et de leurs communications propres).

Il n’est pas loisible, non plus, d’incriminer les enseignants en général ni les autres acteurs du système, en raison des imperfections, des déconvenues, des ratés dans les opérations d’une démocratisation irréversible, incontournable mais difficile.

Il ne faudrait cependant pas confondre la recherche des voies d’un égal épanouissement pour chaque individu et les contraintes excessives d’une démarche identitaire.

Car il faut bien convenir, au sein des tensions multiples entre ces visées antagonistes, d’un principe pragmatique d’ajustement aux différences entre les individus, tels qu’ils sont, en nous gardant de ce que Marguerite Yourcenar appelle « notre grande erreur [qui] est d’essayer d’obtenir de chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver celles qu’il possède » (1).

C’est ce que nous conte un apologue, transmis par le professeur Jean-Marie de Kételé, pour illustrer les risques réducteurs qui peuvent résulter, dans l’enseignement, d’une vision trop uniformisante de ses visées.

Les animaux malades de l’École

« Un jour, les animaux décidèrent de faire quelque chose pour résoudre les problèmes du monde moderne. Ils organisèrent donc des élections, et un ours, un blaireau et un castor furent désignés membres de la Commission d’enseignement. Un hérisson fut engagé comme professeur. Le programme consistait à courir, grimper, nager et voler et, afin de faciliter l’enseignement, on décida que toutes ces disciplines seraient obligatoires.

Le canard battait tout le monde à la nage, même son professeur, mais il était très médiocre quand il s’agissait de voler et complètement nul à la course. C’était là en fait un si mauvais élève qu’on décida de lui donner des leçons particulières : il devait donc courir pendant que les autres allaient nager. Cet entraînement meurtrit tellement ses pieds palmés qu’il obtint à peine la moyenne à l’examen de natation.

L’écureuil grimpait mieux que quiconque, avait toujours la meilleure note en escalade : 18/20.Voler, par contre, lui déplaisait profondément, car le professeur exigeait qu’il saute du haut de la colline alors que lui préférait s’élancer de la cime des arbres. Il se surmena tant qu’au bout d’un certain temps il n’obtint que 8 en escalade et 6 à la course.

L’aigle était une forte tête que l’on punissait très souvent. Il éclipsait tous les autres quand il fallait grimper aux arbres mais ne voulait utiliser que sa propre méthode. On décida donc de le mettre dans une classe d’observation.

Le lapin était tout d’abord le champion de la course à pied, mais les heures supplémentaires qu’on lui fit faire à la piscine finirent par lui donner une dépression nerveuse.

À la fin de l’année scolaire, une anguille prodige, médaille d’or de natation et qui savait aussi grimper, courir et même voler un peu, obtint la meilleure moyenne dans toutes les disciplines. Elle fut donc désignée pour prononcer le discours de fin d’année lors de la distribution des prix.

Creuser des galeries ne figurant pas au programme scolaire, la taupe ne put aller en classe. Elle n’eut donc d’autre choix que d’envoyer ses enfants en apprentissage chez le blaireau. Plus tard, ils s’associèrent avec les sangliers pour fonder une école privée, et celle-ci eut beaucoup de succès.

Mais l’École qui était censée résoudre les problèmes du monde moderne dut fermer ses portes, au grand soulagement de tous les animaux de laforêt. »

Ce conte moral, s’il prête à sourire, invite cependant à quelque vigilance sur les risques d’un enseignement trop uniformisé, selon un réglage, identitaire pour chaque élève, des tensions entre les visées d’excellence, d’entraînement et d’apprentissage des savoirs ou d’insertion pratique.

Unité et pluralisme

C’est à une alerte analogue que nous conviait, dans un autre mode, le message solennel du Collège de France dans un rapport remis en 1985 au chef de l’État.

Rejetant déjà, et pour l’avenir, les dogmatismes et « le langage apocalyptique qui cherche ses boucs émissaires dans le corps enseignant ou ses organes représentatifs », les maîtres de la plus haute institution scientifique du pays nous ont invités à « concilier l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme qu’enseignent les sciences humaines attentives à la pluralité des modes de vie, des sagesses et des sensibilités culturelles ».

L’organisation concrète des enseignements dans les établissements doit correspondre, « pour une éducation ininterrompue et alternée », à des principes pluralistes et contrastés.

Ceux-ci, en effet, enjoignent de concilier des mesures d’assouplissement des structures, d’élargissement des perspectives, d’allégement des connaissances périmées ou inutiles et, par suite, de différenciation des enseignements, avec des précautions et des procédures d’« unification des savoirs transmis », ainsi que par des voies d’« ouverture dans et par l’autonomie ».

Il s’agit donc de concevoir et de conduire l’organisation d’ensemble du système d’éducation et d’instruction comme celle de chaque établissement, en établissant la « diversification des formes d’excellence », la « multiplication des chances » pour les élèves ou étudiants, mais aussi en réalisant « l’unité dans et par le pluralisme » (1).

Il s’agit donc d’un principe de différenciation unifiante (et non identifiante) ou de « pluralité harmonique » (2), qui respecte l’égalité des personnes dans l’accession à des cheminements différents, mais qui assure à chacune le plus grand développement, le meilleur accroissement de leur réalisation. Il est opportun de constater la pertinence de ce principe et de ses conséquences avec des lois de la théorie systémique.

Celle-ci montre que le maximum de potentialité obtenu par un système, composé d’éléments régis par des variables, est atteint quand les gradients (c’est-à-dire les accroissements) de ces variables sont tous égaux(1).

Une autre loi nous rappelle la nécessité d’assurer une consistance suffisante, dans sa différence même, à chaque élément d’un système, pour qu’il résiste à la pression croissante des interactions qui le relient à tous les autres éléments, dans le développement continu de sa complexité.

À défaut de cette consistance, ne serait-ce que pour quelques sous-ensembles d’éléments, le système risque déchirures ou implosion, moindre stabilité ou platitude.

Il n’est donc pas question d’obtenir la réduction (ou l’accession) à l’identité de tous les individus présents et variables dans le système éducatif : il s’agit, essentiellement, d’assurer à chacun une égale possibilité de croissance, d’évolution, à partir de ce qu’il est, différentiellement, par rapport aux autres. Et cela vaut pour les élèves mais aussi pour les enseignants, comme pour tous les autres acteurs de ce système, et même pour les institutions.

Égalité et élites

En ce qui concerne les individus, il est éclairant de rapprocher ces réflexions de l’une des Notes d’Allemagne, rédigées à Buchenwald le 23 février 1945, par Léon Blum : « J’ai toujours considéré que l’égalité était le respect égal de la variété et les formules de l’égalité sont non pas “tous à la toise” ou “tous dans le même sac” mais à “chacun à sa place” et chacun “à son dû”. Ainsi les élites dégagées par la sélection, pour la direction, l’organisation, le commandement, ne risqueront pas de devenir des aristocraties... » (1) Car les différences permettent les complémentarités nécessaires. Leur considération renvoie dos à dos des prétendants de l’élitisme ou de l’identitarisme à tout crin.

On peut associer à cette vue fondée sur le respect égal de la variété quelques-uns des paradoxes du philosophe Alain qui entendait que l’éducation et l’enseignement développent « non pas la vertu du voisin, dont il n’a que faire, mais sa vertu à lui, de même couleur que ses cheveux et de même pli » (2), tout en prétendant que « la même méthode est bonne pour tous, quoique tous soient différents » (3), et que « la commune culture fait fleurir les différences » (4). L’auteur des Propos ajoutait : « Il y a longtemps que je suis las d’entendre dire que l’un est intelligent et l’autre non. » (5)

Ces allégations peuvent s’entendre des élèves mais aussi des professeurs et de leurs formations ou de leurs modalités professionnelles.

Il y a plus dans les potentiels existants que dans les réalisations qui les utilisent. C’est ce que nous rappelle Albert Jacquard : « Il s’agit de reconnaître que l’autre nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable. Et ce n’est pas là une morale quelconque résultant d’une option gratuite ou d’une religion révélée, c’est directement la leçon que nous donne la génétique. » (6)

Également, en hématologue, le professeur Jean Bernard assure : « Chaque homme est un être unique, irremplaçable », précisant : « 1 – Entre les hommes, il n’y a pas inégalité mais différence ; 2 – Le métissage est avantageux. » (7) Pour ce qui tient aux institutions, la reconnaissance des différences réelles entre les individus qu’elles réunissent impose aussi l’acceptation d’une diversité irréductible et d’un relativisme dans les consensus à rechercher.

Car, comme le proposait Christian Beullac, alors ministre de l’Éducation, dans un numéro de Futuribles daté d’octobre 1979 : « Le fameux théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow ruine à jamais l’idée qu’une décision, et à plus forte raison une institution, puisse harmoniser dans une attitude d’adhésion les diverses préférences du groupe. Mais il est possible de moduler une action de formation en fonction des environnements ; on rejoint là une des orientations nouvelles de la société industrielle qui, sortie de la production standardisée, cherche de nouveaux débouchés et des voies d’expansion, au besoin individualisés. »

Modulations, ajustées à l’environnement, individualisations, et non plus standardisation réductrice pour les préférences et les visées : l’impératif d’une différenciation des formes d’enseignements reparaît au coeur des institutions, régulée toutefois par la voie d’une organisation souple, équilibrante et progressive, et si l’on peut dire, architecturante par projets, articulant les durées et les groupements.

Emplois du temps rigides et durées monotones

En fait, plusieurs processus viennent contrarier ce qui aurait pu être le développement, naturellement différencié, des institutions, et notamment des établissements scolaires.

Car leur structure est rendue monotone et rigide non seulement par la fixité des formes de groupements des élèves, conformément à l’analyse que nous avons faite, mais elle est aussi bloquée, centralement, par une standardisation bureaucratique des emplois du temps et des durées d’enseignement. Sur ces points, le mythe identitaire envahit encore l’espace des conceptions, détruisant toute logique organisationnelle.

Et ce mythe vient aussi réfréner les possibilités d’initiative et d’innovation, ou même d’authenticité, chez les enseignants.

Comme le remarque Aniko Husti au terme de longues et pénétrantes recherches, dans tous les établissements scolaires (et parfois dans les organismes universitaires), « l’organisation du temps s’est cristallisée autour d’un seul modèle fondé sur les principes de morcellement et d’identité : l’heure de cours est la durée unique pour enseigner aussi bien le français que les mathématiques, que ce soit au niveau du collège ou du lycée, pour les élèves de dix ans comme pour ceux de dix-huit ans » (1).

Bien plus, « la répétition des heures de cours et des semaines invariables aboutit à une structure fixée d’avance pour une année et figée dans l’immobilité » (1).

La durée identique d’une heure, la formule identique d’un emploi du temps répété sans adaptation au long d’une année paraissent s’imposer absolument : on ne tient compte ni des différences dans les âges, dans les matières, dans les moments de la journée ou du trimestre ; ni des différences dans les tailles des groupements; ni de la diversité des élèves ; ni de la variation dans les besoins pédagogiques qui peuvent apparaître inopinément ; ni même des modalités contrastées nécessaires au développement des processus d’enseignement ou d’apprentissage.

Alors que la pensée scientifique et même les conceptions organisationnelles dans les entreprises s’éloignent « définitivement du mécanisme, du déterminisme, de l’idée des structures invariables », l’organisation des études est bridée dans le cadre d’une construction mécaniste qui « répond encore aujourd’hui au concept newtonien où le temps est conçu comme absolu, vrai et mathématique » (2).

Y aurait-il quelque fatalité dans ce type de structure inerte, fruit d’un dérisoire rêve jacobin ? L’habitude ? Ou l’alignement identitaire du service de chaque enseignant déterminé en un nombre d’heures de présence directe d’enseignement devant les élèves (ne définissant pas leur charge réelle de travail !) et qui est appliqué à l’emploi du temps morcelé des élèves, pour des commodités bureaucratiques (les imprimés VS – vie scolaire – servant à vérifier que soient remplies les obligations de service) ?

Ou ne serait-ce une conséquence de la perception fantasmatique d’une durée univoque, ou nécessaire et suffisante, par rapport à une quantité d’informations et de savoirs soumise à l’attention, réputée identiquement limitée, que pourraient soutenir sans faiblir des élèves de tous âges et en toute activité d’enseignement quelle qu’elle soit ?

Il y a, sans doute, une tentation culturelle française vers quelque uniformité rigide (ou jacobine ?) dont Frédéric Hoffet nous dit, à l’occasion d’une Psychanalyse de l’Alsace, qu’elle « constitue un véritable vice dans la pensée démocratique française » (3). Cet auteur ose ajouter que « le Français n’a pas de respect pour le réel » (4). On se souvient de la remarque d’Amiel. Pourtant...

Variété et durée

Au plan du réel, justement, des recherches patientes et multiples, des expérimentations contrôlées montrent l’étonnante plasticité des durées d’étude, d’apprentissage et d’enseignement.

L’alternance de séquences plus longues et de durées plus courtes peut rythmer de façon quasi biologique les activités intellectuelles et techniques : temps forts et temps faibles en enseignement rappellent, dans leur articulation, les battements de la vie comme aussi l’ïambe fondamental de toute poésie. Les durées brèves permettent une activité intense, scandée. Les durées plus longues favorisent une succession variée d’activités multiples et différenciées.

À l’expérience, ces durées consistantes font vérifier les propositions de Bergson dans L’Évolution créatrice : « Plus nous approfondirons la nature du temps, plus nous comprendrons que la durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau. » (1)

On a longtemps cru, il est vrai, introduire une variété dans la vie scolaire en plaçant, dans les horaires, une succession de cours brefs en rupture les uns par rapport aux autres : provoquant des changements rapides de discipline, de professeur, de salle, de livres, de référence, d’exigences pédagogiques.

Rarement, il a été question de mesurer ce que cette multiplication de changements eux-mêmes, à raison de cinq, six ou sept fois par journée scolaire, engendrait comme succession de stress, de rupture chez les élèves (avec, à chaque fois, des décharges de corticostéroïdes dans leurs jeunes organismes, comme cela est apparu au cours des recherches médico-pédagogiques au collège des Rousses).

Identité des durées et monotonie

On n’a pas davantage pris conscience que, plus fortement que les changements de signifiés disciplinaires, c’est la répétition uniforme et obsessionnelle d’un signifiant horaire identique qui devait engendrer la monotonie et, par suite, l’ennui, unanimement reconnu par les enseignants et les acteurs du système éducatif.

Comme l’analyse Aniko Husti : « Mobiliser l’élève pour une matière qui ne l’intéresse pas forcément est déjà difficile, mais soutenir cet intérêt dis- persé par un cours nouveau toutes les heures apparaît comme une tâche ardue. » (1) Comment se fait-il qu’on ait pu ignorer à ce point la psychologie scolaire ?

Pas plus qu’il ne saurait y avoir d’utilité à organiser des groupements d’élèves fixes et uniques, il n’y a intérêt à s’en tenir à des durées identiques, qu’elles soient de quarante-cinq minutes, de cinquante minutes ou d’une heure.

On conçoit également qu’un groupement de taille plus grande pourrait bénéficier de durées parfois brèves, mais également profiterait de durées allongées. Celles-ci permettraient successivement des activités de groupe, des modalités de travail autonome et des recherches documentaires, ainsi que la réalisation d’enquêtes ou d’expositions, l’étude d’un film ou la participation à un spectacle.

Même pour des groupes moins larges, une durée longue peut permettre des inflexions vers des modalités pédagogiques variées, au lieu de ruptures et de morcellements incessants.

Gaston Bachelard nous a opportunément rappelé qu’il existe « un rapport inverse entre la longueur psychologique d’un temps et sa plénitude. Plus un temps est meublé, plus il paraît court » (2).

Les durées longues rendent également possibles des articulations de concepts, des enchaînements ; elles assurent aussi des gains de temps en économisant les délais de mise en place répétés et les raccords aux cours précédents.

Une architecture des temps est possible

Il est rassurant de constater que, à l’issue des recherches entamées depuis plus de vingt ans, de nombreuses et très ingénieuses solutions ont été, dans différentes régions, expérimentées et mises au point au sein d’établissements de toute nature, afin de diversifier, d’assouplir et d’articuler dynamiquement les structures temporelles de l’enseignement.

C’est un tableau d’une grande richesse qu’on peut composer avec toutes ces innovations, aussi bien administratives que pédagogiques, qui ont été favorisées et soutenues, dans la plupart des cas, par les directions ministérielles, les corps d’inspection et l’appui de chercheurs ou des mouvements pédagogiques.

Sans entrer dans des descriptions opératoires trop approfondies, qu’il est possible de consulter dans le cadre d’ouvrages ou de revues spécialisées (1), on peut néanmoins esquisser quelques traits des organisations adoptées, en vue d’encourager une architecture nouvelle et souple des temps. On en trouvera une présentation, approfondie et opératoire dans le lumineux ouvrage qu’Aniko Husti a publié, en 1999, sous le titre La Dynamique du temps scolaire. Aucun chef d’établissement, aucun formateur, aucun enseignant ne devraient ignorer une telle somme pratique, dont l’approfondissement devrait faire l’objet de séminaires en formation initiale et continue (2). Sans en résumer la richesse, rappelons que, dans le cadre des emplois du temps les plus habituels, une variabilité des durées (certaines brèves, certaines longues) a pu être diversement assurée au cours de la semaine, pour une ou plusieurs disciplines, à la demande des professeurs.

