
Pour l’honneur de
l’École
Passions et
controverses en éducation
extraits d'un
ouvrage paru en 2000, éd. Hachette éducation (droits libérés) |
I Genèse et devenir des institutions culturelles et
enseignantes
PARTIE 1:
L’imbroglio des querelles anciennes et toujours modernes !
PARTIE 2:
L’École française peut-elle convenir à notre temps ?
II Problèmes de
qualité, de dimensionnement, d’organisation et de formation
PARTIE 3:
Querelles qualitatives et quantitatives
PARTIE 4 :
Complexité et chances de l’organisation scolaire
HAPITRE
25: Classes et phénomènes de
groupe
C HAPITRE
26: Modèles, fonctions et
finalités de l’École .
C HAPITRE
27: Des élèves et des rôles
.
C HAPITRE
28: Organisation et variété de
groupements d’élèves
C HAPITRE
29: Architecture de
l’enseignement et antinomies à contenir
C HAPITRE
30: Pour ou contre la pédagogie
et les sciences de l’éducation
C HAPITRE
31: Évaluation et formation
.
C HAPITRE
32: Pour l’honneur de l’École
.
|
 |
Complexité et chances de l’organisation scolaire
L e rassemblement
des jeunes avec des adultes dans l’institution scolaire, en accomplissement
d’une lente mais inexorable évolution, ne peut manquer de soulever de
nombreuses et difficiles questions. Au travers des interactions affectives
et émotionnelles entre ses multiples acteurs, selon quelles conceptions
équilibrer la répartition des effectifs dans des groupes adéquats, sans
critères sur leurs tailles optimums ? Comment, aux multiples et
contradictoires finalités imparties à l’École, assortir les fonctions à
remplir par les enseignants ?
En ce qui concerne les élèves, la société scolaire peut-elle
exister sans que des rôles responsables et divers ne leur soient proposés
pour assurer leurs propres apprentissages ? Pour conjurer les risques
d’enfermements inertes, quelle variété de groupements adaptés peut-on être
amené à aménager ? Et quelles formes d’évaluation des élèves, quelles
modalités de formation des enseignants sont-elles requises pour affermir
l’institution scolaire ?
|
(1) Au plan des chiffres, constatons notre tendance à
grossir la taille de nos établissements. En 1998-1999, la moitié des
collèges ont plus de 500 élèves et 88 % des lycées. Pour ceuxci, 15,7 % ont
plus de 1 500 élèves. Il est pourtant difficile de connaître suffisamment
plus de 400 individus, pour les personnels de direction, d’encadrement et
d’enseignement.
(2) F.Tyler et W. Brownell, « Individualizing Instruction »,
in
:
Sixty First Yearbook of the
National Society of the Study of Education,
Part. 1, Chicago, 1962, pp. 319 et 323
(1) M. Bany et L. Johnson,
Dynamique des groupes et
éducation (titre anglais :
Classroom Group
Behaviour, Mac Millan,
New-York, 1964), trad. française par C. Tournade, Dunod, Paris, 1969, p. 80.
(2)
Ibid.
(3) A.Yates,
op. cit.,
p. 154.
(4) G. Poirier répartissait ses élèves en groupes de 6 : 2
avancés, 2 moyens, 2 faibles.
(5) SES : Section d’éducation spécialisée concernant, en
1985, dans les collèges, environ 125 000 élèves, soit 5 % des effectifs des
collèges. EREA : Établissement régional d’enseignement adapté
(1) J.-R. Resweber,
Les Pédagogies nouvelles,
PUF, Paris, 1986, p. 75.
(2) J. Croissandeau,
Le Guide du lycée, Seuil,
Paris, 1986, p. 345.
(1) Max Scheler,
Nature et formes de la
sympathie, Payot, Paris,
1971, p. 141.
(2) Cartwright et Zander,
Group Dynamics,Tavistock
Publ., 2e éd., Londres, 1960, p. 81.
(1) Voir André de Peretti,
Énergétique personnelle et
sociale, L’Harmattan, Paris,
1999 : « Chaque autre
n’est donc pas signalé (et ne se signale pas) en tant que foncièrement
différent (distancié) de soi et de tout autre...
» Également : «
Chaque étranger est présenté
avec des relais, par des oeillères d’identification qui canalisent les
rapports potentiels en affinités et qui les amalgament sous forme de
sympathie réelle ou convenue.
»
(2) Voir R. Girard,
La Violence et le Sacré
et autres ouvrages, Grasset,
Paris, 1972.
(3)
Ibid., p. 98.
(4) Ibid.,
p. 31.
(1) P. Dupont,
La Dynamique de la classe,
PUF, Paris, 1982, p. 127.
(1) D. Anzieu et J.-P. Martin,
La Dynamique des groupes
restreints, PUF, 7e éd.
refondue, Paris, 1982, p. 44.
(2) G. Le Bon,
Psychologie des foules,
PUF, 11e éd., 1947, p. 22.
(3) D. Anzieu et J.-P. Martin,
op. cit.
(1) Newcomb,
Turner Converse,
pp. 479-480.
(2) Marcel Postic,
La Relation éducative,
PUF, Paris, 1979, p. 209.
(3) H.Thelen : « Les groupes intra-classes »,
in
: Alfred Yates.
op. cit.,
p. 168. Voir Cartwright et Zander,
Group Dynamics,
op. cit.,
p. 660 : « Les enfants à
pouvoir élevé tendent à être contagieux (pour que leur conduite soit imitée)
même s’ils n’apparaissent pas tenter d’influencer les autres enfants.
» Il y aurait une forme de
mentalité magique selon laquelle
agir comme lui
a la signification de
je deviens lui.
(1) H.Thelen,
op. cit.,
p. 168.
(1) Cherkaoui et Lindsey,
op. cit.,
p. 203.
(2) Notamment les travaux de Bourdieu et Passeron, Baudelot
et Establet, Duru et Mingat, etc.
(3) A. Mingat et J. Perrot, « Analyse des processus
d’orientation au palier de Troisième »,
in
:
L’Orientation scolaire et
professionnelle, Paris, 1983,
no l, 3-26, p. 24.
(4)
Ibid., p. 25.
(5) Ibid.,
p. 3.
(1) Voir la synthèse des travaux de recherche que présente
Carl Rogers dans son ouvrage
Freedom to Learn for the 80’s,
Columbus, Ch. Merrill, 1983, pp. 197 à 224 et notamment p. 199 : «
Les élèves apprennent davantage
et se conduisent mieux quand ils reçoivent de hauts niveaux de
compréhension, d’attention et de gentillesse plutôt que quand il leur est
donné des bas niveaux de ces conduites.
» Voir également l’ouvrage de Daniel
Aspy et Roebuck, Pupils
don’t Learn with Teachers they don’t Like.
(2) B.F Skinner,
Beyond Freedom and Dignity,
E. Knopf, New York, 1971, p. 76.
(3) R. A. Rosenthal et L. Jacobson,
Pygmalion à l’école,
Casterman, Tournai, 1971, p. 245 : «
L’idée centrale de ce livre est
que les préjugés d’une personne sur le comportement d’une autre pouvaient
devenir des prophéties à réalisation automatique.
»
(4) M. Gilly,
Maître-élève, rôles
institutionnels et représentations,
PUF, Paris, 1980, p. 146.
(5)
Ibid., p. 147.
(6) Ibid.,
p. 251.
(1) B. Bernstein,
Langage et classes sociales,
éd. de Minuit, Paris. 1975, p. 142.
(2)
Langage et classes sociales,
éd. de Minuit, Paris, 1975, p. 57. Voir Paul Fraisse,
La Psychologie du temps,
PUF, Paris, 1957, p. 167 : «
L’ouvrier, lui, en immigrant, a
été coupé de ses ancêtres et de leur oeuvre...
Il est presque sans
passé. »
(3) Voir A. de La Garanderie,
Les Profils pédagogiques,
Centurion, Paris, 1979.
(4) Voir la recherche sur « Les dissonances culturelles
entre le corps enseignant et la jeunesse», conduite par l’INRP dans les
années 1980.
(5) J.-P Poitou, La
Dissonance cognitive, Armand
Colin, Paris, 1974, pp. 34 et 35.
(1) Cherkaoui et Lindsey,
op. cit.,
p. 211.
(2)
Ibid., p. 212.
(3) Basil Bernstein,
op. cit.,
p. 66.
(4) Alain, Propos sur
l’éducation, PUF, Paris, éd.
1959, p. 44.
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25
Classes et
phénomènes de groupe
Il importe de suivre l’évolution des idées et de leurs
applications en matière d’organisation scolaire.
On conviendra sans difficulté (quoi qu’en disent certains
quarterons d’intellectuels jugeant que les élèves sont instruits sans coup
férir et sans impact des lieux et pratiques) qu’outre la taille de la
classe, d’autres variables peuvent conditionner la vie et le travail des
élèves dans les établissements scolaires et assurer leurs chances de
réussite ou leurs risques d’échec : notamment la variable de la
composition des classes et la taille de l’établissement. En ce qui
concerne celui-ci, bien peu de travaux
existent
(1).
De l’homogénéité
En revanche, de nombreuses recherches ont, déjà
anciennement, tenté de trancher sur la nature du groupement des élèves
dans des divisions homogènes ou non, ainsi qu’on l’a déjà mentionné, et
dans des filières séparées ou dans des ensembles perméables. Le degré de
conclusion, nous l’avons déjà noté, n’apparaît guère plus élevé que pour
la taille.
Nous nous contenterons de citer, en surcroît, l’avis de
Fred Tyler, en 1962 : «
Le regroupement des élèves en
groupes à assimilation rapide, moyenne et lente, groupes qui restent les
mêmes quelle que soit la matière, a été conçu, imaginé, tenté, puis
abandonné pour des raisons fondées sur des réflexions philosophiques, des
évidences psychologiques, des commodités administratives et
pédagogiques.
»
(2)
Vers la même époque, Mary Bany et Lois Johnson, dans une
publication sur la dynamique des groupes et l’éducation, précisaient, dans
le même esprit : « Il
semble s’avérer que, quel que soit le projet d’organisation formelle qui
place les enfants dans des groupes faibles, moyens et forts nettement
délimités, celui-ci retardera gravement l’apprentissage dans un domaine ou
un autre.
»
(1)
Car, «
d’après les preuves réunies, il
semble qu’on puisse dire qu’une méthode rigide de structuration des
classes selon les aptitudes affecte gravement l’attitude des enfants
envers eux-mêmes et envers les autres comme envers l’apprentissage et
l’École
»
(2).
Ce fut également la conclusion d’Alfred Yates, à l’issue
de l’étude internationale de l’IEA en 1965, critiquant les méthodes «
contestables» d’affectation des élèves : «
On ne peut plus,à l’heure
actuelle, affirmer que les capacités intellectuelles sont des
caractéristiques héréditaires, relativement stables et susceptibles d’être
évaluées avec précision. De plus, on sait maintenant qu’il n’est pas
rentable de répartir les élèves dans des groupes homogènes à des fins
éducatives.
»
(3)
Après une époque où l’homogénéité du niveau des élèves
dans la classe apparut, en effet, de rigueur, des répartitions hétérogènes
sont mondialement devenues de droit, au moins provisoirement. Gérard
Poirier pouvait donc déclarer en 1970 : «
L’heure est venue de mettre à
l’essai des regroupements hétérogènes qui rassembleraient des élèves de
capacités diverses, afin qu’il y ait interaction pour le bien du
groupe.
»(4)
À cet égard, la réforme Haby, en 1975-1976, en France, a
suivi fidèlement l’évolution des modes pédagogiques vers la
démocratisation et l’ individualisation
de l’enseignement en créant
les classes
indifférenciées dans les
collèges, tous unifiés.
Elle supprimait, du moins officiellement, les distinctions
anciennes (CES, CEG, CET) et les filières dans l’enseignement obligatoire
(tout en conservant pour un petit nombre d’élèves une localisation dans
les SES ou les
EREA(5).
Il manquait pourtant à cette mesure gouvernementale, entre autres, les
nécessaires accompagnements de formation et des analyses cohérentes sur le
fonctionnement des groupes (entraînant des correctifs et des souplesses
indispensables).
Taille des groupes et possibilités d’identification
Concurremment avec sa taille, la composition et la
situation d’un groupe, en effet, ne sont pas indifférentes au
fonctionnement des rapports entre ses différents membres, surtout dans
l’enseignement et en pédagogie. On peut en distinguer les conséquences sur
les identifications externes, c’est-à-dire globales et uniformisées pour
tous les membres, ou internes, c’est-à-dire différenciées entre ceux-ci.
Plus personne ne méconnaît l’incidence des identifications
(et des représentations qu’elles gouvernent) sur les possibilités de
développement intellectuel et de progrès cognitifs ou d’inhibitions
intellectuelles, c’est-à-dire sur les résultats de la vie scolaire.
En ce qui concerne les identifications externes, elles
tendent à relier émotionnellement les individus comme les éléments d’un
organisme se distinguant physiquement d’autres organismes : «
Le groupe, qu’il s’agisse de
la classe, du groupe social ou du groupe de formation, est une expression
visible et une extension de l’image corporelle
», explique Jean- Paul Resweber. Cet
auteur ajoute : « De
ce fait, il accroît la surface de prise offerte à ses partenaires et à ses
membres.
»
(1)
Image corporelle
étendue,
prise offerte,
le groupe d’une taille
plus grande porte ses
membres à se regarder collectivement (corporativement,
c’est-à-dire comme un corps) supérieurs aux divers membres d’un groupe de
volume (de corps)
plus petit. Il reste toujours quelque chose de la remarque de Napoléon que
la victoire va aux
gros bataillons.
Il y a là un
effet de masse
qui peut de façon analogue jouer d’un
grand pays à un petit pays ou bien d’un établissement important à un
établissement à effectif plus léger.
De même, les élèves d’une classe de taille petite ont pu
se ressentir collectivement dépréciés par leur comparaison globale au
volume et à la surface
de classes plus nombreuses
(lesquelles ont davantage de possibilités numériques pour le leur faire
sentir). On a pu constater également, notamment dans l’académie de Reims,
qu’en matière de succès au baccalauréat «
les résultats des petits
(établissements) sont les plus
instables
»
(2).
Le rapport de masse peut non seulement toucher le moral du
groupe, mais il peut aussi éprouver sa cohésion et son sens de la réalité,
car, comme l’analyse Max Scheler, «
c’est la participation
affective, sous sa double forme de pénétration affective réciproque et de
sympathie proprement dite, qui, dans chaque cas particulier, est
accompagnée chez nous de la conscience que tel ou tel moi extérieur, voire
le moi extérieur en général, possède la même réalité que notre propre
moi
»
(1).
Bien entendu, des mécanismes de rééquilibrage peuvent
apparaître au niveau qualitatif et une classe de petite dimension peut
resserrer ses liens et, par surcompensation, renforcer ses performances,
si la personnalité du professeur s’y prête ainsi que ses méthodes, en vue
d’accroître les interactions au sein du groupe.
Les tempéraments des enseignants de type
leader
peuvent également être attirés, comme
l’ont suggéré certains auteurs que nous avons cités, par un groupe de
volume attractif.
Cela peut entraîner, par exemple, des enseignants actifs
et compétents à souhaiter des classes ayant une certaine consistance et où
viendraient des élèves motivés, autant qu’à s’écarter de classes moins
nombreuses que l’on aurait, d’autre part, composées avec des élèves moins
denses intellectuellement, par souci de mieux les encadrer. Ces élèves, si
leur groupe est plus petit que ceux des autres classes, peuvent davantage
se ressentir enfermés dans un ghetto et soumis à des mécanismes
d’autodépréciation ou à des raidissements peu favorables à une application
au travail scolaire.
La notion même de
majorité
comme celle de « prolétariat » sont
liées à la notion de masse et à une légitimation par celle-ci de leur
domination ou de leur supériorité affichée. Et celle d’élite
(ou de membres du
parti)
se renforce corrélativement de se dégager d’une masse plus importante.
Mais une minorité peut aussi réagir et s’affirmer
positivement si elle trouve une occasion de singularité et de confiance ;
ce qu’un enseignant motivé par la démocratisation peut réaliser, sur le
fait d’un choix lucide et courageux.
Si on se tourne vers les problèmes d’identification
différenciée au sein d’un groupe, on doit observer avec Cartwright que «
beaucoup de personnes
se joignent à un groupe en vue de se mieux comprendre elles mêmes et parce
que l’appartenance à un groupe leur donne l’opportunité de se comparer aux
autres
»
(2).
On peut déduire qu’un groupe de petite taille contient
moins d’opportunités de comparaison et donc d’identification
différentielle et réciproque entre ses membres.
Chacun, dans un système social, a pourtant besoin de
trouver, pour équilibrer sa différence propre, l’appui d’une croissance,
d’une familiarité, ou d’une reconnaissance de proximité ou de similitude
sur l’image d’un autre individu, pair ou
alter ego
: à défaut, il souffrira de son
isolement étendu, d’une étrangeté accrue, qui entraînerait une
marginalisation possible et une moindre alimentation de sa propre image et
de son
autovalorisation
(1).
Un groupe de petite taille offre également une moindre
variété de l’ objet
(au sens psychanalytique) sur
lequel tout individu peut étayer sa propre évolution, assurer son
désir
ou nourrir son développement. Il y a
quantitativement moins de choix d’orientation ou d’aimantation pour les
désirs individuels. Il y a donc raréfaction de l’objet ; quelque objet a
dans ces conditions tendance à être schématisé et à appeler davantage
l’entrechoc de plusieurs désirs, uniformisés.
Il s’ensuit alors une croissance des risques de violence
tels que René Girard les a dénoncés entre des individus rendus hostiles
par leur réduction à une identité obsessionnelle dans une
mimésis
(2).
C’est aussi la logique de l’huis
clos décrit par Jean-Paul
Sartre.
A contrario ,
la concentration des
désirs sur un seul objet,
dans un grand groupe, peut entraîner des décharges de violence en «
contagion
maléfique
»
(3),
selon « une véritable
réaction en chaîne aux conséquences rapidement fatales dans une société de
dimensions
réduites
»
(4).
Toutefois, en ce qui concerne la relation à l’autorité,
qui scelle l’autovalorisation et régule les distances sociales, elle est
rendue plus compétitive dans le cas d’un groupe de petite taille : chacun
peut, en effet, espérer obtenir la proximité, la faveur du chef ou, dans
un groupe d’élèves, du maître ; il n’en est pas dissuadé par le petit
nombre de postulants et il est amené à ressentir chacun des autres comme
un rival insupportable et trop visible, qu’il ne peut oublier ni évincer.
Dans une classe de petite dimension, l’enseignant comme
figure d’autorité et de valorisation peut donc être le centre d’un conflit
de jalousie perceptible et de ressentiments, avec la haine des chouchous,
mais aussi une forte pression d’émulation.
En revanche, dans un groupe nombreux, les distances à
l’autorité sont plus grandes, et donc dissuasives, les interférences entre
les individus sont plus complexes et, par suite, elles peuvent
s’enchevêtrer et amortir les effets d’une compétition directe mais aussi
affaiblir l’émulation.
La quantité engendre la qualité, c’est-à-dire génère
l’abstraction, et celle-ci réduit les risques des contacts directs tout en
rendant plus nombreuses les combinaisons et les régulations ou les
interactions, ce qui peut aussi assurer quelque protection affective aux
enseignants aussi bien qu’aux élèves.
Mais cette quantité réduit les chances d’interventions
positives qui restent plus probables dans les petits groupes : en ceux-ci,
les risques d’hostilité peuvent être plus grands, mais les gains
d’approfondissement peuvent également être plus substantiels.
Ainsi que le remarque Pol Dupont : «
Des classes moins peuplées
pourraient permettre aux enseignants de laisser une plus grande
spontanéité aux élèves et surtout de mieux connaître les étudiants sans
devoir recourir à des formes impersonnelles de
relations.
(1)
»
La dynamique exigeante des groupes
restreints
Le titre de l’ouvrage classique d’Anzieu et Martin,
La Dynamique des groupes
restreints, montre, en
effet, l’intensité des échanges actifs qui peuvent s’établir dans un
groupe de taille réduite.
Elle suppose sans doute une maîtrise confirmée de la part
des animateurs, tant est grand le déséquilibre entre les besoins des
individus et les chances de leur trouver une réponse entre pairs au sein
même du groupe trop réduit, où l’incomplétude des relations est
structurelle.
En ce sens, la difficulté des relations entraînée par un
petit nombre de membres susceptibles d’interagir entre eux est bien connue
des psychosociologues et des formateurs. Elle a rendu efficaces les
pratiques de
dynamiques de groupe, de
training-groups,
ou de groupes de
rencontre. L’effectif de
six à treize (ou même quinze) assure une possibilité, imparfaite mais
observable, pour chacun de se mesurer à chacun.
Comme l’écrivent, dans un schéma de classification, Anzieu
et Martin, « de six à
treize personnes, il y a constitution de groupes restreints, pourvus
généralement d’un objectif et permettant aux participants des relations
explicites entre eux et des perceptions
réciproques
»
(1).
Cette taille de groupe garantit l’émergence d’un maximum
de difficultés et d’agressivité : mais elle autorise une chance maximale
d’évolution formative, en demandant toutefois à l’animateur, et dans une
classe au professeur, un maximum d’implication difficile.
Et il est vrai qu’un nombre plus grand de membres diminue
l’intensité du climat latent d’un groupe et ses tensions intérieures, à
moins qu’il ne devienne, à une certaine dimension (celle du théâtre et des
meetings), l’occasion d’une dépendance accrue des individus à un leader
charismatique : le groupe est alors devenu une
foule
au sens où Le Bon l’utilise, passive,
attentive et dominée, ou panique et destructrice.
À ce moment-là, «
l’hétérogène se noie dans
l’homogène et les qualités inconscientes
dominent
»
(2).
Plus précisément, au-delà de leurs
groupes restreints
et en deçà des foules, Anzieu
et Martin s’efforcent de caractériser les tailles de groupes avec
quelques-unes de leurs propriétés :
« – de
quatorze à vingt-quatre personnes, on a affaire à des groupes étendus :
ils sont difficiles à conduire, en raison de leur tendance à la
subdivision ;
– de vingt-cinq à cinquante personnes, on se trouve en
présence de groupes larges, visant généralement à la transmission des
connaissances (classes scolaires...), la négociation sociale,
l’information réciproque ; on peut y institutionnaliser la tendance à la
subdivision par les
techniques.
»
(3)
On observera la réserve des auteurs à l’égard du groupe «
étendu », hybride en dynamique de groupe,
difficile à conduire
et qui nous rappelle des
constatations de Marklund, notamment. Et on notera leur notion de
groupes larges,
de vingt-cinq à cinquante membres, qui leur paraissent adaptés à
l’enseignement et idoines, quantitativement, pour une organisation
technique par
subdivision.
Dans ces groupes larges, contrairement à ce qui peut se
passer dans un groupe
étendu, où des enseignants
avaient noté l’apparition d’une
clique
dominatrice, on conçoit qu’il soit
plus difficile à des élèves d’établir une domination permanente : des
équilibres d’influence peuvent s’instituer, dans son espace, entre
plusieurs sous-groupes et plusieurs centres d’intérêt ou d’action.
Car un tel groupe possède davantage de ressources, comme
l’explicite Newcomb : «
Lorsque la taille du groupe
augmente, les ressources du groupe tendent aussi à augmenter, mais leur
potentiel maximal n’est pas utilisable pour la résolution de problèmes, à
moins qu’il ne se produise une augmentation correspondante de certains
types d’interactions. Les effets de la taille du groupe, à la fois sur la
recherche de bonnes solutions et sur la satisfaction des membres, jouent
donc à travers les types et la quantité des interactions, qui sont
facilitées ou entravées par la taille du
groupe.
»
(1)
Ces observations nous rappellent l’utilité d’ajuster la
taille d’une classe (ou d’un groupe) à sa composition et à ses finalités
mais aussi à la nature des interactions, en dehors de toute application
d’une loi linéaire de proportionnalité. L’important est, comme le note
Marcel Postic, que, «
grâce à l’action du groupe, l’élève se voie dans le miroir des autres et
constate l’adaptation ou l’inadaptation de son
comportement
»
(2).
Interaction et médiations
Deux phénomènes majeurs se retrouvent dans toutes les
catégories de groupements humains : les processus d’identification que
nous venons d’évoquer, mais aussi des processus de structuration
(spontanée ou non) en vue d’établir une médiation entre les personnes et
les intentions ou les objectifs qui sont impartis à leurs groupes
(notamment par l’émergence de
meneurs).
C’est ainsi que des études réalisées par Herbert Thelen
sur les possibilités d’ enseignabilité
dans une classe ont suggéré
que la compatibilité
entre un enseignant et une
classe est en majeure partie déterminée par la présence d’élèves
pilotes
(qui s’identifient fortement avec
l’enseignant et qui sont des
leaders
naturels)
(3).
L’émergence de tels élèves pilotes, en nombre suffisant,
est d’autant plus probable que la classe est plus nombreuse et plus
hétérogène, comme le suggérait Jean Auvinet, au moins dans certaines
limites.
Ces relais naturels, bien que non désignés de façon
officielle, contribuent (par leur réponse rapide et variée aux incitations
ou autres attentes de l’enseignant) à « allumer » la classe, à animer son
déroulement, à faciliter l’attention de tous.
Les enseignants savent, en fait, qu’il faut un volume
assez large pour que les échanges aient une
température suffisante,
qui sera maintenue par l’activité médiatrice d’élèves pilotes en nombre
adéquat et en variété nécessaire. La conduite d’une classe ou d’un groupe
d’enseignement (ou d’apprentissage) suppose la capacité d’un enseignant à
dégager un nombre utile d’élèves
pilotes
dans une classe, ou bien sa
participation institutionnelle à la composition de celle-ci.
Car, pour Thelen, le mode de formation des groupes se
réduirait à :
– l’inclusion de quelques élèves qui seconderaient
efficacement l’enseignant;
– l’exclusion d’élèves susceptibles de constituer pour lui
une menace ou une source d’anxiété ;
– l’insertion d’un certain nombre d’autres élèves de façon
à obtenir une classe de taille
voulue
(1).
La proposition d’un groupement d’élèves par cette voie en
quelque façon
sociométrique, ou même
technométrique,
pose un problème plus général.
Mais celui-ci ne saurait être
réduit
à l’attention portée aux élèves relais
assurant la médiation entre l’enseignant et les divers membres de la
classe. Car il ne faudrait pas que ceux-ci absorbent l’attention du
professeur aux dépens des autres élèves : ceux-ci pourraient également
tenir d’autres rôles, comme nous l’étudierons ci-après (p. 293
et sq.).
Sans doute, la situation scolaire repose la plupart du
temps sur l’hypothèse implicite d’un rapport individuel du maître avec
chaque élève, auquel il consacrerait une quantité égale de temps
aboutissant à l’acquisition par l’élève d’une quantité égale de
connaissances.
Cette vue quantitative ne résiste guère à l’examen. La
classe fonctionne comme un groupe, avec ses multiples tensions ou
explicitations d’affinités et de rejets, et d’autant plus que le nombre
des membres est plus restreint.
Cherkaoui et Lindsey, en continuité avec de nombreuses
études, vont plus loin : «
Il est même probable que le
professeur ne s’intéresse qu’à certains élèves bien particuliers et que
son intérêt dépende de leur type de comportement, de leur socialisation
linguistique, en un mot, de leur origine
sociale.
»
(1)
Réussites scolaires et origines sociales
L’attention portée aux élèves est-elle sélective en
fonction de l’origine sociale ? De nombreuses études
l’assurent
(2).
Dans une analyse de 1983 sur les procédures d’orientation
à l’issue des collèges, Alain Mingat et Jean Perrot constataient : «
La différenciation
sociale est forte : 80 % des enfants de cadres supérieurs ont accès à
l’enseignement secondaire long, alors que le chiffre correspondant est 70
% pour les enfants de cadres moyens,59 % pour les enfants
d’agriculteurs,57 % pour les enfants d’employés et 43 % pour les enfants
d’ouvriers, sachant que les pourcentages s’appliquent à la population de
Troisième déjà sélectionnée par le palier de Cinquième. Si on s’attache à
la filière C, la plus sélective, la situation est encore plus contrastée
avec 51,6 % des enfants de cadres supérieurs y ayant accès contre 6,4 %
pour des enfants
d’ouvriers.
»
(3)
Et ces auteurs notaient, pour la
filière élitiste C, «
approximative et imprécise au niveau
individuel
»
(4).
«
On observe l’important biais
social qui caractérise, par exemple, une moindre exigence scolaire des
familles défavorisées pour demander la
section C.