Dans d’autres cas, une large plage de temps disponible est banalisée chaque semaine ou une fois par mois : elle donne la possibilité aux enseignants, suivant leurs visées pédagogiques et les besoins de leurs classes, de disposer d’une durée nouvelle ou d’allonger leurs séances propres. Souvent, en exception à l’application de l’emploi du temps hebdomadaire, une semaine entière est consacrée à une seule discipline pour certains élèves, au cours d’un trimestre ou de l’année.

Des professeurs de disciplines à horaires hebdomadaires réduits (telles que la musique, les arts plastiques, les sciences naturelles, la physique, l’histoire-géographie, les enseignements technologiques) ont pu regrouper leurs horaires une semaine sur deux afin d’avoir des durées plus larges.

Également, en vue de réaliser des séances interdisciplinaires, certains enseignants de disciplines différentes, dont les cours se succèdent avec une même classe, ont pu réunir les heures, pour intervenir en commun (ou successivement mais sur le même thème).

Enfin, l’emploi du temps peut combiner, dans certaines disciplines, pour un même ensemble d’élèves, des durées consacrées à des classes à effectifs larges et d’autres données à des groupements plus restreints mais donc en plus grand nombre. Ou bien encore, des durées moindres sont imparties à des groupes larges d’élèves considérés comme forts, et des durées renforcées à des groupes réduits d’élèves en difficulté.

Toujours dans le cadre d’un emploi du temps hebdomadaire standard, des solutions multiples ont été adaptées en vue d’obtenir des horaires souples, en fonction des besoins.

Si, par exemple, deux professeurs enseignent à deux classes qu’ils animent l’un après l’autre pendant une heure ou deux, ils peuvent se mettre d’accord pour garder chacun l’une des deux classes durant deux, trois ou quatre heures, de temps à autre, en fonction des besoins pédagogiques. On parlera alors d’horaires centrés.

Plus généralement, des modules de temps, regroupant chaque semaine les horaires de plusieurs enseignants de matières différentes, ont été insérés dans l’emploi du temps : cette globalisation laisse aux enseignants la responsabilité de gérer en commun leur capitalisation d’heures, et, selon des opportunités techniques, de disposer de durées variées d’enseignement.

De même, pour un ensemble de classes de même niveau (par exemple, des classes de Sixième), une même plage horaire peut être réservée chaque semaine pour des épreuves écrites de contrôle, communes ou distinctes, dont l’encadrement peut être confié à du personnel de surveillance, ou à un seul professeur.

Pendant cette heure, les professeurs peuvent soit se concerter, soit se consacrer à de petits groupes d’élèves d’un autre niveau pour une séance de conseil méthodologique ou un enseignement, soit encore, et s’ils sont de même discipline, utiliser les heures économisées par eux, pour constituer, sur une partie de l’horaire disciplinaire, des groupements dédoublés pour les élèves des classes concernées, celles de Sixième par exemple. Une autre solution a souvent consisté à confier une demijournée par semaine à l’initiative d’une équipe de professeurs.

Mais les emplois du temps peuvent être construits sur un nombre de jours supérieur à la semaine, par exemple sur une quinzaine, comme cela a été largement expérimenté et comme cela fut recommandé par des circulaires ministérielles.

Dans ce cas de figure, certains enseignants peuvent conserver une répartition identique de leurs heures de service chaque semaine, cependant que d’autres peuvent demander des durées variées de leurs séances de travail, d’une semaine à l’autre.

Par exemple, certains professeurs enseignent au long d’une première semaine suivant une série discontinue de cours brefs d’une heure ou moins, pour une pédagogie de préparation ou de consolidation ; en seconde semaine, ils peuvent conduire une ou plusieurs séances continues (aux pauses près) de trois ou quatre heures, afin de mettre en oeuvre une pédagogie de l’immersion ou, selon une formule explicitée par l’Inspection générale, une pédagogie d’attaque.

Comme le précise, en effet, une note du 18 juin 1979 de l’Inspection, « on appelle “pédagogie d’attaque” celle qu’on peut mettre en oeuvre pour aborder une notion nouvelle, sans rapport avec ce qui précède et qui, souvent, exigeant plus de temps, gagnerait à se développer en une seule séquence, sans rupture... En revanche, une notion bien présentée n’a souvent besoin, pour être consolidée, que de retours, d’exercices d’application variés ou de contrôles qui gagnent à être brefs même s’il y a lieu de les répéter chaque semaine ou chaque quinzaine, pendant un trimestre ou même pendant toute l’année ».

Une autre solution revient à différencier les quantités d’heures d’enseignement consacrées à une discipline d’une semaine à l’autre. Des professeurs enseignent dans une classe suivant un service hebdomadaire allégé ou bien renforcé, d’une semaine à l’autre, avec l’inverse pour une autre classe : par exemple, pour un service hebdomadaire de quatre heures, deux heures une semaine puis six heures la semaine suivante ; ou bien trois heures puis cinq heures.

L’emploi du temps par quinzaine comporte, dans certains établissements, le contraste d’une semaine à dominante scientifique, précédée et suivie d’une semaine à dominante littéraire.

Parfois, aussi, les durées des fins de semaine ont été modulées, tantôt courtes, tantôt plus longues (permettant, entre autres, la libération d’un samedi sur deux).

Architectures plus amples

Au-delà de la quinzaine, des formules d’architecture diversifiée des horaires ont été réalisées avec succès sur trois semaines ou même encore davantage, en toute stabilité administrative et en donnant satisfaction aux professeurs comme aux élèves. Car toutes ces formules, en doublant ou multipliant le nombre de cases horaires, accroissent la variété des solutions ouvertes aux choix pédagogiques ou même personnels des professeurs.

La dissymétrie structurelle dans la répartition des durées ou dans celle des disciplines permet, d’autre part, à chaque semaine, d’apparaître dès son début comme différente de la précédente et donc nouvelle pour les élèves : les risques de monotonie sont ainsi corrigés.

On sait l’importance de ces risques et leurs poids sur le rejet de la vie scolaire et des études par des élèves de plus en plus nombreux : l’ennui naquit un jour de l’uniformité !

Des solutions plus complètes ont fréquemment utilisé une modulation des horaires sur des durées encore plus étendues, en sorte que les nombres d’heures consacrées hebdomadairement à des disciplines puissent varier de façon adéquate en fonction de la période de l’année ou pour assurer la cohérence entre les progressions de divers enseignements.

Ainsi, des horaires de physique ont été allégés en cours d’année dans une classe jusqu’à ce que, en cours de mathématiques, les notions indispensables à la compréhension des grandeurs et des phénomènes physiques aient été étudiées : ils seront alors renforcés.

Également, dans des classes de Sixième, les élèves reçoivent, au premier trimestre de l’année scolaire, un enseignement intensif en français pour compenser certains retards, en utilisant des heures de langues vivantes qui seront récupérées au deuxième trimestre pour un apprentissage à son tour intensif des langues vivantes.

Souvent, dans de nombreux établissements, des voyages d’études sont organisés à l’étranger, bénéficiant alors d’une semaine, d’une quinzaine ou d’un mois (notamment pour des classes de neige, des classes de mer, ou des classes vertes).

L’intérêt et la variété de ces initiatives pédagogiques appellent leur insertion réfléchie dans la vie scolaire des établissements et leur architecture des temps. Il y va d’une organisation méthodique concertée, des enseignements et des processus d’apprentissage, mais aussi des activités culturelles : explicitée modestement mais clairement pour les familles, les élèves et les collègues dans la forme d’un projet d’établissement.

Les projets d’établissement

Déjà, d’une façon plus complète encore que les diverses structurations que nous venons d’esquisser, des établissements ont pu mettre sur pied des organisations temporelles plus originales, fondées sur des projets pédagogiques particuliers.

Mais le principe de tels projets, inscrit dans la loi d’orientation du 10 juillet 1989, est devenu obligatoire pour tous les établissements du premier et du second degré : ils doivent préciser des objectifs et des structures spécifiques, débordant la simple organisation des temps.

Jean-Pierre Obin et Françoise Cros, dans un important ouvrage consacré à ces projets, indiquent que les experts de la Commission du Plan, présidée par Jacques de Chalendar, envisageraient quant à eux quatre fonctions régulatrices des projets d’établissement :

fédération des projets et des actions, pour étayer des efforts qui trop souvent s’ignorent ;

mobilisation autour d’une identité, faire de la diversité originale un atout pour renforcer les points forts et traiter les points faibles ;

négociation, par le projet entre les acteurs ainsi qu’avec l’environnement et la tutelle ;

planification, pour programmer des efforts et maîtriser le changement au lieu de le subir (1).

Le principe du projet entérine une variété certaine des organisations scolaires, selon les choix responsables qui sont possibles. Il faut espérer le développement persévérant de ses applications. Notons qu’il peut concerner l’ensemble des enseignants mais aussi les particularités des choix de quelques-uns d’entre eux. Il peut, en effet, faciliter les projets de quelques petites équipes d’enseignants, qui choisissent de coordonner leurs enseignements disciplinaires ou interdisciplinaires, ou bien s’imposer à tout le corps enseignant.

Le projet peut comporter une organisation renforcée des disciplines, réunies en départements, ou bien une organisation en sousétablissements, par exemple en mini-collèges où des classes de niveaux différents ou de même niveau sont confiées en autonomie à une équipe d’enseignants solidaires.

Il peut regrouper les horaires hebdomadaires des enseignements, ou de certains d’entre eux, en masses mensuelles, trimestrielles ou semestrielles, annuelles ou, mieux, bisannuelles avec des modulations d’allégement ou de renforcement des cours, en alternance.

Ou encore le projet peut être établi sur un groupement de tous les enseignements le matin avec organisation de disciplines complémentaires dans l’après-midi, telles que des activités artistiques, culturelles, coopératives, sportives, technologiques ou transversales, c’est-à-dire interdisciplinaires.

Des projets récents conçoivent de plus en plus fréquemment une organisation différenciée des études sur des rythmes différents pour les élèves : certains effectuant le programme d’un cycle en deux ans, d’autres en trois ans sans redoublement, par exemple. Une telle conception a été recommandée pour les écoles, mais également pour le second degré, sous diverses formes.

Projets et groupements des élèves

Architecturalement, les projets ne se situent pas seulement dans l’ordre temporel, mais ils se disposent également au plan de la composition différenciée de groupements d’élèves, notamment dans le cadre de la rénovation des collèges et des lycées, et au-delà, en vue d’inclure les horaires d’aide individualisée et les travaux personnels encadrés, ou les options.

Il peut s’agir d’une répartition des élèves, stabilisée pour une année ou en évolution dynamique au cours de celle-ci, accomplissant leurs programmes à la fois dans des divisions hétérogènes et dans des groupes de niveau-matière, ou mieux de méthodes ou de besoins, de tailles variées et de durées diversifiées.

La formule, inaugurée dans les classes de Seconde en 1992, de modules de formation personnalisée a séparé une classe trois heures par semaine en deux sous-groupes divers, en faveur de quatre disciplines : français, maths, langues et histoire-géographie pour lesquelles les enseignants disposent de six heures prises sur leur service normal(1).

Dans d’autres cas, le projet définit une alternance d’une ou de plusieurs semaines d’enseignement en classes hétérogènes ou d’une ou plusieurs semaines en groupements homogènes de niveau-matière, de besoins différenciés des élèves ou de conseil méthodologique.

Dans certains établissements, l’organisation des enseignements est basée sur des séquences de cinq à six ou sept semaines d’emploi du temps habituel, séparées par des temps de révision, d’examens blancs, d’évaluation et de soutien, ou bien par des activités rénovées de l’enseignement en groupes de niveau.

Il se peut qu’un partage soit réalisé, pour l’année, entre une fraction d’un établissement dans laquelle les enseignants appliquent les mesures de rénovation et une fraction où sont conservés les horaires et les méthodes plus traditionnels.

Une expérimentation dans un collège a également distingué un programme de base, obligatoire pour tous les élèves, et des compléments optionnels concrétisant pour chaque élève un projet personnel de formation, révisé chaque semestre.

Il est intéressant de constater les progrès prescrits pour la différenciation des groupements d’élèves et des durées d’enseignement par les mesures visant, à la rentrée 1992, la rénovation pédagogique des lycées. La classe de Seconde a compris, dès lors, des enseignements communs, des matières optionnelles, des modules et des ateliers de pratique.

Les deux options obligatoires choisies ne bloquaient pas l’orientation prise pour le passage en Première, même si elles peuvent contribuer à l’éclairer.

Les ateliers de pratique concernaient des enseignements facultatifs ouverts dans les lycées sur la base de projets pédagogiques (arts, pratiques physiques et sportives, technologies de l’information et de la communication, langues et cultures régionales).

Quant aux modules, si les trois heures qui leur sont obligatoirement consacrées doivent être réparties à part égale entre les quatre disciplines, elles peuvent faire l’objet d’une répartition non uniforme sur l’année scolaire (1).

Spécification des projets et chefs d’établissement

On notera que chaque projet d’établissement peut se spécifier fonctionnellement par une des caractéristiques dominantes dont on peut voir l’étendue et la gravité dans les choix ci-après.

Il peut s’agir : soit d’organisation de l’enseignement marquée par l’exploration expérimentale de didactiques nouvelles ; soit de politique concertée et de négociation (explicitant des choix prioritaires d’efforts à consentir, pour animer tous les élèves ou pour certaines catégories d’entre eux) ; soit de programme rédigé, partiellement ou totalement, en termes d’objectifs précis et de capacités à atteindre au terme d’étapes définies ; soit de mesures prévisionnelles (prévoyant la distribution des moyens et la mise en réserve de ressources en horaires ou en personnel, ou l’institution d’assouplissements pour la composition des classes ou pour les durées) ; soit de démarche communautaire, centrée sur l’amélioration générale des rapports entre les divers acteurs d’un établissement et leur formation continue ; soit, plus généralement, de planification des diverses activités dans une perspective large, annuelle ou pluriannuelle, visant les finalités.

On ne pourra éliminer ou récuser, dans ces conditions de complexité et de choix, l’importance croissante du rôle organisateur du chef d’établissement et la différenciation des fonctions précédentes dont il doit assurer la régulation, comme nous avons essayé de le figurer dans le graphe no 13 ci-après.

Sur trois axes : de particularité, de singularité et de généralité (ou synthèse), on peut voir apparaître les lignes de force du rôle d’un chef d’établissement sur les fonctions d’organisation de la vie scolaire, de mise en oeuvre des moyens, de négociation et de régulation des relations, mais aussi de rappel des finalités et du maintien de la qualité des études.

La mise en rapport des fonctions précédentes doit être assurée pour mieux tenir compte des responsabilités diverses et des spécificités des acteurs, élèves ou enseignants, mais aussi pour « consolider la responsabilité des établissements scolaires » (1).

Mais les descriptions diverses que nous venons de présenter indiquent assez la multiplicité des solutions formelles qui peuvent être adoptées pour assurer la souplesse du fonctionnement des organismes d’enseignement, et pour éviter les uniformisations réductrices et les rigidités identitaires.

Les possibilités ouvertes posent toutefois un problème essentiel : selon quels principes remplir les cadres d’organisation souple et de temps mobile par des formules différentes, didactiques et pédagogiques, telles qu’elles s’offrent actuellement à nous, de façon pressante ? Mais peut-on croire encore à la pédagogie ?

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) B. Girod de L’Ain, in : La Nef, no 15, p. 17.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir M. Lesne, Travail pédagogique et formation d’adultes, PUF, Paris, 1977, pp. 178- 179.

(2) G. Palmade, Les Méthodes pédagogiques, PUF, Paris, nombreuses rééditions.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir C. Rogers, Client Centered Therapy, non traduit en français comme la plupart des grands textes de recherche ou de pratique thérapeutique mondialement diffusés.

(2) Voir C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, Dunod, Paris, trad. D. Le Bon, 1972.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir C. Rogers, Le Développement de la personne, Dunod, Paris, 1966, traduction par Lily Herbert de On Becoming a Person.

(2) Voir nos ouvrages : L’Administration, phénomène humain, Berger-Levrault, Paris- Nancy, 1968; Risques et Chances de la vie collective, Épi, Paris, 1969; Énergétique personnelle et sociale, L’Harmattan, Paris, 1999.

 

 

 

 

 

(1) J’avais proposé à Carl Rogers de prendre l’expression de « non-défensivité » pour désigner sa démarche : il en fut d’accord.

(2) Voir nos ouvrages : Les Contradictions de la culture et de la pédagogie, Épi, Paris, 1971 et Présence de Carl Rogers, Erès, op. cit., 1997.

(3) Voir l’ouvrage de G. Snyders, Où vont les pédagogies non directives ?, PUF, Paris.

 

 

 

(1) C. Rogers, Freedom to Learn, éd. Charles E. Merrill Publishing Company, Colombus (Ohio), février 1969, p. 57.

(2) Voir P. Meirieu, soucieux des aventures non directivistes (de 1968) : « Le désir d’exercer du pouvoir sur les êtres et sur les choses est paradoxalement plus modeste que la prétention péremptoire à interdire son exercice. Plus modeste mais pas, pour autant, plus innocent », in : Le Choix d’éduquer, éthique et pédagogie, ESF, Paris, 1991, p. 28.

(3) Ibid., p. 11.

 

 

 

 

(1) Ibid., p. 29.

(2) Voir les remarques que nous avons faites à ce sujet depuis plusieurs années dans différentes études et plus particulièrement dans Les Contradictions de la culture et de la pédagogie, Épi, Paris, 1971 (on pourra consulter les références à l’index des matières), et notamment p. 210 : « Non-répressivité et limites rogériennes ».Voir Hegel : « Le savoir ne se connaît pas seulement soi-même, mais encore le négatif de soi-même, ou sa limite », in : La Phénoménologie de l’esprit, tome II, Paris, p. 311.

(3) Voir C. Rogers, La Relation d’aide, traduction de Counselling and Psychotherapy, ESF, Paris.

 

(1) Voir Énergétique personnelle et sociale, op. cit., pp. 319 et 320.

(2) M. Serres, Le Tiers-Instruit, François Bourin, Paris, 1991, p. 77.

(3) Ibid., p. 126.

(4) Ibid., p. 186.

(5) Ibid., p. 188.

(6) Ibid., p. 183.

(7) Ibid., p. 184.

(8) Ibid., p. 231.

(9) Ibid., p. 86.

 

 

 

(1) Hegel, Le Malheur de la conscience ou l’accès à la raison, Aubier, Paris, 1989, p. 39.

 

 

 

 

 

(1) Pour plus de détails, consulter Les Points d’appui, op. cit., pp. 574 à 579, et Organiser des formations, op. cit., pp. 26 et sq.

(2) A. Greimas et J. Courtès, Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, Paris, 1979, p. 267.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) P. Meirieu et M. Develay, Émile, reviens vite, ils sont devenus fous, ESF, Paris, 1992, p. 31.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) G. Marcel, Être et Avoir, Aubier, Paris, 1935, p. 149.

(2) E. Mounier, La Petite Peur du XXe siècle, op. cit., p. 92.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Pour de plus amples détails, consulter notre ouvrage Organiser des formations, notamment pp. 181 et sq, pp. 235 et sq.

(2) H. Le Senne, « Le devoir », p. 566, cité dans le Dictionnaire de la langue philosophique, PUF, Paris, 1962, p. 712.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Comenius écrivait (1657, édition latine de la Didactica magna universalia omnes omnia) : « Didactique, cela signifie l’art et les moyens d’enseigner. Et c’est précisément ce que depuis peu certains hommes éminents, pris de pitié pour les écoliers, condamnés à rouler leur rocher de Sisyphe, se sont mis à explorer avec plus ou moins d’audace et plus ou moins de succès.» Cité par Michel Develay, « Didactique des disciplines, pédagogie, didactique générale», Bulletin de l’Association des enseignants et chercheurs en sciences de l’éducation, no 13, juillet 1992, p. 20.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) J.-P. Sartre, Questions de méthode, Gallimard, Paris, 1960, p. 33. Cité dans une stimulante enquête autour des mots, insérée dans la revue Recherche et Formation, no 11, INRP, Paris, 1992, p. 148.

(2) L. Althusser, Lire le Capital, Maspero, Paris, 1968, pp. 70 et p. 146.

(3) J.-C. Passeron, « Les trois savoirs sur le savoir », in : Le Raisonnement sociologique, Nathan, Paris, 1991, p. 347.

 

 

 

 

 

 

 

(1) R. Descartes, OEuvres complètes, « La Pléiade », Gallimard, Paris, p. 104.

(2) E. Mounier, ibid., p. 81.

 

30

Pour ou contre la pédagogie et les sciences de l’éducation

Le problème des contenus d’enseignements et celui des méthodes de nature à en assurer la transmission à des élèves divers de tempérament et de milieu font l’objet de brûlantes questions, d’incessantes querelles et de conflits liés à notre habituel imbroglio : nous l’avons immanquablement constaté.

Conservatisme crispé ou progressisme exalté, déclarations absolutistes ou temporisations relativistes, élitisme ou démocratisme, pessimisme ou optimisme vis-à-vis des élèves ou des étudiants, défenses des lettres ou des sciences et techniques, uniformisme autoritaire et jacobin ou pluralisme girondin, classicisme ou baroquisme, entre autres, ne cessent d’inspirer contradictoirement les enseignants et les intellectuels, ou les responsables et les chercheurs.

Dès lors, l’imbroglio tend à se résoudre par une série de compromis : sur une croissance des programmes sans toucher aux contenus antérieurs ; sur un cloisonnement des disciplines jalousement séparées ; sur un nombre disputé d’options ; sur une disjonction manichéenne entre ceux qui se réfèrent à la pédagogie (et aux didactiques) et ceux qui en récusent la licéité (au nom de la liberté des clercs) ; sur un renvoi hargneux des décisions de contenu et de méthode aux autorités ministérielles.

On ne peut nier que ces compromis entraînent un apparent immobilisme et de la mauvaise humeur partagée par tous (on parle indiscontinûment de malaise, ou même, par exemple, dès mars 1958, de la grande misère de l’Éducation nationale (1), et cela au moment de l’explosion scolaire et des Trente Glorieuses). Et depuis !...

La résistance au changement est vraiment « classique » pour les programmes. Et pourtant ils changent sans que soient bien définis et limités les contenus qu’ils impliquent : mais ce qui, en contrepartie, donne un alibi en béton pour assurer qu’on ne pourra pas faire ou terminer le programme! Ah ! humour...

En ce qui concerne les structures ou méthodes, en revanche, leurs modifications ne s’imposent guère facilement : elles appellent la protestation d’un « Nous n’avons pas été formés pour ça », malgré ou à cause de la demande fréquente de modalités concrètes. Et ceci justifie l’opportunité de la formation continue, indûment freinée.

Cependant changer sa manière de faire, forgée empiriquement et donc difficilement, est ardu pour chaque enseignant en raison de la contestation habituelle qui est faite à la notion de techniques dans les milieux scolaires ou à l’idée de professionnalisme qui apparaît rendre vulnérables les enseignants vis-à-vis de l’opinion ou des intellectuels. Il s’ensuit une prévention possible, et depuis quelque temps ouverte, à l’égard de la pédagogie, réputée conception creuse, minant pour certains la qualité de l’enseignement.

Et pourtant, la notion de pédagogie a la cote dans le public et même au gouvernement (pour ce qui ne concerne pas l’éducation ?). Elle a de solides défenseurs, comme Daniel Hameline, Antoine Prost et Philippe Meirieu. Mais elle éveille des suspicions et des doutes, ne serait-ce que par sa variabilité, contradictoire à l’impérialisme qui lui est attribué.

Pluralisme des méthodes d’enseignement

Il existe, il est vrai, une large gamme de méthodes d’enseignement et de démarches pédagogiques ou d’approches didactiques. Leur pluralisme procède de multiples principes ou de conceptions diverses et, à supposer qu’on maîtrise les doutes, nous repose la question fondamentale : quel parti adopter, quel choix justifier, pour définir quels contenus et quel déroulement de l’enseignement ? Et, par suite, quelles visées se proposer, quels modes de travail et de comportements induire, quelles attitudes tenir ?

En ce qui concerne les visées imparties à l’enseignement et à l’éducation, elles peuvent s’étendre sur un large continuum. Il peut aller du développement de l’intelligence des individus à celui de leur volonté personnelle ou de leur solidarité collective.

Il peut comprendre l’obtention de savoirs définis, l’apprentissage de capacités déterminées d’applications techniques et professionnelles, mais aussi le développement des processus cognitifs, la révélation d’aptitudes de création, la reconnaissance des valeurs sociales, la maîtrise des comportements et des tempéraments.

Il peut désigner la croissance des personnalités (avec ou sans modèle), l’exercice des relations avec les autres et l’acquisition d’une discipline ajustée aux exigences de la vie sociale. Il peut mettre en valeur, enfin, l’accession à une culture plus ou moins raffinée (à sensibilité classique, romantique ou baroque, traditionnelle ou progressiste et cosmopolite).

Naturellement, ces visées peuvent être plus ou moins commandées par les finalités multiples auxquelles le système éducatif peut être assigné, comme nous l’avons déjà décrit. Elles peuvent, d’autre part, se traduire en termes d’intentions, de recommandations, de buts globaux, de programme et de prescriptions d’examens ou de concours. Ou bien elles sont soutenues et concrétisées par la formulation précise, en référentiels, d’objectifs opératoires, généraux ou spécifiques, directs ou intermédiaires.

Ces visées peuvent enfin se spécifier en méthodes et modes par rapport à l’utilisation de moyens concrets qui réclament, selon les partis adoptés, une implication plutôt faible ou forte des apprenants, selon ce que Marcel Lesne a décrit comme modes de travail pédagogiques de types transmissif, incitatif ou appropriatif, ainsi que le signale le graphe no 14 ci-après, en échantillonnage des moyens et avec des intersections possibles de ces modes(1).

Dans l’espace pédagogique défini par les choix dans les visées et les modes de travail ou les moyens suivis, les enseignants peuvent aussi différencier leurs interventions par le style des comportements entre lesquels ils peuvent choisir, explicitement ou non. Ceux-ci ont été classiquement distingués, notamment par Guy Palmade(2), comme d’inculcation et d’appropriation.

Dans le premier cas, les méthodes qualifiant l’intervention de l’enseignant peuvent être de type expositif  (ainsi, dans le cours magistral), de type démonstratif (par exemple, la présentation d’une manipulation en physique), de type interrogatif (le professeur anime la réflexion et la mémoire des élèves ou des étudiants par une suite de questions), ou enfin d’entraînement mental (exerçant à et par l’étude de problèmes).

Dans le second cas, les interventions se produisent, comme méthode active ou didactique, en vue de conduire les élèves ou les étudiants à l’exploration et à la découverte d’un domaine défini de connaissance. Ou encore, il peut s’agir d’une méthode coopérative, en organisant entre les élèves des activités de production ou de responsabilité.

L’activité de l’enseignant peut se définir également comme une maïeutique, s’attachant à dégager chez les élèves des problématiques latentes.

Enfin, la conduite de l’enseignement peut adopter un style non directif d’accompagnement des initiatives des élèves tout en les situant dans un cadre d’incitations et de limitations conjuguées. On voit bien qu’il y a une pluralité de comportements utilisables !

Ces comportements sont naturellement choisis, et dosés, selon l’attitude dominante adoptée par un enseignant à l’égard de son groupe d’élèves, avec plus ou moins d’hésitation et de clarté, il faut le reconnaître.

Et la « dominante » peut être, pour l’enseignement, de se référer aux savoirs, aux contenus imposés, à la culture requise, ou de se « centrer » sur les élèves (les « apprenants ») et sur leurs tâtonnements ou leurs difficultés.

Mais, entre ces attitudes, compatibles en elles-mêmes, les options ont pu se distinguer, en France, en s’opposant conflictuellement, dès les années 1960, à propos d’une conception de « non-directivité » qui les a suractivées en exclusivismes.

Le défi de la non-directivité

Nous ne pouvons donc pas faire l’économie d’une mise au point à propos du conflit, qui a eu, qui a encore ses moments de véhémence, entre les défenseurs de la directivité en éducation et enseignement et les adeptes de la non-directivité.

Il faut remonter à l’origine de ce concept qui a été forgé par le psychologue américain Carl Rogers dans les années 1940 et qu’il a luimême mis en veilleuse dès 1945 quand il a vu les risques d’interprétation erronée à son sujet : il lui a substitué rapidement les concepts d’approche centrée sur le client (1), d’approche centrée sur l’étudiant (2) et enfin, plus généralement, d’approche centrée sur la personne (ACP), qui ont été mondialement diffusés et mis en acte (1). Quoi qu’il en fût, le concept de non-directivité, connu en France dans les années 1960, et comparé à l’éducation négative de Jean-Jacques Rousseau, bénéficia d’une grande audience, libéra et inspira de nombreuses personnes, puis suscita de virulentes controverses.

Il continue néanmoins de façon tenace à servir d’analyseur des dispositions ou des conduites en psychologie, en enseignement, en management et plus généralement en toute forme de relation dont il permet d’explorer la phénoménologie apparente et les attitudes sous-entendues.

Par sa structure morphologique, le terme invitait notoirement à relativiser ou équilibrer celui, positif, de directivité. Tout rôle d’action suppose, en effet, une modalité d’intervention directe sur les personnes comme sur les choses : notamment pour éliminer ou réduire des flottements et des incertitudes existentielles, des angoisses ou anxiétés, et pour orienter les efforts et les actes en canalisant et limitant la mise en oeuvre des énergies.

Toutefois la précaution utile de directivité peut être emportée, dans son mouvement même, par inertie ; et il peut en résulter inéluctablement des risques de directivisme.

L’acteur social, en bonne ou mauvaise foi, peut donc avoir durci sa pression sur les personnalités qui relèvent de sa direction ; il peut avoir réduit avec excès les incertitudes entre les personnes, au point d’inhiber les initiatives et les responsabilités ; il peut avoir restreint le champ des possibles et les marges d’action en sorte de mettre en dépendance, affective et pratique (ou terroriste !), les individus pour lesquels il avait pu se soucier de diminuer les oscillations affectives et émotionnelles (2). Et il peut, enfin, prenant conscience des conséquences de son sur-interventionnisme, basculer d’un coup vers un attentisme non moins ravageur.

Sans doute, les entraînements par inertie sont souvent stoppés par le bon sens et à temps. Il est utile cependant de mettre en lumière les alertes et les mesures qui permettent de situer la directivité dans son niveau de justesse et de maîtriser opportunément et clairement les propensions à l’autoritarisme qui sont inhérentes à son mouvement.

La non-directivité a eu pour sens d’expliciter ces alertes et invitait aux mesures adéquates pour éviter, par survoltage de certains rôles, de mettre en dépendance affective les personnes et en défensivité rigide ou bureaucratique les organismes et institutions (1).

Son expression a donc claironné un défi au goût français pour les absolutismes et jacobinismes ; elle parlait de liberté personnelle, mais provenait d’un Américain, ce qui ne plaisait ni aux marxistes, ni aux gallicans habituels ; elle explicitait, au surplus, un certain optimisme attentatoire à nos préférences alarmistes, pessimistes.

Son impact entrait donc de plein fouet dans notre imbroglio : inde irae, mais aussi excès. Par réactionnalité contre nos conventions d’ordre et de conservatisme, certains ont, en effet, poussé à bout, notamment en enseignement ou éducation, et sans lire Carl Rogers, la traduction littérale de l’expression : plus de directivité.

Ils en ont déduit (par confusion avec les silences de la psychanalyse) mutisme pour les cours, abandon des programmes, laisseraller absolutisé, autoritarisme de distance, provocations aux jeunes pour qu’ils prennent quasi totalement en main leurs études et apprentissages.

Cette bascule selon notre tout ou rien national engendra un naturel tollé (2). Au lieu que la non-directivité restât alors une attitude d’inspiration libératrice et raisonnable, en comportements et en pratiques cohérentes, elle fut mythifiée en obligation radicale ou en autocastration et en manipulation, reprise comme arme par les gauchistes notamment au cours des événements de 1968 (pour être ensuite retournée par eux contre les « réformistes » et les « pédagogistes » !).

On construisit en France, au grand étonnement des Américains, un délit ou péché public de directivité. Et il devint fréquent d’entendre des dirigeants, des notables, des mandarins confesser leur écart fautif à la non-directivité. Il y eut, en réaction, notamment par les repentis du non-directivisme, une méconnaissance de l’aspect mesuré de la position de Carl Rogers, des précautions qu’il recommandait, et notamment de son refus de la présenter comme un modèle à imiter (3) ; et ils affirmèrent une nouvelle revendication d’autorité tout en rejetant tout modèle.

Dans son livre Freedom to Learn (Liberté pour apprendre), avant de présenter sa manière de conduire un enseignement, ou un cours, Rogers avertissait pourtant son lecteur de son refus de présenter un modèle. « La manière selon laquelle l’apprentissage (learning), a été facilité dans cet enseignement n’est en aucune façon présentée comme un modèle. Si j’avais conduit cet enseignement dix ans auparavant, j’aurais agi d’une manière tout à fait différente.Peut-être, dans cinq ans,agirais-je d’une façon plus neuve et, je l’espère, plus créative ? La voie présente est décrite pour sa valeur de stimulation (its stimulus value). Il serait malheureux (unfortunate), que quelqu’un essaie de conduire un enseignement dont il est responsable exactement suivant la même voie. » (1)

Il faut reconnaître qu’une telle précaution de « stimulation » sans imitation n’a pas été respectée par de nombreux créateurs de pédagogies ou d’écoles de pensée (Freud, lui-même? et, en pédagogie, Freinet !). A fortiori, du côté de leurs épigones... D’où nombre de résistances et suspicions engendrant les durcissements des thèses et pratiques (2) !

D’une autre expérience pédagogique réalisée par une institutrice, Mademoiselle Shiel, Rogers disait qu’elle n’est « certainement pas un modèle à suivre par un autre enseignant. De fait, un des éléments les plus significatifs dans le compte rendu de son expérience est qu’elle ne s’est risquée à donner de la liberté à ses élèves qu’autant qu’elle pouvait s’y hasarder, qu’autant qu’elle se ressentait raisonnablement à son aise en le faisant » (3).

Être à son aise, c’est le sens même de la congruence, mais aussi la condition nécessaire pour accueillir autrui sans lui poser de conditions préalables mais lui accordant a priori une considération positive inconditionnelle.

Non seulement Rogers insista donc sur le fait qu’il ne proposait pas un modèle unique et monotone de relation pédagogique, qui condamnerait ou perturberait toute autre manière de faire et toute recherche, mais il attirait l’attention sur les limites selon lesquelles on peut introduire de façon raisonnable plus de liberté et plus d’initiative ou de souplesse dans la vie et les relations scolaires ou universitaires.