»
(5)
La réussite scolaire et l’ambition des projets d’études
d’un élève exigent par suite, de la part de l’enseignant, une
considération positive indépendante de son origine sociale ainsi qu’une
activité de
renforcement.
Les recherches expérimentales conduites aux États-Unis et
dans quelques pays voisins par Daniel Aspy ainsi que celles effectuées par
Reinhard Taush en République fédérale d’Allemagne ont souligné
l’importance de l’accueil positif, du regard d’estime de l’enseignant vis
à-vis de ses
élèves (1).
Leurs conclusions rejoignaient celles des travaux de
Skinner (pourtant de conception très opposée), soulignant l’importance du
soutien et du renforcement dans l’éducation et l’enseignement : «
Notre tâche,
a déclaré Skinner,
est de faire que la vie soit
moins répressive (punishing)
et, en agissant ainsi,
d’alléger au profit de davantage d’activités de renforcement
(reinforcing)
le temps et l’énergie consommés
à fuir les
punitions.»
(2)
Rosenthal a également montré expérimentalement les
conséquences positives, sur la réussite et le niveau d’aspiration
d’élèves, des préjugés positifs en leur
faveur
(3).
Tout en critiquant des conclusions hâtives, suggérées
parfois par les travaux bien connus de Rosenthal ( Pygmalion
à l’école), et en montrant
le jeu d’interactions compensatrices dans un corps enseignant sensibilisé
au problème des inégalités sociales face à l’École, Michel Gilly, dans son
livre Maître-élève,
rôles institutionnels et représentations,
note que «
l’enseignant est d’abord et avant tout influencé dans sa perception des
élèves par la satisfaction professionnelle qu’ils lui
donnent
»
(4).
Mais il convient qu’«
il est aussi facile de
comprendre que certains aspects de la personne fassent l’objet d’une
perception toujours plus favorable des enfants de bon milieu social,
quelle que soit leur réussite
scolaire
»
(5).
En contrepartie, il remarque également que la
représentation que les élèves ont de leur maître est influencée par leur
origine sociale et qu’elle «
est bien un facteur de leur
adaptation à la situation éducative et de l’évolution de leurs
résultats
»
(6).
Groupes et langages
La relation maître-élève et leurs représentations
réciproques sont naturellement gouvernées par leur plus ou moins grande
différence de langage, comme l’ont mis en évidence les travaux de Basil
Bernstein.
« Le
retard relatif des enfants des fractions inférieures de la classe ouvrière
a toute chance d’être une forme de retard d’origine culturelle transmis à
l’enfant par l’intermédiaire du processus
linguistique.
»
(1)
Et Bernstein note que «
l’enfant d’origine ouvrière est
principalement concerné par le
présent
»
(2),
exercé à une expression directe
et publique,
appuyé sur un collectif, un
nous,
plutôt qu’un langage
formel (propre aux classes
favorisées et associé à une affirmation du
je).
L’enfant rural, par contre, est habitué à des expressions souvent
laconiques. Habitué à regarder l’ampleur des champs et les dimensions de
ce que Barrès appelait
la colline inspirée, il
est exercé à l’observation patiente et à un profil d’apprentissage marqué
par la prééminence d’évocations mentales de type visuel. Il est moins à
son aise pour s’exprimer de façon fluide dans une classe où l’enseignant
incite les élèves à des réponses rapides ou parcellaires et primesautières
à des questions (suivant une prééminence d’évocations mentales de type
auditif)
(3).
De telles différences peuvent être, au sein des classes,
des sources de
malentendus et de réflexes
défensifs de part et d’autre pour le maître et les élèves : des
dissonances
culturelles
(4)
peuvent entraver les
acquisitions cognitives, elles-mêmes entraînant de plus ou moins grandes
dissonances cognitives,
comme l’avait montré Festinger.
Car «
les informations qu’un individu reçoit des gens qu’il rencontre, qu’il
fréquente, et des membres des groupes auxquels il appartient peuvent venir
confirmer les choses qu’il sait déjà et les opinions qu’il entretient.
Dans cette mesure, elles augmentent sa consonance cognitive. Mais elles
peuvent aussi les infirmer et, dans cette mesure, augmenter ou créer la
dissonance
cognitive
»
(5).
Cherkaoui et Lindsey déduisent, dans une expression un peu
abrupte, à propos de l’enfant issu d’une classe défavorisée : «
À cause de
son langage, il vit en situation
conflictuelle avec le professeur. Interprétant mal le langage public de
l’élève (c’est-à-dire son mode de penser, de sentir et de juger), celui-ci
le
réprime »
(1).
Et les auteurs essaient d’expliquer les résultats des
études faites, notamment par Marklund et Husén, ainsi que leurs analyses
propres : « Dans une
classe à effectif très réduit, la fréquence de contact et de rapports
linguistiques sous leurs différents modes entre l’élève et le professeur
est plus grande. L’enfant issu des classes défavorisées est donc
constamment exposé à une attaque persistante à cause de son mode de
penser. Inversement, dans une classe à grand effectif, la fréquence de
contact entre le professeur et l’élève diminue ; ainsi les situations
conflictuelles se présentent-elles beaucoup moins fréquemment. Cette
dernière situation est très vraisemblablement plus favorable aux enfants
des classes
défavorisées.
»
(2)
On peut être choqué par la raideur de la formulation.
L’hypothèse d’explication reste importante, si on se souvient des
résultats colportés par toute la littérature sur la taille des classes.
Bernstein lui-même, qui penchait pour des petites classes,
reconnaissait toutefois que «
l’impersonnalité isole ou
protège l’enfant de toute responsabilité ou de toute culpabilité, quant à
ses propos et à ses
actes
»
(3).
Et cette impersonnalité est assurée dans des classes de
volume suffisant, comme en convenait Alain, dans ses
Propos sur l’éducation,
soucieux des distances mais aussi intéressé par l’hétérogénéité.
Car, en évitant d’interpeller isolément chaque enfant en
difficulté: « J’ai
souvent pensé qu’on ne perdrait pas de temps à rassembler la queue du
troupeau, et à retourner de mille manières les premiers éléments jusqu’à
vaincre les esprits les plus obtus. Les meilleurs y gagneraient et le
maître aussi, par cette réflexion sur ce que l’on croit savoir, chose trop
rare.
»
(4)
On peut ajouter que, lorsque la relation est plus
collective, le contrôle est
plus lâche
et moins déconcertant pour le jeune de
milieu populaire. Pol Dupont, présentant en 1982 les résultats d’une
recherche conduite par Anderson et Brewer en 1946, dans son ouvrage sur
La Dynamique de la
classe, note leur
constatation que «
dans des classes moins peuplées les contacts avec les élèves pris
individuellement sont moins nombreux mais que les attitudes dominatrices
l’emportent toujours sur les attitudes intégratrices
»
(1)
chez les enseignants.
En revanche, un grand groupe permet à celui des élèves qui
est en problème de s’effacer, de se fondre dans la masse, au lieu de
rester une cible possible pour une pédagogie de questionnement.
Mais distance et abstraction ou impersonnalité peuvent
entraîner l’ennui et le découragement si des modes de proximité et de
conseil méthodologique sur le travail scolaire ne viennent pas les
compenser par le recours complémentaire à des groupes de petite taille.
|
(1) M. Postic,
La Relation éducative,
PUF, Paris, 1979, p. 206.
(2) J. Moreno,
Fondements de la sociométrie,
PUF, Paris, 1957, p. 68.
(3) Ibid.,
p. 69.
(1) J. Moreno,
op. cit.,
pp. 100 et 101.
(2) Voir A. de Peretti,
Énergétique personnelle et sociale,
op. cit.,
p. 163.
(1) In
L. Cros,
Quelle école, pour quel avenir
?, Casterman,Tournai, 1981,
pp. 60 et 61.
(2) «
C’est la représentation symbolique des relations réciproques qui existent
entre les membres d’un groupe... Le sociogramme est un graphique établi
selon un critère de choix » à
partir d’une conception «
sociométrique » de «
mesure des relations
socio-affectives et socio cognitives dans un groupe restreint
»,
in
Anne Ancelin-Schutzenberger,Vocabulaire
des techniques de groupe,
Épi, Paris, 1971.
(3) L. Legrand,
Pour un collège démocratique :
rapport au ministre de l’Éducation nationale,
La Documentation française, Paris, 1982, p. 44.
(4) Ibid.,
p. 45.
(1) Legrand,
op. cit.,
p. 45.
(2) Ibid.,
p. 46.
(1) P. Meirieu,
Enseigner, scénario pour un
métier nouveau, ESF, Paris,
1989, p. 119.
(1) A. Bouhdiba, « Universalité et spécificité »,
in
:
Finalités de l’éducation,
UNESCO,
Paris, 1981, p. 119.
(1) G. Ferry,
Projet de rapport no 1, pour le colloque national d’Amiens, AEERS,
Paris, 1968, pp. 7 et 8.
(2) J.-C. Parisot, « Une nouvelle formation pour un nouveau
métier », Cahiers pédagogiques,
no 269, décembre 1988, CRAP, Paris, pp. 33 et 34.
(1) H. Atlan, « Auto-organisation et connaissance »,
in :
Le Cerveau humain,
tome II, Le Seuil, Paris, 1974, p. 211.Voir également K. Lewin,
op. cit., p. 131 : «
L’une des caractéristiques
saillantes du développement, comme nous l’avons vu, est la variété
croissante du comportement. Dynamiquement, nous devons relier la plus grande
variété de comportements à une plus grande variété des modes d’être qui
peuvent se réaliser dans un organisme donné.
»
(1) A. Béjin,
in
:
Le Cerveau humain,
op. cit.,
p. 186.
(2) P.Teilhard de Chardin,
L’Activation de l’énergie,
Seuil, Paris, 1963, p. 93.
(3) Ibid.,
p. 94.
(1) Y. Belaval,
Histoire de la philosophie,
« La Pléiade », tome II, Gallimard, Paris, 1973, p. 544.
(2) B. Lussato, La
Dynamique de l’autoréforme de l’entreprise,
Masson, Paris, 1976, p. 73.
(1) Mélèze,
La Gestion par les systèmes,
Hommes et Techniques, 1976. Voir
Approche systémique des
organisations, Hommes et
Techniques, 1975.
(2) Voir
Énergétique personnelle et sociale,
pp. 396 à 402.
(3) Cette recension très complète a été publiée par les
Cahiers pédagogiques,
nos 244-245, mai-juin 1985, pp. 7 à 15, et reprise dans un ouvrage. Elle
comporte 231 rubriques de variétés possibles.Voir également l’Encyclopédie
d’évaluation en formation et en éducation,
pp. 296 à 314.
(1) Voir notre ouvrage,
Organiser des formations,
Hachette Éducation, 1991.
(2) H. Przesmycki,
La Pédagogie différenciée,
Hachette Éducation, Paris, 1992. Pour des compléments sur la pédagogie
différenciée, voir notre étude parue avec d’autres textes dans la revue
Les Amis de Sèvres,
no 117, mars 1985 et no 118, juin 1985.
(3) G. Lerbet, « L’égalité des chances, les voies vers
l’équité en éducation »,
in :
Mésonance,
Chaingy-Paris, 1978, pp. 35 et 36.
|
26
Modèles, fonctions et finalités de l’École
La conduite d’un groupement quelconque d’élèves (ou
d’étudiants) n’est donc pas automatiquement facilitée par une moindre
taille ou par une certaine homogénéité de ses membres.
Comme le remarque Marcel Postic, «
tout dépend de la diversité des
modèles d’identification offerts par le milieu
éducatif
»
(1),
mais aussi du réseau des
affinités (et éventuellement des rejets) et des influences.
Structure complexe d’un groupe-classe
Car la vie concrète d’un groupe oscille entre des rapports
institués dans une structure officielle dont nous reparlerons et des
relations interpersonnelles qui restent souvent mal connues, quoique
sensibles.
Il existe en effet «
une structure complexe de
l’organisation de la classe, très différente de celle qu’on supposait
généralement », constatait
Moreno, dans une étude mesurant des attractions déclarées entre les élèves
d’une même classe ou de classes
différentes
(2).
« Certains élèves
n’étaient choisis par personne et restaient isolés ; certains autres se
choisissaient réciproquement et constituaient ainsi des paires, des
triangles ou des chaînes : d’autres attiraient sur eux tant de choix
qu’ils semblaient accaparer le centre de la scène, à l’instar des
étoiles.
»(3)
Le fondateur de la sociométrie remarquait que «
c’est la quantité des paires
et leur entrelacement qui est décisive pour la stabilité et la cohésion du
groupe et non pas le nombre plus ou moins grand d’isolés...
»
On retrouve dans cette remarque l’importance de
l’identification réciproque des jeunes dans des sous-groupes pour assurer
la consistance d’un groupe et prévenir des risques anarchiques de
violence.
Mais Moreno notait, il y a déjà plus d’un demi-siècle, à
propos du réseau des influences : «
L’influence des adultes sur les
enfants comparée à celle que les enfants exercent les uns sur les autres
tend proportionnellement à décliner.
Ainsi s’explique le fait que les maîtres se montrent si
souvent incapables de discerner la position des élèves choisis ou isolés
dans leur classe. Les jugements des professeurs ne concernent que les
positions extrêmes.
Les positions moyennes sont bien évidemment beaucoup plus
difficiles à estimer avec exactitude. Les intrications des associations
enfantines empêchent le maître d’avoir une intuition véridique de la
situation. Ce fait apparaît comme un des handicaps des plus sérieux pour
le développement des relations entre maîtres et
élèves...
» (1)
Les difficultés relationnelles sont encore accrues quand
il s’agit d’adolescents. Leur instabilité est, en effet, amplifiée en
raison des changements de dimensions et de perspectives dus à leur
croissance et à leur puberté.
Ils sont enclins à souhaiter des structures fortes pour
équilibrer leurs propres oscillations, mais également à les rejeter afin
de redessiner un espace nouveau de devenir.
Leur agressivité habituelle donne toujours des signes d’un
appel à la communication caché sous des formes souvent incongrues, par
crainte que leur appel ne soit rejeté. Leur ambivalence exacerbée vient
nécessairement heurter les ambiguïtés plus ou moins maîtrisées du monde
adulte.
Mais elle peut accroître la précarité de leurs rencontres
ou de leurs coopérations spontanées ou instituées, en provoquant des
processus de réaction ou de blocage en
chaîne
(2).
Pas plus que la répartition des échanges avec les élèves,
la distribution des affinités et des sous-groupements spontanés ne saurait
donc être uniforme ni stable dans une classe.
Et Moreno a bien désigné le problème central de toute
action d’enseignement : le difficile traitement des positions moyennes.
C’est ce qu’a également relevé le docteur Diatkine : «
Sur une tranche d’âge
d’enfants, on obtient toujours un échantillonnage à peu près identique de
valeurs. Environ
20 % n’ont aucun problème, quel que soit le système d’éducation employé ;
10 % présentent des difficultés considérables et quasi insurmontables. Il
en reste environ 70 % qui, si l’on n’y prend garde, risquent de voir leur
destin scellé par la médiocrité. Ceux-là méritent le plus
d’égards.
»
(1)
On peut déduire des incertitudes et de l’instabilité
relative des
associations entre jeunes
la nécessité d’une organisation diversifiée et multiple des
divisions
ou
classes,
si on veut éviter des blocages résultant de
sociogrammes(2)
conflictuels ou des
répartitions fixes qui se révéleraient trop hasardeuses ; et si on veut
répondre aux finalités imparties à l’École.
Fonctions des groupements d’élèves
« La
division stable, appelée communément “classe”, est le mode de groupement
habituel des élèves. Elle comporte un nombre fixe d’élèves déterminé au
début de l’année... »,
rappelle Louis Legrand dans un rapport au ministre de l’Éducation, déposé
en décembre
1982(3).
Ce système de division stable était censé faciliter
l’enseignement collectif
d’élèves nombreux et offrir
à ceux-ci un « lieu
naturel
de vie »
(4).
Il inclinait cependant à
souhaiter une assez grande homogénéité dans la classe.
Les indications précédentes ont montré la précarité des
fonctions de facilitation de l’enseignement et d’accueil dans n’importe
quelles dimensions ou compositions de groupe qui resteraient fixes ou
standard.
On doit y ajouter l’extrême difficulté d’établir des
critères sûrs et permanents de répartition et les risques d’injustice à
l’égard de certains jeunes, surtout les deux tiers qui sont dans des
dispositions moyennes.
Les problèmes didactiques eux-mêmes ont contribué à
dépasser la répartition en classes distinctes et fermées. «
La nécessité d’un encadrement
plus précis dans les travaux pratiques, les exigences matérielles des
salles de travaux pratiques ou d’atelier ont déjà conduit à mettre en
cause la stabilité
de la division. C’est le rôle
des dédoublements classiques, douze à quinze élèves étant considérés comme
un nombre acceptable pour de telles
activités.
»
(1)
De même, les options pour des langues étrangères ou
anciennes ont entraîné une nouvelle brèche dans l’enceinte des classes
prétendues stables et fixes (et donnent souvent la possibilité de filières
élitistes, plus ou moins clandestines).
Mais la primauté accordée à la classe close contribuait à
séparer agressivement des noyaux divers d’élèves et à «
maintenir l’isolement des
professeurs dans leur
classe
»
(2).
Tant il est vrai que les clôtures et les isolements creusent les distances
et entretiennent les hostilités, aux dépens des communications opportunes
et des efforts intellectuels nécessaires.
Si on recherche les principes fonctionnels d’une
départementalisation
organique et vivante d’un
ensemble d’élèves, il faut, en toute hypothèse, éviter le recours à une
seule modalité de groupement, par la référence à un seul critère
(d’identité, de volume, de durée, d’homogénéité ou d’hétérogénéité, ou
même de discipline, voire de
niveau-matière).
On doit alors préciser les fonctions multiples qui doivent
être remplies dans l’enseignement et rechercher les tailles et
compositions qui seraient adéquates à leur exécution optimale, en vue des
finalités, implicitement ou explicitement reconnues aux institutions
scolaires et universitaires, et qui ne sont pas univoques : n’en déplaise
à ceux qui pensent avoir tout défini en arguant du mot « culture » (à
consonance, pour eux, plutôt littéraire, si ce n’est a-scientifique) et
dont on ne peut ignorer « l’élasticité sémantique », sinon le flou
(artistique ?).
Finalités de l’École
Car, en s’en remettant avec ferveur au paradigme de
culture, on a trop souvent omis de reconnaître que les finalités de
l’École sont plurielles et, sinon complémentaires, du moins largement
contradictoires. L’histoire de l’Éducation le montre surabondamment ; les
champions douloureux d’un simplisme radical s’en indignent inutilement.
L’institution scolaire a pour objet premier, en effet,
simultanément d’assurer l’ acculturation
des jeunes générations au
patrimoine scientifique, technique, culturel et social de leur pays, mais
aussi de les mettre en relation avec les conquêtes nouvelles du
savoir le plus récent,
«
car on ne saurait envisager
d’éducation qui ne prenne appui sur la transmission d’une culture, qui ne
prenne en compte les référents historiques communs sans lesquels le sujet
ne pourra même pas donner forme à sa différence. Pas plus qu’on ne saurait
éduquer sans donner les moyens de comprendre les enjeux des choix que l’on
sera amené à
faire
»
(1).
Culture d’abord, oui : mais qui ne saurait être disjointe
d’une finalité de diffusion équitable ni d’une finalité d’harmonie
sociale. Car l’institution se doit, à cet effet, d’établir un
équilibre des rapports
de chaque
préposé à l’enseignement
avec les élèves qui lui sont
confiés pour qu’il leur partage avec une exactitude suffisante ses propres
connaissances (codifiées par des programmes), à charge néanmoins pour ce
préposé d’éduquer ces mêmes jeunes à la communication réciproque et
tolérante entre eux, c’est-à-dire à la
socialisation
(car instruction et éducation
pourraient-elles oncques se disjoindre ?). Et il ne s’agit pas d’un seul «
commerce » naturel entre esprits distingués !
Mais, au-delà des transmissions verbales et conceptuelles,
l’institution doit exercer les jeunes à la
pratique,
répétitive et contrôlée, d’opérations
et de techniques éprouvées
et, en même temps, les
éveiller aux responsabilités à venir de fabrication et d’invention,
de plus en plus nécessaires dans le cadre des économies modernes, comme
nous l’avons déjà évoqué (l’homo
faber, toujours, en prise
avec l’homo sapiens
! Sans compter l’homo
economicus...).
Ces diverses finalités impliquent naturellement, dans
l’organisation scolaire et universitaire, une
finalité de vérification
des dispositions induites chez
les jeunes en vue d’établir leurs progressions diversifiées, leurs
orientations
spécifiques et leur
canalisation sélective
dans des cursus ou des
carrières, sans, cependant, que soient oubliées les
remédiations
ou
compensations
indispensables pour corriger les
effets de hasard dans les contrôles ou les oscillations imprévisibles qui
frappent la personnalité incertaine et fragile des jeunes.
Enfin, l’École ne peut se refermer sur son propre
fonctionnement, qui, malgré sa durée, reste temporaire pour la plupart des
individus. Elle doit
développer les capacités d’autonomie
des jeunes dans leur propre
apprentissage, en canalisant leurs activités d’étude les plus
personnelles, et, diamétralement, intervenir en vue de
relier les jeunes à la
société et à l’économie
environnantes, dans le souci d’une insertion progressivement assurée.
L’École n’a pas à « fournir des emplois », mais elle doit y préparer (sans
leur tourner le dos !).
Comme on le voit, nous avons choisi, en fait de finalités,
des formulations opératoires et non définitives, comme le conseille
l’Unesco : car, écrit A. Bouhdiba, «
les finalités ne sont pas des
données toutes faites et une fois pour toutes ! Elles s’élaborent, se
prouvent et s’éprouvent au sein de l’institution
éducative
»
(1).
Fonctions de l’École
Aux finalités de l’École doivent correspondre dix
fonctions institutionnelles, plus ou moins également assumées par les
enseignants dans la structure de leurs rôles (voir graphe ci-dessous).

Dans le champ de ces finalités, au sein de la réalité
éducative et enseignante, on discerne assurément, branchée perspectivement
sur l’acculturation aux patrimoines ou la diffusion des savoirs récents,
la fonction de
transmission magistrale de connaissances
et celle, conjointe, de
documentation et de recherche
documentaire (jusqu’au
Web).
Pour un second couple, on discerne une troisième fonction,
de facilitation
des rapports maître-élèves
(supportant l’équilibre des rapports entre les générations et donc la
régulation entre les désirs – et refus – d’apprendre et les contraintes),
et, complémentairement, la fonction d’organisation
des rapports des élèves entre eux
dans le cadre d’une structure
d’émulation et néanmoins de coopération, préparant à la vie citoyenne.
Une cinquième fonction a pour objet la
disposition technique
d’exercices et de travaux dirigés,
pour exercer les élèves à la pratique des techniques grâce à l’acquisition
de savoir-faire en laboratoire ou atelier ; corrélativement, on conçoit
qu’il convient d’assurer une fonction de
production et de création
par les élèves, en salle de
travail, en atelier ou sur installations afin de les éveiller aux
responsabilités de fabrication, nécessaires à la vie économique et
sociale.
En outre, une fonction de
conseil méthodologique
(destinée à faire apparaître et
à perfectionner les modalités d’apprentissage auxquelles les élèves ont
différentiellement recours) s’impose de façon croissante ; elle fait
équilibre à une fonction d’évaluation
des capacités ainsi que des
acquisitions
cognitives et culturelles
mais aussi des
virtualités de transfert
des savoirs en vue d’assurer en justesse et justice les orientations et, à
terme, peut-être au-delà du collège (Dubet et Duru le demandent) les
sélections adéquates.
Il faut distinguer enfin une neuvième fonction, de
stimulation des individus au
travail personnel en dehors
de la classe et de l’école, en vue de développer leurs capacités
d’autonomie, associée à une dixième fonction, de
médiation des relations des
divers groupements d’élèves avec les autres groupements ou avec
l’extérieur et l’environnement économique et social, préparant aux métiers.
Complexité des rôles de l’enseignant
Ces fonctions, articulées aux finalités de l’enseignement,
sont évidemment connexes aux rôles que doit assumer chaque équipe de
professeurs.
Car, qu’on le veuille ou non, et n’en déplaise encore à
ceux qui s’insurgent, de façon cyclique, contre les contraintes nouvelles
qui viennent investir ou déborder et déstabiliser la conception
intellectualiste (plus ou moins libérale ou
cléricale
et plus ou moins
gauchiste)
d’une profession conçue comme purement magistrale, comme tous les autres
acteurs sociaux, les enseignants sont pris dans la tenaille de la
complexité croissante.
Déjà, en préparation du colloque d’Amiens, en 1968, Gilles
Ferry observait : « La
pratique enseignante exigera des enseignants, quelle que soit leur
spécialité, ainsi que de tout le personnel éducatif :
– une structure de personnalité apte aux changements,
orientée vers l’innovation;
– la capacité de maîtriser rationnellement et
émotionnellement la relation avec autrui ce qui implique l’acceptation de
soi-même et en particulier de ses propres limites ;
– la capacité de communiquer et de faciliter les
communications, de conduire des réunions, de coopérer aux tâches
éducatives, à la recherche et aux prises de décision.
Le maître, animateur et facilitateur des échanges,
continuera cependant à transmettre des éléments culturels, mais la
transmission d’un savoir ou d’un savoir-faire sera subordonnée à la
découverte vécue d’un problème, autrement dit, répondra d’une demande.
Pour cette fonction de transmission, il s’aidera de toutes sortes de
ressources informatives et documentaires. Il lui faudra donc :
– avoir des connaissances technologiques dans le domaine
de l’audiovisuel, de l’informatique et de la programmation ;
– savoir utiliser et combiner les moyens de contrôle des
acquisitions.
»
(1)
Vingt ans plus tard, Jean-Claude Parisot précisera à son
tour : « Dans le cadre
de sa classe, l’enseignant doit pouvoir se comporter comme un
professionnel de l’organisation de l’apprentissage... À un niveau plus
fondamental, l’enseignant doit pouvoir considérer l’élève non pas comme
l’objet de son enseignement, mais comme le sujet, l’acteur principal de sa
formation... Ce déplacement d’attitude ne peut être séparé d’un apport
méthodologique...
Enfin, il y aurait toute une réflexion à faire sur la
formation des enseignants à
l’orientation.
»
(2)
Si nous réintégrons les missions qui sont à remplir dans
le cadre du double pentagramme des fonctions de l’École, il est possible
de discerner, dans la différenciation plus ou moins égale des tâches
imparties aux enseignants, les rôles de :
– personne-ressource, à la fois instructeur et guide en
documentation ;
– responsable de relation, et donc aussi bien organisateur
qu’animateur des multiples rapports et interactions ;
– technicien, établissant des situations d’apprentissage
ou bien réalisant des productions audiovisuelles et informatiques,
individuelles et collectives, avec des matériels multiples ;
– évaluateur, d’une part conseiller de méthode, d’autre
part contrôleur des progressions ;
– enfin chercheur, directeur des projets individuels
d’étude et d’investigation ainsi que médiateur des rapports avec le monde
extérieur (pour plus de détails, voir le graphe no
9, arborescent !).

La variété requise
Il ne faudrait cependant pas retirer de la considération
d’un tel pentagramme que tous ces rôles auraient à être tenus de façon
égale, rigide, en intensité et en durée, et dans le même dosage
(identitaire !) à chaque instant par tous les enseignants. Pas plus qu’il
ne s’agirait d’assurer toutes les fonctions à la fois, ou d’obtenir à
l’instant toutes les finalités.
La variété demeure la règle de pilotage et d’exercice des
rôles comme de toutes les mesures de régulation des systèmes « ouverts »,
notamment sociaux : pour chaque individu comme pour tous. Il y va, en
effet, de la responsabilité, originale, personnelle, consentie à chaque
enseignant (qui doit se voir reconnu des marges de liberté, de choix,
d’innovation). Il y va de la maîtrise correcte, réaliste, des conditions
concrètes, variables, changeantes, dans lesquelles chaque enseignant doit
remplir sa mission et équilibrer l’emploi de ses rôles, en dépit des
difficultés et des perturbations qu’il rencontre dans notre système
éducatif de plus en plus complexe, et soumis aux remous (et violences
sporadiques) de nos cités.
Cependant, au nom du principe d’unification
des savoirs transmis, prôné en 1985 par le Collège de France,
devrait-on prescrire des conduites et des dosages de rôles strictement
conformisants ? Ou bien doit-on honorer ce principe (sans être libéral !),
par le jeu souple des différences reconnues aux actions et aux situations
scolaires, pour les enseignants et leurs élèves ?