Un autre chapitre de son livre relevait de la même préoccupation : il a pour titre : Un professeur de collège donne de la liberté à l’intérieur de certaines limites (within limits). Rogers, en préface à ce chapitre, déclarait : « Je trouve fascinant de percevoir les manières très différentes selon lesquelles des éducateurs peuvent procurer (provide) de la liberté. » (1) Et nous ajoutons : de la responsabilité, sans que cela soit facile ni réglé une fois pour toutes.

On a pu relever plusieurs fois dans ses oeuvres le souci d’explorer le problème des limites (2) : la permissivité, l’octroi d’une liberté croissante dans des relations éducatives et pédagogiques, sociales ou thérapeutiques ne peuvent être établis de façon absolue.

Il faut respecter d’abord les limites qui proviennent de notre personnalité propre. Nous ne pouvons supporter convenablement l’anxiété qu’un surcroît de la liberté offert à autrui provoque en retour sur nous que dans un cadre large mais cependant restrictif (de durée, d’affectivité consentie, de passage à l’acte, de prise en charge de l’interlocuteur) (3).

Il faut, en deuxième lieu, constater que les interlocuteurs peuvent, de leur côté, établir des barrières contre les possibilités de responsabilité, d’initiative que nous leur proposerions de façon trop outrecuidante.

Enfin les structures institutionnelles rendraient vaines des entreprises libératoires qui dépasseraient certaines marges d’élasticité reconnues aux contraintes sociales et éducationnelles.

Dialectique directivité/non-directivité ou vergogne

Les réflexions que nous venons de faire à propos de l’approche rogérienne et de ses précautions dans les relations d’enseignement et d’éducation nous conduisent à en rechercher le noyau signifiant ultime. Le non de l’alerte de non-directivité n’est pas le signe d’une annulation radicale de la directivité, et donc des attitudes et comportements ou procédures d’imposition ou d’inculcation et de conseil. Il marque plutôt une réserve selon une négation dialectique, c’està- dire la négation non d’une thèse mais de l’inertie qui guette inéluctablement le mouvement de cette thèse en action.

En bref, la non-directivité nous invite à éviter, dans les pratiques d’intervention directive, de basculer dans un directivisme obsédant et « classique » qui bloquerait les initiatives d’autrui. Mais, en tant que dialectique, cette négation dans sa pudeur doit elle-même être niée (1).

Ce qui veut bien dire que la mesure observée dans la maîtrise de nos actes et de nos rôles ne doit pas, non plus, être emportée par son inertie propre qui paralyserait, selon une neutralisation non directiviste de nous-mêmes mais aussi d’un autre qui serait désemparé.

Et nous retrouvons ici, sous une forme plus culturelle, les alertes sensibles de Michel Serres évoquant, en deçà des absolutismes unitaires, le Tiers-Instruit : « Nous avons quitté le bien platonicien, l’âge des lumières, la victoire exclusive de la science classique, l’histoire unitaire de nos pères. [...]Voici venu l’âge des lueurs. La connaissance éclaire le lieu.Tremblant. Coloré. Fragile.Mêlé. Instable. » (2) Ou encore : « En contraintes se monnaie la liberté et en certaines régressions le progrès. Il faut voir au bilan, voilà tout. » (3)

Mais surtout : « La pensée commence quand le désir de savoir s’épure de toute compulsion à la domination. » (4) Ce qui signifie : « La sagesse donne l’aune de la mesure. La crainte de la solution unitaire fait le commencement de la sagesse. Aucune solution ne constitue la seule solution. » (5)

Et pour tout dire : « Qui, à l’inverse, chantera la pudeur de la culture, la vergogne de la vérité, la litote de la belle langue, de la sagesse, la retenue. » (6)

Retenue, réserve, désobéissance à « la loi unique d’expansion » (7), mais en revanche, mélange, mosaïque ou « manteau d’Arlequin » (8) et, pour bien faire, métissage : car « l’apprentissage consiste en un tel métissage » (9) qui donne un style. Pudeur de la culture !

L’incitation à la mesure et à l’équilibre dynamique de Carl Rogers est donc rejoint ici par l’invitation à la vergogne et au métissage de Michel Serres.

Leurs inspirations plaident, dès lors, en faveur d’un enseignement nuancé qui accepte ses contradictions, en dehors d’une conscience malheureuse, si l’on veut reprendre les termes de Hegel. Le philosophe d’Iéna désignait effectivement en celle-ci « le mouvement contradictoire dans lequel le contraire ne parvient pas au repos dans son contraire, mais ne fait que s’engendrer en lui à nouveau comme contraire » (1). Ce que je crois respectueusement observable dans les démarches de nombre de « nouveaux » républicains ou d’anciens « maoïstes » !

Une raison unifiante (et dialectique ?) invite à enseigner selon des dosages convenables et variés entre les contraintes et les initiatives, la directivité et la permissivité, ou par la révérence à de multiples références dont aucune ne mérite d’être négligée.

Car le principe de contrainte (et de modélisation) ou de directivité, et le principe d’initiative (et d’apprentissage actif par essaiserreurs) ou de non-directivité peuvent être habituellement combinés selon des dosages de compatibilité qui peuvent répondre à la diversité des tempéraments d’enseignants ou aux variations des besoins de groupes d’apprenants, mais également à l’arc-en-ciel des référents potentiels.

Selon ces dosages, les méthodes de conduite des enseignements et de l’éducation auprès des élèves peuvent donc s’étendre sur un continuum d’inspiration ou de référents, depuis une localisation dans l’aire des philosophies mécanistes et béhavioristes (Pavlov, Skinner,Thorndike, Dooley,Watson, Carrard), jusqu’à une situation dans l’aire organiciste et humaniste (Rousseau, Lewin, Dewey, Rogers,Tolstoï, Neil), avec entre deux des positions d’équilibre intermédiaire (Pieron, Decroly, Alain, Piaget, Montessori, Freinet). Bien sûr, chacune des méthodes a des avantages et des inconvénients.

Côté directivité, contraintes et modèles stricts, il y a une commodité de reproduction des comportements ou des savoirs, une facilité des contrôles, une économie des temps et des coûts d’apprentissage, grâce à la mise en oeuvre de réflexes conditionnels dans les mises en condition. Mais il y a, comme on l’a vu déjà, un double inconvénient : le manque de souplesse, en raison de la rigidité des comportements acquis, et une dépendance excessive des élèves aux enseignants. Il faut alors se tourner vers quelque moindre directivité.

Car côté non-directivité, initiative et exploration des savoirs, les acquisitions obtiennent plus de profondeur, les conduites sont susceptibles d’adaptation, les apprenants ont pris des habitudes de responsabilité et de créativité.Toutefois, les coûts et les délais sont plus importants, et certains individus peuvent se sentir déconcertés et incapables de profiter valablement de l’autonomie consentie (1). Il faut savoir revenir à quelque modalité directive.

Méthodes et paradigmes

Quels que soient les préférences et les dosages pratiques qui sont choisis par les enseignants, on ne peut obturer, dans l’analyse que nous poursuivons, l’investigation des modélisations ou « stimulations » historiques qui se sont succédé et contredites. Celle-ci mérite d’être pratiquée en formation initiale et continue.

Pour présenter et classer leur ensemble, ou la plupart d’entre elles, il est possible de les placer, comme nous l’avons fait souvent, en rapport à huit pôles essentiels : Technologie, Opérations, Actions, Relations, Représentations, Expression, Culture et Savoirs.

Ceux-ci peuvent être considérés soit comme des points de départ ou d’appui pour fonder une méthode, soit comme lieu d’aboutissement et de résultat pour celle-ci, soit comme jalonnant le cheminement qu’elle implique. On peut aussi qualifier ces pôles de paradigmes socioculturels.

Traditionnellement, le terme de paradigme a servi à « désigner des schémas de flexion ou d’accentuation des mots » (2), puis, par extension, à constituer des classes phonologiques, sémantiques ou grammaticales.

Nous pouvons donc utiliser ce terme pour désigner des schémas de variations dans la pratique pédagogique, constituant des classes de méthodes d’enseignement et d’apprentissage différenciées que l’on peut alors situer sur un graphe conventionnel (voir graphe no 15).

La localisation sur ce graphe indique, pour chaque pédagogie, la dominante du (ou des) paradigme(s) sur quoi elle se fonde principalement, plus ou moins intensément selon la distance : les lignes évoquent les visées recherchées ou les rapports à d’autres paradigmes.

Exemples : la pédagogie Freinet s’appuie sur des actions et des opérations pratiques d’imprimerie mais recourt, par suite, à une exigence et à une rigueur technologiques tout autant qu’à des activités d’expression (texte libre) ; la pédagogie selon Rogers s’appuie sur l’équilibre des relations et de l’expression des individus mais elle vise les actions et la culture qu’elle relie en mettant en valeur les représentations. Et ainsi de suite...

Plus généralement on pourra donc buissonner entre les pôles et à l’intérieur du graphe : s’interrogeant, comme il a été et devrait être fait en formation, sur l’accentuation de certaines modalités de connaissance et sur la variété des façons de faire pour les acquérir, spécifiques à chaque type de pédagogie reconnue (et connotée par un choix de valeurs).

Comme on le voit immédiatement sur cette « grenade » de « saveurs » méthodologiques, nous n’avons pas réduit la liste des paradigmes aux deux seuls pôles traditionnels des savoirs et de la culture.

Notre choix revenait à relativiser l’hégémonie que souhaitent assurer ceux qui sanctuarisent l’École, l’ordonnant, plus ou moins « cléricalement » à la pure transmission des savoirs et à la diffusion d’une culture réputée, contradictoirement, universaliste et cependant républicaine (ou nationale), convenant par principe et par imposition à tous, sans souci des différences de toute nature.

Mais les partisans de l’hégémonie, jacobins ou girondins, centralistes ou libertaires, absolutistes ou artistes, peuvent alors se coaliser pour délégitimer la notion de pédagogie. Et ils s’attaquent avec véhémence aux pédagogistes, pouvant ironiser sur leur variété.

Car comment faire un choix rationnel dans une telle brocante ou grenade, et en aurait-on la liberté ? Les protagonistes de chacune de ces méthodes ne les agitent-ils pas avec impérialisme pour bousculer, de façon incongrue, le pragmatisme plus ou moins stabilisé des professeurs ou des éducateurs ?

Les références insistantes à la pédagogie, son étude critique dans le cadre des départements universitaires de sciences de l’éducation et des IUFM, sont-elles, plutôt qu’une aide, une menace ou une entrave à la sereine activité enseignante, se déroulant comme un long fleuve tranquille ? !

Car, « tant que la pédagogie ne concernait que la formation continue et ne touchait donc que des volontaires, le danger n’apparaissait pas très grand. Mais à partir du moment où la dimension professionnelle – car les textes officiels n’emploient pas le terme de pédagogie – devient un passage obligé, c’est en quelque sorte la nature même de l’institution qui est atteinte » (1), pour des spécialistes de notre imbroglio habituel.

En ce point de parcours, il nous faut aborder une dernière fois le débat furieux engagé par certains contre le pédagogisme pour eux imposteur et importun. Celui-ci est désigné du doigt par eux comme étant (l’excessif faisant sérieux !) à la source de beaucoup sinon de toutes les inadaptations, les insuffisances, à moins que ce ne soient les blocages du système enseignant ! Paranoïa ? !

Il serait le deus ex machina mis en oeuvre par un complot réunissant des gens haineux (dixit Milner) ou médiocres, prétendus incompétents ou incultes (ou spécialistes du vide et de l’animation forcée) par la hargne de leurs adversaires (compétents parce qu’injurieux ?). Lesquels se drapent dans leur dignité qui se voudrait offensée, de défenseurs des savoirs et de l’intouchable liberté ou « l’insoutenable légèreté » des enfants de l’Olympe.

Demi-dieux en tant que clercs, ils ne sauraient, en effet, redescendre de leur niveau, consentir à laisser critiquer leur praxis empirique (mais si personnellement impersonnelle !) non plus que s’en laisser compter par des fâcheux qui parlent lourdement de compétences, de techniques, de méthode, de didactique, de pédagogie et d’objectifs ou de résultats, au lieu des impromptus du bon plaisir et des talents idéaux ! Commensaux (dans quelque inconscient mythologique) d’Épiméthée (dont le nom signale qu’il réfléchit plutôt avec retard, après coup), ils se lient comme lui à Pandore et, sans plus prendre garde, à la boîte de ses dons (innés ? ambigus ?).

Ils préfèrent donc mettre à distance Prométhée, ce maître technicien du feu parce que prévoyant (Pro-méthée comme pro- fessionnel et pourquoi pas, au bout d’une étymologie suspecte ou lacanienne, pro-fesseur !).

Ici apparaît le motif réel de l’indignation contre la pédagogie et son supposé impérialisme : elle convoierait avec elle une cargaison d’interrogations intempestives sur les fins de l’enseignement mais aussi sur un lot de moyens convenables, c’est-à-dire de techniques et de procédures ou précautions pratiques. Vous avez dit techniques ? Vous avez dit pratiques ? Dans l’enseignement ? Ne serait-ce pas indécent ?

Pour ou contre les techniques ?

De la pédagogie, le débat peut en effet rebondir sur le terrain des techniques et des pratiques.

Toute allusion à leur propos est fréquemment ravalée au rang méprisé de recettes (on retrouve l’allusion à la cuisine et au feu !), que chacun garde pour soi en évitant l’inconvenance d’en parler ou l’impudence de les confier à autrui (qui pourrait s’en servir).

Si toute dénomination de technique est suspecte en tant que telle (et on l’a, hélas, bien constaté en France à propos de l’enseignement qui lui est directement affecté !), son utilisation au profit de l’enseignement ou de l’éducation, même si on ne s’en trouvait pas gêné à l’avance, peut au surplus paraître incongrue.

Car peut-on parler de techniques à propos de l’administration d’un enseignement, ou de la préparation et de l’exécution d’un cours, ou encore du travail des élèves et de la vie scolaire, ainsi que pour soutenir la motivation des individus et tenir compte intellectuellement de leurs idiosyncrasies ?

En des affaires aussi privées ou banales, chacun a ses manières de faire et d’aborder les problèmes pratiques : glissons, mortels. Enseigner est un art, mis en acte par des dons innés. L’incident (de la technique) est donc clos. Les « routines » utilisées par chacun doivent être vertueusement cachées (et non réfléchies !).

Pourtant l’indignation vertueuse contre le gâchis de l’École, l’échec scolaire et le déclin de l’enseignement nous montre qu’il y a quand même problème, si on est sérieux.

Or le sage Gabriel Marcel, entre Être et Avoir, nous rappelle que « tout problème authentique est justiciable d’une technique et toute technique consiste à résoudre des problèmes d’un type déterminé » (1), cependant qu’André Siegfried parlait, à des rencontres de Genève, en 1948, de la technique comme d’un art rationalisé.

Peut-on alors, en matière aussi importante, faire fi de résultats, s’en tenir à des modalités non critiquées, s’en remettre à des bricolages empiriques d’un art à soi non élaboré ni consolidé par des instruments adéquats et répertoriés ? Emmanuel Mounier nous a alertés : « L’activité technique, comme le travail est une parade à Narcisse. »(2) Qui plus est, des techniques multiples existent et ne cessent d’être créées avec rigueur dans le domaine de l’enseignement et la formation d’adultes, par des enseignants de la base et des chercheurs.

Ces techniques sont expérimentées précisément en fonction de la pluralité des méthodes que nous avons évoquées et en rapport avec la multiplicité des visées ou des données concrètes de l’enseignement : techniques diversifiées d’exposition magistrale ; techniques d’utilisation de moyens matériels (audiovisuels, informatiques ou autres) ; techniques d’organisation méthodique d’un groupe ou d’une classe ; techniques de travail à faire pratiquer à des individus ou des sousgroupes ; techniques différenciées de conduite d’entretien et de réunion ; techniques d’élaboration de situations d’apprentissage ; techniques d’entraînement à la pensée conceptuelle et abstraite ; techniques de contrôle ; et je m’arrêterai là avant d’y revenir plus tard.

Faudrait-il rester ignorant au sujet de ces techniques et de leur compacité ? Et peut-on se dispenser de s’exercer, en formation, à leur maîtrise ? (1)

Il est vrai que l’usage d’une technique quelconque, et des instruments qui accompagnent sa mise en oeuvre, n’apporte aucune sécurité s’il n’y a pas un entraînement à leur emploi et validation de leurs effets.

Il y aurait une double cuistrerie (afférente à nos habituels deux nigauds!) de faire un non-usage ou un usage systématique et aveugle de quelque technique sans référence à une expérimentation, ni sans finesse.

Le philosophe Le Senne nous indique à juste titre : « Ou la technique se confond avec l’automatisme, et elle commence une chute ; ou elle est intelligente et déjà elle adapte ou améliore ce qu’elle reconstruit. Plus elle contiendra d’invention, plus elle sera éducative. » (2) On peut s’efforcer de faire qu’il en soit ainsi.

Méthodologie et ingénierie d’enseignement

Car les techniques d’enseignement n’ont aucune raison d’être vécues comme tatillonnes, impératives, restrictives ni médiocres. Mais elles peuvent éviter de s’en remettre, dans la pratique, à un incessant et hasardeux bricolage.

Elles ont à être utilisées, sur un clavier de possibles suffisamment étendu, par et pour un choix personnalisé de chaque enseignant : mais après des séquences de formation qui auront permis d’en assurer une maîtrise suffisante et d’en apprécier leurs effets possibles.