C’est à quoi nous incite, au-delà des vacarmes alarmistes,
la loi de la variété requise
énoncée par le
cybernéticien William Ashby, pour les systèmes hypercomplexes : ceux-ci,
où par définition (et constatation) foisonne la variété, ne peuvent être
stabilisés et contrôlés, régulés, que par des sous-systèmes disposant
d’une variété au moins égale.
Par sa loi, Ashby, assure Henri Atlan, a montré que «
plus on augmente la
variété, l’hétérogénéité d’un système, plus ce système sera en principe
capable de performances plus grandes du point de vue de ses possibilités
de régulation, donc d’autonomie par rapport à des perturbations aléatoires
de
l’environnement.
»
(1)
Or, le problème est bien de traiter les difficultés et les
turbulences, les
fluctuations auxquelles le système éducatif, les établissements scolaires,
ou les enseignants dans leurs cours doivent faire face actuellement et
pour longtemps.
Il en est ainsi, inéluctablement, en conséquence des
progrès scientifiques et en raison de l’hétérogénéité amplifiée dans les
groupes d’élèves ou d’étudiants, mais aussi par suite de la complexité
croissante des environnements sociaux ou familiaux et de leurs pressions
ou exigences grandissantes et sujettes à des réactions collectives. La
solution ne saurait être en aucune façon de réduire la variété des
méthodes d’enseignement utilisées par les professeurs : puisque les lois
mêmes qui régissent le fonctionnement des systèmes sociaux nous en
dissuadent d’emblée.
Boltzman, en effet, avait déjà montré la relation inverse
entre la notion de variété et celle d’entropie. Celle-ci mesure la
dégradation des formes d’énergie et des possibilités d’adaptation ou de
changement présentes à l’intérieur d’un système : elle augmente
inéluctablement avec le temps en raison inverse de la variété dont elle
entraîne le déclin.
En revanche, soutenir la variété, c’est résister à
l’entropie et, par suite, au risque d’uniformisation inerte et de
stérilité, et c’est accroître les capacités d’ajustement entre les divers
éléments d’un système, par exemple, apprenants et enseignants, dans le
champ éducatif.
Mais l’application d’une loi de variété est encore plus
indiquée dans le cas de ce champ. On a déjà vu l’observation d’Henri Atlan
(voir p. 287) au sujet de cette loi. André Béjin remarque alors à ce
propos : « Atlan propose de
considérer que l’apprentissage se traduit indissociablement par une
augmentation de la variété du système cérébral, c’est-à-dire par une
accentuation de la différenciation, et par une diminution de la redondance
dudit
système. »
(1)
Une telle richesse d’accentuation de la variété et de la
différenciation par l’apprentissage se reconnaît aussi dans «
la loi de complexité/
conscience » énoncée par le
paléontologue Pierre Teilhard de Chardin, observant «
la relation définie de
concomitance qui apparaît toujours plus évidente, entre spontanéité
consciente et complexité
organisée
»
(2)
: notamment, en constatant «
le cas fascinant de l’homme,
ce dernier venu de l’évolution chez qui une cérébralisation (ou “céphalisation”)
extrême de l’organisation s’accompagne d’un accroissement étourdissant des
facultés
psychiques.
»
(3)
La loi d’Ashby
Si on revient à la loi d’Ashby, ainsi confirmée, on peut
encore en préciser la formulation : dans un système hypercomplexe (c’est
le cas d’une simple classe, et plus encore d’un établissement ou du
système éducatif lui-même), le sous-système qui assure la régulation des
interactions entre les individus ainsi que leur ajustement aux contraintes
définissant les fonctions dévolues au système (ce peut être la mission
d’un enseignant, d’une équipe de professeurs, ou d’une inspection) doit
disposer d’une variété de modalités d’intervention (et de réponses ou de
solutions) au moins égale à la variété des besoins disparates et des
problèmes complexes en instance dans un système et son environnement.
Si la variété des réponses possibles, des solutions
présentées et des relations offertes est insuffisante, le sous-système
fonctionne comme un organisme réducteur et non plus régulateur : il ne
peut plus satisfaire la pluralité des attentes et des fonctions mais
seulement une fraction d’entre elles ; il ne résout qu’une part des
problèmes posés ; il n’assure pas le jeu général des interactions : il ne
remplit qu’une portion réduite de ses missions.
Il provoque donc une inégalité insurmontable entre un
groupe d’individus dont il satisfait suffisamment les besoins et un autre
groupe auquel il n’apporte pas les réponses utiles ni les médiations
nécessaires.
Une gestion pédagogique insuffisamment variée introduit
donc nécessairement un mécanisme d’échec et une ségrégation de type
élitiste aux dépens d’un pourcentage plus ou moins important d’apprenants
: ceux-ci sont naturellement portés au découragement ou à des
comportements violents.
En revanche, au sein d’un groupement d’élèves, chaque
enseignant peut fonctionner comme
sous-ensemble régulateur
de l’ensemble hétérogène convié à un apprentissage, s’il lui est
loisible de mettre en oeuvre une variété d’approches didactiques et
techniques (notamment d’étude en groupe) ou de moyens qui s’adaptent
suffisamment aux différences de fonctionnement mental et caractériel de
tous ces élèves.
Dans un établissement, de même, le corps enseignant,
soutenu par l’équipe de direction, peut fonctionner comme sous-ensemble
régulateur : à condition que lui soient disponibles une diversité de
mesures organisationnelles et une variété suffisante des méthodes
d’enseignement et d’encadrement auxquelles il peut être fait recours
suivant les circonstances, selon un projet.
On conçoit également qu’une autorité, décentralisée, peut
agir en régulation des efforts de différenciation et favoriser la
multiplication des formes diverses d’accueil et d’étude accommodées, dans
les établissements, à la grande variété des élèves mais aussi des
enseignants.
Le fonctionnement équilibré d’un système appelle, en
conséquence, la présence, sous toutes ses possibilités et dans toutes ses
manifestations, de la variété : celle-ci est un facteur d’unification
interne dans la mesure où les interactions entre tous les éléments du
système sont assurées et préservées.
Remarquons, avec malice et clin d’oeil à Voltaire, qu’Yvon
Belaval, traitant des conceptions de Leibniz, lui fait dire que «
Dieu choisit le meilleur des
mondes possibles, celui dont la variété dans l’unité est la plus
grande
»
(1).
Pourquoi le choix des hommes
serait-il différent ?
En ce qui concerne les rapports du système avec un
environnement complexe, Bruno Lussato fait, d’autre part, observer que la
loi d’Ashby exige également une variété accentuée dans le système pour
compenser les
fluctuations de
l’environnement et maintenir une «
plage de
stabilité
»
(2).
Pour ce qui est encore des rapports internes, Mélèze fait
aussi remarquer que «
la variété de chaque sous-système à chaque niveau doit être absorbée
localement pour ne pas être répercutée au niveau supérieur qui serait
incapable de la
contrôler
»
(1).
C’est reconnaître que chaque enseignant doit de lui-même
mettre en oeuvre une
pédagogie déjà variée dans ses propres classes ou groupes, mais
aussi que les enseignants d’un établissement doivent s’entendre pour
diversifier, dans
le cadre concerté du projet d’établissement, leurs pratiques individuelles
(ou en petites équipes) ; et c’est, enfin, observer que, dans chaque
établissement, on devra
différencier institutionnellement dans son projet, comme on l’a
vu, l’ensemble des procédures d’enseignement et d’apprentissage.
La différenciation des structures d’enseignement et
d’apprentissage gagne donc à être largement étendue sur toutes ses
dimensions et à trois niveaux :
– celui d’une
pédagogie variée, puisant des ressources et des orientations
dans les méthodes connues et que conduira volontairement un enseignant
dans sa relation singulière d’éducation et d’instruction avec des élèves
dans des groupes-classes et selon des rôles fixes ou, mieux encore,
eux-mêmes changeants et variés ;
– celui d’une
méthode diversifiée, où des méthodes multiples sont
associées, dans le travail collectif et concerté, d’équipes d’enseignants,
chacun reconnaissant aux autres leurs différences de tempérament, leurs
formations distinctes ou leurs titres différents et leurs options
didactiques ;
– enfin, celui d’une
différenciation
institutionnelle, opérant une organisation différenciée et
souple des groupements d’élèves, des emplois du temps et du travail en
cohérence du corps
professoral (2).
Un tel énoncé n’est pas seulement incantatoire. Il a été
largement mis en oeuvre. Nous avons déjà fait la surprenante recension des
multiples pratiques ingénieuses de différenciation réalisées ici ou là par
des enseignants
français (3).
Nous avons également détaillé nombre de techniques utilisables tant pour
enseigner que pour organiser des groupements d’élèves, pour les mettre
différentiellement au travail ou les
réunir
(1).
Et notre collègue Halina Przesmycki a théorisé avec esprit et donné des
exemples de pratiques expertes (et validées), dans son ouvrage sur la
pédagogie différenciée
(2).
Il est sûr que l’élargissement du potentiel des moyens et
formes auxquels une équipe d’enseignants ou un enseignant peuvent faire
appel suppose le développement d’un entraînement permanent par la voie de
la formation continue. En toute hypothèse, dans une telle voie de variété
entretenue, chaque professeur et chaque élève auront une chance accrue
qu’une différence de leurs personnalités soit reconnue et accueillie.
Dans l’une ou l’autre des formes différenciées de relation
d’étude, proposée ou prescrite, chacun peut parvenir à trouver une chance
d’intérêt, de prise en compte ou de réussite. Tant il est vrai, comme
l’analyse Georges Lerbet, qu’il faut s’attacher à dégager «
la véritable égalité des
chances, dont on sait déjà, d’après Torsten Husén, qu’elle doit être
distincte de l’identité des chances, cette pseudo-égalisation qui ne
concerne que l’entrée (l’in-put) du système éducatif en proposant à tous
un contenu de savoir qui serait de l’extérieur, et seulement de
l’extérieur,
identique
»
(3).
Mais l’intériorité reconnue à l’acquisition des savoirs
appelle, chez les élèves, une possibilité de rôles multiples,
complémentaires des rôles enseignants. |
(1) Cité par A.-M. Rocheblave-Spenlé,
La Notion de rôle en
psychologie sociale, PUF,
Paris, p. 177.
(2) Ibid.,
p. 167.
(1)
Ibid.,
p. 177.
(1) M. Crozier et E. Friedberg,
L’ Acteur et le Système,
Seuil, Paris, 1977, p. 30.
(2) M. Crozier et E. Friedberg,
op. cit.,
p. 233.
(1)
Ibid.,
p. 377. Notons que ces deux auteurs privilégient, aux dépens de la notion de
rôle, celle de pouvoir,
de « jeu comme
instrument de l’action organisée
», p. 95; et p. 98 «
la structure n’est en fait
qu’un ensemble de jeux » et
de « stratégies
» ; le «
rôle
», tel que l’entend l’analyse classique,
pourrait ainsi se reconceptualiser comme un état d’équilibre relativement
stable, entre, d’une part, une stratégie dominante et majoritaire et,
d’autre part, une ou plusieurs autres stratégies minoritaires, p. 103. Ils
définissent « un système
d’action concret comme un ensemble humain structuré qui coordonne les
actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables
et qui maintient sa structure, c’est-à-dire la stabilité de ses jeux et les
rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent
d’autres jeux », p. 246.
(1) T. Zeldin,
Histoire des passions
françaises, tome III, Seuil,
Paris, p. 317.
(2) Voir G. Lerbet,
Le Flou et l’écolier, éd.
Universitaires, Paris, 1990, p. 56.
(1) M. Postic,
La Relation éducative,
PUF, Paris, 4e éd., 1990, p. 113
(1) Ces quelques exemples peuvent
être complétés par les développements contenus dans divers ouvrages,
notamment La Pédagogie
différenciée et l’Encyclopédie
de l’évaluation en formation et en éducation,
op. cit.
(1) B. Peterfalvi et G. Adamczewstky.
Notons que, dans l’enseignement universitaire, certains enseignants ont ou
ont eu recours à des rôles d’assistants ou même d’humour. Ainsi, un
professeur de droit, dans une spécialité par nature sévère, ne commençait
pas son cours tant que n’avaient pas été désignés : une étudiante comme
perle
de l’amphi, deux étudiants
écrins
chargés de l’encadrer, et un
videur
chargé d’expulser les gens perturbateurs
!
(1) P. Meirieu,
Enseigner, scénario pour un
métier nouveau,
op. cit.,
p. 49.
(2)
Ibid., pp. 49 et 50.
(3) Ibid.,
pp. 49 et 50.
(1) Il est intéressant de constater
le développement actuel des rôles de
médiation,
confiés en équipes, après formation à l’écoute, à des élèves ou
délégués-élèves, en CM2, en collège et en lycée : capables d’intervenir en
cas de conflits entre des camarades, en facilitant l’expression mesurée des
griefs réciproques.Voir, entre autres ouvrages, de Babeth Diaz et Brigitte
Liautard, Contre
violence et mal-être, la médiation par les élèves,
Nathan, Paris, 1998.
|
27
Des élèves et des rôles
La structuration d’un organisme social, fût-il le plus
fruste, implique, en effet, une organisation, un réseau de rôles
complémentaires.
Car qu’est-ce qu’une société, sinon, en première
approximation, unagencement, reconnaissable par chacun, des rapports et
des interactions entre les individus : en ce que ceux-ci ont besoin d’un
certain nombre de précautions pour éviter d’être en incertitude dissuasive
ou en risques incontrôlables à propos de l’actualisation réciproque de
leurs forces.
Ces précautions établissent des délimitations, mais aussi
des correspondances entre les activités et la disposition ou la propriété
de moyens d’action ; elles doivent aussi stabiliser les formes
d’identification et de communication, ou de coopération et de distance ou
d’évitement entre les membres de l’organisme. Il en résulte l’émergence
nécessaire de normes d’action, de modèles de comportements, définissant et
délimitant, en réponse aux attentes réciproques des individus (à leurs
expectations,
selon la terminologie anglo-saxonne), des rôles. Ce qui est vrai dans le
système éducatif, bien sûr.
Complémentarité des rôles
Comme l’expriment L.E. et R.L. Hartley, le rôle apparaît «
comme un modèle
organisé d’expectations relatives aux tâches, conduites, attitudes,
valeurs et relations réciproques qui doivent être maintenues par des
personnes occupant des positions spécifiques de membres et remplissant des
fonctions définissables dans un
groupe.
»(1)
Plus simplement, Anne-Marie Rocheblave-Spenlé observe : «
Les rôles dépendent
donc étroitement les uns des autres. Leurs nombreuses interrelations
constituent un système
social
»
(2).
Elle précise encore, à propos
de cette notion commune à la sociologie et à la psychologie : «
Ainsi, plus une société est
différenciée, divisée en groupes et en sous-groupes nombreux et complexes,
et plus le répertoire des rôles sociaux sera
étendu.
»
(1)
Par un tel répertoire, toute société assure l’équilibre
des échanges et l’identité de ses membres en établissant une
diversification croissante des rôles répartis entre les individus : en
sorte d’assurer une réciprocité explicite des responsabilités assumées par
tous, ce qui est hautement souhaitable dans la société scolaire.
Les systèmes de production et d’échange ou de direction et
de compétence s’édifient également sur des réglementations qui
répartissent les individus dans des trames de rôles solidaires, en prise
directe ou en rapport quelque peu triangulaire : dirigeants et exécutants,
cadres et ouvriers, grossistes et détaillants.
Les systèmes de pouvoir et d’autorité s’édifient, de leur
côté, sur les points de départ (et de décisions) et d’arrivée
(d’imposition) des flux d’énergie et d’information : électeurs et élus,
ministres et administrations, préposés et usagers.
Les réseaux culturels, à leur tour, relient des catégories
en rapport de correspondance : écrivains et lecteurs, hommes de médias et
spectateurs, artistes et amateurs, auteurs et éditeurs, producteurs et
réalisateurs, ou, également, enseignants et élèves (on y reviendra).
Rationalité et différenciation de rôles
Au niveau sociologique, Durkheim avait mis en évidence la
division du travail,
continuellement à l’oeuvre au sein de toute société.
Pour leurs parts, Max Weber en Allemagne, Merton et
Parsons, puis March et Simon aux États-Unis avaient analysé la
différenciation des fonctions et la spécialisation de plus en plus poussée
des rôles : le premier selon une systématisation des conduites accordées à
des normes rationnelles (mais aussi éthiques) ; les seconds en vue d’une
résorption ou régulation des
incertitudes
qui entraveraient la perception et la
réalisation des objectifs inhérents à l’organisation.
Les études sur la science administrative, comme l’observe
Jacques Chevalier, ont caractérisé toute institutionnalisation
par un triple mouvement
d’implantation, de différenciation et d’unification.
De même, les théories structuralistes puis systémiques ont
dégagé des organisations différenciées de rôles solidaires, plus ou moins
complémentaires, et de toute façon en interactions généralisées : dans le
domaine de la parenté (on l’a vu, avec Lévi-Strauss) ; dans celui de
l’économie ou dans les réseaux de décision et de pouvoir : avec les écoles
psychosociologiques et psychanalytiques, mais aussi avec Michel Crozier.
Et celui-ci peut assurer : «
La transformation de nos modes
d’action collective, pour permettre plus d’initiative et d’autonomie des
individus, ne passe pas par moins d’organisation, mais par plus
d’organisation, au sens de structuration consciente des champs
d’action.
»
(1)
Car au niveau psychologique, chaque personne, comme le
notait Moreno, n’est pas seulement porteuse d’un rôle, mais d’une gerbe,
d’un faisceau, d’un ensemble de rôles entre lesquels elle joue, d’où sa
personnalité ressort, étayée et modelée, mais aussi préservée et
sécurisée.
Plus globalement, toutes les réalités sociales, humaines,
vivent stablement autant que les personnalités vulnérables qu’elles
mettent ensemble sont, d’une certaine manière, protégées des entrechocs de
leurs énergies par des réseaux de rôles.
Et si chaque rôle se manifeste selon une attente définie
et délimitée de certains comportements spécifiques et maîtrisés (dans la
mesure où on n’attend pas n’importe quoi de n’importe qui), il est
institué avec une marge de liberté de décision ou de maniement des
incertitudes, c’est-à-dire avec une responsabilité orientée.
Par leur attribution formelle, les rôles simplifient les
relations, précisent les marges d’action libre, insèrent dans la trame et
la légitimité sociales, c’est-à-dire dans les jeux de pouvoir. Ils donnent
aussi une certaine confiance à chaque personne qui est confortée par son
rôle reconnu et aux autres qui sont protégés par leurs propres rôles.
Cette protection est, en effet, assurée par la
complémentarité, l’articulation réciproque de tous ces rôles en
responsabilité croisée ou «
contrôle croisé d’unités
fragmentées
»
(2).
Car, assurent Crozier et Friedberg, «
les relations de pouvoirs
sont directement liées à cette zone de liberté qui fonde l’existence de
l’homme, de l’individu en tant qu’acteur
», de sorte que l’«
on ne contient pas le pouvoir
en essayant de le supprimer ? Mais, au contraire... en permettant à un
plus grand nombre de personnes d’entrer
dans le jeu des relations de
pouvoir avec plus d’autonomie, de liberté et de choix possibles. C’est le
pouvoir qui seul peut combattre le
pouvoir
»
(1).
En revanche, une indifférenciation des rôles, assortis à
des fonctions et aux finalités, peut faire courir des risques de trouble
et de désagrégation conflictuelle à une collectivité, surtout si elle est
de composition hétérogène.
En raison de la sourdine des rôles, une identification
monotone et une incertitude croissante des uns et des autres menacent les
individus et les portent, comme l’a montré magistralement René Girard, à
la violence, suivant une concurrence sans frein et des exclusions
brutales, consécutives au
mythe identitaire
qui corrompt le sentiment des
responsabilités individuelles et que nous avons déjà dénoncé.
On retrouve alors tous les risques des processus
fusionnels inhérents à ce mythe.
Évolution régressive des rôles dans le monde scolaire
Alors que, dans chaque structure ou système et réseau, les
rôles globaux ne cessent de se ramifier suivant des spécificités de tâches
et de responsabilités de plus en plus fines et complexes, il faut bien
constater que, dans nos systèmes éducatifs, les rôles d’enseignants et
surtout d’élèves stagnent présentement : dans une indivision et dans une
généralité qui marquent à peine les différences de discipline et d’âge
pour les divers acteurs.
Il en résulte des situations d’isolement pour chaque
enseignant, mais surtout d’indifférenciation pour les élèves, marqués par
le mythe identitaire
qui conduit à l’éviction de
tous ceux qui ne correspondent pas aux attentes réductrices et aux normes
d’identification infuses dans les corps enseignants.
Les systèmes scolaires et universitaires sont, en effet,
encore réticulés dans des formes rigides parce qu’insuffisamment
différenciées et organisées : leur blocage fait contraste avec les
plasticités croissantes qui doivent se développer dans leur environnement
social et économique bouleversé par l’accélération technologique.
Il devient de notoriété commune que l’École se doive
d’affiner et de diversifier son organisation générale et son
fonctionnement : ce qui peut s’effectuer notamment au niveau d’une
différenciation des rôles confiés aux élèves, aux étudiants, comme aux
enseignants et aux multiples acteurs de la relation éducative.
La situation actuelle n’est que le résultat d’une
dégénérescence des modes anciens d’organisation des enseignements. C’est
ce que nous rappelle Théodore Zeldin dans son
Histoire des passions
françaises : «
On confiait aux élèves des
“missions de confiance”
pour développer leur
sens de la responsabilité : ils sonnaient la cloche, étaient
bibliothécaire, sacristain, questeur (responsable des objets trouvés),
édile (chargé de signaler les réparations nécessaires) ou trésorier des
pauvres (chargé de la collecte des
aumônes).
»
(1)
Au-delà de ces rôles de service collectif, il y avait
aussi des structures de rôles à destination pédagogique, en vue de
stimuler les efforts et d’organiser l’émulation entre les élèves : «
Les élèves étaient
également divisés en deux camps, les Romains et les Carthaginois, qui
avaient à leur tête un
imperator ou un consul
assisté de tribuns, de préteurs et de sénateurs, qui étaient subdivisés en
décuries, le tout soigneusement hiérarchisé, et chaque élève avait, dans
une autre décurie, un rival nommément désigné.
»
Plus anciennement, on se souvient des rôles confiés aux
moniteurs de l’enseignement mutuel, et, plus récemment, des rôles
organisés dans la classe par l’Américain Poirier. De telles distributions
de rôles opératoires ou symboliques étaient encore en usage il y a une
trentaine d’années, notamment dans l’enseignement
public
(2).
On peut aussi rappeler, au début du
XXe
siècle, l’organisation de la vie
d’internat à l’École des Roches, établie sur des rôles de
capitaine
confiés aux élèves, qui s’occupaient
de leurs camarades plus jeunes dans le cadre de
maisons,
animées par une famille de professeurs.
Plus proche de nous encore, on ne peut oublier Freinet et
ses principes d’organisation de vie scolaire fondés sur des rôles
techniques et complémentaires inspirés par les exigences de l’imprimerie à
l’école : quelques élèves écrivaient des
textes libres,
d’autres les composaient, d’autres les imprimaient ou les diffusaient.
Il y eut aussi des rôles de responsabilité gestionnaire
institués dans les foyers socio-éducatifs, notamment par l’action de
l’Office central de coopération à l’école (OCCE) : rôles de distribution,
de gestion, d’approvisionnement ou d’activités de loisir.
On ne peut que s’étonner de l’état présent de notre
réalité scolaire qui n’a su mettre en route que le
délégué-élève
surchargé de responsabilités, alors
même que l’activité des corps enseignants s’avère de plus en plus
diversifiée, comme on l’a vu, et alors que Marcel Postic souligne que
désormais « le rôle de
l’enseignant est moins d’être un dispensateur de savoir que l’organisateur
et l’animateur de l’apprentissage
».
De la sorte, cette
définition générale
du rôle de l’enseignant appelle
« des rôles
complémentaires chez les élèves, notamment dans la prise de décisions au
sujet de la programmation des activités et de la définition des modalités
pédagogiques, ajustées aux
âges
»
(1).
C’est ce qu’il nous convient
d’examiner.
Que peut-on faire dans nos classes et nos écoles ?
Indépendamment des problèmes de départementalisation que
nous reprendrons ultérieurement, si l’on veut éviter une banalisation du
statut et de la situation d’élève et conjurer les risques
d’indifférenciation conflictuelle, que faire dans nos classes et nos
établissements scolaires ?
Peut-on créer ou offrir des rôles qui donnent à nos élèves
des zones d’appui pour faire des progrès, pour prendre une compétence au
service des autres comme à leur avantage ?
C’est l’enjeu décisif pour le
XXIe
siècle en vue d’accomplir les
promesses de la démocratisation et d’amortir les menaces de banalisation
et de violence. À travers la pluralité des rôles, s’ils sont officialisés
et donc reconnus par tous dans le groupe, on atteint, en effet,
l’originalité des personnes qui deviennent de plus en plus des personnes
responsables et non pas des individus-numéros notés dans un ensemble : et
dans leur complémentarité s’édifieront des solidarités du présent et de
l’avenir.
À leur défaut, des rôles informels s’installeraient
inévitablement dans chaque classe ou dans les établissements : mais ils
seraient pris, ouvertement ou sournoisement, par quelques-uns, trop
souvent les mêmes, renforçant les risques d’un élitisme ou d’un
égalitarisme plus ou moins sauvages. Et l’irresponsabilité serait
consacrée de fait. Que peut-on faire ?
Des recherches entreprises avec de nombreux collègues, il
ressort que, dans les établissements et les classes, on peut confier aux
élèves des séries multiples de rôles, à tout âge, de la maternelle
jusqu’au lycée en passant par le collège.
À l’expérience, on peut distinguer :
– soit des rôles d’instruction proprement dits qui peuvent
être des rôles linguistiques, des rôles en mathématiques, en physique, en
toutes disciplines ; ou des rôles de méthodes et de pratiques ; ou
également des rôles d’évaluation et d’investigation ;
– soit des rôles d’animation de la vie scolaire, qui
peuvent assurer des fonctions opératoires ; des tâches d’encadrement et
d’aide ; ou des missions de liaison et de représentation comme l’actuel
rôle de délégué élève apparu en 1969 et rétabli en dignité (et en quelques
possibilités matérielles) en 1999, ainsi qu’on l’a rappelé.
La multiplicité des rôles expérimentés ou envisageables
peut être étudiée en formation initiale ou continue, afin d’être placée,
en libre choix et convenance, à la disposition des enseignants et
éducateurs en vue d’entraîner des enfants ou des jeunes à la maîtrise
progressive de savoirs, de savoir-faire ou de savoir-être dans l’entraide
et la réciprocité responsables. Le fera-t-on ?
Toutefois, il s’agit bien, non pas d’embarrasser les
adultes par une profusion étourdissante de fonctions souhaitables, mais
d’ouvrir aux enseignants et aux personnels d’éducation ou de direction des
espaces suffisamment larges de possibilités afin de favoriser des choix
ingénieux, voire modestes, en tout cas variés et donc renouvelables. Il
importe, en effet, de mettre en oeuvre non pas une quantité excessive de
rôles, mais une gamme de rôles choisis et renouvelés avec discernement et
opportunité.
Et les rôles pourraient, selon les cas ou les besoins,
être répartis entre les élèves de façon temporaire (pour une séance de
travail, une journée, une semaine), ou bien de façon plus permanente (pour
un mois, un trimestre, une année), ou encore exercés tour à tour par
permutation circulaire entre les élèves. Leur attribution pourrait
s’effectuer de façon variée : par des voies de hasard, de volontariat ; ou
encore après élection des pairs, en considération de compétences (ou de
compensation) ; suivant une délégation spontanée ou méditée par
l’enseignant ou l’éducateur. La variété des modes d’attribution de rôles
peut garantir leur valeur d’éveil à la responsabilité.
Quelques exemples typiques peuvent, en ce point, illustrer
l’intérêt des choix réellement effectués par des enseignants, complétant
ceux inhérents aux méthodes Freinet et Poirier, ou ceux obtenus par la
préparation et l’exécution de représentations théâtrales, et plus
généralement de PAE.
Quelques exemples de pratique des
rôles
(1)
Dans un lycée de Montevideo, réputé pour la violence des
élèves, un professeur de français, après nos travaux en commun, mit au
point l’organisation suivante pour sa discipline.
Dans une classe de trente-trois élèves difficiles, elle
demanda deux semaines après la rentrée, à huit élèves qu’elle avait
remarqués s’ils acceptaient d’être
responsables du travail
d’une équipe de quatre (dont
une de cinq).