Et elles ne peuvent être séparées d’une méthode pédagogique personnelle élaborée par chacun en hybridations originales sur un échantillon suffisant des méthodes déjà développées, cependant que se développent étroitement, pour chacune des disciplines, avec leurs instrumentations et techniques propres, des didactiques spécifiques.

Ce qu’on pouvait couvrir autrefois du mot de pédagogie couvrait, en effet, ce que Comenius avait déjà désigné comme « la grande didactique » (1).

La différenciation incessante, l’affinement critique des processus et des situations d’enseignement devraient provoquer l’émergence nouvelle et le développement progressif à partir des savoirs, avec des débats vifs (universitaires), de didactiques articulées par une didactique générale, concurremment à des pédagogies, elles-mêmes souplement reliées à une pédagogie générale.

Cette clarification progressive s’effectuera non sans oppositions (créatrices) et controverses (plus ou moins partisanes) : le tout englobé dans l’enveloppe d’une méthodologie d’enseignement et d’une ingénierie d’apprentissage, comme l’indique le graphe no 16 ci-après.

Le symbolisme de ce graphe indique que chacune des parties du quadrilatère didactique-didactique générale-sciences de l’éducation pédagogie générale développe ses activités en dialectique et non en rejet réciproque (si l’incompatibilité des humeurs le permet!).

Mais leur interaction nécessaire nous rappelle la complexité d’une pratique : quelle qu’elle soit, par la synthèse qu’elle effectue entre toutes sortes d’opérations et de références, elle mérite d’être respectée, pour pouvoir être connue et articulée clairement à d’autres pratiques des collègues.

Dans ce sens, chaque chercheur, comme chaque théoricien, par les relais de supports et de techniques, doit se soucier d’être au service des praticiens (comme un enseignant-chercheur de sciences fondamentales au service du travail d’un chirurgien ou d’un ingénieur). En ouverture...

« Rien n’est plus pratique qu’une bonne théorie », énonça Kurt Lewin : pour confirmer la dignité éminente, la difficulté irréductible de toute pratique, en responsabilité de tous les choix qu’elle opère.

Pourrait-on d’ailleurs séparer théorie et pratique ? Jean-Paul Sartre nous en dissuaderait : « La séparation de la théorie et de la pratique eut pour résultat de transformer celle-ci en un empirisme sans principes, celle-là en un savoir pur et figé. » (1)

De même, Louis Althusser avait déclaré : « Nous affirmons théoriquement le primat de la pratique en montrant que tous les niveaux de l’existence sociale sont les lieux de pratiques distinctes ; la pratique économique, la pratique politique, la pratique idéologique et la pratique scientifique (ou théorique). » (2)

Alimentée par des sources théoriques, canalisée par sa périodique théorisation (si complexe soit-elle), une pratique se fonde comme engagement personnel et responsable, interpellant savoirs et sciences de l’éducation, au nom de la Culture : pour une exacte « professionnalisation», exercée avec tact, en responsabilité ouverte. Cette pratique professionnelle est désormais en état de recourir à la richesse d’une ingénierie de qualité, alimentée sans cesse par des productions émanant des enseignants soutenus par des chercheurs.

Pour ou contre les sciences de l’éducation

La considération des pratiques et méthodes en éducation et enseignement pose une dernière question : la volonté de développer activement des sciences théoriques et appliquées, tournées vers la complexité des actes et les difficiles problèmes d’éducation étant récente, la jeunesse de ces sciences, dérivées des sciences humaines et sociales ou apportant des contributions originales, devrait-elle les faire négliger (ou mépriser) ?

Pour quel jeu de vanité ou pour quel archaïsme pérennisé ? Car « que l’enseignement du savoir fût possible, les sophistes s’amusaient déjà à en faire douter leur auditoire ébahi », observe Jean-Claude Passeron.

Mais, depuis lors, « la science de l’enseignement du savoir n’a pas encore réussi, depuis plus de deux mille ans, à clouer le bec aux faiseurs de sophismes, à trouver son assiette épistémologique comme science indiscutée, confortée par des applications indiscutables » (3). Soit !

Il n’est pourtant pas sérieux d’imaginer, sous peine de ne rien comprendre, que les pratiques d’enseignement et leurs justifications, les mouvantes structures éducatives et les cursus d’apprentissage qu’elles construisent puissent être élaborés et ajustés sans qu’il ne soit fait des références sérieuses, exigeantes, méthodiques et concurrentes à des recherches sur des disciplines confirmées telles que : le droit, l’histoire, la médecine, la philosophie, la psychologie, la sociologie, pour ne citer que les plus évidentes (et face aux départements des lettres et des sciences).

Certains petits maîtres voudraient, il est vrai, d’un revers de la main, écarter sans les connaître des connaissances topiques sur la complexité des actes d’enseignement, mais reliées solidement à ces disciplines, jugées inutiles à leur savoir infaillible. Ne se feraient-ils oublieux de la forte règle de méthode, édictée par Descartes, de « faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre » (1).

Des savoirs spécifiques en éducation et des recensions critiques sont utiles et respectables. Ils sont indispensables. Des observations et des recherches ou des expérimentations persévérantes sont aussi indispensables pour donner plus de liberté créatrice et responsable dans un domaine aussi complexe et d’une telle étendue : où ne peuvent suffire des déductions lointaines ou simplistes, catégoriques ou excommunicatoires. Je plains ceux qui, voulant porter le nom de philosophes, s’adonnent à des injures, en ces matières graves.

Ce sera une des tâches honorables des universités de faire une place grandissante aux enseignants-chercheurs qui consacrent leurs efforts aux sciences de l’éducation et de leur accorder une légitime notoriété. Mais tout vient à point... ! Pour un troisième millénaire !

En se souvenant d’Henri Bergson, avertissant dans Les Deux Sources de la morale et de la religion : « L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. »

Emmanuel Mounier lui faisait écho : « Le développement des techniques nous accoutume à admettre que les idées et les volontés les mieux intentionnées n’aboutissent à rien, ou à l’échec, sans embrayage technique suffisant. Les sciences de l’homme manifestent la nécessité d’un appareil technique même dans les démarches de la vie spirituelle. » (2)

 

 

 

 

 

 

 

(1) Pour une étude plus approfondie, voir l’ouvrage publié par J.Vogler, L’Évaluation, Hachette Éducation, Paris, 1997.

(2) F. Bourricaud, L’Individualisme institutionnel,PUF, Paris, 1977, p. 13.

(3) G. Berger, in revue Pour, no 5, p. 33.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir Encyclopédie de l’évaluation en formation et en éducation,A. de Peretti et alii, ESF, Paris, 1998, pp. 481 à 484.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir le rapport issu des recherches de mon département de psychosociologie de l’éducation et qui fut publié avec des crédits délégués par le ministère à la demande de l’Inspection générale et des Directions : Recueil d’instruments et de processus d’évaluation formative, 1re éd. 1981, 5e éd. 1990, service des publications de l’INRP.

 

 

 

 

 

 

 

(1) Henri Piéron, Examens et Docimologie, PUF, Paris, 1963, p. 7.

(2) Hélène Gratiot-Alphandéry, « Introduction à la docimologie », in la revue Éducation et Gestion, INAF, Paris.

(3) Georges Noizet et Jean-Paul Caverni, Psychologie de l’évaluation scolaire, PUF. Paris, 1975.

(4) Anna Bonboir, La Docimologie, PUF, Paris, 1972, p. 121.

 

 

 

 

 

 

(1) Janette Samuel, Cahiers de l’évaluation, op. cit., p. 18.

(2) Anna Bonboir, op. cit., p. 149.

(3) Henri Piéron, op. cit., p. 15.

 

 

 

 

(1) Communication à un colloque tenu à Bordeaux en 1984 sur le thème : Perspectives de réussite au-delà des insuccès scolaires.

(2) Anna Bonboir, op. cit., p. 131.

 

 

 

 

 

(1) Anna Bonboir, op. cit., p. 128.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Cité par J.-M. Barbier, L’Évaluation en formation, op. cit., p. 127.

(2) M. Barlow, L’Évaluation scolaire, décoder son langage, Chronique sociale, Lyon, 1992, p. 151.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Voir le rapport de recherche par C. Barré de Miniac,A. Bounoure, M. Delclaux, sur « Professeurs, élèves, parents face à l’évaluation », INRP, Paris, 1985 : « L’attachement des trois partenaires aux notes souligne l’existence d’un décalage important avec les débats théoriques en cours. Depuis de nombreuses années, la relativité des notes a été démontrée par les études docimologiques, et le rôle formatif que peut jouer l’évaluation a été clairement défini. Cependant, le problème de la transmission et de l’interprétation des données des évaluations reste posé. »

(2) Voir le rapport que nous avons remis au ministre de l’Éducation sur la Formation des personnels de l’Éducation nationale, et publié par La Documentation française, Paris, avril 1982.

 

 

(1) Georges Noizet et Jean-Paul Caverni, Psychologie de l’évaluation scolaire, PUF, Paris, 1978, p. 9.

(2) Voir un numéro spécial de la revue belge Enjeux, no 22 de mars 1991, sur « L’Évaluation». Notamment une étude sur « les stratégies de la révision » par Jocelyne Bisaillon (université Laval, à Québec) et deux articles de Dieudonné Leclerq (université de Liège) avec pour titres : « Peut-on utiliser l’auto-estimation des compétences dans la pratique scolaire ? » et « Aider l’apprenti à détecter ses propres erreurs ». Cet auteur demande notamment à l’apprenant de se positionner sur des échelles ou des graphiques définissant la certitude qu’il reconnaît à chacune de ses assertions ou de ses réponses, en « autoestimation explicite ». Et il propose des exercices pour développer une rigueur de vérification responsable et personnelle. Voir aussi les analyses comprises dans l’ouvrage coordonné par J.Vogler, L’Évaluation, Hachette Éducation, Paris, 1997.

 

 

 

 

(1) Antoine Prost, Éloge des pédagogues, op. cit., p. 155.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) A. Bonboir, op. cit., p. 189.

(2) Rapport de l’Inspection générale, 1991, p. 147. Ce rapport étudie d’autres études encore de grande ampleur qui furent menées : depuis 1979, par la Direction de l’évaluation et de la prospective sur un échantillon de 9 000 élèves de Sixième dont 6 000 ont pu être suivis jusqu’en classe de Troisième, ce qui « a permis notamment de progresser dans la formulation d’objectifs précis et donc évaluables », mais aussi « d’éclairer la compréhension des programmes » (p. 143). Le rapport fait état également des travaux des organismes de recherche : INRP, INETOP IREDU, etc.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Rapport de l’Inspection générale, op. cit.

 

 

 

 

 

 

 

(1) La Documentation française, Paris, 1982, pp. 131 à 135.

(2) In : Encyclopédie de l’évaluation en formation et en éducation, op. cit., pp. 435 à 454.Voir également, L’Évaluation, op. cit. par J.Vogler.

 

31

Évaluation et formation

La question d’un ordonnancement affiné de nos procédures et conceptions d’évaluation sera trop évidemment au coeur des problématiques majeures des systèmes éducatifs, pour les ans qui viennent (1).

Car, comme schéma d’accentuation, ensemble de conceptions et de valeurs, ou, selon François Bourricaud, en tant que « schéma original et très souple, susceptible de guider les praticiens... sur le terrain jusque-là mal connus » (2), le paradigme d’évaluation a pris, en effet, depuis quelques années, une importance considérable. Il a intéressé de nombreux chercheurs, notamment aux États-Unis mais aussi dans toute l’Europe.

Serait-ce en raison d’une crise intempestive, mondiale et française, de l’éducation, de la formation et de l’action, en ce que, comme l’observe Guy Berger, « ce qui nous prend tous à évaluer, c’est que nous ne sommes plus très sûrs de ce que nous faisons » (3) ?

Ou bien, au-delà des soupçons multiples, serait-ce en raison d’une recherche délibérée de cohérence à développer progressivement pour fédérer et démêler, en dépit de notre goût pour l’imbroglio, la variété des procédures formatives et pour réguler, à la moindre passion, les interactions entre les enseignants et les apprenants, ou entre le système éducatif et la société ?

Serait-ce pour référer à des valeurs, en rappel étymologique? Ou encore pour mettre en valeur des actes et des personnes ? Se donnant pour but de valoriser ? Qui ?

Une pyramide symbolique

Ces interrogations ne sont pas à disjoindre. Elles se rejoignent antinomiquement sur le volume d’une pyramide symbolique. Quatre sommets de celle-ci sont occupés par les quatre paradigmes indispensables à toute structuration sociale.

– l’évaluation des acquis et des potentiels de chaque individu afin de le situer ;

– l’orientation vers les meilleures chances d’actualisation de ces acquis et potentiels ;

– la formation pour l’acquisition personnelle initiale et continue de savoirs, de capacités et de méthodes ;

– et enfin la sélection des individus vers des emplois ou des situations et des statuts sociaux déterminés en raison des compétences mesurées.

À l’intérieur de la face du triangle « évaluation-orientation-sélection» peut s’insérer un hexagone de schémas d’accentuation, localisés et reconnaissables :

– l’appréciation des comportements personnels d’apprentissage et d’application ;

– la notation des prestations individuelles de connaissances ;

– le classement des capacités différenciées, mesurées en vue de statuts ou d’emplois à assurer ;

– la probation des paliers de cursus désignés comme atteints ;

– le développement des personnalités et de leur culture ;

– et enfin, la sécurisation des projets d’étude et des cursus de formation.

Sur l’arête d’échange entre l’évaluation et la formation s’intercale le pôle du diagnostic des besoins à satisfaire, de même que sur l’arête entre l’orientation et la formation intervient celui du pronostic d’évolution possible.

Enfin, sur l’arête qui va de la formation à la sélection se situent la référenciation à des normes par lesquelles se justifient les appréciations et la certification des performances obtenues par chaque personne selon la mesure de notation.

Une indistinction regrettable

La sagesse et la pertinence pousseraient à distinguer clairement les opérations désignées par chacun de ces pôles.

L’évaluation, établie selon ses diverses formes, devrait, en effet, permettre de choisir, de renforcer et de soutenir les procédures de formation, les « pédagogies » utiles à chaque individu, en même temps qu’elle éclairerait sur les orientations les plus profitables à celui-ci, lui donnant l’opportunité de se préparer de façon motivante pour les sélections institutionnelles qui lui offriraient les meilleures chances et satisferaient les attentes sociales. Métaphoriquement, la pyramide devrait conserver des proportions régulières, ce que souhaitent les enseignants dans leur ensemble.

Dans notre pratique, en France, il n’en est pourtant rien. L’ensemble au sommet de certification-notation-classement-sélection (voir graphe no 18 ci-après) écrase fréquemment toutes les autres opérations et fonctions.

Alors que la sélection devrait être un aboutissement, en des bouts de chaîne de ce réseau d’opérations et de procédures, le pôle de l’appréciation (parfois faible : « pourrait mieux faire » !) et, par suite, ceux de l’orientation et de l’évaluation, et donc de la formation sont relativisés

ou amortis et finalement aplatis sous une dominante majeure de sélection par compétition.

Comme le note l’Inspection générale dans son rapport de 1991 (p. 149) : « Les annotations portées sur les copies, nécessaires pour aider l’élève à identifier ses progrès et lacunes, prennent beaucoup de temps aux professeurs. Plus de la moitié des élèves les estiment cependant peu utiles. »

Car la note fait coupe-circuit. De la sorte, au lieu que chaque élève ou étudiant soit, en effet, conscient personnellement de ses progressions et des efforts nouveaux à consentir, il est sans arrêt mis en comparaison pour ses résultats avec d’autres élèves, et, depuis la suppression des compositions trimestrielles, à tout moment et pour toutes les disciplines, comme nous l’avons déjà relevé.

Les notes globabilisées et les moyennes incessantes, si elles peuvent encourager certains élèves, risquent de décourager d’autres éléments d’une classe ou d’un établissement, en disqualifiant la lenteur, la singularité ou l’approximation de leurs résultats provisoires, en dépit de la sagesse des enseignants.

La sécurisation est donc déprimée pour les élèves dits faibles (sinon mauvais) ou moyens (sinon médiocres) ; leurs élans de développement peuvent prématurément avorter ; et ils peuvent ressentir, comme on le voit trop souvent, les orientations qui leur sont imposées ou proposées comme des dépréciations dissuasives et décourageant leurs propos de formation. Que deviennent les espoirs de valorisation, et donc les motivations à progresser pour nombre d’élèves ? Que deviennent dans ces conditions la fonction et la signification de l’évaluation ? Surtout si le recours à la notation est incessant, lancinant.

Complexité de l’évaluation

Il est vrai que la fonction d’évaluation recouvre un ensemble complexe de conceptions et de démarches : à l’entrecroisement de visées didactiques, d’opérations de vérification mais aussi de projets éducatifs. Elle suppose un juste équilibre entre l’objectivité équitable et l’indispensable subjectivité requises du notateur (1).

En termes de visées, il s’agit pour les enseignants de soutenir, dans la confiance, le travail des élèves (de chaque élève), de rythmer leurs efforts d’apprentissage et d’acquisition des savoirs requis.

En termes d’opérations, nos conceptions impliquent un contrôle, immédiat et avisé, de toute réception et réexpression des savoirs prodigués ainsi que la correction paisible des inexactitudes, omissions, déformations qu’expliciterait, dans des réponses ou des épreuves, chaque élève.

En termes de projets éducatifs, il convient d’assurer en même temps l’attention et l’application continues au travail de chaque élève, mais aussi de le renseigner ainsi que sa famille et l’institution sur sa trajectoire et son état momentané de connaissances et d’aptitudes pratiques, non sans stimuler les dispositions de chacun par une émulation convenablement organisée entre des élèves.