Après leur accord, elle organisa avec eux et leurs
camarades, huit équipes ; mais elle demanda aussitôt que, dans chacune
d’elles, chaque autre élève ait un rôle, par entente et choix : soit de
responsable de la
coopération et du climat de
l’équipe ; soit de
compteur des succès des
camarades de l’équipe ; soit, pour les moins avancés, de
responsable du (petit)
matériel utile au travail de l’équipe
(crayons, gommes, papiers, livres,
plumes, etc.).
Elle afficha, en outre, au tableau, une liste d’une
douzaine d’autres rôles destinés à faciliter les rapports de la classe
avec l’extérieur et pour lesquels elle demandait des volontaires : comme
responsables de la liaison avec l’administration, avec l’intendance, avec
la bibliothèque, avec d’autres classes, avec les familles, avec la
municipalité, etc.
À la fin de chaque classe, les
compteurs des succès
venaient, en camaraderie,
défendre les mérites de tel ou tel élève de leur équipe («
Untel, unetelle, madame, a
dit ceci ; a répondu cela ; nous a aidés,
etc. ») : exercice de l’esprit social
et non défense de soi égoïste et séductrice.
Le professeur pouvait réunir brièvement les responsables
du travail, pendant que les responsables de la coopération occupaient les
autres membres de l’équipe. Cette enseignante témoignait, après six mois
de son expérience, devant un séminaire de soixante-dix inspecteurs et
chefs d’établissement, de sa profonde surprise : sa classe était devenue
une petite société solidaire, marquée par l’assiduité au travail et les
progrès de tous les élèves. Chacun d’eux était reconnu par sa
responsabilité propre ; il existait et avait une place ; aucun n’était
marginalisé. Une autre de ses collègues avait fait une expérimentation
analogue, avec les mêmes résultats, dans une autre classe.
À Montpellier, un professeur principal angliciste a
organisé de façon imaginative et sagace, avec ses collègues, une classe de
vingt-six élèves de Sixième, suivant une attribution de rôles multiples,
répartis pour toutes les disciplines par discussion avec la classe.
Ces rôles étaient définis et proposés en termes de
responsabilité opératoire, comme dans l’exemple précédent, et non pas en
statuts. Il y eut ainsi, pour trois mois, un ou quelques responsables
effectifs : de la discipline ; de la sécurité ; du secrétariat ; du
tableau ; des armoires ; des craies et chiffons ; des entraîneurs de
garçons ou de filles ; un délégué aux hypothèses ; deux délégués aux
lectures de consignes ; deux gardiens du temps ; trois
détecteurs de talents
; une déléguée auprès de
l’administration ; un vérificateur de travaux; trois délégués à l’humour ;
un délégué à la relation avec les familles ; un délégué à la bonne tenue
du cartable ; un collectif de dessinateurs ; trois délégués au rangement
des classes ; un délégué au sport ; un porte-parole auprès des
professeurs.
Cet inventaire, qui n’est pas seulement à la Prévert, fut
ingénieusement complété par la constitution d’un réseau d’aide
téléphonique : seize élèves pouvaient être appelés pour répondre, par
rapport à huit disciplines (maths, français, espagnol, biologie, physique,
sport, dessin, anglais), aux demandes d’informations ou de soutien de tous
leurs camarades. La solidarité était instituée, au-dedans et au-dehors.
Une organisation analogue, avec quelques simplifications
et variantes, fut reprise l’année suivante en Cinquième, la classe ayant
conservé à peu près la même composition. Comme rôles nouveaux, on peut
noter un organisateur
du travail et un
donneur de parole,
mais surtout ceux de deux
délégués à la mémoire
profonde.
Ceux-ci, en accord avec les professeurs, avaient la
charge, dans le premier tiers de chaque cours et à un moment opportun, de
rappeler le temps, de mettre en évocation le cours précédent. Dans le
silence, chaque élève essayait de retrouver le contenu essentiel de
celui-ci. Puis, deux élèves, l’un après l’autre, exprimaient, à leur
façon, ce qu’ils se remémoraient, les autres rectifiaient ou complétaient
avec le professeur, puis le cours reprenait.
Ce principe de
révision
en continu s’est révélé fructueux : il
invitait ensuite chaque élève à évaluer (par une fiche trimestrielle
d’autoévaluation) la nature de son projet de travail, de ses préférences
d’application, et de ses modes de mémorisation.
Les évaluations (comparées par rapport à une classe
témoin), au terme des deux années, confirmaient l’homogénéité des progrès
effectués par l’ensemble des élèves et le moral élevé de leur groupe : on
avait pu constater, dans leur collège, leur participation active et
efficace à différents concours et activités, notamment dans le domaine des
sports.
Notons encore que, dans plusieurs académies, des
professeurs de classes de Troisième et de Sixième se sont entendus pour
confier, à des élèves volontaires de Troisième, des rôles de moniteurs de
leurs petits camarades de Sixième : en français et en mathématiques, sur
des notions et des exercices définis.
Dans tous les cas, les constatations ont été claires :
tous les élèves de Troisième étaient volontaires ; tous en retiraient le
sentiment qu’ils pouvaient apporter une aide réelle à de plus jeunes, et
donc qu’ils savaient et pourraient faire quelque chose ; les élèves de
Sixième se trouvaient aussi stimulés et valorisés par le rapport avec
leurs aînés ; enseignants et familles exprimaient leur satisfaction.
D’autres exemples de rôles d’entraide (entre élèves, d’une
même ou de classes différentes, de même ou de différents niveaux) ont été
rapportés à l’issue d’une étude entreprise à l’INRP. Leur grande variété,
notamment dans le premier degré, a fait l’objet d’une stimulante typologie
dans le rapport final de cette
recherche
(1).
Il convient d’évoquer également des répartitions de rôles
qui ont été mises en oeuvre à l’occasion de concours entre des classes,
des établissements ou des régions : notamment à l’occasion des Olympiades
de chimie dans les lycées, primées par les industries chimiques ; ou en
raison du défi
proposé par un secrétariat
d’État à l’enseignement technique.
Ce
défi a donné lieu dans des
lycées ou des collèges à des productions qui ont exigé des partages de
responsabilités afin d’assurer des fonctions de conception, de calcul, de
fabrication, de commercialisation, de documentation, de marketing et de
management, entre autres.
Parmi les réalisations primées par des jurys de
professionnels et de professeurs pour ce
défi,
on a pu voir un petit avion fabriqué par les élèves d’un lycée sous
l’impulsion de leurs professeurs, mais aussi la conception et la
commercialisation d’une
griffe pour une
collection de vêtements par les élèves d’une section d’éducation
spécialisée.
Il y eut aussi la vente en trois cents exemplaires d’un
badge avec clignotements commandés informatiquement et qu’avait produit
une classe de Cinquième : les uns avaient proposé des idées ; d’autres
avaient eu la responsabilité de dessiner ; d’autres encore avaient préparé
un petit programme informatique, cependant que les plus adroits
manuellement fabriquaient et que les plus délurés assuraient la publicité.
On retrouve enfin les activités canalisées pour la
réalisation d’un projet, notamment d’un Projet d’action éducative ou PAE,
qui ont poussé à des spécialisations responsables et complémentaires.
Aucun de ces exemples ne peut être proposé comme modèle à
reproduire obligatoirement : mais ils sont présentés comme testant la
multiplicité des attributions de rôles dont il convient, pour finir, de
décrire, avec quelques précautions d’usage, l’éventail des potentialités.
Précautions dans l’usage des rôles
Les rôles assumés par les élèves, dans l’organisation d’un
enseignement disciplinaire ou dans celui d’une classe et d’un
établissement, peuvent être désignés par l’expression de
responsable
d’une fonction ou opération définies.
On peut aussi recourir à des appellations imagées telles
qu’entraîneur, régisseur, gardien, pilote, hôtesse d’accueil, conducteur,
avocat, arbitre, greffier, témoin, expert, réalisateur, metteur en scène,
assistant, narrateur, etc. Celles-ci peuvent être prises dans divers
registres métaphoriques de la vie professionnelle : ceux des sports, des
transports, du monde judiciaire, du cinéma, de la formation, entre divers
autres.
Il est, en toute hypothèse, sage d’éviter des appellations
susceptibles d’encourager des comportements dominateurs ou de petite
gloriole ainsi que de provoquer des conflits inutiles. Ces remarques
invitent à une certaine imagination dans les dénominations et la
définition des rôles décrits. On peut, ceci posé, inventorier des rôles,
d’abord, dans le cadre de l’enseignement et de l’instruction proprement
dite : car on ne saurait limiter, comme on s’y résout trop habituellement,
les rôles aux seuls domaines de l’animation et des rapports extérieurs.
Dans cet esprit, Philippe Meirieu, pour expliciter
l’utilisation d’une situation-problème, a suggéré l’organisation qu’un
professeur d’histoire «
qui cherche à faire appréhender
par ses élèves l’enjeu politique représenté par le procès de
Louis XVI
»
(1),
peut mettre en oeuvre.
Il peut, par exemple, demander aux élèves de sa classe (ou
de plusieurs classes) «
de reconstituer, par groupes de
huit, les grandes étapes de celui-ci : au sein de chaque groupe, il
attribue à chaque élève, de manière aléatoire, une identité précise,
correspondant à un personnage historique ayant pris la parole au procès.
Par ailleurs, il met à la disposition des groupes, en un
seul exemplaire, une série de huit discours authentiques mais dont les
signatures ont été enlevées.
Il fournit aussi une abondante documentation et suggère
que, à la fin de chaque séance de travail, les trois élèves – ou plus –
ayant le même rôle se retrouvent quelques
minutes
»
(2).
«
On voit bien que, ici, le
produit sera secondaire et pourra, d’ailleurs, prendre des formes
différentes selon les capacités sur lesquelles les élèves auront été
regroupés : un groupe pourra réaliser un jeu scénique, un second une bande
dessinée, un troisième un scénario de film... L’essentiel est que chaque
élève trouve le texte correspondant à son personnage, comprenne la logique
qui l’anime et les enjeux des oppositions qu’il découvre ; l’essentiel est
que, à l’occasion de l’énigme à laquelle il est confronté et de la tâche
qu’il doit réaliser, il atteigne l’objectif fixé et qui, lui, fera l’objet
d’une évaluation
individuelle.
»(3)
Suivant une méthodologie analogue, une collègue,
professeur d’anglais dans un collège parisien, s’attache à préparer une
situation de réflexion personnelle pour chacun des élèves d’une classe. Il
s’agit de leur permettre d’apprécier individuellement le profil de
participation à la classe qui soit le plus approprié à leur tempérament :
en vue de les mettre en mesure de choisir chacun, de façon réfléchie, un
rôle, parmi plusieurs rôles correspondant au profil dans lequel il se
reconnaîtrait suffisamment.
L’enseignante, Micheline Flak, a donc préparé avant le
cours un inventaire détaillé de rôles multiples, mais elle a regroupé
ceux-ci par sous-ensembles numérotés convenant à des profils différents.
Pour chaque numéro de profil, elle a ensuite rédigé une
question suffisamment contrastée par rapport aux autres questions et en
rapport avec l’âge des élèves. Par exemple, l’enseignante a pu mettre en
noir sur blanc les questions :
n o
1 – Aimez-vous aider les autres, leur
apprendre quelque chose ?
n o
2 – Êtes-vous patient ?
n o
3 – Avez-vous le sens de l’humour ?
n o
4 – Aimez-vous le contact avec les
autres ?
n o
5 – Êtes-vous méthodique, bien
organisé ?
n o
6 – Êtes-vous facilement attentif à ce
qui se passe ?
n o
7 – Savez-vous rédiger rapidement ?
n o
8 – Êtes-vous habile à écrire et
dessiner ?
etc.
Cette préparation faite, le professeur explique posément
aux élèves que chaque personne est différente et a donc des qualités
différentes ; pour utiliser au profit de tous ces qualités ou ces
propensions à faire certaines choses, elle va proposer un questionnaire.
À partir des réponses individuelles, on pourra répartir
des rôles utiles au travail et à la vie de la classe. Le questionnaire est
distribué, les élèves répondant par
oui
ou par
non;
le dépouillement des réponses se fait oralement, question après question.
À ceux qui répondent affirmativement à l’une des
questions, elle proposera alors un des sous-ensembles de rôles qu’elle a
préparés. Par exemple, par rapport à la question n o
1, elle pourra proposer :
responsable du travail d’une équipe, entraîneur de la classe, conseiller
de camarades, spécialiste de la prononciation, expert en verbes
irréguliers, etc.
À la question n o
2, pourraient être proposés des
rôles de responsable de l’écoute des
timides,
infirmier
des malades, délégué au rangement de
la classe, gardien de la logique des raisonnements, et ainsi de suite.
Elle a pu ainsi discerner pour chaque question des rôles
adéquats ; un même rôle peut être pris par deux ou trois élèves ; les
formulations de rôles gagnent à être pittoresques ou imagées et les tâches
à remplir peuvent être précisées par des exemples concrets.
Une telle stratégie pédagogique anime la classe,
différencie et reconnaît chaque personnalité d’élève, diminue les aléas du
hasard ou des désignations d’office, accroît les consensus et la
coopération, évite que l’enseignant s’assigne toutes les tâches qu’il est
plus opportun de déléguer.
Reste bien sûr à définir avec sagacité la durée impartie
aux rôles et leur rotation possible entre les élèves ou leur
renouvellement périodique, à court ou long terme, en vue de
responsabiliser, à temps, les jeunes.
Notre but : responsabiliser les jeunes
Car nous nous dirigeons (et la loi d’orientation de 1989
le marque avec éclat) vers un enseignement qui mette en valeur le souci de
responsabiliser les jeunes, d’aider à ce que leur apprentissage soit
soutenu et non pas inerte ou sanctionné.
La vraie sanction recherchée est l’épanouissement de
chacun par l’insertion dans la réalité scolaire. Nos élèves ont à jouer
dans la société des rôles de plus en plus complexes ; on n’attend plus
d’eux qu’ils soient des agents inactifs ou passifs dans la vie
professionnelle qui les attend, mais des créateurs, des personnes
responsables.
Car même dans des emplois qui ne sont pas de direction, on
a un urgent besoin de gens attentifs, en ce que, pour chaque rôle moderne,
en chaque individu, il y a un
potentiel de catastrophe,
comme le dit notre collègue Ardoino.
J’ai connu personnellement le cas d’une raffinerie de
pétrole dans laquelle, une nuit, il y eut une rupture d’une conduite de
pétrole brut. Le seul ouvrier présent à ce moment-là dans la salle des
contrôles avait deux décisions à prendre : soit appeler l’équipe
d’intervention (et faire courir le risque que toute la raffinerie et les
alentours sautent pendant l’attente), soit arrêter la raffinerie. C’est ce
qu’il a fait en définitive. Cette solution a entraîné des pertes
économiques et financières importantes (une semaine sans production pour
une raffinerie qui produisait dix millions de tonnes de produits
pétroliers par an), des coûts notables de remise en fonctionnement (il a
fallu refroidir les fours, faire venir des centaines d’ouvriers
spécialisés et des ingénieurs du monde entier). Cette nuit-là il n’y avait
pas d’ingénieur en chef, de responsable de haut niveau qui puisse prendre
une décision d’une telle gravité. C’est un simple ouvrier qui a dû décider
à propos d’un sujet qui était largement au-dessus de sa mesure. Et il a
été cité en exemple et complimenté.
À l’opposé,Tchernobyl est là pour rappeler à quel point
des maladresses et des insouciances à certains niveaux d’exécution peuvent
provoquer des catastrophes véritables. Même pour des métiers où les gens
n’ont pas de statut social considérable, ils ont tous une responsabilité
de plus en plus lourde.
Nous vivons de la sorte, dans un univers social fait à la
fois d’extraordinaires facilités et de risques immenses. C’est un monde de
plus en plus contrasté, baroque, foisonnant, bizarre. Il est indispensable
d’y préparer, dès l’École, tous les jeunes.
Car, pour eux, la télévision ou le supermarché, c’est le
baroquisme rencontré. Et c’est l’effervescence, le foisonnement, la
richesse, la variété, la multiplicité, de même que la musique rock – il y
a le rock et le baroque ! – où les jeunes sont plongés...
C’est une vitalité qui est le signe de notre époque, avec
ses dangers bien sûr, mais avec ses aspects d’espérance : en forme de
corne d’abondance.
Alors, soyons prudemment
baroques, c’est-à-dire
organisons les choses de façon qu’au moins ce soit une forme (ou
corne
!) qui ressorte, un style qui essaie
de rétablir une mesure dans le foisonnement.
À cet effet, conjurant la monotonie et l’ennui ou le
découragement, il importe d’équilibrer des rôles, de réguler une richesse
dans les interactions entre les personnes
(1),
et, par conséquent, d’organiser de façon équilibrée des groupes de travail
pour les jeunes dans les établissements scolaires où ils passent au moins
une quinzaine d’années de leur complexe existence. C’est à quoi il faut
nous attacher, sans tarder.
|
(1) Voir A. de Peretti,
Organiser des formations,
Hachette Éducation, Paris, 1991.
(1) Voir l’ouvrage publié par la Confemen, Conférence des
ministres de l’Éducation d’Afrique :
Répertoire méthodologique sur
les techniques d’organisation et d’enseignement dans les grands groupes,
Dakar, 1991.
(2) Un colloque international a permis de constater la
fertilité des modes pédagogiques de grands groupes (juin 1986, au Centre
international d’études pédagogiques à Sèvres). Ultérieurement, un congrès de
l’Association des professeurs de français d’Afrique et de l’océan Indien a
été consacré à leur mise en oeuvre.
(3) La théorie et l’ampleur des gammes de travail en groupes
ont été présentées par nos soins dans un ouvrage publié par l’Unesco en
1977, in
:
Les Techniques de groupe dans
la formation, collection «
Études et documents d’éducation », no 24. Des fiches d’application pratique
dans les classes ont été éditées par la revue
Les Amis de Sèvres,
organe du Centre
international d’études pédagogiques. On
trouvera également des tableaux : de modalités multiples de mises en
sous-groupes ; de travaux en petits groupes ; et de mises en commun des
travaux de sous-groupes, dans mon ouvrage
Les Points d’appui de
l’enseignant, INRP, Paris,
1983. Plus généralement, on pourra consulter notre ouvrage
Organiser des formations,
Hachette Éducation, Paris, 1991, ainsi que
Techniques pour communiquer,
Hachette Éducation, Paris, 1999. Également,
Encyclopédie de l’évaluation en
formation et en éducation,
ESF, Paris, 1999.
(1) L. Legrand,
Pour un collège démocratique,
op. cit.,
p. 157.
(2) L. Legrand.
La Différenciation pédagogique,
op. cit.,
p. 157.
(3) P. Meirieu,
Le Choix d’éduquer,
ESF, Paris, 1991, p. 189. Cet auteur rappelle : «
Nous désignons par “éthique”
l’interrogation d’un sujet sur la finalité de ses actes. Interrogation qui
le place d’emblée devant la question de l’Autre
», p. 11. De sorte que, pour
l’enseignant, « le choix
éthique est de tous les lieux et de tous les instants
», p. 190.
(1) Op.
cit., pp. 154 et 155. «
Le sursis à l’acte est
le temps de la réflexion, celui donc de l’intelligence.
»
(2) L. Legrand, op.
cit., p. 163.
(1) N. Leselbaum
et al.,
Autonomie et
auto-évaluation, Paris,
Économica, 1982.
(2) A. de Peretti,
Organiser des formations,
Hachette Éducation, Paris, 1991.
(1) L. Legrand,
op. cit.,
p. 163.
(1) F. Cros, « Le développement intellectuel des élèves de
Sixième », in
:
L’Orientation scolaire et
professionnelle, 1985 : «
Le caractère
globalisant, statique des résultats des tests fournit une image à un temps t
de la population scolaire et il n’en découle pas de façon quasi automatique
certaines actions pédagogiques. L’enseignant ne peut faire l’économie
d’observations fines des comportements scolaires des élèves...
»
(2) L. Legrand, Pour
un collège démocratique,
op. cit.,
p. 47.
(1) A. de La Garanderie,
Pédagogie des moyens
d’apprendre, Centurion,
Paris, 1982 : « Les
modes d’emploi auxquels nous pensons sont ceux qu’utilise l’élève pour se
rendre attentif, pour réfléchir, pour mémoriser. Nous estimons qu’il existe
des gestes mentaux pédagogiques dont le bon usage procure le succès à
l’élève. Nous pensons que ces gestes mentaux pédagogiques sont au nombre de
trois, qu’on doit considérer comme fondamentaux :
– le geste d’attention par lequel le message pédagogique est
accueilli par l’élève ;
– le geste de réflexion par lequel ce message est assimilé
et devient opérationnel ;
– le geste de mémoire par lequel le message est rendu
disponible pour l’avenir. »
(2) Voir l’ouvrage solide d’Albert Moyne,
La Relation d’aide en éducation,
Fleurus, Paris, 1982.
|
28
Organisation et variété de groupements d’élèves
Les chapitres précédents ont rappelé l’importance des
phénomènes affectifs ou conflictuels qui sont consécutifs à la répartition
d’élèves dans des classes ou des groupes de tailles multiples, ainsi que
l’opportunité de les réguler suivant la médiation de structures de rôles
accordés aux finalités imparties à l’école.
Il reste à explorer les capacités offertes pour
l’enseignement et l’apprentissage par la variété des tailles de
groupements où peuvent être réunis les élèves : avant d’étudier quelle
pourrait être leur combinaison ou architecture possible, au plan des
performances scolaires et des attentes sociales.
Il est commode, à ce sujet, de reprendre la classification
d’Anzieu et Martin différenciant des
grands
groupes, des groupes
larges,
des groupes étendus
ou
moyens,
et enfin les petits
groupes.
Les
grands groupes
Un exposé magistral à une ou plusieurs voix ne nécessite
pas un groupe restreint ; il peut être prononcé devant un grand groupe de
cinquante, cent individus, si ce n’est plus encore. De même, un film ou
une vidéo d’information, un montage audiovisuel, une démonstration
expérimentale, la présentation d’une exposition fixant des connaissances
ou apportant des informations, un débat entre enseignants, la réalisation
d’un concours sportif, la représentation d’une oeuvre théâtrale
s’accommodent très évidemment de groupes étendus : ils en bénéficient
même.
Le très grand groupe ou l’assemblée sont en effet propices
à cette part de vécu collectif intense et de théâtralité qui ne peut être
omise dans la situation éducative pas plus que dans la vie.
Mais le grand nombre de présents appelle une préparation
soignée et une régie
vigilante, sur lesquelles peuvent se partager ou non les membres
d’une équipe professorale.
Déjà, avant comme après 1968, des réunions de plusieurs
classes permettaient d’échanger des réflexions sur des thèmes historique,
esthétique ou philosophique, éventuellement préparés en petits groupes ou
en classes. Dans un cas, deux émissions par la télévision scolaire, d’une
demi-heure, avaient servi de support, deux semaines de suite, pour amorcer
le dialogue entre les professeurs et les élèves sur une durée de trois
heures, qu’on m’avait demandé d’animer.
Le sujet proposé, l’amour,
aux trois registres du langage journalistique et banal, littéraire, et
philosophique, donna lieu à une richesse d’expression entre les élèves et
à des apports approfondis de la part des professeurs de philosophie. On en
parla plus de quinze jours dans la ville de Saint-Germain, et d’anciennes
élèves du lycée Claude-Debussy s’en souvenaient encore quinze ans plus
tard.
De même, à Paris, le thème choisi dans deux lycées par
quatre ou cinq classes de philosophie,
le sens de la vie,
fut abordé à partir d’un texte photocopié, distribué à chacun des cent
vingt ou cent cinquante élèves.
Ce texte proposait quatorze citations en rapport avec le
thème (sans le nom des auteurs, pour éviter des phénomènes de préférence
ou de rejet idéologiques) ; chaque élève devait indiquer sur une feuille
les trois citations qu’il appréciait le plus, et les trois citations qu’il
repoussait absolument. Ces choix individuels étaient dépouillés
collectivement, colonne par colonne, pour chacune des citations, suivant
les techniques du
Q-sort (1).
Se dégageaient alors, par ce tri, des choix positifs en
consensus ou des rejets plus ou moins majoritaires par rapport auxquels
chacun pouvait situer sa position et la défendre ou l’expliciter cependant
que des positions conflictuelles pouvaient apparaître sur certaines
citations appelant des analyses approfondies et des compléments théoriques
ou critiques, notamment à propos des auteurs des citations.
On peut rappeler, plus récemment, le recours à de grands
groupes pour des enseignements à la Santé ou à la Sécurité avec des
conférences d’experts, entraînant des échanges.
Dans le cadre
magistral,
l’enseignant peut assouvir, avec efficacité pour les élèves et rendement
pour lui et les institutions, son goût (narcissique ?) pour l’exposition
de son savoir et l’expression de ses talents.
Et il n’y a pas lieu ici de sélectionner les
auditeurs
pour assurer une homogénéité, la
richesse des différences convenant naturellement à la réceptivité
conviviale d’un grand
groupe(1).
Le cadre du grand groupe peut aussi donner lieu à des
modes spécifiques de pédagogie animée : où l’enseignant invite les élèves
à reprendre des énonciations en choeur, avec lui, à haute voix, ou par des
gestes, une sorte de mime symbolique facilitant la mémorisation de mots ou
d’énoncés, comme on le voit pratiquer encore actuellement, avec une
efficacité certaine, dans certains pays en voie de
développement(
2).
On aurait tort, nous l’avons dit, de tenir en dédain de
telles formes pédagogiques. Le père Jousse avait, au premier quart du
XXe
siècle, montré l’importance d’une
action didactique fondée sur une mise en rythme des corps et des pensers.
Plus près de nous, l’enseignement en grand groupe ou en
amphithéâtre est susceptible d’être modulé et rendu attractif par le
recours à des techniques de consultation sur place ou de sondage. Bien des
procédures ont été mises au point avec succès, distribuant avec vivacité
les rôles d’intervieweurs et d’interviewés au sein du grand groupe, et
utilisant ou non des supports matériels et symboliques : tableaux de
papier ; photographies choisies et présentées pour un
photolangage
;
blasons expliquant
des conceptions ou des concepts avec leurs caractéristiques et leurs
questions ; emploi d’objets-relais pour inciter la curiosité et
l’investigation, silencieuse ou par messages écrits, voire réactions
orales ; distribution de documents denses mais brefs, présentant des
données, des schémas ou des figures, des tableaux, des suites de
questions, des reproductions connues ou inédites, sinon
insolites, etc.
(3)
Il peut y avoir l’institution de rôles d’observateurs et
d’interpellateurs ou de
réacteurs subjectifs confiés à des membres du grand groupe ; ou
la discussion d’un échantillon d’élèves appelés à faire un panel avec le
professeur devant leurs camarades.
Il n’était pas inutile d’esquisser la gamme étendue des
possibilités méthodologiques et pédagogiques qui peuvent être mises en
oeuvre dans un grand groupe, et auxquelles les enseignants doivent avoir
été exercés en formation initiale ou continue.
Même pour des utilisations plus traditionnelles, il existe
déjà de multiples modalités : allant de la conférence générale et du cours
avec prise de notes jusqu’au cours dicté, à l’exposé-discussion, à la
présentation successive de thèses brèves immédiatement suivies d’échanges
ou d’exercices, à l’envoi d’élèves au tableau pour compléter ou commenter,
sinon expliquer, des éléments théoriques présentés par l’enseignant.
Le grand groupe, qui a été autrefois la règle dans
l’enseignement, semble n’avoir persisté, traditionnellement que dans
l’enseignement supérieur. Il mérite, avec toutes les variantes, d’être
restauré, au moins à certains moments, ainsi qu’avec des supports et des
rôles adéquats, dans les enseignements primaire et surtout secondaire.
Notons enfin qu’une partie de la fonction de documentation
peut aussi être assurée dans un grand groupe. Une autre partie, toutefois,
exige d’autres dimensions, comme il en sera question plus loin.
Les groupes
larges
ou groupes d’ancrage
En ce qui concerne les relations du professeur avec les
élèves ou celles des élèves entre eux, au sein d’une classe ou d’un
groupement de base, on a pu voir dans les références présentées ci-dessus
l’opportunité de groupes moyens, qualifiés de
larges par Anzieu
et Martin : ni trop grands, ni trop réduits, entre vingt-cinq et
trente-quatre élèves en moyenne, voire, pour des élèves plus mûrs (ou dans
certaines étapes de leur développement), entre quarante et cinquante
élèves, comme cela est fréquent en Terminale ou en classe préparatoire,
mais peut être aussi valable pour d’autres classes, à certaines
conditions.
Ces groupes ont une consistance suffisante pour offrir des
virtualités d’équilibre aux échanges comme aux identifications
réciproques, aussi bien au maître qu’aux élèves ou étudiants. Leur volume
les dote de mécanismes notables d’autorégulation. L’hétérogénéité des
individus peut garantir des chances de complémentarité entre les
participations et les rôles, mais aussi d’apprentissage des différences,
indispensable à la socialisation et à l’exercice présent et ultérieur de
la démocratie.
Un tel groupe est qualifié par Louis Legrand de «
groupe
d’ancrage»
(1),
auquel celui-ci proposait de consacrer au moins la moitié des horaires
d’enseignement. Les élèves peuvent s’y sentir en confort par la
considération d’une taille sécurisante : ils peuvent s’y sentir ancrés
solidement au sein de l’établissement, face à la masse des autres élèves.
Ces groupes larges se prêtent à des activités
d’explication pour des notions théoriques ou pratiques, grâce à des
interventions d’élèves pilotes ou suivant les apports de rôles
d’instruction tels qu’on les a précédemment évoqués.
«
L’hétérogénéité n’est plus un obstacle ici,
constate Louis Legrand,
bien mieux, elle est
indispensable dans la mesure où elle seule permet d’offrir le milieu de
discussion nécessaire au progrès individuel. À moins de s’en tenir à
l’acquisition verbale de résumés
incompris...
»
(2)
Ces groupes peuvent également permettre l’expression des
différences entre les élèves et favoriser les interventions élucidantes et
les incitations éthiques de l’enseignant : dans la mesure où, en
collectivité, « le fait de
penser les savoirs en référence à des problèmes, d’intégrer dans
l’enseignement la réflexion sur les conditions de leur transfert, d’aider
chacun à découvrir ses stratégies d’apprentissage représente un pas
décisif pour aller vers une éducation véritablement
émancipatrice
»
(3).
Ils rendent possible une
animation qui vitalise la vie scolaire.
Ils constituent, d’autre part, un lieu d’émulation
modérée, complémentarisée par des rôles d’animation et de coopération.
L’entraide pédagogique entre les élèves peut, en effet, y être instituée
avec profit.
Les pratiques de correction modèle des devoirs et des
épreuves peuvent y trouver place, ainsi que des moments de coévaluation
confiée aux élèves pour qu’ils apprennent en commun les exigences ajustées
à des objectifs pédagogiques.
Ceux-ci peuvent être exposés et rappelés à tous, en même
temps que sont réalisées les modalités de préparation des activités qui
seront effectuées dans d’autres formes de groupements plus réduits, sur
place ou ailleurs : lesquels peuvent également donner occasion à des mises
en commun et à des comparaisons au sein des groupes.
Les groupes larges établissent une balance entre des vécus
conviviaux de grands groupes et des activités performantes mais plus
spécialisées de petits groupes. Ils permettent de donner une chance à des
activités de conseil,
prônées à juste titre, pour des plus jeunes et des moins jeunes, par les
tenants de la pédagogie institutionnelle, sous réserve de conjurer des
dérives de type fusionnel, comme le remarque Philippe
Meirieu
(1).
Ils constituent un lieu spécifique pour la perception des
interactions entre les élèves et pour la préparation de ceux-ci à des
groupements homogénéisés sur certains critères et à des activités de
laboratoires ou d’ateliers déterminés.
Ils conviennent à tous les enseignements «
où la construction conceptuelle
peut être plus
syncrétique
»
(2)
que seulement séquentielle et
linéaire. Ils peuvent aussi faciliter des enseignements
interdisciplinaires.
L’ampleur suffisante de ces groupes et leur hétérogénéité
autorisent enfin l’organisation sur place de sous-groupes ou d’équipes. On
se souvient de l’exemple proposé expérimentalement par Gérard Poirier, aux
États-Unis. En France, depuis les années 1970, l’Inspection générale avait
soutenu la diffusion du « travail autonome » d’équipes de quelques élèves,
de deux à quatre en moyenne, au sein d’une classe ou de la jonction de
deux classes, en présence de l’enseignant qui reste personne ressource et
organisateur.
Cette forme d’étude en équipe s’est développée aussi bien
pour des disciplines littéraires que scientifiques. Elle permet une
formation à l’auto-évaluation dans la mesure où les objectifs et les
critères de réussite sont précisés aux élèves (éventuellement après
discussion).
On peut citer la stratégie d’un professeur en Première A,
traitant de façon magistrale le programme de chimie, mais faisant
travailler celui de physique en équipes d’un travail autonome
organisé
(1).
Les équipes peuvent être composées par affinités ou par
d’autres voies. Elles peuvent choisir leurs thèmes de recherche dans le
cadre d’une étude commune à la classe, ou se voir répartir ces thèmes,
après discussion. Elles peuvent avoir pris ou se voir fixer des objectifs
diversifiés et des techniques d’étude variées. Nous avons fait un
recensement de la pluralité large des techniques utilisables dans notre
ouvrage Organiser des
formations
(2).
La mise en commun éventuelle des travaux accomplis par les
équipes peut s’effectuer de façon classique par des rapporteurs. Elle peut
aussi se dérouler en nouveaux petits groupes interéquipes composés chacun
d’un représentant de chaque équipe.
Les groupes
moyens
ou groupes homogènes
Quelles que soient les possibilités offertes par les
groupes larges ou d’ancrage, les études et recherches mondiales que nous
avons mentionnées nous ont indiqué la nécessité de ne pas renfermer les
élèves dans une seule forme de groupement.
Il importe donc d’étudier les groupes de taille moindre,
tels que ceux obtenus par la pratique du
dédoublement des
groupes larges, à laquelle tiennent à juste titre la plupart des
enseignants. Ce fut son interdiction momentanée qui fonda essentiellement
les critiques et les résistances à la réforme Haby créant les collèges
différenciés, avec une forme unique de division réunissant vingt-quatre
élèves au plus. Leur pratique, en revanche, a été prescrite dès 1992 pour
des séquences d’enseignement par
modules. Ces groupes
étendus, au sens
où l’emploient Anzieu et Martin, peuvent contenir la moitié des effectifs
des groupes larges, soit entre quinze et dix-huit élèves (ou entre vingt
et vingt-quatre).
La partition des groupes larges se justifie par le projet
de réduire leur hétérogénéité. Mais quel critère de tri, pour quelle
homogénéité, peut-on dès lors mettre en évidence en vue de répartir les
élèves ?
Il est possible, parmi les différences scolairement
observables, de discerner les différences de tempérament ou de préférence
d’activité : ces différences justifieraient la conduite de méthodes
pédagogiques appropriées. On constituera alors des
groupes de méthodes.
Il est opportun, en contrepartie, de tenir compte, à
certains moments, des stades dans la maîtrise des savoirs auxquels les
élèves sont différentiellement parvenus pour une discipline définie : ces
stades différents incitent en conséquence à distribuer les élèves dans des
groupes de niveau-matière
ou, plus précisément, de
besoins (voir Meirieu), en vue de progresser à partir des
stades réels déjà atteints.
Les groupes de
méthode peuvent être diversifiés en ce qu’ils peuvent être
plus spécialement centrés sur des exercices d’oral, ou bien d’écrit, sur
des travaux de compréhension et d’approfondissement ou bien sur des
objectifs de mémorisation, sur le développement du raisonnement et le
maniement de concepts, ou encore sur la mise en oeuvre d’aptitudes
motrices et sensorielles dans des opérations et activités de laboratoire.
Ces groupes ont des dimensions propices pour assurer la
cinquième fonction, dévolue à l’École, de
disposition technique
d’exercices et de travaux dirigés.
Ils sont donc nécessaires pour les travaux en laboratoire (notamment de
langues, d’étude documentaire, mais aussi de sciences naturelles, ou de
manipulations en physique et chimie). Ils sont également idoines pour les
tâches de fabrication et, par suite, pour la fonction de production et de
création : dépouillement d’une documentation, rédaction de notes de
synthèse, production d’un journal scolaire, réalisation d’enquêtes,
exécution d’un projet d’action éducative, mais encore production de
didacticiels ou de films, de vidéos ou même d’émissions de radio (scolaire
ou locale).
En ce qui concerne les groupes de
niveau-matière
(ou
setting
en terme anglo-saxon), ils sont
constitués en fonction «
des niveaux de performance dans
des matières dites “fondamentales”, et de façon plus justifiée, dans
celles où la construction rationnelle linéaire impose une progression
synthétique rigoureuse : les mathématiques et la partie grammaticale des
langues
»
(1).
Mais Legrand rappelle que de tels groupes ne doivent
concerner qu’une partie de l’horaire d’une matière. Car, si en théorie
l’affectation des individus ne devrait y être que temporaire (le passage
d’un groupe de niveau plus faible à un groupe de niveau plus élevé devant
être possible), en fait, pour de multiples raisons et inerties, la
composition des groupes-niveaux demeure fixe. Or on sait l’incertitude sur
la détermination des niveaux, par des performances scolaires ou à partir
de tests
psychologiques
(1).
Il y aurait donc des risques d’injustice et de filières
prématurées pour nombre d’élèves qui seraient placés de façon définitive
dans des groupes de niveau-matière qui ne correspondraient pas à leurs
aptitudes et à leurs connaissances réelles.
Les groupes homogénéisés, de dimension moyenne, peuvent
encore être composés sur des caractéristiques apparentes (de sexe, d’âge,
de développement physique, de profils d’apprentissage, d’origines
socioculturelles, entre autres) ; ils peuvent être constitués à partir
d’une sélection caractérologique des élèves (mêmes formules caractéro-
anthropologiques ou formules complémentaires), ou suivant des tests
sociométriques (assurant les compatibilités optimales).
Ils peuvent être formés pour répondre à des besoins (ou à
des désirs) différentiels, dégagés au sein des groupes larges ou
diagnostiqués à partir de plus petits groupes dont il faut maintenant
étudier les propriétés.
Les
petits groupes
La fonction de conseil méthodologique et celle de
stimulation au travail personnel appellent, pour leur mise en oeuvre
correcte, des rapports très proches entre un enseignant et des élèves, en
petit nombre, qui peuvent se sentir confiants et qui peuvent se répondre
dans un dialogue pédagogique,
selon le titre d’un ouvrage d’Antoine de La Garanderie.
Il s’agit, dans cette perspective, d’un
groupe restreint
de trois à douze ou treize élèves, pour lesquels aucune contrainte
d’homogénéité n’est utile. Car les dimensions restreintes permettent une «
prise en charge de tous les
problèmes que l’élève peut
rencontrer
»
(2).
Il convient, dans son cadre,
d’explorer les difficultés personnelles que celui-ci ressent, d’éclairer
les obstacles qu’il trouve dans tout son travail, et pas seulement sur une
discipline donnée. Aussi bien l’aide
individualisée, instituée
en fin du siècle pour les mathématiques et le français, s’effectue dans un
petit groupe de huit élèves au plus.
C’est, au fait, une étude réfléchie de la méthode propre
de travail de chacun qui doit être explicitée, en vue d’aider chaque élève
à prendre conscience de ses «
gestes
mentaux
»
(1),
de la gestion
de ses évocations mentales, des
modes pratiques de son activité de mémorisation ou de résolution de
problèmes et des perfectionnements qu’il peut leur apporter.
C’est encore dans ces groupes restreints que certains
problèmes psychologiques pourront obtenir la part d’aide qu’ils appellent,
même si ces groupes de conseil méthodologique, ou (comme les a dénommés
Louis Legrand à partir du terme international
tutoring)
de tutorat,
ne sont en aucun cas des groupes d’adoption
ou de
direction de conscience,
ainsi que des esprits tendancieux avaient voulu les caractériser
faussement(
2).
Même si d’autres institutions doivent intervenir, l’institution scolaire
ne peut se dérober à la fonction de prise en charge des problèmes de ses
jeunes, conduite avec bon sens et précaution.
Les récents
Travaux personnels encadrés
(TPE), dans le même sens,
fonctionnent deux heures par semaine et en petits groupes de trois à
quatre élèves, préparant aux méthodes de travail de l’enseignement
supérieur. Dans le cadre d’un groupe restreint, ou même d’un groupement
plus réduit, peut aussi se parfaire le déroulement de la fonction
documentaire amorcée dans les groupes larges.
Le travail peut y être effectué en équipe de communication
tranquille, dans un centre documentaire et d’information ou bien dans une
bibliothèque (interne ou externe à l’établissement).
De même, des réflexions sur les orientations à prendre et
les cursus à choisir gagnent à s’effectuer dans un groupe de petite
taille, auquel des moyens technologiques peuvent être opératoirement
affectés, notamment l’informatique.
De toute façon, la participation des élèves à de petits
groupes ne peut effacer ou remplacer leur insertion dans d’autres formes
de groupements. Aucune forme, non plus, ne peut prétendre tout résoudre ou
tout remplacer.
Pour une organisation équilibrée
Toutes les formes de groupements d’élèves sont solidaires
les unes des autres : elles doivent être conçues et conduites de façon à
s’étayer et à se compléter, selon une approximation suffisante, afin de
tenir compte des multiples phénomènes de groupe et des besoins
individuels, mais aussi des contraintes institutionnelles explicitées dans
les fonctions à remplir et dans les réglementations instituées.
Comme on peut le pressentir, c’est donc un dosage adéquat
de participation de chaque élève à de grands groupes, à des groupes
larges, à des groupes moyens, à des groupes restreints et à de petits
groupes qui peut permettre d’assurer, dans les meilleures conditions, la
mise en oeuvre de toutes les fonctions corrélatives aux finalités propres
de l’École. Il faut faire confiance aux enseignants, dûment alertés en
séminaires de formation, pour entreprendre et assurer ce dosage.
Sans doute n’avons-nous pas encore traité des modes de
contrôle appropriés à chaque taille et à chaque composition de groupement
: mais la fonction d’évaluation est transversale à chacun des groupes,
même si elle doit être synthétisée dans des moments et des organes
spécifiques (conseil de professeurs ? conseil de classe ? examens blancs
ou réels ? etc.).
Et il nous faudra la reprendre, dans sa totalité, au plan
des institutions scolaire et universitaire, pour étudier sa capacité de
sélection et d’orientation ou de certification.
De même, nous n’avons pas non plus défini des conditions
concrètes d’application de la fonction de médiation avec le monde interne
des autres groupements d’élèves comme avec l’environnement extérieur,
dévolue à l’École.
Mais c’est que cette fonction demande, au-delà des
habitudes de classes et d’enseignants isolés et cloisonnés, l’organisation
générale par projet concerté et défini d’un établissement donné en
sous-ensembles d’élèves confiés à des équipes relativement complètes
d’enseignants en état d’assurer la plupart des enseignements.
Comme l’explicite encore Louis Legrand, après des
expérimentations évaluées avec précision, «
l’expérience prouve qu’un
ensemble de soixante-quinze à cent élèves pris en charge par un ensemble
de dix à vingt professeurs constitue une unité d’organisation favorable à
la souplesse de fragmentation désirable en vue de répondre aux diverses
fonctions
pédagogiques
»
(1).
Et il y a bien des façons de concevoir et de réaliser ces sous ensembles.
Mais c’est alors, pour l’organisation spécifique à un
établissement, que doivent être abordés non seulement le problème des
groupements d’élèves et d’équipes d’enseignants, notamment selon un
projet, mais aussi celui des durées et des contenus d’enseignement ainsi
que la question des méthodes d’apprentissage et des didactiques
équilibrées dans un projet institutionnel. Ce sera l’objet de notre
prochain chapitre.
|
(1) Voir notre ouvrage,
Les Contradictions de la
culture et de la pédagogie,
Épi, Paris, 1969, pp. 188
et sq.
(1) J.-F. Lyotard,
La Condition post-moderne,
Minuit, Paris, p. 29.
(1) P. Ricoeur, interview dans
Le Monde de l’Éducation,
« Les philosophes de l’éducation », juillet-août 1985, p. 16. Voir G.
Avanzini, L’École d’hier
à demain, Erès,Toulouse,
1991, p. 47, le chapitre 3 : «
Des finalités toujours
introuvables ». L’auteur
décrit l’opposition de six courants antagonistes. «
Un courant républicain
d’inspiration rationaliste : un courant de type à la fois laïciste et
positiviste, sinon scientiste ; un courant d’orientation technocratique ; un
courant marxiste ;un courant humaniste traditionnel :un courant
personnaliste.» Nous
retrouvons certaines composantes de notre imbroglio. Mais si on peut
convenir avec l’auteur que «
la divergence des finalités
s’est accentuée », il est
possible d’être moins pessimiste que lui (dont la thèse est de mettre en
évidence un immobilisme permanent et inébranlable, qu’il cherche à prouver,
sur quelque trente ans) et de modérer sa généralisation. «
Partout s’étendent la haine,
l’intolérance et, tout spécialement, l’impérialisme de certains
» (p. 60). Pourtant...
(2) Cité par M. Ferguson,
in
:
Les Enfants du verseau,
Calmann-Lévy, Paris, 1981, p. 273.
(1) A.Wellmer, « Dialectique de la modernité »,
Cahiers de philosophie,
Lille, p. 105.
(1) D. Hameline,
Le Domestique et l’Affranchi,
éd. Ouvrières, Paris, 1977, p. 31.
(1) M.Yourcenar,
Mémoires d’Hadrien,
« La Pléiade », Gallimard, Paris, 1951, p. 317.
(1) Rapport du
Collège de France au chef de l’État, La Documentation
française,Paris, 1985. Il a pu sembler que Pierre Bourdieu aurait oublié ses
propres conclusions en l’an 2000 !
(2) J’ai dégagé ce principe dans une théorie de
dialectisation des structures et des actions, comme synthèse pratique à une
thèse de «
continuité-interaction » rectifiée par une hypothèse d’«
économie dans la formalisation
ou la conceptualisation », elle-même régulée par la synthèse d’un
principe de « pluralité
harmonique » : « Il
n’est possible de correspondre à la variation, continue ou inattendue, des
besoins et des finalités individuels ou collectifs, que par le développement
et l’invention de pluralités de formes et moyens expérimentaux, de
complexité croissante, répertoriés selon les conséquences, organisés de
façon comparative »,
in : Énergétique
personnelle et sociale, p. 390.
(1) J. Basile,
L’Homme, cet imprévu, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1986,
p. 118. Cet auteur donne, comme approximation de démonstration ou plutôt «
application élémentaire
» pour cette loi, l’exemple d’un ensemble à somme constante, où le
produit des termes est maximal quand les termes sont égaux.
(1) Cité dans
Le Monde du 15 mars 1984 par Roger Quillot, p. 2.
(2) Alain,
Propos sur l’éducation, Richer, Paris, 1953, p. 90.
(3) Ibid.,
p. 86.
(4) Ibid.,
p. 87.
(5) Ibid.,
p. 92.
(6) A. Jacquard,
Éloge de la différence, Seuil, Paris, p. 206. Dans cette même
page, l’auteur ajoute : « “Si
je diffère de toi, loin de te léser, je t’augmente”, Saint-Exupéry – Lettre
à un otage. Cette évidence, tous nos réflexes la nient. Notre besoin
superficiel de confort intellectuel nous pousse à tout ramener à des types
et à juger selon la conformité aux types : mais la richesse est dans la
différence. » Également, p. 188 : «
Constater que deux objets ne
sont pas égaux n’entraîne que l’un est supérieur à l’autre que si ces objets
sont des nombres ; dans tous les autres cas, on peut seulement affirmer
qu’ils sont différents. »
(7) J. Bernard, « Chaque homme unique, irremplaçable »,
in :
Enjeux de la fin du siècle,
DDB, Paris, 1986, pp. 21 et 22.
(1) A. Husti,
Temps mobile,
INRP, Paris, 1985, p. 9.
(1)
Ibid.
(2)
Ibid., la citation finale est
empruntée à I. Prigogine et I. Stengers,
in
:
La Nouvelle Alliance,
op. cit.,
p. 28.
(3) F. Hoffet,
Psychanalyse de l’Alsace,
Alsatia, Strasbourg, 1951, p. 183.
(4) Ibid.
(1) H. Bergson,
L’Évolution créatrice,Alcan,
Paris, 1909, p. 369, cité par Aniko Husti,
op. cit.,
p. 34.
(1) A. Husti,
op. cit.,
p. 16.
(2) G. Bachelard, La
Dialectique de la durée, PUF,
Paris, 1972, p. 37.
(1) On pourra consulter notre inventaire général, «
Organisation de l’enseignement et structuration différenciée des groupements
d’élèves », dans le no 244-245 des
Cahiers pédagogiques,
mai-juin 1985, pp. 6 à 15.Voir également A. Husti,
Temps mobile,
INRP, Paris, 1985; L. Legrand,
La Différenciation pédagogique,
éd. du Scarabée, Paris, 1986; P. Meirieu,
L’École,mode d’emploi,
ESF, Paris, 1985; Vers
de nouvelles organisations au collège,MAFPEN,
Strasbourg, 1985; « L’organisation du temps scolaire »,
in
:
Administration et Éducation,
AFAE, Paris, no 30, 1986, et plus récemment le chapitre sur les « structures
» de l’excellent ouvrage
Pédagogie différenciée, d’Halina
Przesmycki, Hachette Éducation. pp. 153 à 155.
(2) A. Husti, La
Dynamique du temps scolaire,
Hachette Éducation, Paris, 1999.
(1) J.-P.Obin et F. Cros,
Le Projet d’établissement,
Hachette Éducation, Paris, 1991, p. 36.
(1) Voir l’ouvrage
Enseigner en modules de
Françoise Clerc, préface de Christian Forestier, Hachette Éducation, Paris,
1992.
(1) Voir le Dossier de
presse du ministère de
l’Éducation nationale et de la Culture présentant la rentrée scolaire 1992,
p. 28.
(1) Claude Pair, Faut-il
réorganiser l’Éducation nationale ?,
Hachette Éducation, Paris, 1998, p. 137. Voir p. 62 : «
L’attribution aux
établissements secondaires de moyens pédagogiques sous la forme d’une
“dotation horaire globale” (DHG) a constitué un progrès important dans la
reconnaissance de leur autonomie. C’est ensuite à l’établissement qu’il
revient de transformer les heures en postes. Cependant, quand on interroge
les établissements sur la marge de manoeuvre dont ils disposent dans ce
cadre, ils ne savent pas répondre, pas plus d’ailleurs que les inspecteurs
d’académie ou les recteurs. » |
29
Architecture de l’enseignement et antinomies à contenir
Quelles qu’en soient les difficultés, une organisation
souple mais rationnelle et différenciée des établissements scolaires et
universitaires, mais aussi de toute notre institution d’éducation,
s’impose désormais à nous.
Une architecture de l’enseignement
Il ne s’agit plus de nous contenter d’une structure plate,
sans relief, juxtaposant de façon statique sinon inerte ou archaïque des
groupements d’élèves et des enseignants plus ou moins esseulés, ou
hiérarchisant des strates de compétences séparées. Mais il importe, comme
nous y convie l’examen des données et des problématiques exposées dans les
chapitres précédents, de procéder à l’étude de ce que le doyen Géminard
appelait l’ architecture
sociale et dynamique de
notre système d’enseignement.
En contrepoint des croissances quantitatives, nous sommes
placés, en effet, devant l’urgence d’un développement ou vitalisation et
affinement de l’organisation pédagogique et méthodologique de nos
institutions.
L’aménagement qualitatif de celles-ci appelle des mesures
qui établissent une «
architecture de groupes évolutifs et multiples
accordée à une
architecture des temps et des
rythmes
»
(1)
comme à une
architecture des rôles,
et qui soient adaptées aux différents acteurs du système éducatif.
Ces
architectures, qui
supposent un équilibre dynamique des tensions opposées, doivent être, bien
évidemment, compatibles avec les
découpages du savoir et les
définitions institutionnelles des contenus d’apprentissage,
mais aussi avec l’évolution de la société et celle des connaissances.
Mais quels principes peuvent inspirer et modeler ces
architectures et ces découpages, recomposant leur unité vive et assurant
une cohérence à l’ensemble des modalités d’enseignement et d’étude, ainsi
qu’un style significatif à chacune d’entre elles, en conséquence des
partis
pris (et non des
partis pris
!) ?
Il n’est plus possible de continuer à produire, en hâte et
en l’absence d’un corps équilibré de critères de choix et de composition,
des suites de mesures se superposant en désordre les unes aux autres ou,
souvent, abandonnées avant même que leur application se soit stabilisée,
selon notre propension au
tango
ou à l’oscillation entre le tout ou
rien (si cher à nos immortels
deux nigauds).
Il n’est plus supportable d’osciller entre des conceptions
affirmées ou masquées, tantôt tournées vers l’accroissement d’un
enseignement élitiste et tantôt persévérant dans le développement d’une
éducation de masse, troublée par nos dérives identitaires. Il y va de la
crédibilité et, il faut bien en parler, de la progression et de la
rentabilité de notre système éducatif.
Car on ne peut aucunement rompre avec la double nécessité
d’assurer des élites et d’ élever
les masses, dont
l’interaction est, d’autre part, puissamment stimulante.
Et il est temps, face à l’enjeu de la complexité
postindustrielle ou postmoderne, de transformer notre inclination à
l’imbroglio en une recherche d’équilibre raisonnée entre nos tendances (ou
emportements?) au conflit : ne cédant plus à «
une pensée par oppositions qui
ne correspond pas aux modes vivaces du savoir
postmoderne
»
(1),
selon les termes de
Jean-François Lyotard.
Les antinomies incontournables
L’erreur à ne pas commettre serait, en effet, de traiter
les problèmes de l’éducation et de l’enseignement comme si on pouvait
absolument en éliminer les antinomies, les contradictions, les paradoxes,
c’est-à-dire les tensions ou les conflits.
Tout d’abord, comme l’expose Paul Ricoeur, «
nous ne vivons plus dans un
consensus global de valeurs...
Nous évoluons dans une
société pluraliste, religieusement, politiquement, moralement,
philosophiquement, où chacun n’a que la force de sa parole
». Et le philosophe du
Conflit des interprétations
constate qu’il importe,
pour l’éducateur, de «
préparer les gens à entrer dans cet univers
problématique, à s’orienter dans
des situations conflictuelles, à maîtriser avec courage un certain nombre
d’antinomies
»
(1).
En ce temps où les tenants des
idéologies d’exclusion réciproques ont été obligés à fléchir le genou ou
baisser la tête (comme le fier Sicambre !), mais où ils tentent de se
redresser vindicativement, il nous faut, en effet, prendre acte de
l’impossibilité d’imposer la primauté de la visée d’aucun pôle de
structuration à satisfaire exclusivement, qu’il soit celui de la
société
ou celui de l’individu,
celui de l’économie
(et de la civilisation
matérielle) ou même celui de la
culture
(et de la
science).
Il ne s’agit plus de les opposer ou d’en exclure certains
mais de les mettre tous en relation, en tension, fût-elle conflictuelle ou
apparaîtrait elle chargée d’antinomies.
« Les opposés
– constate en effet Koplowitz –
qui avaient été considérés
comme séparés et distincts sont perçus comme interdépendants. La
causalité, qu’on pensait linéaire, est vue désormais comme pénétrant
l’univers, reliant ensemble tous les
événements. »
(2)
On ne peut oublier, il est vrai, à quoi a pu conduire, ou
conduirait, l’accentuation excessive d’un seul ou de deux seuls de ces
quatre pôles dans l’organisation sociale et que le
graphe no
10
(ci-après) peut, en quelque
approximation métaphorique évoquer, au profit des esprits réfléchis !
Polarisations et idéologies d’exclusion
Si la prise en considération du pôle de la société excède
le palier de l’unité et de l’État, elle peut, s’éloignant des autres
pôles, s’enfoncer
diagonalement vers les
nationalismes et, au-delà, comme on l’a trop vu, vers le totalitarisme et
l’intégrisme (excluant donc toute attention portée à l’individu, ou aussi
bien à l’économie et à la culture).
De même, si la référence des contraintes économiques
dépasse le palier de la civilisation matérielle, elle peut effacer la
préoccupation des besoins et attentes légitimes de la société, des
individus et de la culture, régressant alors vers un capitalisme sans
frein et, au-delà, vers la technocratie et l’hégémonie du marché ou de la
spéculation. On en voit crûment le risque.

Aussi bien, le dépassement de la personnalisation peut
pousser à un dandysme, puis vers un égotisme amer ou un anarchisme plus ou
moins radical, cependant que le débordement de la culture générale au-delà
des rationalismes peut faire basculer vers un pseudo-encyclopédisme, puis
vers quelque esthétisme ou hyperspécialisation.