Mais la complexité qui s’établit donc dans l’évaluation ou à son alentour risque, tout naturellement, d’inciter les enseignants à la réduire, peu ou prou : par convenance et simplification, sinon par impatience dans le désir de bien faire, ou aussi par quelque irritation naturelle à l’égard des élèves, souvent difficiles.

L’intention d’encourager peut effectivement s’affaiblir par lassitude ; celle de rythmer le travail peut s’émousser ; les contrôles peuvent être crispés et les corrections se durcir par impatience ; les projets sont également sujets à être raidis, à force de souci professionnel, en jugements plus ou moins définitifs écornant l’orientation et brouillant les voies de formation ; l’émulation peut basculer en compétition hargneuse entre les élèves.

Seule paraît alors solide et simple la clef de voûte du système, c’est-à-dire la sélection, surtout si celle-ci, par l’effet de la notation et des chiffres apparemment objectifs qui la définissent, paraît irréfutable et dispense d’anxiétés ou d’incertitudes culpabilisantes. Et les chiffres, arithmétiquement, classent sans discussion ni murmure ! Ils sont péremptoires face aux « usagers », élèves ou parents ; ils protègent l’enseignant qui est mis, institutionnellement, en porte-à-faux, depuis 1968.

Car nombre d’observateurs critiques ont dénoncé le dilemme dans lequel est pris l’enseignant : il lui est demandé d’assurer l’acquisition progressive de savoirs et l’accueil de jeunes personnalités en développement autonome.

Mais, contradictoirement, il doit effectuer, par l’usage intensif de la notation, pour la société une sélection sévère, discriminante, qu’il peut ressentir comme hâtive, mais qu’il a besoin de vouloir objective et juste pour que sa charge lui soit supportable.

La notation justifiant des classements apparemment non discutables prend dès lors une importance, individuelle et institutionnelle, démesurée, dévaluant à tort les autres opérations et fonctions et s’infiltrant de façon prématurée en mode obsessionnel : utilisée dès l’âge de six ans (alors qu’en Scandinavie, elle n’entre en jeu que vers quatorze ans), et d’autant plus insistante que, dans le même temps, les examens de passage et les tris et certifications multiples qui furent autrefois pratiqués dans notre système scolaire ont été depuis trente ans successivement rejetés (l’Histoire existe et nous suit !).

La notation prend donc subrepticement le premier plan, apparaissant donner définitivement toutes les garanties d’une fiabilité sécurisante.

Malgré les précautions sages des enseignants, elle annexe l’évaluation en lui adjoignant le qualificatif de sommative : ce qui signifie qu’on réunit en une sorte de bilan ou somme (un sigma, dit-on, pour les grands concours) les multiples notes ou moyennes attribuées aux productions ou prestations de chaque élève.

Elle relègue de la sorte en arrière-plan les cotations qui seraient liées à des appréciations ordonnées directement à des progrès possibles et pertinents de chaque élève, en vue de constituer une évaluation formative et personnalisée dont nous reparlerons.

L’Inspection générale avait pourtant essayé, dans les années 1970, de développer une cotation appréciative par cinq niveaux d’effort et de progression (de type A, B, C, D, E) : ce ne fut pas un succès, même si des pratiques de cette cotation demeurent.

Les enseignants français ont effectivement préféré leur habitude de fixer par des nombres de 0 à 10 ou surtout à 20 les performances écrites ou orales plutôt que les progrès de leurs élèves : par souci d’une précision qu’ils pensent encore atteindre en jouant avec des demi points ou des quarts de points.

Même dans le cas des cotations en niveaux, il fut apparent que beaucoup commençaient par corriger en notant, transformant ensuite leurs notes en cotes, ou bien qu’ils ajoutaient aux lettres des plus, ou des moins, et même des plus-plus et des moins-moins, pour retrouver le paradis perdu de la notation.

Les Directions du ministère de l’Éducation nationale et l’Inspection générale soutinrent néanmoins dans les années 1980 l’introduction et le développement de processus et d’instruments d’évaluation formative (1).

Les rapports de l’Inspection générale de 1991 et 1992 ont noté encore la qualité des conceptions à ce sujet, mais aussi leur faible application face à l’usage soutenu de la notation. Celle-ci reste seule sécurisante.

La confiance invincible dans le système de la notation n’est pourtant pas justifiée. Au plan scientifique, les chiffres n’apportent d’indications objectives que si les procédures de mesure qui les ont fournis sont rendues comparables et stables.

Ces qualités exigent notamment : l’emploi d’échelles de notation valides et harmonisées ; une explicitation de la variabilité interindividuelle et intra-individuelle des divers notateurs ; le contrôle des modalités de prise des mesures elles-mêmes.

De telles conditions ne sont guère remplies dans notre système éducatif, fortement marqué par l’individualisme de nos enseignants ainsi que par leurs précautions défensives pour préserver le secret de leurs méthodes et de leur équation personnelle : on ne peut s’étonner des déficiences mises en évidence par la docimologie.

Docimologie et notation

Ce terme a été proposé, dans les années 1920, en France, par le professeur Piéron, pour désigner l’étude critique des examens et des modes de notation.

Une des premières enquêtes a porté, en 1922, sur le certificat d’études, « examen scolaire [qui] peut renseigner sur un trait non négligeable, à coup sûr, de l’individualité enfantine : l’aptitude scolaire... Mais c’est une donnée en somme assez pauvre et fort insuffisante ». D’autres données, d’autres variables seraient, en effet, opportunes.

Le grand psychologue ajoutait : « Si on veut pratiquer une orientation rationnelle... il est certain qu’on ne peut absolument pas se limiter à un tel examen de type traditionnel et qu’on ne peut même pas donner une valeur éliminatoire, décisive à cette épreuve. » (1)

Il faut reconnaître que toutes les études et recherches faites jusqu’ici sur les examens et concours divers ont confirmé l’imprécision des estimations sélectives ou prédictives qui en résultent.

« Les statistiques, remarque Hélène Gratiot-Alphandéry – qui dirigea l’Institut de psychologie de Paris –, ont, depuis très longtemps, permis de constater qu’il y a toujours des jurys sévères et d’autres indulgents. » (2) Il y a, de même, des professeurs qui notent entre 1 et 19 et d’autres dont toutes les notes sont groupées entre 8 et 14 ou entre 2 et 12, même s’ils ont reçu les mêmes instruments et les mêmes directives.

On connaît aussi l’effet de contraste qui peut être à l’avantage ou non d’un individu, suivant que sa prestation vient pour le correcteur à la suite d’autres prestations ternes ou brillantes. Des travaux sur le baccalauréat, à différentes époques, ont fait apparaître des différences de moyennes de plus de deux points entre des jurys de différentes académies : tel candidat reçu ou refusé dans telle ville aurait été ajourné ou admis dans telle autre région (3).

À l’étranger, l’Américain G.S. Adams a rapporté le cas de jumeaux univitellins, classés tous les deux en B (sur l’échelle allant de A à E) dans leurs études antérieures : séparés en arrivant au lycée, l’un bénéficie d’un A avec un professeur large, l’autre d’un C avec un professeur strict (4).

En fait, les notations sont soumises à de multiples phénomènes qui altèrent leur constance et leur fiabilité entre plusieurs notateurs, mais aussi pour le même notateur à des moments différents.

Deux mêmes copies, du brevet d’études du premier cycle (une rédaction et une copie de mathématiques), furent distribuées par des inspecteurs généraux, dans les années 1970, à une cinquantaine de professeurs de bonne réputation : les notes s’étalèrent en français de 4 à 17, en mathématiques de 3 à 18... Chacun avait ses raisons, non élucidées.

« De même, raconte Janette Samuel, il y a quelques années, lors d’un colloque à Sèvres sur le thème de l’évaluation, une copie de classe de Terminale (un essai) fut distribuée à soixante professeurs. La note obtenue a varié de 6 à 16 sur 20. Ce qui m’avait frappée, c’est que chacun des professeurs a pu expliquer le pourquoi du résultat, exposant les critères choisis. Ils étaient parfois différents mais surtout l’importance accordée à chacun d’eux expliquait cette différence d’appréciation. » (1) Ces variations rendent précaire la pratique d’une méthode analytique de notation plutôt que celle d’une méthode globale, comme l’ont confirmé différentes recherches (2).

Toutes sortes d’expériences sur les notes d’examen ont été faites ; elles ont toujours confirmé l’inconstance des notations et des notateurs. Henri Piéron a rapporté le cas suivant : « Les autorités nous donnèrent le résultat de compositions d’histoire, pour le certificat d’études supérieures, de quinze élèves qui avaient reçu exactement la même note moyenne ? Nous enlevâmes cette note marquée sur les compositions et nous donnâmes cellesci à quinze autres examinateurs spécialistes d’examens dans un autre district scolaire. Ces quinze examinateurs donnèrent quarante notes différentes, allant de mal à très bien.Douze mois et dix-neuf mois plus tard, ces manuscrits furent à nouveau soumis – après qu’on eut effacé les notes – à quatorze de ces quinze examinateurs. Il y eut, chaque fois, des notes différentes. » (3)

Devant de tels faits, Laugier et Piéron ont cherché à calculer statistiquement le nombre minimum d’examinateurs compétents auxquels il faudrait faire appel pour obtenir une moyenne des notes mises par eux qui ne variât plus sensiblement : ils ont trouvé pour la dissertation philosophique : 127; pour la composition française : 78; pour l’anglais : 28; pour la version latine : 19; pour la physique : 16; pour les mathématiques : 13.

Georges Noizet et Jean-Paul Caverni, de leur côté, ont cherché à déceler la distorsion des notations par des phénomènes d’influence préalable sur les juges.

Dans les années 1970, des copies d’élèves (fabriquées pour l’occasion) ont été distribuées à des professeurs, pour correction, mais sous deux rubriques : des copies étaient dites provenir de Sixièmes fortes et d’autres de filière 3, c’est-à-dire de classes réputées faibles. La moyenne des notes attribuées aux élèves forts se révéla, pour les mêmes copies, supérieure de deux points à la moyenne des notes des élèves présumés faibles !

Un phénomène analogue se produit même pour un seul élève : une certaine réputation ne cesse de le suivre pour son bénéfice ou à ses dépens. C’est un effet de halo dénoncé par Thorndike en 1920 et étudié sous le vocable de Pygmalion à l’école par Rosenthal. Il est aussi bien connu sous le nom de cote d’amour, ou parfois, pour notre plaisir, de taxe à la faveur ajoutée.

Au cours d’une autre expérience, des copies artefacts ont été remises à des enseignants, les unes prétendues provenir d’un établissement prestigieux, les autres d’un collège de banlieue : les moyennes des notes ont différé encore mais d’un écart moindre : 0,6 point (1).

Au terme d’une longue recension, le professeur Anna Bonboir peut justement écrire : « On ne peut guère accorder de confiance aux notes scolaires marquées tantôt par des erreurs non systématiques, tantôt par des écarts systématiques. » (2)

Multiplicité des notes et usage des moyennes

On a sans doute chercher à pallier ces défectuosités de l’évaluation par notes en multipliant celles-ci, souvent avec frénésie, souvent sous la pression des familles ou des élèves eux-mêmes.

On supposait qu’en augmentant le nombre des notes on amortirait les différents effets (de halo, de contraste, d’équation personnelle, de critères mal définis, d’inéquation et plus généralement d’arbitraire plus ou moins volontaire). Ce fut notamment l’un des arguments qui furent avancés, au cours et à la suite des événements de 1968, pour remplacer la pratique des compositions trimestrielles pour chaque discipline dans le second degré (ou celle des certificats de fin d’année en université) par la pratique d’une notation incessante assurant un contrôle continu. « On a cru que, pour être précis, déclare Anna Bonboir, il suffisait de multiplier les notes, oubliant que multiplier les repères, sans veiller à leur objectivité, n’est que donner l’illusion de celle-ci. » (1)

L’accumulation des notes, en toute discipline, a contraint, en second lieu, à recourir à l’usage indéfini des moyennes de celles-ci. Mais que peut signifier un pareil usage ? Dire, pour simplifier, que pour un élève, un 5 en début de trimestre (ou d’année), un 10 au milieu de ce trimestre et un 15 à sa fin (ou en fin d’année scolaire) engendrent une moyenne de 10, qu’on garde ensuite comme seule indication importante sur lui, c’est renoncer à la compréhension d’un progrès réel, c’est réduire la sensibilité d’une évaluation et, par suite, décourager les efforts réels. Le plus révélateur dans les dispositions d’un individu, ne serait-ce pas ses meilleures performances ?

Et comment peut-on encore oser utiliser une moyenne générale selon laquelle une moyenne de 15 en lettres et de 5 en mathématiques signifierait (aux coefficients près) un 10 et une équivalence rigoureuse à la moyenne générale obtenue par un 5 en lettres et un 15 en mathématiques, défigurant les profils de compétences !

Plus généralement, l’utilisation de la moyenne aplatit les variations réelles de performances et dissipe leurs significations pédagogiques. Au surplus, la moyenne obtenue très tôt dans une discipline par un élève vient représenter une cotation qui tend à accentuer pour toutes ses notes ultérieures l’effet de halo, de cote d’amour ou de faveur sinon défaveur ajoutée.

Et son utilisation est indéfendable en référence statistique : chaque moyenne d’élève devrait au moins être accompagnée de l’écart type qui doit lui être associé, de même que la moyenne de la classe devrait être suivie de l’écart type de celle-ci, mais aussi de la moyenne et de l’écart type de tous les autres enseignants de la même discipline.

D’autre part, cette notion, apparemment solide, de moyenne peut entraîner l’enseignant à placer obligatoirement des élèves au-dessous de sa « barre » et, dans le meilleur des cas, à distribuer les notes selon une répartition gaussienne, même s’il n’y a aucune raison statistique pour le faire.

Car le recours à la courbe de Gauss suppose le traitement de grands nombres (et ce n’est pas le cas dans une classe ou même un établissement) ; il est justifié s’il y a effet de hasard (or il y a l’intervention du professeur, ce qui appelle une courbe de résultat sans bosse mais en J).

La référence gaussienne, invoquée pour rassurer les acteurs de la relation scolaire (enseignants, parents, élèves, institution), agit en fait de façon perverse : « Cette méthode, remarque, en effet, N. Gage, implique que certains élèves soient inférieurs parce que, par définition, il faut qu’il y ait des élèves au-dessous de la moyenne. » (1)

Le bon sens des enseignants remédie la plupart du temps à ces dérives. Mais l’usage de la moyenne construit néanmoins la médiocrité comparative ou l’échec d’un certain nombre d’élèves sans leur donner des indications sur des lieux de progrès possibles pour chacun d’eux.

L’évaluation sommative envahissante enlève aux enseignants nombre des possibilités d’évaluation formative ; elle oblitère aussi l’usage de tests et procédures normalisés ou critériés, qui aident à personnaliser, de façon objective, des efforts et des progrès à faire, sans « instrumentaliser » ceux-ci (comme feignent de s’en effrayer certains !).

Pour une diversification raisonnable des pratiques d’évaluation

Au terme de cet inventaire critique sur nos pratiques d’évaluation, l’inadéquation de leurs mesures non validées, la fausse précision des notes moyennes émises et le recours réducteur à l’information raréfiée donnée par des moyennes, il nous faut bien convenir que notre méthodologie d’évaluation est insuffisamment adaptée à la complexité croissante de nos systèmes d’enseignement.

Nos modalités d’enseignement sont altérées par une inertie de sélection, plus ou moins exacte, et parfois prématurée (sinon sauvage) ; les examens sont clandestinement transformés en concours ; l’échec en tout ou rien est construit pour un nombre trop grand ; les mécanismes d’inflation risquent d’amplifier les exigences pesant sur les élèves et les étudiants. Il faudrait s’en aviser en collège surtout.

Ainsi que le remarque Michel Barlow, l’évaluation habituellement « oublie trop souvent son caractère limité [...] ; au lieu de parler du seul comportement scolaire, elle interpelle la personnalité tout entière de l’élève » (2).

En raison de ce débordement, l’orientation, malgré la diffusion de sa notion dans les années 1930 (notamment à partir des directives de Jean Zay, en 1937, qui en fit la base de son projet de réforme), et en dépit de la création des centres d’information et d’orientation dans les années 1950 (dotés d’excellents conseillers d’orientation-psychologues), reste précaire et contrariée par les préjugés sociaux et les mécanismes de défense du corps enseignant. Il serait vain d’imaginer des réformes radicales de tant d’habitudes.

Des recherches récentes nous ont montré, par exemple, l’attachement des professeurs mais aussi des élèves et de leurs familles à l’attribution de notes (1) et, pour l’establishment ou les élitistes en vigile, à un classement rampant.

La seule voie demeure celle de l’accroissement des variétés de formes évaluatives comme des formes d’enseignement et d’organisation. Il est nécessaire de recourir au développement des recherches de didactiques spécifiques et de méthodologie générale, ainsi qu’à la diffusion des instruments produits à leur occasion grâce à des séminaires de formation initiale ou continue.

Ceux-ci doivent être établis à l’échelle réelle des besoins, comme cela a été amorcé dès 1982, avec une visée de dix jours de formation annuelle, sur le temps de travail, pour chaque enseignant (2), dans l’esprit d’une approche pragmatique préconisée par Philippe Perrenoud.