Mais, complémentairement, la prédominance exclusive des
pôles conjoints de la société et de l’économie («
soviets
+
électricité
», disait Lénine) inclina au
marxisme-léninisme, celle des pôles prioritaires de l’économie et de la
culture adossa au libéralisme, cependant qu’un tribalisme a pu boucler le
couplage société-individus en s’éloignant des autres pôles, et qu’un repli
derrière les pôles individus culture enfermait dans l’idéalisme plus ou
moins utopique.
Le graphe n o
10 laisse vide le carré central
où s’équilibreraient les pôles ; et des flèches symbolisent l’éloignement
du centre d’équilibre ainsi que des pôles non référés, selon l’emballement
des idéologies.
Humanisme et tensions
On peut voir se retourner ces mouvements centrifuges,
quand se défont les idéologies et qu’apparaît «
la rupture de la raison
totalisante » avec le «
congé donné aux grands
récits », assure Albrecht
Wellmer(1).
Il faut prévoir dans ces conditions un rapprochement et une mise en
dialectique des tendances, comme le suggère par ses doubles flèches le
schéma du
graphe no
11 (p. 325)
qui répond à l’humanisme
pluraliste et conflictuel esquissé par Paul Ricoeur.

Les antinomies de l’enseignement et de l’éducation
Dans la perspective d’un tel univers problématique, tissé
d’antinomies (si nous en tirons les conséquences au cadre de
l’enseignement), pas plus que nous ne pouvons disjoindre les rôles
multiples incombant aux enseignants, nous ne pouvons prétendre séparer
pour les jeunes individualités, dans nos établissements, éducation et
instruction, non plus qu’apprentissage et acculturation sociale.
Et, de même, nous ne pouvons trouver de solution radicale
( finale
?) pour défaire les couples,
étroitement soudés, de conduites antagonistes telles que mémorisation et
compréhension, apprentissage de méthodologies et acquisition de
connaissances, autrement dit, rigueur de pensée et richesse d’imagination,
intégration de théories et approfondissement de pratiques.
On ne saurait non plus dissoudre les liens nécessaires
entre l’épanouissement sensible des individus et le développement de leur
outillage conceptuel et technique, non plus qu’entre l’élaboration
progressive d’un projet personnel de vie et la préparation d’une insertion
professionnelle satisfaisante.
Il faut donc reconnaître l’inconfortable situation, même
si la formulation en est durcie, de «
l’éducation scolaire entre
domestication et affranchissement
» dont s’avise avec verdeur Daniel
Hameline(1).
Plus généralement, on ne saurait trancher absolument,
entre humanisme et ajustement à la technologie, entre développement de
capacités relationnelles et mise à jour d’ excellences
techniques, c’est à- dire
encore entre culture générale et savoirs socialisés, entre rôles et
tâches, entre contraintes nécessaires et
mises en responsabilité
ou entre normalisation des
comportements et personnalisation soutenue, comme le suggère le
graphe no
12.
On ne peut pas davantage choisir entre s’occuper de ceux
qui réussissent aisément dans leurs cursus scolaire, universitaire et
professionnel ou se centrer uniquement sur ceux qui piétinent, tâtonnent
et sont placés en situation d’échec.

Ce graphe situe entre chacun des quatre pôles (l’individu,
la société, la civilisation matérielle, enfin la culture et la science),
mais aussi, en chacun d’eux, des tensions représentées par une double
flèche comme dans une équation « réversible » entre des visées
indissociables et cependant antagonistes sinon contradictoires (par
exemple, la visée de normaliser suffisamment les comportements des
individus pour les rendre sociables et la visée d’assurer la spécificité,
l’originalité de leur personnalisation distincte et de leurs
communications propres).
Il n’est pas loisible, non plus, d’incriminer les
enseignants en général ni les autres acteurs du système, en raison des
imperfections, des déconvenues, des ratés dans les opérations d’une
démocratisation irréversible, incontournable mais difficile.
Il ne faudrait cependant pas confondre la recherche des
voies d’un égal épanouissement pour chaque individu et les contraintes
excessives d’une démarche identitaire.
Car il faut bien convenir, au sein des tensions multiples
entre ces visées antagonistes, d’un principe pragmatique d’ajustement aux
différences entre les individus, tels qu’ils sont, en nous gardant de ce
que Marguerite Yourcenar appelle «
notre grande erreur
[qui]
est d’essayer d’obtenir de
chacun en particulier les vertus qu’il n’a pas, et de négliger de cultiver
celles qu’il
possède
»
(1).
C’est ce que nous conte un apologue, transmis par le
professeur Jean-Marie de Kételé, pour illustrer les risques réducteurs qui
peuvent résulter, dans l’enseignement, d’une vision trop uniformisante de
ses visées.
Les animaux malades de l’École
« Un
jour, les animaux décidèrent de faire quelque chose pour résoudre les
problèmes du monde moderne. Ils organisèrent donc des élections, et un
ours, un blaireau et un castor furent désignés membres de la Commission
d’enseignement. Un hérisson fut engagé comme professeur. Le programme
consistait à courir, grimper, nager et voler et, afin de faciliter
l’enseignement, on décida que toutes ces disciplines seraient
obligatoires.
Le canard battait tout le monde à la nage, même son
professeur, mais il était très médiocre quand il s’agissait de voler et
complètement nul à la course. C’était là en fait un si mauvais élève qu’on
décida de lui donner des leçons particulières : il devait donc courir
pendant que les autres allaient nager. Cet entraînement meurtrit tellement
ses pieds palmés qu’il obtint à peine la moyenne à l’examen de natation.
L’écureuil grimpait mieux que quiconque, avait toujours la
meilleure note en escalade : 18/20.Voler, par contre, lui déplaisait
profondément, car le professeur exigeait qu’il saute du haut de la colline
alors que lui préférait s’élancer de la cime des arbres. Il se surmena
tant qu’au bout d’un certain temps il n’obtint que 8 en escalade et 6 à la
course.
L’aigle était une forte tête que l’on punissait très
souvent. Il éclipsait tous les autres quand il fallait grimper aux arbres
mais ne voulait utiliser que sa propre méthode. On décida donc de le
mettre dans une classe d’observation.
Le lapin était tout d’abord le champion de la course à
pied, mais les heures supplémentaires qu’on lui fit faire à la piscine
finirent par lui donner une dépression nerveuse.
À la fin de l’année scolaire, une anguille prodige,
médaille d’or de natation et qui savait aussi grimper, courir et même
voler un peu, obtint la meilleure moyenne dans toutes les disciplines.
Elle fut donc désignée pour prononcer le discours de fin d’année lors de
la distribution des prix.
Creuser des galeries ne figurant pas au programme
scolaire, la taupe ne put aller en classe. Elle n’eut donc d’autre choix
que d’envoyer ses enfants en apprentissage chez le blaireau. Plus tard,
ils s’associèrent avec les sangliers pour fonder une école privée, et
celle-ci eut beaucoup de succès.
Mais l’École qui était censée résoudre les problèmes du
monde moderne dut fermer ses portes, au grand soulagement de tous les
animaux de laforêt. »
Ce conte moral, s’il prête à sourire, invite cependant à
quelque vigilance sur les risques d’un enseignement trop uniformisé, selon
un réglage, identitaire pour chaque élève, des tensions entre les visées
d’excellence, d’entraînement et d’apprentissage des savoirs ou d’insertion
pratique.
Unité et pluralisme
C’est à une alerte analogue que nous conviait, dans un
autre mode, le message solennel du Collège de France dans un rapport remis
en 1985 au chef de l’État.
Rejetant déjà, et pour l’avenir, les dogmatismes et «
le langage
apocalyptique qui cherche ses boucs émissaires dans le corps enseignant ou
ses organes représentatifs
», les maîtres de la plus haute institution scientifique du pays nous ont
invités à « concilier
l’universalisme inhérent à la pensée scientifique et le relativisme
qu’enseignent les sciences humaines attentives à la pluralité des modes de
vie, des sagesses et des sensibilités culturelles
».
L’organisation concrète des enseignements dans les
établissements doit correspondre, «
pour une éducation
ininterrompue et alternée
», à des principes pluralistes et contrastés.
Ceux-ci, en effet, enjoignent de concilier des mesures
d’assouplissement des structures, d’élargissement des perspectives,
d’allégement des connaissances périmées ou inutiles et, par suite, de
différenciation des enseignements, avec des précautions et des procédures
d’« unification des
savoirs transmis », ainsi
que par des voies d’«
ouverture dans et par l’autonomie
».
Il s’agit donc de concevoir et de conduire l’organisation
d’ensemble du système d’éducation et d’instruction comme celle de chaque
établissement, en établissant la «
diversification des formes
d’excellence », la «
multiplication des chances
» pour les élèves ou
étudiants, mais aussi en réalisant «
l’unité dans et par le
pluralisme
»
(1).
Il s’agit donc d’un principe de différenciation unifiante
(et non identifiante) ou de «
pluralité
harmonique
»
(2),
qui respecte l’égalité des personnes dans l’accession à des cheminements
différents, mais qui assure à chacune le plus grand développement, le
meilleur accroissement de leur réalisation. Il est opportun de constater
la pertinence de ce principe et de ses conséquences avec des lois de la
théorie systémique.
Celle-ci montre que le maximum de potentialité obtenu par
un système, composé d’éléments régis par des variables, est atteint quand
les gradients (c’est-à-dire les accroissements) de ces variables sont tous
égaux(1).
Une autre loi nous rappelle la nécessité d’assurer une
consistance suffisante, dans sa différence même, à chaque élément d’un
système, pour qu’il résiste à la pression croissante des interactions qui
le relient à tous les autres éléments, dans le développement continu de sa
complexité.
À défaut de cette consistance, ne serait-ce que pour
quelques sous-ensembles d’éléments, le système risque déchirures ou
implosion, moindre stabilité ou platitude.
Il n’est donc pas question d’obtenir la réduction (ou
l’accession) à l’identité de tous les individus présents et
variables
dans le système éducatif : il s’agit,
essentiellement, d’assurer à chacun une égale possibilité de croissance,
d’évolution, à partir de ce qu’il est, différentiellement, par rapport aux
autres. Et cela vaut pour les élèves mais aussi pour les enseignants,
comme pour tous les autres acteurs de ce système, et même pour les
institutions.
Égalité et élites
En ce qui concerne les individus, il est éclairant de
rapprocher ces réflexions de l’une des
Notes d’Allemagne,
rédigées à Buchenwald le 23 février 1945, par Léon Blum : «
J’ai toujours considéré que
l’égalité était le respect égal de la variété et les formules de l’égalité
sont non pas “tous à la toise” ou “tous dans le même sac” mais à “chacun à
sa place” et
chacun “à son dû”. Ainsi les élites dégagées par la sélection, pour la
direction, l’organisation, le commandement, ne risqueront pas de devenir
des
aristocraties...
»
(1)
Car les différences permettent
les complémentarités nécessaires. Leur considération renvoie dos à dos des
prétendants de l’élitisme ou de l’identitarisme à tout crin.
On peut associer à cette vue fondée sur le
respect égal de la variété
quelques-uns des paradoxes
du philosophe Alain qui entendait que l’éducation et l’enseignement
développent « non pas
la vertu du voisin, dont il n’a que faire, mais sa vertu à lui, de même
couleur que ses cheveux et de
même pli
»
(2),
tout en prétendant que «
la même méthode est bonne
pour tous, quoique tous soient
différents
»
(3),
et que «
la commune culture fait fleurir
les
différences
»
(4).
L’auteur des
Propos
ajoutait : «
Il y a longtemps que je suis las
d’entendre dire que l’un est intelligent et
l’autre non.
»
(5)
Ces allégations peuvent s’entendre des élèves mais aussi
des professeurs et de leurs formations ou de leurs modalités
professionnelles.
Il y a plus dans les potentiels
existants
que dans les réalisations qui les
utilisent. C’est ce que nous rappelle Albert Jacquard : «
Il s’agit de reconnaître que
l’autre nous est précieux dans la mesure où il nous est dissemblable. Et
ce n’est pas là une morale quelconque résultant d’une option gratuite ou
d’une religion révélée, c’est directement la leçon que nous donne la
génétique.
» (6)
Également, en hématologue, le professeur Jean Bernard
assure : « Chaque
homme est un être unique, irremplaçable
», précisant : «
1 – Entre les hommes, il n’y a
pas inégalité mais différence ; 2 – Le métissage est
avantageux.
»
(7)
Pour ce qui tient aux institutions, la
reconnaissance des différences réelles entre les individus qu’elles
réunissent impose aussi l’acceptation d’une diversité irréductible et d’un
relativisme dans les consensus à rechercher.
Car, comme le proposait Christian Beullac, alors ministre
de l’Éducation, dans un numéro de
Futuribles daté
d’octobre 1979 : « Le fameux
théorème d’impossibilité de Kenneth Arrow ruine à jamais l’idée qu’une
décision, et à plus forte raison une institution, puisse harmoniser dans
une attitude d’adhésion les diverses préférences du groupe. Mais il est
possible de moduler une action de formation en fonction des environnements
; on rejoint là une des orientations nouvelles de la société industrielle
qui, sortie de la production standardisée, cherche de nouveaux débouchés
et des voies d’expansion, au besoin individualisés.
»
Modulations, ajustées à l’environnement,
individualisations, et non plus standardisation réductrice pour les
préférences et les visées : l’impératif d’une différenciation des formes
d’enseignements reparaît au coeur des institutions, régulée toutefois par
la voie d’une organisation souple, équilibrante et progressive, et si l’on
peut dire,
architecturante par projets, articulant les durées et les
groupements.
Emplois du temps rigides et durées monotones
En fait, plusieurs processus viennent contrarier ce qui
aurait pu être le développement, naturellement différencié, des
institutions, et notamment des établissements scolaires.
Car leur structure est rendue monotone et rigide non
seulement par la fixité des formes de groupements des élèves, conformément
à l’analyse que nous avons faite, mais elle est aussi bloquée,
centralement, par une standardisation bureaucratique des
emplois du temps
et des durées d’enseignement. Sur ces points, le mythe identitaire envahit
encore l’espace des conceptions, détruisant toute logique
organisationnelle.
Et ce mythe vient aussi réfréner les possibilités
d’initiative et d’innovation, ou même d’authenticité, chez les
enseignants.
Comme le remarque Aniko Husti au terme de longues et
pénétrantes recherches, dans tous les établissements scolaires (et parfois
dans les organismes universitaires), «
l’organisation du temps s’est
cristallisée autour d’un seul modèle fondé sur les principes de
morcellement et d’identité : l’heure de cours est la durée unique pour
enseigner aussi bien le français que les mathématiques, que ce soit au
niveau du collège ou du lycée, pour les élèves de dix ans comme pour ceux
de
dix-huit ans
»
(1).
Bien plus, «
la répétition des heures de cours et des semaines invariables aboutit à
une structure fixée d’avance pour une année et figée dans
l’immobilité
»
(1).
La durée identique d’une heure, la formule identique d’un
emploi du temps répété sans adaptation au long d’une année paraissent
s’imposer absolument : on ne tient compte ni des différences dans les
âges, dans les matières, dans les moments de la journée ou du trimestre ;
ni des différences dans les tailles des groupements; ni de la diversité
des élèves ; ni de la variation dans les besoins pédagogiques qui peuvent
apparaître inopinément ; ni même des modalités contrastées nécessaires au
développement des processus d’enseignement ou d’apprentissage.
Alors que la pensée scientifique et même les conceptions
organisationnelles dans les entreprises s’éloignent «
définitivement du mécanisme,
du déterminisme, de l’idée des structures invariables
», l’organisation des études est
bridée dans le cadre d’une construction mécaniste qui «
répond encore aujourd’hui au
concept newtonien où le temps est conçu comme absolu, vrai et
mathématique
»
(2).
Y aurait-il quelque fatalité dans ce type de structure
inerte, fruit d’un dérisoire rêve jacobin ? L’habitude ? Ou l’alignement
identitaire du service de chaque enseignant déterminé en un nombre
d’heures de présence directe d’enseignement devant les élèves (ne
définissant pas leur charge réelle de travail !) et qui est appliqué à
l’emploi du temps morcelé des élèves, pour des commodités bureaucratiques
(les imprimés VS – vie scolaire – servant à vérifier que soient remplies
les obligations de service) ?
Ou ne serait-ce une conséquence de la perception
fantasmatique d’une durée univoque, ou nécessaire et suffisante, par
rapport à une quantité d’informations et de savoirs soumise à l’attention,
réputée identiquement limitée, que pourraient soutenir sans faiblir des
élèves de tous âges et en toute activité d’enseignement quelle qu’elle
soit ?
Il y a, sans doute, une tentation culturelle française
vers quelque uniformité rigide (ou jacobine ?) dont Frédéric Hoffet nous
dit, à l’occasion d’une
Psychanalyse de l’Alsace, qu’elle «
constitue un véritable vice dans
la pensée démocratique
française
»
(3).
Cet auteur ose ajouter que «
le Français n’a pas de
respect pour
le réel
»
(4).
On se souvient de la remarque
d’Amiel. Pourtant...
Variété et durée
Au plan du réel, justement, des recherches patientes et
multiples, des expérimentations contrôlées montrent l’étonnante plasticité
des durées d’étude, d’apprentissage et d’enseignement.
L’alternance de séquences plus longues et de durées plus
courtes peut rythmer de façon quasi biologique les activités
intellectuelles et techniques : temps forts et temps faibles en
enseignement rappellent, dans leur articulation, les battements de la vie
comme aussi l’ïambe fondamental de toute poésie. Les durées brèves
permettent une activité intense, scandée. Les durées plus longues
favorisent une succession variée d’activités multiples et différenciées.
À l’expérience, ces durées consistantes font vérifier les
propositions de Bergson dans
L’Évolution créatrice : «
Plus nous approfondirons la
nature du temps, plus nous comprendrons que la durée signifie invention,
création de formes, élaboration continue de l’absolument
nouveau.
»
(1)
On a longtemps cru, il est vrai, introduire une variété
dans la vie scolaire en plaçant, dans les
horaires, une
succession de cours brefs en rupture les uns par rapport aux autres :
provoquant des changements rapides de discipline, de professeur, de salle,
de livres, de référence, d’exigences pédagogiques.
Rarement, il a été question de mesurer ce que cette
multiplication de changements eux-mêmes, à raison de cinq, six ou sept
fois par journée scolaire, engendrait comme succession de stress, de
rupture chez les élèves (avec, à chaque fois, des décharges de
corticostéroïdes dans leurs jeunes organismes, comme cela est apparu au
cours des recherches médico-pédagogiques au collège des Rousses).
Identité des durées et monotonie
On n’a pas davantage pris conscience que, plus fortement
que les changements de
signifiés disciplinaires, c’est la répétition uniforme et
obsessionnelle d’un signifiant horaire identique qui devait engendrer la
monotonie et, par suite, l’ennui, unanimement reconnu par les enseignants
et les acteurs du système éducatif.
Comme l’analyse Aniko Husti : «
Mobiliser l’élève pour une
matière qui ne l’intéresse pas forcément est déjà difficile, mais soutenir
cet intérêt dis-
persé par un cours nouveau toutes les heures apparaît comme une tâche
ardue.
»
(1)
Comment se fait-il qu’on ait pu
ignorer à ce point la psychologie scolaire ?
Pas plus qu’il ne saurait y avoir d’utilité à organiser
des groupements d’élèves fixes et uniques, il n’y a intérêt à s’en tenir à
des durées identiques, qu’elles soient de quarante-cinq minutes, de
cinquante minutes ou d’une heure.
On conçoit également qu’un groupement de taille plus
grande pourrait bénéficier de durées parfois brèves, mais également
profiterait de durées allongées. Celles-ci permettraient successivement
des activités de groupe, des modalités de travail autonome et des
recherches documentaires, ainsi que la réalisation d’enquêtes ou
d’expositions, l’étude d’un film ou la participation à un spectacle.
Même pour des groupes moins larges, une durée longue peut
permettre des inflexions vers des modalités pédagogiques variées, au lieu
de ruptures et de morcellements incessants.
Gaston Bachelard nous a opportunément rappelé qu’il existe
« un rapport inverse
entre la longueur psychologique d’un temps et sa plénitude. Plus un temps
est meublé, plus il paraît
court
»
(2).
Les durées longues rendent également possibles des
articulations de concepts, des enchaînements ; elles assurent aussi des
gains de temps en économisant les délais de mise en place répétés et les
raccords aux cours précédents.
Une
architecture des temps
est possible
Il est rassurant de constater que, à l’issue des
recherches entamées depuis plus de vingt ans, de nombreuses et très
ingénieuses solutions ont été, dans différentes régions, expérimentées et
mises au point au sein d’établissements de toute nature, afin de
diversifier, d’assouplir et d’articuler dynamiquement les structures
temporelles de l’enseignement.
C’est un tableau d’une grande richesse qu’on peut composer
avec toutes ces innovations, aussi bien administratives que pédagogiques,
qui ont été favorisées et soutenues, dans la plupart des cas, par les
directions ministérielles, les corps d’inspection et l’appui de chercheurs
ou des mouvements pédagogiques.
Sans entrer dans des descriptions opératoires trop
approfondies, qu’il est possible de consulter dans le cadre d’ouvrages ou
de revues spécialisées
(1),
on peut néanmoins esquisser quelques traits des organisations adoptées, en
vue d’encourager une architecture nouvelle et souple des temps. On en
trouvera une présentation, approfondie et opératoire dans le lumineux
ouvrage qu’Aniko Husti a publié, en 1999, sous le titre
La Dynamique du temps
scolaire. Aucun chef
d’établissement, aucun formateur, aucun enseignant ne devraient ignorer
une telle somme pratique, dont l’approfondissement devrait faire l’objet
de séminaires en formation initiale et
continue
(2).
Sans en résumer la richesse, rappelons que, dans le cadre des emplois du
temps les plus habituels, une variabilité des durées (certaines brèves,
certaines longues) a pu être diversement assurée au cours de la semaine,
pour une ou plusieurs disciplines, à la demande des professeurs.
Dans d’autres cas, une large plage de temps disponible est
banalisée
chaque semaine ou une fois par mois : elle donne la possibilité aux
enseignants, suivant leurs visées pédagogiques et les besoins de leurs
classes, de disposer d’une durée nouvelle ou d’allonger leurs séances
propres. Souvent, en exception à l’application de l’emploi du temps
hebdomadaire, une semaine entière est consacrée à une seule discipline
pour certains élèves, au cours d’un trimestre ou de l’année.
Des professeurs de disciplines à horaires hebdomadaires
réduits (telles que la musique, les arts plastiques, les sciences
naturelles, la physique, l’histoire-géographie, les enseignements
technologiques) ont pu regrouper leurs horaires une semaine sur deux afin
d’avoir des durées plus larges.
Également, en vue de réaliser des séances
interdisciplinaires, certains enseignants de disciplines différentes, dont
les cours se succèdent avec une même classe, ont pu réunir les heures,
pour intervenir en commun (ou successivement mais sur le même thème).
Enfin, l’emploi du temps peut combiner, dans certaines
disciplines, pour un même ensemble d’élèves, des durées consacrées à des
classes à effectifs larges et d’autres données à des groupements plus
restreints mais donc en plus grand nombre. Ou bien encore, des durées
moindres sont imparties à des groupes larges d’élèves considérés comme
forts, et des durées renforcées à des groupes réduits d’élèves en
difficulté.
Toujours dans le cadre d’un emploi du temps hebdomadaire
standard, des solutions multiples ont été adaptées en vue d’obtenir des
horaires souples, en fonction des besoins.
Si, par exemple, deux professeurs enseignent à deux
classes qu’ils animent l’un après l’autre pendant une heure ou deux, ils
peuvent se mettre d’accord pour garder chacun l’une des deux classes
durant deux, trois ou quatre heures, de temps à autre, en fonction des
besoins pédagogiques. On parlera alors d’horaires
centrés.
Plus généralement, des modules de temps, regroupant chaque
semaine les horaires de plusieurs enseignants de matières différentes, ont
été insérés dans l’emploi du temps : cette
globalisation
laisse aux enseignants la responsabilité de gérer en commun leur
capitalisation
d’heures, et, selon des opportunités techniques, de disposer de durées
variées d’enseignement.
De même, pour un ensemble de classes de même niveau (par
exemple, des classes de Sixième), une même plage horaire peut être
réservée chaque semaine pour des épreuves écrites de contrôle, communes ou
distinctes, dont l’encadrement peut être confié à du personnel de
surveillance, ou à un seul professeur.
Pendant cette heure, les professeurs peuvent soit se
concerter, soit se consacrer à de petits groupes d’élèves d’un autre
niveau pour une séance de conseil méthodologique ou un enseignement, soit
encore, et s’ils sont de même discipline, utiliser les heures
économisées par
eux, pour constituer, sur une partie de l’horaire disciplinaire, des
groupements dédoublés
pour les élèves des classes
concernées, celles de Sixième par exemple. Une autre solution a souvent
consisté à confier une demijournée par semaine à l’initiative d’une équipe
de professeurs.
Mais les emplois du temps peuvent être construits sur un
nombre de jours supérieur à la semaine, par exemple sur une quinzaine,
comme cela a été largement expérimenté et comme cela fut recommandé par
des circulaires ministérielles.
Dans ce cas de figure, certains enseignants peuvent
conserver une répartition identique de leurs heures de service chaque
semaine, cependant que d’autres peuvent demander des durées variées de
leurs séances de travail, d’une semaine à l’autre.
Par exemple, certains professeurs enseignent au long d’une
première semaine suivant une série discontinue de cours brefs d’une heure
ou moins, pour une pédagogie de préparation ou de consolidation ; en
seconde semaine, ils peuvent conduire une ou plusieurs séances continues
(aux pauses près) de trois ou quatre heures, afin de mettre en oeuvre une
pédagogie de l’immersion
ou, selon une formule
explicitée par l’Inspection générale, une pédagogie d’attaque.
Comme le précise, en effet, une note du 18 juin 1979 de
l’Inspection, « on
appelle “pédagogie d’attaque” celle qu’on peut mettre en oeuvre pour
aborder une notion nouvelle, sans rapport avec ce qui précède et qui,
souvent, exigeant plus de temps, gagnerait à se développer en une seule
séquence, sans rupture... En revanche, une notion bien présentée n’a
souvent besoin, pour être consolidée, que de retours, d’exercices
d’application variés ou de contrôles qui gagnent à être brefs même s’il y
a lieu de les répéter chaque semaine ou chaque quinzaine, pendant un
trimestre ou même pendant toute l’année
».
Une autre solution revient à différencier les quantités
d’heures d’enseignement consacrées à une discipline d’une semaine à
l’autre. Des professeurs enseignent dans une classe suivant un service
hebdomadaire allégé ou bien renforcé, d’une semaine à l’autre, avec
l’inverse pour une autre classe : par exemple, pour un service
hebdomadaire de quatre heures, deux heures une semaine puis six heures la
semaine suivante ; ou bien trois heures puis cinq heures.
L’emploi du temps par quinzaine comporte, dans certains
établissements, le contraste d’une semaine à dominante scientifique,
précédée et suivie d’une semaine à dominante littéraire.
Parfois, aussi, les durées des fins de semaine ont été
modulées, tantôt courtes, tantôt plus longues (permettant, entre autres,
la libération d’un samedi sur deux).
Architectures plus amples
Au-delà de la quinzaine, des formules d’architecture
diversifiée des horaires ont été réalisées avec succès sur trois semaines
ou même encore davantage, en toute stabilité administrative et en donnant
satisfaction aux professeurs comme aux élèves. Car toutes ces formules, en
doublant ou multipliant le nombre de cases horaires, accroissent la
variété des solutions ouvertes aux choix pédagogiques ou même personnels
des professeurs.
La dissymétrie structurelle dans la répartition des durées
ou dans celle des disciplines permet, d’autre part, à chaque semaine,
d’apparaître dès son début comme différente de la précédente et donc
nouvelle pour les élèves : les risques de monotonie sont ainsi corrigés.
On sait l’importance de ces risques et leurs poids sur le
rejet de la vie scolaire et des études par des élèves de plus en plus
nombreux : l’ennui naquit un jour de l’uniformité !
Des solutions plus complètes ont fréquemment utilisé une
modulation des horaires sur des durées encore plus étendues, en sorte que
les nombres d’heures consacrées hebdomadairement à des disciplines
puissent varier de façon adéquate en fonction de la période de l’année ou
pour assurer la cohérence entre les progressions de divers enseignements.
Ainsi, des horaires de physique ont été allégés en cours
d’année dans une classe jusqu’à ce que, en cours de mathématiques, les
notions indispensables à la compréhension des grandeurs et des phénomènes
physiques aient été étudiées : ils seront alors renforcés.
Également, dans des classes de Sixième, les élèves
reçoivent, au premier trimestre de l’année scolaire, un enseignement
intensif en français pour compenser certains retards, en utilisant des
heures de langues vivantes qui seront récupérées au deuxième trimestre
pour un apprentissage à son tour intensif des langues vivantes.
Souvent, dans de nombreux établissements, des voyages
d’études sont organisés à l’étranger, bénéficiant alors d’une semaine,
d’une quinzaine ou d’un mois (notamment pour des classes de neige, des
classes de mer, ou des classes vertes).
L’intérêt et la variété de ces initiatives pédagogiques
appellent leur insertion réfléchie dans la vie scolaire des établissements
et leur architecture des temps. Il y va d’une
organisation méthodique
concertée, des enseignements et des processus d’apprentissage,
mais aussi des activités culturelles : explicitée modestement mais
clairement pour les familles, les élèves et les collègues dans la forme
d’un projet d’établissement.
Les projets d’établissement
Déjà, d’une façon plus complète encore que les diverses
structurations que nous venons d’esquisser, des établissements ont pu
mettre sur pied des organisations temporelles plus originales, fondées sur
des projets pédagogiques particuliers.
Mais le principe de tels projets, inscrit dans la loi
d’orientation du 10 juillet 1989, est devenu obligatoire pour tous les
établissements du premier et du second degré : ils doivent préciser des
objectifs et des structures spécifiques, débordant la simple organisation
des temps.
Jean-Pierre Obin et Françoise Cros, dans un important
ouvrage consacré à ces projets, indiquent que les experts de la Commission
du Plan, présidée par Jacques de Chalendar, envisageraient quant à eux
quatre fonctions régulatrices des projets d’établissement :
– fédération
des projets et des actions, pour étayer des efforts qui trop
souvent s’ignorent ;
–
mobilisation autour d’une identité, faire de la diversité
originale un atout pour renforcer les points forts et traiter les points
faibles ;
– négociation,
par le projet entre les acteurs ainsi qu’avec l’environnement et la
tutelle ;
–
planification, pour programmer des efforts et maîtriser le
changement au lieu de le
subir
(1).
Le principe du projet entérine une variété certaine des
organisations scolaires, selon les choix responsables qui sont possibles.
Il faut espérer le développement persévérant de ses applications. Notons
qu’il peut concerner l’ensemble des enseignants mais aussi les
particularités des choix de quelques-uns d’entre eux. Il peut, en effet,
faciliter les projets de quelques petites équipes d’enseignants, qui
choisissent de coordonner leurs enseignements disciplinaires ou
interdisciplinaires, ou bien s’imposer à tout le corps enseignant.
Le projet peut comporter une organisation renforcée des
disciplines, réunies en départements, ou bien une organisation en
sousétablissements, par exemple en
mini-collèges où
des classes de niveaux différents ou de même niveau sont confiées en
autonomie à une équipe d’enseignants solidaires.
Il peut regrouper les horaires hebdomadaires des
enseignements, ou de certains d’entre eux, en masses mensuelles,
trimestrielles ou semestrielles, annuelles ou, mieux, bisannuelles avec
des modulations d’allégement ou de renforcement des cours, en alternance.
Ou encore le projet peut être établi sur un groupement de
tous les enseignements le matin avec organisation de disciplines
complémentaires dans l’après-midi, telles que des activités artistiques,
culturelles, coopératives, sportives, technologiques ou
transversales,
c’est-à-dire interdisciplinaires.
Des projets récents conçoivent de plus en plus fréquemment
une organisation différenciée des études sur des rythmes différents pour
les élèves : certains effectuant le programme d’un cycle en deux ans,
d’autres en trois ans sans redoublement, par exemple. Une telle conception
a été recommandée pour les écoles, mais également pour le second degré,
sous diverses formes.
Projets et groupements des élèves
Architecturalement, les projets ne se situent pas
seulement dans l’ordre temporel, mais ils se disposent également au plan
de la composition différenciée de groupements d’élèves, notamment dans le
cadre de la rénovation des collèges et des lycées, et au-delà, en vue
d’inclure les horaires d’aide individualisée et les travaux personnels
encadrés, ou les options.
Il peut s’agir d’une répartition des élèves, stabilisée
pour une année ou en évolution dynamique au cours de celle-ci,
accomplissant leurs programmes à la fois dans des divisions hétérogènes et
dans des groupes de
niveau-matière, ou mieux de
méthodes ou de
besoins, de
tailles variées et de durées diversifiées.
La formule, inaugurée dans les classes de Seconde en 1992,
de modules
de formation personnalisée a séparé
une classe trois heures par semaine en deux sous-groupes divers, en faveur
de quatre disciplines : français, maths, langues et histoire-géographie
pour lesquelles les enseignants disposent de six heures prises sur leur
service normal(1).
Dans d’autres cas, le projet définit une alternance d’une
ou de plusieurs semaines d’enseignement en classes hétérogènes ou d’une ou
plusieurs semaines en groupements homogènes de niveau-matière, de besoins
différenciés des élèves ou de conseil méthodologique.
Dans certains établissements, l’organisation des
enseignements est basée sur des séquences de cinq à six ou sept semaines
d’emploi du temps habituel, séparées par des temps de révision, d’examens
blancs, d’évaluation et de soutien, ou bien par des activités rénovées de
l’enseignement en groupes de niveau.
Il se peut qu’un partage soit réalisé, pour l’année, entre
une fraction d’un établissement dans laquelle les enseignants appliquent
les mesures de rénovation et une fraction où sont conservés les horaires
et les méthodes plus traditionnels.
Une expérimentation dans un collège a également distingué
un programme de base, obligatoire pour tous les élèves, et des compléments
optionnels concrétisant pour chaque élève un projet personnel de
formation, révisé chaque semestre.
Il est intéressant de constater les progrès prescrits pour
la différenciation des groupements d’élèves et des durées d’enseignement
par les mesures visant, à la rentrée 1992, la rénovation pédagogique des
lycées. La classe de Seconde a compris, dès lors, des enseignements
communs, des matières optionnelles, des modules et des ateliers de
pratique.
Les deux options obligatoires choisies ne bloquaient pas
l’orientation prise pour le passage en Première, même si elles peuvent
contribuer à l’éclairer.
Les ateliers de pratique concernaient des enseignements
facultatifs ouverts dans les lycées sur la base de projets pédagogiques
(arts, pratiques physiques et sportives, technologies de l’information et
de la communication, langues et cultures régionales).
Quant aux modules, si les trois heures qui leur sont
obligatoirement consacrées doivent être réparties à part égale entre les
quatre disciplines, elles peuvent faire l’objet d’une répartition non
uniforme sur l’année
scolaire
(1).
Spécification des projets et chefs d’établissement
On notera que chaque projet d’établissement peut se
spécifier fonctionnellement par une des caractéristiques dominantes dont
on peut voir l’étendue et la gravité dans les choix ci-après.
Il peut s’agir : soit d’organisation de l’enseignement
marquée par l’exploration expérimentale de didactiques nouvelles ; soit de
politique concertée et de négociation (explicitant des choix prioritaires
d’efforts à consentir, pour animer tous les élèves ou pour certaines
catégories d’entre eux) ; soit de programme rédigé, partiellement ou
totalement, en termes d’objectifs précis et de capacités à atteindre au
terme d’étapes définies ; soit de mesures prévisionnelles (prévoyant la
distribution des moyens et la mise en réserve de ressources en horaires ou
en personnel, ou l’institution d’assouplissements pour la composition des
classes ou pour les durées) ; soit de démarche communautaire, centrée sur
l’amélioration générale des rapports entre les divers acteurs d’un
établissement et leur formation continue ; soit, plus généralement, de
planification des diverses activités dans une perspective large, annuelle
ou pluriannuelle, visant les finalités.
On ne pourra éliminer ou récuser, dans ces conditions de
complexité et de choix, l’importance croissante du rôle organisateur du
chef d’établissement et la différenciation des fonctions précédentes dont
il doit assurer la régulation, comme nous avons essayé de le figurer dans
le graphe no
13
ci-après.
Sur trois axes : de particularité, de singularité et de
généralité (ou synthèse), on peut voir apparaître les lignes de force du
rôle d’un chef d’établissement sur les fonctions d’organisation de la vie
scolaire, de mise en oeuvre des moyens, de négociation et de régulation
des relations, mais aussi de rappel des finalités et du maintien de la
qualité des études.
La mise en rapport des fonctions précédentes doit être
assurée pour mieux tenir compte des responsabilités diverses et des
spécificités des acteurs, élèves ou enseignants, mais aussi pour «
consolider la responsabilité des
établissements
scolaires
»
(1).
Mais les descriptions diverses que nous venons de
présenter indiquent assez la multiplicité des solutions formelles qui
peuvent être adoptées pour assurer la souplesse du fonctionnement des
organismes d’enseignement, et pour éviter les uniformisations réductrices
et les rigidités identitaires.
Les possibilités ouvertes posent toutefois un problème
essentiel : selon quels principes remplir les cadres d’organisation souple
et de temps mobile par des formules différentes, didactiques et
pédagogiques, telles qu’elles s’offrent actuellement à nous, de façon
pressante ? Mais peut-on croire encore à la pédagogie ?

|
(1) B. Girod de L’Ain,
in
:
La Nef,
no 15, p. 17.
(1) Voir M. Lesne,
Travail pédagogique et
formation d’adultes, PUF,
Paris, 1977, pp. 178- 179.
(2) G. Palmade,
Les Méthodes pédagogiques,
PUF, Paris, nombreuses rééditions.
(1) Voir C. Rogers,
Client Centered Therapy,
non traduit en français comme la plupart des grands textes de recherche
ou de pratique thérapeutique mondialement diffusés.
(2) Voir C. Rogers,
Liberté pour apprendre ?,
Dunod, Paris, trad. D. Le Bon, 1972.
(1) Voir C. Rogers,
Le Développement de la
personne, Dunod, Paris,
1966, traduction par Lily Herbert de
On Becoming a Person.
(2) Voir nos ouvrages :
L’Administration, phénomène
humain, Berger-Levrault,
Paris- Nancy, 1968;
Risques et Chances de la vie collective,
Épi, Paris, 1969;
Énergétique personnelle et sociale,
L’Harmattan, Paris, 1999.
(1) J’avais proposé à Carl Rogers de prendre
l’expression de «
non-défensivité » pour
désigner sa démarche : il en fut d’accord.
(2) Voir nos ouvrages :
Les Contradictions de la
culture et de la pédagogie,
Épi, Paris, 1971 et
Présence de Carl Rogers,
Erès, op. cit.,
1997.
(3) Voir l’ouvrage de G. Snyders,
Où vont les pédagogies non
directives ?, PUF, Paris.
(1) C. Rogers,
Freedom to Learn,
éd. Charles E. Merrill Publishing Company, Colombus (Ohio), février
1969, p. 57.
(2) Voir P. Meirieu, soucieux des aventures non
directivistes (de 1968) : «
Le désir d’exercer du
pouvoir sur les êtres et sur les choses est paradoxalement plus modeste
que la prétention péremptoire à interdire son exercice. Plus modeste
mais pas, pour autant, plus innocent
»,
in
:
Le Choix d’éduquer, éthique
et pédagogie, ESF, Paris,
1991, p. 28.
(3) Ibid.,
p. 11.
(1)
Ibid., p. 29.
(2) Voir les remarques que nous avons faites à ce sujet
depuis plusieurs années dans différentes études et plus particulièrement
dans Les
Contradictions de la culture et de la pédagogie,
Épi, Paris, 1971 (on pourra consulter les références à l’index des
matières), et notamment p. 210 : « Non-répressivité et limites
rogériennes ».Voir Hegel : «
Le savoir ne se connaît pas
seulement soi-même, mais encore le négatif de soi-même, ou sa limite
»,
in
:
La Phénoménologie de
l’esprit, tome II, Paris,
p. 311.
(3) Voir C. Rogers,
La Relation d’aide,
traduction de
Counselling and Psychotherapy,
ESF, Paris.
(1) Voir
Énergétique personnelle et
sociale,
op. cit.,
pp. 319 et 320.
(2) M. Serres,
Le Tiers-Instruit,
François Bourin, Paris, 1991, p. 77.
(3)
Ibid., p. 126.
(4)
Ibid., p. 186.
(5)
Ibid., p. 188.
(6)
Ibid., p. 183.
(7)
Ibid., p. 184.
(8)
Ibid., p. 231.
(9) Ibid.,
p. 86.
(1) Hegel,
Le Malheur de la conscience
ou l’accès à la raison,
Aubier, Paris, 1989, p. 39.
(1) Pour plus de détails, consulter
Les Points d’appui,
op. cit.,
pp. 574 à 579, et
Organiser des formations,
op. cit.,
pp. 26 et sq.
(2) A. Greimas et J. Courtès,
Sémiotique, dictionnaire
raisonné de la théorie du langage,
Hachette, Paris, 1979, p. 267.
(1) P. Meirieu et M. Develay,
Émile, reviens vite, ils
sont devenus fous, ESF,
Paris, 1992, p. 31.
(1) G. Marcel,
Être et Avoir,
Aubier, Paris, 1935, p. 149.
(2) E. Mounier,
La Petite Peur du XXe siècle,
op. cit.,
p. 92.
(1) Pour de plus amples détails, consulter notre ouvrage
Organiser des formations,
notamment pp. 181 et
sq, pp. 235
et sq.
(2) H. Le Senne, « Le devoir », p. 566, cité dans le
Dictionnaire de la
langue philosophique,
PUF, Paris, 1962, p. 712.
(1) Comenius écrivait (1657, édition
latine de la
Didactica magna universalia omnes omnia)
: « Didactique, cela
signifie l’art et les moyens d’enseigner. Et c’est précisément ce que
depuis peu certains hommes éminents, pris de pitié pour les écoliers,
condamnés à rouler leur rocher de Sisyphe, se sont mis à explorer avec
plus ou moins d’audace et plus ou moins de succès.»
Cité par Michel Develay, « Didactique des disciplines, pédagogie,
didactique générale»,
Bulletin de l’Association des enseignants et chercheurs en sciences
de l’éducation, no 13,
juillet 1992, p. 20.
(1) J.-P. Sartre,
Questions de méthode,
Gallimard, Paris, 1960, p. 33. Cité dans une stimulante enquête
autour des mots,
insérée dans la revue
Recherche et Formation,
no 11, INRP, Paris, 1992, p. 148.
(2) L. Althusser,
Lire le Capital,
Maspero, Paris, 1968, pp. 70 et p. 146.
(3) J.-C. Passeron, « Les trois savoirs sur le savoir »,
in
:
Le Raisonnement
sociologique, Nathan,
Paris, 1991, p. 347.
(1) R. Descartes,
OEuvres complètes, « La
Pléiade », Gallimard, Paris, p. 104.
(2) E. Mounier,
ibid., p. 81.
|
30
Pour
ou contre la pédagogie et les sciences de l’éducation
Le problème des contenus d’enseignements et celui des
méthodes de nature à en assurer la transmission à des élèves divers de
tempérament et de milieu font l’objet de brûlantes questions,
d’incessantes querelles et de conflits liés à notre habituel imbroglio :
nous l’avons immanquablement constaté.
Conservatisme crispé ou progressisme exalté, déclarations
absolutistes ou temporisations relativistes, élitisme ou démocratisme,
pessimisme ou optimisme vis-à-vis des élèves ou des étudiants, défenses
des lettres ou des sciences et techniques, uniformisme autoritaire et
jacobin ou pluralisme girondin, classicisme ou baroquisme, entre autres,
ne cessent d’inspirer contradictoirement les enseignants et les
intellectuels, ou les responsables et les chercheurs.
Dès lors, l’imbroglio tend à se résoudre par une série de
compromis : sur une croissance des programmes sans toucher aux contenus
antérieurs ; sur un cloisonnement des disciplines jalousement séparées ;
sur un nombre disputé d’options ; sur une disjonction manichéenne entre
ceux qui se réfèrent à la pédagogie (et aux didactiques) et ceux qui en
récusent la licéité (au nom de la liberté des
clercs)
; sur un renvoi hargneux des décisions de contenu et de méthode aux
autorités ministérielles.
On ne peut nier que ces compromis entraînent un apparent
immobilisme et de la mauvaise humeur partagée par tous (on parle
indiscontinûment de
malaise, ou même, par
exemple, dès mars 1958, de la
grande misère de l’Éducation
nationale
(1),
et cela au moment de l’explosion scolaire et des
Trente Glorieuses).
Et depuis !...
La résistance au changement est vraiment « classique »
pour les programmes. Et pourtant ils changent sans que soient bien définis
et limités les contenus qu’ils impliquent : mais ce qui, en contrepartie,
donne un alibi en
béton pour assurer qu’on ne
pourra pas faire ou
terminer le programme! Ah !
humour...
En ce qui concerne les structures ou méthodes, en
revanche, leurs modifications ne s’imposent guère facilement : elles
appellent la protestation d’un «
Nous n’avons pas été formés
pour ça », malgré ou à
cause de la demande fréquente de modalités concrètes. Et ceci justifie
l’opportunité de la formation continue, indûment freinée.
Cependant changer sa manière de faire, forgée
empiriquement et donc difficilement, est ardu pour chaque enseignant en
raison de la contestation habituelle qui est faite à la notion de
techniques dans les milieux scolaires ou à l’idée de professionnalisme qui
apparaît rendre vulnérables les enseignants vis-à-vis de l’opinion ou des
intellectuels. Il s’ensuit une prévention possible, et depuis quelque
temps ouverte, à l’égard de la pédagogie, réputée conception creuse,
minant pour certains la qualité de l’enseignement.
Et pourtant, la notion de pédagogie a la cote dans le
public et même au gouvernement (pour ce qui ne concerne pas l’éducation
?). Elle a de solides défenseurs, comme Daniel Hameline, Antoine Prost et
Philippe Meirieu. Mais elle éveille des suspicions et des doutes, ne
serait-ce que par sa variabilité, contradictoire à l’impérialisme qui lui
est attribué.
Pluralisme des méthodes d’enseignement
Il existe, il est vrai, une large gamme de méthodes
d’enseignement et de démarches pédagogiques ou d’approches didactiques.
Leur pluralisme procède de multiples principes ou de conceptions diverses
et, à supposer qu’on maîtrise les doutes, nous repose la question
fondamentale : quel parti adopter, quel choix justifier, pour définir
quels contenus et quel déroulement de l’enseignement ? Et, par suite,
quelles visées se proposer, quels modes de travail et de comportements
induire, quelles attitudes tenir ?
En ce qui concerne les visées imparties à l’enseignement
et à l’éducation, elles peuvent s’étendre sur un large continuum. Il peut
aller du développement de l’intelligence des individus à celui de leur
volonté personnelle ou de leur solidarité collective.
Il peut comprendre l’obtention de savoirs définis,
l’apprentissage de capacités déterminées d’applications techniques et
professionnelles, mais aussi le développement des processus cognitifs, la
révélation d’aptitudes de création, la reconnaissance des valeurs
sociales, la maîtrise des comportements et des tempéraments.
Il peut désigner la croissance des personnalités (avec ou
sans modèle), l’exercice des relations avec les autres et l’acquisition
d’une discipline ajustée aux exigences de la vie sociale. Il peut mettre
en valeur, enfin, l’accession à une culture plus ou moins raffinée (à
sensibilité classique, romantique ou baroque, traditionnelle ou
progressiste et cosmopolite).
Naturellement, ces visées peuvent être plus ou moins
commandées par les finalités multiples auxquelles le système éducatif peut
être assigné, comme nous l’avons déjà décrit. Elles peuvent, d’autre part,
se traduire en termes d’intentions, de recommandations, de buts globaux,
de programme et de prescriptions d’examens ou de concours. Ou bien elles
sont soutenues et concrétisées par la formulation précise, en
référentiels, d’objectifs opératoires, généraux ou spécifiques, directs ou
intermédiaires.
Ces visées peuvent enfin se spécifier en méthodes et modes
par rapport à l’utilisation de moyens concrets qui réclament, selon les
partis adoptés, une implication plutôt faible ou forte des apprenants,
selon ce que Marcel Lesne a décrit comme
modes de travail pédagogiques
de types
transmissif, incitatif ou
appropriatif,
ainsi que le signale le graphe no
14 ci-après, en échantillonnage des moyens et avec des
intersections possibles de ces
modes(1).
Dans l’espace pédagogique défini par les choix dans les
visées et les modes de travail ou les moyens suivis, les enseignants
peuvent aussi différencier leurs interventions par le style des
comportements entre lesquels ils peuvent choisir, explicitement ou non.
Ceux-ci ont été classiquement distingués, notamment par Guy
Palmade(2),
comme d’inculcation et d’appropriation.
Dans le premier cas, les méthodes qualifiant
l’intervention de l’enseignant peuvent être de type
expositif
(ainsi, dans le cours magistral), de type
démonstratif (par
exemple, la présentation d’une manipulation en physique), de type
interrogatif (le
professeur anime la réflexion et la mémoire des élèves ou des étudiants
par une suite de questions), ou enfin d’entraînement
mental (exerçant à et par l’étude de problèmes).

Dans le second cas, les interventions se produisent, comme
méthode active
ou
didactique,
en vue de conduire les élèves ou les étudiants à l’exploration et à la
découverte d’un domaine défini de connaissance. Ou encore, il peut s’agir
d’une méthode
coopérative, en organisant
entre les élèves des activités de production ou de responsabilité.
L’activité de l’enseignant peut se définir également comme
une maïeutique,
s’attachant à dégager chez les élèves des problématiques latentes.
Enfin, la conduite de l’enseignement peut adopter un style
non directif
d’accompagnement des
initiatives des élèves tout en les situant dans un cadre d’incitations et
de limitations conjuguées. On voit bien qu’il y a une pluralité de
comportements utilisables !
Ces comportements sont naturellement choisis, et dosés,
selon l’attitude dominante adoptée par un enseignant à l’égard de son
groupe d’élèves, avec plus ou moins d’hésitation et de clarté, il faut le
reconnaître.
Et la « dominante » peut être, pour l’enseignement, de se
référer aux savoirs, aux contenus imposés, à la culture requise, ou de se
« centrer » sur les élèves (les « apprenants ») et sur leurs tâtonnements
ou leurs difficultés.
Mais, entre ces attitudes, compatibles en elles-mêmes, les
options ont pu se distinguer, en France, en s’opposant conflictuellement,
dès les années 1960, à propos d’une conception de « non-directivité » qui
les a suractivées en exclusivismes.
Le défi de la non-directivité
Nous ne pouvons donc pas faire l’économie d’une mise au
point à propos du conflit, qui a eu, qui a encore ses moments de
véhémence, entre les défenseurs de la directivité en éducation et
enseignement et les adeptes de la non-directivité.
Il faut remonter à l’origine de ce concept qui a été forgé
par le psychologue américain Carl Rogers dans les années 1940 et qu’il a
luimême mis en veilleuse dès 1945 quand il a vu les risques
d’interprétation erronée à son sujet : il lui a substitué rapidement les
concepts d’approche centrée
sur le
client (1),
d’approche centrée sur
l’étudiant
(2)
et enfin, plus généralement, d’approche
centrée sur la personne
(ACP), qui ont été mondialement diffusés et mis en
acte
(1).
Quoi qu’il en fût, le concept de non-directivité, connu en France dans les
années 1960, et comparé à l’éducation
négative de Jean-Jacques
Rousseau, bénéficia d’une grande audience, libéra et inspira de nombreuses
personnes, puis suscita de virulentes controverses.
Il continue néanmoins de façon tenace à servir d’analyseur
des dispositions ou des conduites en psychologie, en enseignement, en
management et plus généralement en toute forme de relation dont il permet
d’explorer la phénoménologie apparente et les attitudes sous-entendues.
Par sa structure morphologique, le terme invitait
notoirement à relativiser ou équilibrer celui, positif, de directivité.
Tout rôle d’action suppose, en effet, une modalité d’intervention directe
sur les personnes comme sur les choses : notamment pour éliminer ou
réduire des flottements et des incertitudes existentielles, des angoisses
ou anxiétés, et pour orienter les efforts et les actes en canalisant et
limitant la mise en oeuvre des énergies.
Toutefois la précaution utile de directivité peut être
emportée, dans son mouvement même, par inertie ; et il peut en résulter
inéluctablement des risques de directivisme.
L’acteur social, en bonne ou mauvaise foi, peut donc avoir
durci sa pression sur les personnalités qui relèvent de sa
direction
; il peut avoir réduit avec excès les
incertitudes entre les personnes, au point d’inhiber les initiatives et
les responsabilités ; il peut avoir restreint le champ des possibles et
les marges d’action en sorte de mettre en dépendance, affective et
pratique (ou terroriste !), les individus pour lesquels il avait pu se
soucier de diminuer les oscillations affectives et
émotionnelles
(2).
Et il peut, enfin, prenant conscience des conséquences de son
sur-interventionnisme, basculer d’un coup vers un attentisme non moins
ravageur.
Sans doute, les entraînements par inertie sont souvent
stoppés par le bon sens et à temps. Il est utile cependant de mettre en
lumière les alertes et les mesures qui permettent de situer la directivité
dans son niveau de justesse et de maîtriser opportunément et clairement
les propensions à l’autoritarisme qui sont inhérentes à son mouvement.
La non-directivité a eu pour sens d’expliciter ces alertes
et invitait aux mesures adéquates pour éviter, par survoltage de certains
rôles, de mettre en dépendance affective les personnes et en défensivité
rigide ou bureaucratique les organismes et
institutions
(1).
Son expression a donc claironné un défi au goût français
pour les absolutismes et jacobinismes ; elle parlait de liberté
personnelle, mais provenait d’un Américain, ce qui ne plaisait ni aux
marxistes, ni aux gallicans habituels ; elle explicitait, au surplus, un
certain optimisme attentatoire à nos préférences alarmistes, pessimistes.
Son impact entrait donc de plein fouet dans notre
imbroglio : inde irae,
mais aussi excès. Par réactionnalité contre nos conventions d’ordre et de
conservatisme, certains ont, en effet, poussé à bout, notamment en
enseignement ou éducation, et sans lire Carl Rogers, la traduction
littérale de l’expression : plus de directivité.
Ils en ont déduit (par confusion avec les silences de la
psychanalyse) mutisme pour les cours, abandon des programmes, laisseraller
absolutisé, autoritarisme de distance, provocations aux jeunes pour qu’ils
prennent quasi totalement en main leurs études et apprentissages.
Cette bascule selon notre
tout ou rien
national engendra un naturel
tollé
(2).
Au lieu que la non-directivité restât alors une attitude d’inspiration
libératrice et raisonnable, en comportements et en pratiques cohérentes,
elle fut mythifiée en obligation radicale ou en autocastration et en
manipulation, reprise comme arme par les gauchistes notamment au cours des
événements de 1968 (pour être ensuite retournée par eux contre les «
réformistes » et les « pédagogistes » !).
On construisit en France, au grand étonnement des
Américains, un délit ou péché public de directivité. Et il devint fréquent
d’entendre des dirigeants, des notables, des mandarins confesser leur
écart fautif à la non-directivité. Il y eut, en réaction, notamment par
les repentis du non-directivisme, une méconnaissance de l’aspect mesuré de
la position de Carl Rogers, des précautions qu’il recommandait, et
notamment de son refus de la présenter comme un modèle à
imiter
(3)
; et ils affirmèrent une
nouvelle revendication d’autorité tout en rejetant tout modèle.
Dans son livre
Freedom to Learn
(Liberté
pour apprendre), avant de
présenter sa manière de conduire un enseignement, ou un cours, Rogers
avertissait pourtant son lecteur de son refus de présenter un modèle. «
La manière selon
laquelle l’apprentissage (learning),
a été facilité dans cet enseignement n’est en aucune façon présentée comme
un modèle. Si j’avais conduit cet enseignement dix ans auparavant,
j’aurais agi d’une manière tout à fait différente.Peut-être, dans cinq
ans,agirais-je d’une façon plus neuve et, je l’espère, plus créative ? La
voie présente est décrite pour sa valeur de stimulation (its
stimulus value). Il
serait malheureux (unfortunate),
que quelqu’un essaie de conduire un enseignement dont il est responsable
exactement suivant la même
voie.
»
(1)
Il faut reconnaître qu’une telle précaution de «
stimulation » sans imitation n’a pas été respectée par de nombreux
créateurs de pédagogies ou d’écoles de pensée (Freud, lui-même? et, en
pédagogie, Freinet !). A
fortiori, du côté de leurs épigones... D’où nombre de
résistances et suspicions engendrant les durcissements des thèses et
pratiques
(2)
!