Profitant d’une organisation différenciée des groupements avec des objectifs et des modalités spécifiés, il faut corriger les imperfections des modes quantitatifs, résultant, avec monotonie, des notations et des moyennes, par des procédures qualitatives variées, insérant progressivement des habitudes d’évaluation formative et d’auto-correction ou d’auto-évaluation : surtout dans l’enseignement obligatoire.

Sans doute serait-il sage de maîtriser le contrôle continu, en l’ordonnant davantage aux progrès personnels de chaque élève et non à des comparaisons intra ou interclasses.

Car, en fait d’évaluation formative, « l’objectif est donc d’obtenir une double rétroaction ; rétroaction sur l’élève pour lui indiquer les étapes qu’il a franchies dans son processus d’apprentissage et les difficultés qu’il rencontre ; rétroaction sur le maître pour lui indiquer comment se déroule son programme pédagogique et quels sont les obstacles auxquels il se heurte », comme l’indiquent Noizet et Caverni dans leur Psychologie de l’évaluation scolaire (1).

Complémentairement, il conviendrait de revenir à une forme d’épreuve ou d’examen périodique, analogue à la composition trimestrielle d’antan, et sur laquelle se fixerait mieux, une fois par trimestre pour chaque discipline, c’est-à-dire de façon délimitée et non envahissante, le juste souci d’évaluation sommative qui colle tant à nos moeurs.

Il importerait également que l’intervention des conseillers d’orientation-psychologues soit mieux intégrée à la vie des établissements : ce qui impliquerait l’adjonction de nouvelles variables à prendre en considération. Il faudrait donc assurer l’introduction de tests prenant en compte les buts d’éducation et de responsabilisation en même temps que ceux d’instruction. Et il importe d’augmenter le nombre des conseillers d’orientation-psychologues.

Les instruments d’évaluation formative ou formatrice ainsi que les modalités de leur utilisation devraient également être largement renouvelés dans les diverses directions, en vue d’éviter les mécanismes d’usure et de réduction par inertie grâce à des recherches-actions, permettant de sonder également les attitudes des élèves à l’égard des matières ainsi que l’ambiance évolutive des classes.

Et les exercices d’autocorrection ou de correction en petits groupes devraient être généralisés, à l’aide de grilles d’objectifs et de critères mûrement établies (2).

Examens et concours

Enfin, la structure et le style de nos divers examens ou concours gagneraient à être doublement accordés : à nos traditions comme aux modes plus technologiques.

Traditionnellement, et cela est clair au niveau du baccalauréat, nous désirons, à juste raison, que nos jeunes fassent preuve d’une capacité d’organisation de leurs connaissances, telle que l’exigent et la révèlent la dissertation ou le problème, par exemple. Leur capacité à « composer » doit être éprouvée, en lettres ou en sciences.

Mais nous compliquons nos procédures en répétant cette forme d’épreuve synthétique sur un grand nombre de matières, tout en prétendant contrôler un niveau complexe de connaissances multiples.

Une telle pratique entraîne la mobilisation d’un très grand nombre de professeurs, aux dépens de la poursuite des cours et des études. Elle alourdit inutilement nos évaluations, comme l’exprime si justement Antoine Prost, à l’issue d’une analyse exemplaire, et en raison de la croissance des effectifs nécessaires : « Il faut dès aujourd’hui alléger et simplifier le baccalauréat pour le renforcer. » (1)

Ne serait-il pas, dès lors, sage d’organiser, par exemple, le baccalauréat en deux modalités complémentaires (sinon successives) ?

L’une, consacrée à la vérification d’un niveau moyen de connaissances étendues, serait basée sur des formes rapides de réponses et de corrections ultérieures, comme cela se fait dans de nombreux pays développés, mais aussi dans des concours prestigieux, à forte sélection (comme ceux de la médecine ou de l’École des hautes études commerciales) : notamment, grâce à des tests différenciés et à des questionnaires à choix multiples correctement validés, sur lesquels les candidats devraient réaliser des scores déterminés (avec, par exemple, 60 % de réponses justes), indispensables à l’admission aux autres épreuves ou à leur certification. Cette vérification peut s’effectuer, en contrôle continu, et se répéter face à un ordinateur, jusqu’à l’obtention des scores adéquats.

Les épreuves, dans l’autre modalité, seraient culturellement consacrées à la démonstration par chaque candidat de son aptitude à l’utilisation ordonnée, logique et argumentée des savoirs multiples et à leur synthèse, mais elles seraient limitées à deux épreuves écrites seulement et à deux épreuves orales, choisies, par le candidat ou par tirage au sort, dans l’ensemble des disciplines enseignées dans le cadre des programmes.

Pourquoi ne pas imaginer également, parmi d’autres, une épreuve pluridisciplinaire demandant simultanément une certaine maîtrise des savoirs littéraires, historiques, économiques (ou même scientifiques) ?

Ou même, pour certains candidats, invitant, à partir d’un problème économique et statistique, à exposer et développer des connaissances mathématiques et physiques ou chimiques relativement poussées? On peut aussi spécifier une épreuve à dominante littéraire et une à dominante scientifique, obligatoires à l’écrit comme à l’oral.

La réduction du nombre des épreuves et la facilité de correction informatique de la première modalité pourraient-elles éventuellement permettre, sans effort nouveau pour les corps enseignants, une correction multiple par plusieurs professeurs : ce qui donnerait une première sécurité, même si celle-ci reste relative ?

Des niveaux distingués par matières

Enfin le résultat de l’examen pourrait être consigné dans une présentation qui donnerait, en quelque façon, l’équivalent intellectuel du génome, ou de la formule sanguine pour l’examen du sang : tel niveau repéré atteint en telle matière (tels des niveaux britanniques : O, ordinary, A, advanced).

Dès lors, chaque candidat pourrait améliorer ses scores ou ses prestations synthétiques sur telle matière jugée par lui indispensable pour son orientation, sans avoir à tout recommencer. Déjà une telle disposition a été proposée en 1992.

En contrepartie, les enseignements supérieurs pourraient exiger tels niveaux repérés, dans telle et telle matière, pour accueillir un bachelier dans tel ou tel département : la nature des efforts à faire par lui pour son orientation serait en ces conditions largement clarifiée et stimulante par le fait même.

En toute hypothèse, il serait vain de rechercher une perfection anxieuse dans nos modalités d’examen ou d’orientation, de sélection ou d’évaluation. La conscience professionnelle des enseignants, la variété des modalités d’évaluation qu’ils utilisent, les échanges assurés entre collègues seront toujours les meilleures garanties. Mais il faut se garder de prétendre établir, à quelque moment, un jugement dernier, car « un système d’éducation aux divers niveaux, marque Anna Bonboir, impliquant l’orientation ou la prévision continues, se définit de l’extérieur, comme une démarche d’ajustements et de réajustements successifs que l’on peut représenter dans un modèle cybernétique » (1).

De grandes enquêtes

Dans cette perspective, les décisions de l’administration centrale du ministère de l’Éducation nationale de promouvoir des opérations d’évaluation par grandes enquêtes se révèlent saines et fécondes : par la qualité des épreuves standardisées utilisées ; mais aussi, et surtout, par la conception formatrice reconnue à ces enquêtes. Comme le note l’Inspection générale, pour l’opération CE2/Sixième commencée en 1989, effectuée sur 1600000 élèves, « l’objectif immédiat recherché était de déceler les difficultés rencontrées par les élèves afin de permettre au maître de les corriger en prenant appui sur la formation mise en place en fonction de l’analyse de ces difficultés. Il ne s’agissait donc pas de tester simplement les connaissances des élèves.

L’objectif à moyen terme est de ne plus considérer que les échecs constituent une fatalité, mais qu’ils peuvent être dépassés. [...] La mobilisation du corps enseignant a été réelle. [...] Ainsi l’opération a-t-elle non seulement permis de déceler les difficultés des élèves, mais aussi de montrer que la formation des enseignants à la remédiation est une opération complexe et que les obstacles rencontrés par les maîtres dans leur classe sont grands. »(2)

Chaque enseignant pouvant, en effet, comparer les résultats de ses élèves aux moyennes statistiques de son académie, disposait d’une référence intéressante, stimulante et non judicative. Les données qu’il recevait pouvaient alimenter son tableau de bord pour la conduite de ses classes. Ces errements heureux se poursuivent avec quelques allégements et améliorations qui peuvent aider à réduire les inégalités.

Car l’Inspection générale observait que « les élèves semblent parfois posséder des connaissances qu’on ne leur supposait pas », notamment en zones d’éducation prioritaire, et « qu’il est donc très important que les opérations d’évaluation évitent que ne perdurent des représentations fausses » (1). Peut-être un système extérieur d’évaluation, extérieur au ministère, sera-t-il essayé ?

Il faut noter également, comme nous l’avons déjà souligné, l’intérêt important des grandes enquêtes internationales. Elles permettent de dissiper les jugements injustes sur le système français d’éducation, grâce aux comparaisons avec les résultats des pays de l’Europe ou de l’OCDE. Elles aident à relativiser les opinions et à préciser les types d’actions à entreprendre. Elles permettent, comme on l’a vu, de rendre hommage aux enseignants français et d’encourager les efforts de tous les acteurs du système éducatif, adultes ou jeunes. Et elles sont de nature à stimuler autant que de rassurer.

La chance d’une optimisation meilleure de nos procédures, au plan national comme à celui de chaque élève, réside dans une différenciation permanente des formes diverses d’information, d’appréciation et de repérage des différentes activités.

En réajustant constamment et en soutenant une organisation toujours souple et variée, elle rendra possible l’utilisation au bénéfice de l’hétérogénéité des jeunes Français de la diversité des talents ou des habitudes des enseignants français, tels qu’en eux-mêmes enfin... Si, du moins, on veut prendre au sérieux la révolte des étudiants et des lycéens, conscients de leurs aspirations, et les soupirs des enseignants. Si on donne toute son importance aux actions de formation continue aussi bien qu’initiale.

Celles-ci ne peuvent se cantonner à l’écoute de discours ou d’incantations même s’il en faut un juste dosage. Mais elles doivent offrir une gamme étendue d’approfondissements des savoirs et d’exercices pour maîtriser des méthodes (pédagogiques aussi bien que didactiques ; organisatrices des relations entre élèves autant qu’évaluatives). À chaque enseignant de choisir ce qui peut lui être momentanément, ou selon un programme étudié avec formateurs et inspecteurs, nécessaire et sécurisant pour lui et son travail en équipe professorale.

En revanche, toutes les fois qu’un changement quelconque à l’enseignement est prescrit, ministériellement ou académiquement, un investissement d’une formation à l’application de ce changement doit être « obligatoirement » conçu et consenti. Par souci de justice et de « performance ». Il nous faut enfin insister sur les précautions que l’Institution doit prendre pour les recrutements de ses personnels, en honnêteté : il ne s’agit pas pour eux, non seulement de briller dans l’exposition de savoirs acquis, mais aussi d’éclairer des jeunes sur l’apprentissage progressif des savoirs requis, soutenu par des méthodes et pédagogies compréhensives. Et il importe donc qu’à des prérequis de titres universitaires et de succès sur les épreuves de concours, soit ajoutée une vérification de vraies dispositions relationnelles.

Nous avons détaillé une variété de prérequis adéquats à cette vérification ainsi que d’épreuves testant les capacités d’accueil et de coopération (entre lesquels l’Institution et les jurys peuvent décider des choix) dans le Rapport au ministre de l’Éducation nationale de la commission sur la formation des personnels de l’Éducation nationale, en 1982(1).

Nous avons aussi repris et détaillé cette variété, en soulignant l’intérêt d’une épreuve de groupe, expérimentée avec pertinence et qui intéresse présentement les systèmes d’éducation aussi bien suisse qu’italien (2).

En toute hypothèse, les jeunes générations d’enseignants français donnent, présentement, de l’espoir par leurs qualités et leurs exigences. À ne pas humilier ou décevoir...

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Je suis sensible à la façon imagée selon laquelle Benoît Mandelbrot, en vue d’aborder la complexité des choses (par les mathématiques fractales), désigne l’universelle rugosité !

 

 

 

 

 

 

 

(1) A. Michel, « L’École entre globalisation et décentralisation », in : Administration et Éducation, no 85, 1er trimestre 2000, p. 98.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) À la rubrique « Métier » de l’Encyclopédie, Diderot nous alerte : « Je ne sais pourquoi on a attaché une idée vile à ce mot ; c’est des métiers que nous tenons toutes les choses nécessaires à la vie » (cité par J.-P. Seris, La Technique, PUF, Paris, p. 119). Et d’abord les savoirs !

 

 

 

 

(1) Présentant Cinq Mémoires sur l’Instruction publique de Condorcet, Edilig, 1998, p. 2621, Catherine Kintzler commente : « La loi républicaine a donc le devoir d’offrir à chacun les moyens de gagner l’estime de soi – et elle y a intérêt. » D’accord, mais comment? Et la loi, ou les enseignants? Par pédagogie seulement « négative », non affective? Abstraitement?

(2) Au fait, me reprochera-t-on d’admirer que des personnalités, venant de cultures étrangères, s’approprient si vivement la proclamation de la culture française qu’elles entendent s’en assurer, à elles seules, l’exclusivité ! Modestie de leurs réussites personnelles, assignées en indistincte émulation à tous, en amples extrapolations !

(3) In J.-P. Seris, La Technique, op. cit., p. 120.

 

 

 

 

 

 

(1) T. Gaudin, Pouvoirs du rêve, Centre de recherche sur la culture technique, Paris, 1984, p. 83.

 

 

 

 

(1) Umberto Eco, Le Pendule de Foucauld, Grasset, Paris, 1990.

(2) Voir C. et M. Héber-Suffrin, Échanger les savoirs, Épi, DDB, Paris, 1992.

(3) M. Pineau-Valencienne, Rapport au ministre, 1992.

 

 

 

 

 

 

(1) Voir Meirieu et Develay, op. cit., p. 195 : « Nous plaidons pour une authentique utopie éducative, une utopie de la rencontre et de la société plurielle, une utopie fondée sur la seule valeur qui puisse être encore reconnue comme universelle, celle d’une relation sans violence. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Rapport du médiateur de l’Éducation nationale, année 1999, La Documentation française, Paris, p. 8.

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) M. Serres, Les Cinq Sens, Grasset, 1985, p. 65.

32

Pour l’honneur de l’École

Des progrès, en bonne foi (si on y consent !) incontestables, n’ont cessé d’être obtenus, tout au long du XXe siècle, dans l’organisation et le fonctionnement du système éducatif et scolaire. N’en déplaise à des censeurs d’esprit chagrin, ces progrès doivent être reconnus : ils honorent tous les acteurs qui ont laborieusement participé à leur difficile accomplissement.

Mais ces progrès mêmes, par logique et bon sens, doivent inciter à en rechercher encore d’autres, en patiente persévérance mais à l’écart des passions aveugles, indécentes. Dont acte aux contempteurs !

Il est vrai qu’il reste nombre de questions brûlantes à aborder, notamment celle d’une amélioration de l’égalité des chances promises aux jeunes Français exposés à l’échec scolaire et à une orientation encore négative. Les recherches faites et en cours permettent d’espérer, en continuité, des avancées possibles sur ce point, essentiel mais complexe, ainsi que des remédiations aux inégalités rémanentes entre les régions françaises et les établissements scolaires. C’est ce défi qualitatif, rugueux(1), qui reste posé aux responsables et aux enseignants, en coopération avec les élèves et leurs parents.

Mais ce défi est lancé au sein d’un monde humain se modifiant dans toutes ses dimensions et articulations. Sous nos yeux et nos doigts ou à nos oreilles, effectivement, les réalités sociales et les échanges se complexifient, les interactions entre les personnes enflent démesurément.

Les littératures et les arts se dilatent et s’interfertilisent planétairement. La science est entrée en une expansion « sidérante ». Les technologies se multiplient exponentiellement et s’affinent (se « biologisent») ou miniaturisent des usages. L’économie se mondialise à grandes enjambées et apnées. Les savoirs et les informations explosent quantitativement.

Face à ce rythme de changement et de production endiablé, l’École doit accorder ses « évolutions », raisonnablement, en conservant quelque digne équilibre, sans spasme ni raideur, autant que possible. Elle doit se reconnaître « comme organisation apprenante » et intégrer en elle « le changement comme processus systémique » selon les termes de l’inspecteur général Alain Michel. Car « le changement n’est pas oeuvre de mécanicien. C’est une aventure collective qui s’invente sans cesse avec une part d’incertitude » (1).

Et ce n’est sûrement pas l’oeuvre d’imprécateurs irréalistes et tonitruants, enfermés dans les incertitudes d’un « romantisme du mépris ».

En cette aventure collective, démocratique, républicaine, audacieuse, il devient primordial, dès lors, de garantir une suffisante « bonne contenance » à chacun des jeunes, sans exception ni exclusion : afin d’assurer une juste cohésion dans le système éducatif et culturel. Car il convient que tous « tiennent le coup » à l’École, pour se préparer à maintenir ensemble, sans faille ni « démaillage », la trame humaniste et sociale de la Cité.

Mais il faut, à cet effet, face au déferlement des connaissances et des richesses culturelles, ou devant le foisonnement des réquisitions sociales, éviter les surcharges et les excès diarrhéiques, dissuasifs pour un grand nombre. Il faut donc organiser en « reliance » la variété, choisir et savoir simplifier, mais en dégageant une intelligente rigueur.

Car simplifier significativement, en responsabilité enseignante, ne revient pas à réduire la rigueur et la qualité attendues en chaque voie de réalisation, mais s’entend, bien au contraire, à les situer efficacement en des rencontres ou occasions utiles sans brusquerie. Pourrait-on ne pas entendre Pindare, en sa Treizième Olympique : « Il y a une mesure en toutes choses et savoir la saisir est la première des sciences »?

En cette « mesure » saisie, il ne s’agit aucunement de renoncer à proposer la saveur des grandes oeuvres (littéraires seulement ? philosophiques aussi ? esthétiques ? scientifiques, d’aventure ?). Il importe d’y préparer méthodiquement, pédagogiquement, tous les jeunes, sur des choix variés, intelligemment ajustés, en maîtrisant nos prurits quantitatifs.

Il faut, en effet, avoir renoncé à de lancinantes répétitions ou à de médiocres compilations, essoufflantes. Prétendre à être exhaustif peut revenir à exténuer. Malgré mes préventions contre Bossuet et sa méconnaissance reconnue de la pédagogie Ad usum Delphini (et quoique j’admire ses rythmes oratoires), il me paraît imprudent de ne pas souscrire à son conseil : « Il n’est pas question d’avoir compris un grand nombre de vérités lumineuses, il est question d’aimer beaucoup chaque vérité. »

Suivant cette considération, il est naturel d’entreprendre, avec pertinence et rigueur expérimentale, de communiquer à chaque jeune (ou moins jeune), différentiellement, l’amour de quelque vérité qui soit germinative en lui et compatible à celles des autres : le portant à intérioriser les valeurs qu’elle véhicule, l’encourageant à la quête d’autres vérités, soutenu par de nouveaux savoirs. Il faut aimer pour réussir ; et il faut « réussir pour comprendre » nous assura Piaget (et non pas comprendre a priori pour réussir). Mais nul ne peut également exceller en tout.

À chaque acteur du système éducatif et culturel, à chaque enseignant, revient donc le soin d’organiser, en économie et avec art (c’est bien dire avec tact et sans outrance !), la variété des enseignements et des apprentissages qui lui sont confiés. Difficile besogne qu’il faut accomplir avec et dans la qualité : tant est beau le métier de professeur à exercer ou à continuer d’apprendre, coopérativement, en formation permanente(1).

Dans ce métier, il est vraiment « question » de préparer, solidairement avec des collègues, en chaque enfant, en chaque jeune, une initiation à la culture : mais non point vaguement évoquée, abstraite, indéfinie, stéréotypée, « politiquement » (ou philosophiquement) « correcte » ! Et pour sûr, cette culture, française, ne se confinerait pas au fait d’être ou de s’être frottée à l’écorce d’un seul « tronc commun » (et lequel ? celui d’un chêne presque millénaire, à Vincennes ? celui d’un « saule pleureur » ? voire celui d’un « aulne », pathétiquement, royalement, évoqué par Goethe ?).

Cette acculturation suppose, vise, un développement qualitatif de chaque jeune personnalité, irradiée de quelque progressive clarté. « Les Lumières » ! Oui, chacun mérite d’être « apprivoisé » à l’humanisme, au sens de Saint-Exupéry : éclairé par des réussites appropriées à sa mesure, afin de progresser, fût-ce en ricochets, de petits bonheurs en petits bonheurs admis, mais coordonnés à ceux des autres. Le contact avec quelques grandes oeuvres choisies et l’exercice de compétences pratiques, l’expérimentation du fait qu’« on n’est intelligent qu’à plusieurs » (Einstein), en co-naissance (Claudel), doivent aider chacun à élaborer une fierté de soi (1), à respecter une dignité pour soi et pour autrui, semences d’une citoyenneté responsable.

La culture, nous a persuadés André Malraux, est bien « l’héritage de la noblesse du monde » (et non pas celle d’une suffisance piteusement altière !). Noblesse reconnue à tous, depuis une certaine nuit du 4 août, et non pas réservée à un petit nombre d’élus qui la confisqueraient, à la mode pseudo-janséniste où piètrement élitique (2) !

Alors, il faut dès l’École, dans l’École, qu’aucune discipline ne s’arroge quasi-institutionnellement le droit de regarder de haut les autres disciplines (ni aucun « titre » d’autres « titres »). Il convient qu’aucun parcours d’élève ni ralentissement (ou retard) ne fassent l’objet de sarcasmes ou de prédictions dépréciatives. Il devient indispensable qu’aucune aptitude, parce qu’elle serait plus physique ou manuelle, ne soit brocardée.

Pourrait-on oublier l’exorde de d’Alembert, dans son « Discours préliminaire » à l’Encyclopédie : « La société, en respectant avec justice les grands esprits qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. [...] C’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources » (3) ? Ne peut-on renouer avec l’Encyclopédie, en deçà du XIXe siècle ! ?

Pour une encyclopédie retrouvée

Il importe, à cet effet, que les ambitions affichées par l’École ne demeurent pas confinées, dans notre pays, sur l’Olympe des maîtrises abstraites. Nous avons beaucoup à faire pour nous dégager d’une fausse conception des contenus (alourdis) ou de la culture (distinguée ?).

Au rebours de nos tendances à dénigrer encore ce qui est technique et professionnel au profit du général (devenant indéfini), le moment est sans doute venu de reprendre « le grand mouvement encyclopédiste, par lequel les classes dirigeantes ont à nouveau porté leurs regards vers la technique, redécouvert la proximité de l’artisan, de l’artiste et de l’ingénieur, publié le savoir-faire de l’époque, jusqu’en ses détails les plus fins » (1). Comme nous le donnent à penser ces remarques de Thierry Gaudin (énoncées à propos du développement des grandes écoles au XIXe siècle), un intérêt intelligent et un juste respect devraient être portés à tout ce qui touche la vie professionnelle et les compétences manuelles ou pratiques.

À leur défaut, notre système scolaire se déporterait de plus en plus loin de l’Encyclopédie telle qu’elle fut et telle qu’elle redevient nécessaire comme référence et source de valeur.

Nous continuerions à marginaliser (ou à mettre dans l’impasse d’activités bureaucratiques sans créativité ni devenir) nombre de jeunes : en contradiction avec nos besoins criants de main-d’oeuvre qualifiée et honorable.

Nous avons la nécessité que soient mises en action, à tous les niveaux, non seulement des têtes bien faites (si souvent invoquées !) mais aussi des mains habiles et vigilantes, bien exercées, et qui n’auraient à craindre aucun dédain, aucune morgue. Il devrait être fait davantage attention aux évolutions qui se manifestent de plus en plus vite dans le monde du travail.

Dans des entreprises importantes comme Renault, il n’y aurait plus de manoeuvres ou d’ouvriers spécialisés mais des opérateurs polyvalents groupés par vingt en unités élémentaires de travail. Celles-ci sont responsables d’une activité complète de production. Et comme l’indique un Album Renault paru en 1992 (p. 18) : « Les opérateurs peuvent travailler en rotation sur les postes de travail. Leur responsabilité axée sur la surveillance de la qualité s’étend aussi à la première maintenance. » Qualité, souplesse, responsabilité et rigueur de professionnel deviennent indispensables.

La prise au sérieux du professionnel (le pro exigé populairement, républicainement, dans toutes les activités humaines) doit être effective aussi bien dans les orientations ouvertes aux jeunes que dans la formation et l’activité même des enseignants (comme devraient y disposer les IUFM).

Et c’est une grande leçon pour nous que deux années de suite, 1991 et 1992, le prix Nobel de physique ait été décerné à des personnalités françaises à la fois compétentes aux plus hauts niveaux théoriques de leurs disciplines et cependant remarquables par les objets matériels auxquels elles ont donné naissance et qui font rebondir en ricochets les recherches aussi bien théoriques qu’appliquées. Et il est passionnant qu’elles s’attachent à mettre « la main à la pâte » avec des écoliers !

Il devient vain de séparer connaissances et pratiques, personnalisation et professionnalisation. Et Umberto Eco nous a suffisamment avertis, avec Le Pendule de Foucault, sur les risques des fausses considérations abstraites qui conduisaient ses trois personnages principaux à concevoir une « faculté de l’insignifiance comparée » (1). C’est un avertissement judicieux à l’usage de ceux qui annexent à l’élévation de leur égotisme la culture et les grands mots, disgracieusement !

A contrario, il faut assurer une place, dans une culture aussi bien philosophique que technique et scientifique, mais également que manuelle et esthétique, aux enfants et aux adultes de tous les milieux (même ceux qui sont dans une difficile épreuve). Il faut leur faciliter les chances d’échanges(2). Il faut tenir compte des fossés linguistiques sur lesquels établir des passerelles, à tout moment, et dès le plus jeune âge. Il semble que ce soit une direction forte décidée par le ministre Jack Lang.

Il est opportun également qu’on ne se contente plus de la suffisance des titres et diplômes acquis, indéfiniment. Ils deviendraient « biodégradables », s’ils ne sont pas reconquis avec la belle simplicité joyeuse à laquelle nous ont conviés le philosophe Michel Serres et le grand chef d’entreprise Pineau-Valencienne (3) ! Les séminaires de formation continue doivent intervenir sur les carrières ! Et il n’y a plus de conflit réel entre la préparation des élites nécessaires et l’aide à la montée culturelle des masses de « Français » : en bonne foi !

À l’encontre des méfiances

Depuis des années, des enseignants courageux, en contact avec des chercheurs et des universitaires, s’emploient à accroître les chances d’accès à des savoirs adéquats et suivant des méthodes différenciées, en faveur du plus grand nombre d’enfants et de jeunes.

Ils ne se dérobent pas devant un devoir d’ingéniosité et d’adaptation, adhérant avec sensibilité à quelque utopie créatrice. Celle-ci est indispensable si l’on veut, à défaut de l’aide à vivre qui était autrefois dispensée par les grandes idéologies (effacées ? latentes ? défuntes ? à l’affût ?), progresser dans la résolution difficile de l’équation sociale et professionnelle, personnelle et culturelle (1).

Il serait dommage (ou coupable) que l’indifférence de l’opinion, la lourdeur de certains, l’élan irréfléchi de quelques responsables ou décideurs, les états d’âme de « philosophes » en arrivent à décourager ces novateurs indispensables à la vitalité de notre immense réseau éducatif et instructif.

Celui-ci, s’il est voué à se diversifier et à se décentraliser, est menacé tant localement que nationalement de se saturer et de s’alourdir dans ses inerties propres. Nous n’avons pas utilité de pensées restrictives, ni de méfiances fantasmatiques, et non plus d’enfermements sectoriels et catégoriels. L’individualisme reclus doit céder la place à un personnalisme clair.

Car l’homme que nous sommes et côtoyons a urgence de retrouver un humanisme à visage confiant. Et chacun de nous peut sentir que tout ce qui concerne l’école ou l’université peut être épargné, autant que cela est possible, du jeu stérile des faux débats réactionnels (ou totalitaires et identitaires). La pièce d’Eugène Ionesco, Délire à deux, nous alerte avec un humour féroce : si on se laisse prendre par la réactionnalité, celle-ci s’entretient, s’intériorise et s’enfle de sorte qu’elle bloque toute avancée et interdit tout engagement responsable, en enfermant les échanges et oppositions dans le cercle vicieux d’une inépuisable querelle, nez à nez.

Imbroglio encore ? Que celui-ci nous donne cependant occasion d’humour et de précaution pour l’action ou les jugements (même pas téméraires !). Et qu’un serment du Jeu de paume soit décidé afin de ne point parler à la légère, c’est-à-dire en lourdeur et suffisance, ou en congestion, sur les difficiles problèmes de l’éducation et en dehors d’une revue de toutes les poussées et avancées historiques, mais aussi d’un dialogue patient avec les multiples acteurs en interaction dans l’école ! Un serment de « Socrate ».

L’angoisse parentale ou professorale, médiatique ou intellectuelle doit être maintenue dans de tranquilles limites : en gardant juste ce qu’il en faut pour rester vigilants et critiques mais aussi co-constructeurs stimulants et compagnons fraternels. Juste !

Le chantier est grand. Il faut prendre soin d’étayer ce qui a été fait, notamment pour la qualité de l’indispensable formation initiale et continue de tous les personnels du système scolaire et universitaire (mais aussi des milieux familiaux et sociaux). Il faut, à cet effet, se réjouir de l’institution d’un médiateur de l’Éducation nationale dès 1998, signifiante d’une montée en puissance du dialogue entre tous les acteurs, au-delà des cloisonnements. « La création des médiateurs, déclare le premier médiateur de l’Éducation nationale, vise avant tout à dynamiser l’approche qualitative de l’administration vis-à-vis des familles et de leurs enfants mais aussi des personnels. » (1)

Comme nous avons pu en deviser, on conviendra qu’il nous faut affiner nos processus d’évaluation et leurs procédures pour rendre plus ajustées les mesures d’orientation et, à terme, plus fiables nos modalités de sélection, afin qu’elles s’étendent à un plus grand nombre de talents potentiels, préservés de découragements prématurés ou repris à temps.

Et on doit comprendre et faire comprendre que l’on n’apprendra pas par soi contre les autres, mais pour soi et pour les autres avec les autres. Avis au bon coeur et au bon sens des « bons élèves » et de leurs professeurs !

Il importe également de prendre en meilleure considération les recherches, en éducation et en pédagogie, qui se développent : pour offrir une variété large des méthodes et des instruments d’enseignement, des didactiques, mais aussi pour explorer les rapports entre l’École et l’emploi ou les grands équilibres des structures de formation ainsi que les conflits des représentations multiples. Nous avons besoin d’une ingénierie de formation et d’enseignement. Elle existe. Utilisonsla sans en médire.

Sans doute, on peut deviner que la poussée de diversification, de responsabilisation et de délégation ne cessera de se poursuivre, pour les établissements scolaires et les universités comme pour toutes les instances régionales et locales. Un tel effort de décentralisation et de déconcentration ne sera efficient que s’il est assuré d’une régulation nationale (voire, sur certains aspects, européenne) qui ne peut être utile que si elle a un caractère scientifique, de communication et de stimulation réciproque, et non pas de nature bureaucratique et réglementaire.

Cette régulation pourrait être établie au niveau d’une « Cité de l’Éducation » accueillant un Conseil national de la recherche en éducation. Celui-ci s’appuierait naturellement sur le réseau de l’INRP dont les moyens méritent impérativement d’être renforcés et qui doit accroître encore ses liens avec les universités.

Il convient de différencier, toujours davantage, mais à condition d’unifier par le liant indéfinissable que sécrète la culture et qui tient au respect des personnes dans leurs différences mais aussi à l’enthousiasme aux oeuvres, mêmes simples, amoureusement construites. Il faut redonner confiance, compétence et fierté aux enseignants : évidence au-delà de l’imbroglio des dépits !

Sagesse de la variété

Je ne résiste pas une fois de plus à avouer, comme on a pu le percevoir, ma préférence, intime et active, pour la variété des possibles, maintenant les chances de création et de choix, donc de responsabilité vivante. Son alerte peut nous prévenir contre les tentations identitaires et réductrices : elle est autorégulatrice de son propre foisonnement, si on n’oublie pas les incitations de Leibniz (que la plus grande variété des possibles se noue en unité !).

Cette docte référence me ramène à Michel Serres qui nous rappelle dans les Cinq Sens (p. 65) que « tout le siècle cherche le chemin de la variation ».

Celle-ci peut inspirer, comme nous en avons esquissé les chances possibles, les principes multiples d’organisation souple des activités et des durées d’enseignement ; de diversité habile, dans les groupements d’élèves et dans l’attribution indispensable de rôles comme dans la détermination de méthodes et le choix de supports.

Avec Michel Serres, je ne puis que renvoyer au patronage sensible de Cendrillon et de la fameuse pantoufle de vair (et non de verre). « Une pantoufle de verre, constante et raide, vaudrait un concept fixe et rigoureux, valable pour un monde stable : juste mesure d’un pied qui ne grandit, ne marche, ne court ni ne valse. Mieux vaut une pantoufle souple pour un monde où les rats se changent en laquais, où les choses tourbillonnent sous la baguette magique de la marraine, où les chevaux, méconnaissables, se transsubstantifient en lézards, pour un environnement variable. » (1)

Découvrir, pour chaque pied, la pantoufle de vair (de variété et de souplesse réunies), c’est symboliquement fournir à chacun, dans un environnement variable démesurément, baroque de nouveau, l’évolution et l’évaluation qui transformeraient une servante en princesse, ou, en toute clarté de transposition, qui peuvent changer un jeune ou un adulte en difficulté (cantonné sur les cendres de savoirs) en scolaire, universitaire ou professionnel accompli. Il faut savoir prendre la mesure du pied (qui fut unité de mesure jadis et signe de satisfaction plus récemment) : et donc assouplir ce qui existe, développer ce qui peut se différencier, en rapport avec des individus tous différents et dont les différences peuvent devenir complémentaires ou harmoniques.

Pour un tel projet, il n’est pas de baguette magique. Mais, comme le prince épris de Cendrillon, il faut patiemment chercher l’ajustement, pas à pas, pied à pied. Il faut, à cet effet, se débarrasser des fantasmes tristes et identitaires, adhérer aux chances de notre système d’enseignement dans sa progressive diversification et accroître la confiance dans notre jeunesse et nos enseignants. Pour l’honneur d’une éducation et d’une École du troisième millénaire... Ithaque ?

 

En complément, la banque des graphes et des schémas en éducation et en formation

Quelques pages lui sont plus particulièrement dédiées:

 

 

Bibliographie une interview exclusive sur le sens des nouvelles réformes et l'évolution du métier

concept :François Muller @ 1998-2009

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