D’une autre expérience pédagogique réalisée par une
institutrice, Mademoiselle Shiel, Rogers disait qu’elle n’est «
certainement pas un modèle à
suivre par un autre enseignant. De fait, un des éléments les plus
significatifs dans le compte rendu de son expérience est qu’elle ne s’est
risquée à donner de la liberté à ses élèves qu’autant qu’elle pouvait s’y
hasarder, qu’autant qu’elle se ressentait raisonnablement à son aise en le
faisant
»
(3).
Être à son
aise, c’est le sens même de la congruence, mais aussi la
condition nécessaire pour accueillir autrui sans lui poser de conditions
préalables mais lui accordant
a priori une
considération positive inconditionnelle.
Non seulement Rogers insista donc sur le fait qu’il ne
proposait pas un modèle unique et monotone de relation pédagogique, qui
condamnerait ou perturberait toute autre manière de faire et toute
recherche, mais il attirait l’attention sur les limites selon lesquelles
on peut introduire de façon raisonnable plus de liberté et plus
d’initiative ou de souplesse dans la vie et les relations scolaires ou
universitaires.
Un autre chapitre de son livre relevait de la même
préoccupation : il a pour titre :
Un professeur de collège
donne de la liberté à l’intérieur de certaines limites
(within
limits). Rogers, en préface
à ce chapitre, déclarait : «
Je trouve fascinant de
percevoir les manières très différentes selon lesquelles des éducateurs
peuvent procurer (provide)
de la
liberté.
»
(1)
Et nous ajoutons : de la
responsabilité, sans que cela soit facile ni réglé une fois pour toutes.
On a pu relever plusieurs fois dans ses oeuvres le souci
d’explorer le problème des
limites
(2)
: la permissivité, l’octroi
d’une liberté croissante dans des relations éducatives et pédagogiques,
sociales ou thérapeutiques
ne peuvent être établis de
façon absolue.
Il faut respecter d’abord les limites qui proviennent de
notre personnalité propre. Nous ne pouvons supporter convenablement
l’anxiété qu’un surcroît de la liberté offert à autrui provoque en retour
sur nous que dans un cadre large mais cependant restrictif (de durée,
d’affectivité consentie, de passage à l’acte, de prise en charge de
l’interlocuteur)
(3).
Il faut, en deuxième lieu, constater que les
interlocuteurs peuvent, de leur côté, établir des barrières contre les
possibilités de responsabilité, d’initiative que nous leur proposerions de
façon trop outrecuidante.
Enfin les structures institutionnelles rendraient vaines
des entreprises libératoires qui dépasseraient certaines marges d’élasticité
reconnues aux contraintes sociales et éducationnelles.
Dialectique directivité/non-directivité ou
vergogne
Les réflexions que nous venons de faire à propos de
l’approche rogérienne et de ses précautions dans les relations
d’enseignement et d’éducation nous conduisent à en rechercher le noyau
signifiant ultime. Le non de l’alerte de non-directivité n’est pas le
signe d’une annulation radicale de la directivité, et donc des attitudes
et comportements ou procédures d’imposition ou d’inculcation et de
conseil. Il marque plutôt une réserve selon une négation dialectique, c’està-
dire la négation non d’une thèse mais de l’inertie qui guette
inéluctablement le mouvement de cette thèse en action.
En bref, la non-directivité nous invite à éviter, dans les
pratiques d’intervention directive, de basculer dans un directivisme
obsédant et « classique » qui bloquerait les initiatives d’autrui. Mais,
en tant que dialectique, cette négation dans sa pudeur doit elle-même être
niée
(1).
Ce qui veut bien dire que la mesure observée dans la
maîtrise de nos actes et de nos rôles ne doit pas, non plus, être emportée
par son inertie propre qui paralyserait, selon une neutralisation non
directiviste de nous-mêmes mais aussi d’un autre qui serait
désemparé.
Et nous retrouvons ici, sous une forme plus culturelle,
les alertes sensibles de Michel Serres évoquant, en deçà des absolutismes
unitaires, le Tiers-Instruit
: « Nous avons
quitté le bien platonicien, l’âge des lumières, la victoire exclusive de
la science classique, l’histoire unitaire de nos pères.
[...]Voici
venu l’âge des lueurs. La connaissance éclaire le lieu.Tremblant. Coloré.
Fragile.Mêlé.
Instable.
»
(2) Ou encore :
« En contraintes se monnaie
la liberté et en certaines régressions le progrès. Il faut voir au bilan,
voilà
tout. »
(3)
Mais surtout : «
La pensée commence quand le
désir de savoir s’épure de toute compulsion à la
domination.
»
(4) Ce qui
signifie : « La sagesse donne
l’aune de la mesure. La crainte de la solution unitaire fait le
commencement de la sagesse. Aucune solution ne constitue la seule
solution.
»
(5)
Et pour tout dire : «
Qui, à l’inverse, chantera la
pudeur de la culture, la vergogne de la vérité, la litote de la belle
langue, de la sagesse, la
retenue.
»
(6)
Retenue, réserve, désobéissance à «
la loi unique
d’expansion
»
(7),
mais en revanche, mélange, mosaïque ou «
manteau
d’Arlequin
»
(8) et, pour
bien faire, métissage : car «
l’apprentissage consiste en un
tel
métissage »
(9)
qui donne un style. Pudeur de la
culture !
L’incitation à la mesure et à l’équilibre dynamique de
Carl Rogers est donc rejoint ici par l’invitation à la
vergogne
et au
métissage
de Michel Serres.
Leurs inspirations plaident, dès lors, en faveur d’un
enseignement nuancé qui accepte ses contradictions, en dehors d’une
conscience malheureuse,
si l’on veut reprendre les termes de Hegel. Le philosophe d’Iéna désignait
effectivement en celle-ci «
le mouvement contradictoire dans
lequel le contraire ne parvient pas au repos dans son contraire, mais ne
fait que s’engendrer en lui à nouveau comme
contraire
»
(1).
Ce que je crois
respectueusement observable dans les démarches de nombre de « nouveaux »
républicains ou d’anciens « maoïstes » !
Une raison unifiante (et dialectique ?) invite à enseigner
selon des dosages convenables et variés entre les contraintes et les
initiatives, la directivité et la permissivité, ou par la révérence à de
multiples références dont aucune ne mérite d’être négligée.
Car le principe de contrainte (et de modélisation) ou de
directivité, et le principe d’initiative (et d’apprentissage actif par
essaiserreurs) ou de non-directivité peuvent être habituellement combinés
selon des dosages de compatibilité qui peuvent répondre à la diversité des
tempéraments d’enseignants ou aux variations des besoins de groupes d’apprenants,
mais également à l’arc-en-ciel des référents potentiels.
Selon ces dosages, les méthodes de conduite des
enseignements et de l’éducation auprès des élèves peuvent donc s’étendre
sur un continuum d’inspiration ou de référents, depuis une localisation
dans l’aire des philosophies mécanistes et béhavioristes (Pavlov,
Skinner,Thorndike, Dooley,Watson, Carrard), jusqu’à une situation dans
l’aire organiciste et humaniste (Rousseau, Lewin, Dewey, Rogers,Tolstoï,
Neil), avec entre deux des positions d’équilibre intermédiaire (Pieron,
Decroly, Alain, Piaget, Montessori, Freinet). Bien sûr, chacune des
méthodes a des avantages et des inconvénients.
Côté directivité, contraintes et modèles stricts, il y a
une commodité de reproduction des comportements ou des savoirs, une
facilité des contrôles, une économie des temps et des coûts
d’apprentissage, grâce à la mise en oeuvre de réflexes conditionnels dans
les mises en condition. Mais il y a, comme on l’a vu déjà, un double
inconvénient : le manque de souplesse, en raison de la rigidité des
comportements acquis, et une dépendance excessive des élèves aux
enseignants. Il faut alors se tourner vers quelque moindre directivité.
Car côté non-directivité, initiative et exploration des
savoirs, les acquisitions obtiennent plus de profondeur, les conduites
sont susceptibles d’adaptation, les apprenants ont pris des habitudes de
responsabilité et de créativité.Toutefois, les coûts et les délais sont
plus importants, et certains individus peuvent se sentir déconcertés et
incapables de profiter valablement de l’autonomie
consentie
(1).
Il faut savoir revenir à quelque modalité directive.
Méthodes et paradigmes
Quels que soient les préférences et les dosages pratiques
qui sont choisis par les enseignants, on ne peut obturer, dans l’analyse
que nous poursuivons, l’investigation des modélisations ou « stimulations
» historiques qui se sont succédé et contredites. Celle-ci mérite d’être
pratiquée en formation initiale et continue.
Pour présenter et classer leur ensemble, ou la plupart
d’entre elles, il est possible de les placer, comme nous l’avons fait
souvent, en rapport à huit pôles essentiels : Technologie, Opérations,
Actions, Relations, Représentations, Expression, Culture et Savoirs.
Ceux-ci peuvent être considérés soit comme des points de
départ ou d’appui pour fonder une méthode, soit comme lieu d’aboutissement
et de résultat pour celle-ci, soit comme jalonnant le cheminement qu’elle
implique. On peut aussi qualifier ces pôles de paradigmes socioculturels.
Traditionnellement, le terme de paradigme a servi à «
désigner des schémas de flexion
ou d’accentuation des
mots
»
(2),
puis, par extension, à
constituer des classes phonologiques, sémantiques ou grammaticales.
Nous pouvons donc utiliser ce terme pour désigner des
schémas de variations dans la pratique pédagogique, constituant des
classes de méthodes d’enseignement et d’apprentissage différenciées que
l’on peut alors situer sur un graphe conventionnel (voir graphe no
15).

La localisation sur ce graphe indique, pour chaque
pédagogie, la dominante du (ou des) paradigme(s) sur quoi elle se fonde
principalement, plus ou moins intensément selon la distance : les lignes
évoquent les visées recherchées ou les rapports à d’autres paradigmes.
Exemples : la pédagogie Freinet s’appuie sur des actions
et des opérations pratiques d’imprimerie mais recourt, par suite, à une
exigence et à une rigueur technologiques tout autant qu’à des activités
d’expression (texte libre) ; la pédagogie selon Rogers s’appuie sur
l’équilibre des relations et de l’expression des individus mais elle vise
les actions et la culture qu’elle relie en mettant en valeur les
représentations. Et ainsi de suite...
Plus généralement on pourra donc buissonner entre les
pôles et à l’intérieur du graphe : s’interrogeant, comme il a été et
devrait être fait en formation, sur l’accentuation de certaines modalités
de connaissance et sur la variété des façons de faire pour les acquérir,
spécifiques à chaque type de pédagogie reconnue (et connotée par un choix
de valeurs).
Comme on le voit immédiatement sur cette « grenade » de «
saveurs » méthodologiques, nous n’avons pas réduit la liste des paradigmes
aux deux seuls pôles traditionnels des
savoirs et de la
culture.
Notre choix revenait à relativiser l’hégémonie que
souhaitent assurer ceux qui sanctuarisent l’École, l’ordonnant, plus ou
moins « cléricalement » à la pure transmission des savoirs et à la
diffusion d’une culture réputée, contradictoirement, universaliste et
cependant républicaine (ou nationale), convenant par principe et par
imposition à tous, sans souci des différences de toute nature.
Mais les partisans de l’hégémonie, jacobins ou girondins,
centralistes ou libertaires, absolutistes ou artistes, peuvent alors se
coaliser pour délégitimer la notion de pédagogie. Et ils s’attaquent avec
véhémence aux pédagogistes, pouvant ironiser sur leur variété.
Car comment faire un choix rationnel dans une telle
brocante ou
grenade,
et en aurait-on la liberté ? Les protagonistes de chacune de ces méthodes
ne les agitent-ils pas avec impérialisme pour bousculer, de façon
incongrue, le pragmatisme plus ou moins stabilisé des professeurs ou des
éducateurs ?
Les références insistantes à la pédagogie, son étude
critique dans le cadre des départements universitaires de sciences de
l’éducation et des IUFM, sont-elles, plutôt qu’une aide, une menace ou une
entrave à la sereine activité enseignante, se déroulant comme un
long fleuve tranquille
? !
Car, «
tant que la pédagogie ne
concernait que la formation continue et ne touchait donc que des
volontaires, le danger n’apparaissait pas très grand. Mais à partir du
moment où la dimension professionnelle – car les textes officiels
n’emploient pas le terme de pédagogie – devient un passage obligé, c’est
en quelque sorte la nature même de l’institution qui est
atteinte
»
(1),
pour des spécialistes de notre imbroglio habituel.
En ce point de parcours, il nous faut aborder une dernière
fois le débat furieux engagé par certains contre le
pédagogisme pour
eux imposteur et importun. Celui-ci est désigné du doigt par eux comme
étant (l’excessif faisant sérieux !) à la source de beaucoup sinon de
toutes les inadaptations, les insuffisances, à moins que ce ne soient les
blocages du système enseignant ! Paranoïa ? !
Il serait le
deus ex machina mis en oeuvre par un
complot réunissant
des gens haineux (dixit
Milner) ou médiocres, prétendus incompétents ou incultes (ou
spécialistes du vide et de
l’animation forcée) par la hargne de leurs adversaires
(compétents parce qu’injurieux ?). Lesquels se drapent dans leur dignité
qui se voudrait offensée, de défenseurs des savoirs et de l’intouchable
liberté ou « l’insoutenable légèreté » des enfants de l’Olympe.
Demi-dieux en tant que clercs, ils ne sauraient, en effet,
redescendre de leur niveau, consentir à laisser critiquer leur
praxis empirique
(mais si personnellement impersonnelle !) non plus que s’en laisser
compter par des fâcheux qui parlent lourdement de compétences, de
techniques, de méthode, de didactique, de pédagogie et d’objectifs ou de
résultats, au lieu des impromptus du
bon plaisir et des
talents idéaux ! Commensaux (dans quelque inconscient mythologique)
d’Épiméthée (dont le nom signale qu’il réfléchit plutôt avec retard, après
coup), ils se lient comme lui à Pandore et, sans plus prendre garde, à la
boîte
de ses dons (innés ? ambigus ?).
Ils préfèrent donc mettre à distance Prométhée, ce maître
technicien du feu parce que prévoyant (Pro-méthée comme pro- fessionnel et
pourquoi pas, au bout d’une étymologie suspecte ou lacanienne, pro-fesseur
!).
Ici apparaît le motif réel de l’indignation contre la
pédagogie et son supposé impérialisme : elle convoierait avec elle une
cargaison d’interrogations intempestives sur les fins de l’enseignement
mais aussi sur un lot de moyens convenables, c’est-à-dire de techniques et
de procédures ou précautions pratiques. Vous avez dit
techniques
? Vous avez dit
pratiques
? Dans l’enseignement ? Ne serait-ce
pas indécent ?
Pour ou contre les techniques ?
De la pédagogie, le débat peut en effet rebondir sur le
terrain des techniques et des pratiques.
Toute allusion à leur propos est fréquemment ravalée au
rang méprisé de recettes
(on retrouve l’allusion à la cuisine et au feu !), que chacun garde
pour soi en évitant l’inconvenance d’en parler ou l’impudence de les
confier à autrui (qui pourrait s’en servir).
Si toute dénomination de
technique est
suspecte en tant que telle (et on l’a, hélas, bien constaté en France à
propos de l’enseignement qui lui est directement affecté !), son
utilisation au profit de l’enseignement ou de l’éducation, même si on ne
s’en trouvait pas gêné à l’avance, peut au surplus paraître incongrue.
Car peut-on parler de techniques à propos de
l’administration d’un enseignement, ou de la préparation et de l’exécution
d’un cours, ou encore du travail des élèves et de la vie scolaire, ainsi
que pour soutenir la motivation des individus et tenir compte
intellectuellement de leurs idiosyncrasies ?
En des affaires aussi privées ou banales, chacun a ses
manières de faire et d’aborder les problèmes pratiques :
glissons,
mortels. Enseigner
est un art, mis en acte par des dons innés. L’incident (de la technique)
est donc clos. Les « routines » utilisées par chacun doivent être
vertueusement cachées (et non réfléchies !).
Pourtant l’indignation vertueuse contre le
gâchis de l’École,
l’échec scolaire
et le
déclin de l’enseignement
nous montre qu’il y a quand
même problème, si on est sérieux.
Or le sage Gabriel Marcel, entre
Être et Avoir,
nous rappelle que «
tout problème authentique est justiciable d’une technique et toute
technique consiste à résoudre des problèmes d’un type
déterminé
»
(1),
cependant qu’André Siegfried
parlait, à des rencontres de Genève, en 1948, de la technique comme d’un
art rationalisé.
Peut-on alors, en matière aussi importante, faire fi de
résultats,
s’en tenir à des modalités non critiquées, s’en remettre à des
bricolages
empiriques d’un art
à soi non élaboré ni consolidé par des instruments adéquats et
répertoriés ? Emmanuel Mounier nous a alertés : «
L’activité technique, comme le
travail est une parade à
Narcisse.
»(2) Qui
plus est, des techniques multiples existent et ne cessent d’être créées
avec rigueur dans le domaine de l’enseignement et la formation d’adultes,
par des enseignants de la base et des chercheurs.
Ces techniques sont expérimentées précisément en fonction
de la pluralité des méthodes que nous avons évoquées et en rapport avec la
multiplicité des visées ou des données concrètes de l’enseignement :
techniques diversifiées d’exposition magistrale ; techniques d’utilisation
de moyens matériels (audiovisuels, informatiques ou autres) ; techniques
d’organisation méthodique d’un groupe ou d’une classe ; techniques de
travail à faire pratiquer à des individus ou des sousgroupes ; techniques
différenciées de conduite d’entretien et de réunion ; techniques
d’élaboration de situations d’apprentissage ; techniques d’entraînement à
la pensée conceptuelle et abstraite ; techniques de contrôle ; et je
m’arrêterai là avant d’y revenir plus tard.
Faudrait-il rester ignorant au sujet de ces techniques et
de leur compacité ? Et peut-on se dispenser de s’exercer, en formation, à
leur maîtrise ?
(1)
Il est vrai que l’usage d’une technique quelconque, et des
instruments qui accompagnent sa mise en oeuvre, n’apporte aucune sécurité
s’il n’y a pas un entraînement à leur emploi et validation de leurs
effets.
Il y aurait une double cuistrerie (afférente à nos
habituels deux nigauds!)
de faire un non-usage ou un usage systématique et aveugle de quelque
technique sans référence à une expérimentation, ni sans finesse.
Le philosophe Le Senne nous indique à juste titre : «
Ou la technique se
confond avec l’automatisme, et elle commence une chute ; ou elle est
intelligente et déjà elle adapte ou améliore ce qu’elle reconstruit. Plus
elle contiendra d’invention, plus elle sera
éducative.
»
(2)
On peut s’efforcer de faire qu’il en
soit ainsi.
Méthodologie et ingénierie d’enseignement
Car les techniques d’enseignement n’ont aucune raison
d’être vécues comme tatillonnes, impératives, restrictives ni médiocres.
Mais elles peuvent éviter de s’en remettre, dans la pratique, à un
incessant et hasardeux bricolage.
Elles ont à être utilisées, sur un clavier de possibles
suffisamment étendu, par et
pour un choix personnalisé de chaque enseignant : mais après
des séquences de formation qui auront permis d’en assurer une maîtrise
suffisante et d’en apprécier leurs effets possibles.
Et elles ne peuvent être séparées d’une
méthode pédagogique
personnelle élaborée par chacun en hybridations originales sur
un échantillon suffisant des méthodes déjà développées, cependant que se
développent étroitement, pour chacune des disciplines, avec leurs
instrumentations et techniques propres, des
didactiques
spécifiques.
Ce qu’on pouvait couvrir autrefois du mot de
pédagogie
couvrait, en effet, ce que Comenius avait déjà désigné comme
« la grande
didactique
»
(1).
La différenciation incessante, l’affinement critique des
processus et des situations d’enseignement devraient provoquer l’émergence
nouvelle et le développement progressif à partir des savoirs, avec des
débats vifs (universitaires), de
didactiques
articulées par une didactique
générale, concurremment à des pédagogies, elles-mêmes souplement reliées à
une pédagogie générale.
Cette clarification progressive s’effectuera non sans
oppositions (créatrices) et controverses (plus ou moins partisanes) : le
tout englobé dans l’enveloppe d’une
méthodologie d’enseignement
et d’une
ingénierie d’apprentissage,
comme l’indique le graphe no
16 ci-après.
Le symbolisme de ce graphe indique que chacune des parties
du quadrilatère didactique-didactique générale-sciences de l’éducation
pédagogie générale développe ses activités en dialectique et non en rejet
réciproque (si l’incompatibilité des humeurs le permet!).
Mais leur interaction nécessaire nous rappelle la
complexité d’une pratique : quelle qu’elle soit, par la synthèse qu’elle
effectue entre toutes sortes d’opérations et de références, elle mérite
d’être respectée, pour pouvoir être connue et articulée clairement à
d’autres pratiques des collègues.
Dans ce sens, chaque chercheur, comme chaque théoricien,
par les relais de supports et de techniques, doit se soucier d’être au
service des praticiens (comme un enseignant-chercheur de sciences
fondamentales au service du travail d’un chirurgien ou d’un ingénieur). En
ouverture...
« Rien
n’est plus pratique qu’une bonne théorie
», énonça Kurt Lewin : pour confirmer
la dignité éminente, la difficulté irréductible de toute pratique, en
responsabilité de tous les choix qu’elle opère.

Pourrait-on d’ailleurs séparer théorie et pratique ?
Jean-Paul Sartre nous en dissuaderait : «
La séparation de la théorie et
de la pratique eut pour résultat de transformer celle-ci en un empirisme
sans principes, celle-là en un savoir pur et
figé.
»
(1)
De même, Louis Althusser avait déclaré : «
Nous affirmons théoriquement
le “primat
de la pratique”
en montrant que tous les niveaux
de l’existence sociale sont les lieux de pratiques distinctes ; la
pratique économique, la pratique politique, la pratique idéologique et la
pratique scientifique (ou
théorique).
»
(2)
Alimentée par des sources théoriques, canalisée par sa
périodique théorisation (si complexe soit-elle), une pratique se fonde
comme engagement personnel et responsable, interpellant savoirs et
sciences de l’éducation, au nom de la Culture : pour une exacte «
professionnalisation»,
exercée avec tact, en responsabilité ouverte. Cette pratique
professionnelle est désormais en état de recourir à la richesse d’une
ingénierie de qualité,
alimentée sans cesse par des productions émanant des enseignants soutenus
par des chercheurs.
Pour ou contre les sciences de l’éducation
La considération des pratiques et méthodes en éducation et
enseignement pose une dernière question : la volonté de développer
activement des sciences théoriques et appliquées, tournées vers la
complexité des actes et les difficiles problèmes d’éducation étant
récente, la jeunesse de ces sciences, dérivées des sciences humaines et
sociales ou apportant des contributions originales, devrait-elle les faire
négliger (ou mépriser) ?
Pour quel jeu de vanité ou pour quel archaïsme pérennisé ?
Car « que l’enseignement du
savoir fût possible, les sophistes s’amusaient déjà à en faire douter leur
auditoire ébahi », observe
Jean-Claude Passeron.
Mais, depuis lors, «
la science de l’enseignement du
savoir n’a pas encore réussi, depuis plus de deux mille ans, à clouer le
bec aux faiseurs de sophismes, à trouver son assiette épistémologique
comme science indiscutée, confortée par des applications
indiscutables
»
(3).
Soit !
Il n’est pourtant pas sérieux d’imaginer, sous peine de ne
rien comprendre, que les pratiques d’enseignement et leurs justifications,
les mouvantes structures éducatives et les cursus d’apprentissage qu’elles
construisent puissent être élaborés et ajustés sans qu’il ne soit fait des
références sérieuses, exigeantes, méthodiques et concurrentes à des
recherches sur des disciplines confirmées telles que : le droit,
l’histoire, la médecine, la philosophie, la psychologie, la sociologie,
pour ne citer que les plus évidentes (et face aux départements des lettres
et des sciences).
Certains
petits maîtres voudraient, il est vrai, d’un revers de la main,
écarter sans les connaître des connaissances topiques sur la complexité
des actes d’enseignement, mais reliées solidement à ces disciplines,
jugées inutiles à leur savoir infaillible. Ne se feraient-ils oublieux de
la forte règle de méthode, édictée par Descartes, de «
faire partout des dénombrements
si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien
omettre
»
(1).
Des savoirs spécifiques en éducation et des recensions
critiques sont utiles et respectables. Ils sont indispensables. Des
observations et des recherches ou des expérimentations persévérantes sont
aussi indispensables pour donner plus de liberté créatrice et responsable
dans un domaine aussi complexe et d’une telle étendue : où ne peuvent
suffire des déductions lointaines ou simplistes, catégoriques ou
excommunicatoires. Je plains ceux qui, voulant porter le nom de
philosophes, s’adonnent à des injures, en ces matières graves.
Ce sera une des tâches honorables des universités de faire
une place grandissante aux enseignants-chercheurs qui consacrent leurs
efforts aux sciences de l’éducation et de leur accorder une légitime
notoriété. Mais tout vient à point... ! Pour un troisième millénaire !
En se souvenant d’Henri Bergson, avertissant dans
Les Deux Sources de la morale
et de la religion : «
L’homme ne se
soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le
point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle.
»
Emmanuel Mounier lui faisait écho : «
Le développement des techniques
nous accoutume à admettre que les idées et les volontés les mieux
intentionnées n’aboutissent à rien, ou à l’échec, sans embrayage technique
suffisant. Les sciences de l’homme manifestent la nécessité d’un appareil
technique même dans les démarches de la vie
spirituelle.
»
(2)
|
(1) Pour une étude plus approfondie, voir l’ouvrage
publié par J.Vogler,
L’Évaluation, Hachette
Éducation, Paris, 1997.
(2) F. Bourricaud,
L’Individualisme
institutionnel,PUF,
Paris, 1977, p. 13.
(3) G. Berger, in
revue
Pour,
no 5, p. 33.
(1) Voir
Encyclopédie de
l’évaluation en formation et en éducation,A.
de Peretti et alii,
ESF, Paris, 1998, pp. 481 à 484.
(1) Voir le rapport issu des
recherches de mon département de psychosociologie de l’éducation et qui
fut publié avec des crédits délégués par le ministère à la demande de
l’Inspection générale et des Directions :
Recueil d’instruments et de
processus d’évaluation formative,
1re éd. 1981, 5e éd. 1990, service des publications de l’INRP.
(1) Henri Piéron,
Examens et Docimologie,
PUF, Paris, 1963, p. 7.
(2) Hélène Gratiot-Alphandéry, « Introduction à la
docimologie », in
la revue
Éducation et Gestion,
INAF, Paris.
(3) Georges Noizet et Jean-Paul Caverni,
Psychologie de l’évaluation
scolaire, PUF. Paris,
1975.
(4) Anna Bonboir,
La Docimologie, PUF,
Paris, 1972, p. 121.
(1) Janette Samuel,
Cahiers de l’évaluation,
op. cit.,
p. 18.
(2) Anna Bonboir,
op. cit.,
p. 149.
(3) Henri Piéron,
op. cit., p. 15.
(1) Communication à un colloque tenu à Bordeaux en 1984
sur le thème :
Perspectives de réussite au-delà des insuccès scolaires.
(2) Anna Bonboir,
op. cit., p. 131.
(1) Anna Bonboir,
op. cit.,
p. 128.
(1) Cité par J.-M. Barbier,
L’Évaluation en formation,
op. cit.,
p. 127.
(2) M. Barlow,
L’Évaluation scolaire,
décoder son langage,
Chronique sociale, Lyon, 1992, p. 151.
(1) Voir le rapport de recherche par C. Barré de
Miniac,A. Bounoure, M. Delclaux, sur « Professeurs, élèves, parents face
à l’évaluation », INRP, Paris, 1985 : «
L’attachement des trois
partenaires aux notes souligne l’existence d’un décalage important avec
les débats théoriques en cours. Depuis de nombreuses années, la
relativité des notes a été démontrée par les études docimologiques, et
le rôle formatif que peut jouer l’évaluation a été clairement défini.
Cependant, le problème de la transmission et de l’interprétation des
données des évaluations reste posé.
»
(2) Voir le rapport que nous avons remis au ministre de
l’Éducation sur la
Formation des personnels de l’Éducation nationale,
et publié par La Documentation française, Paris, avril 1982.
(1) Georges Noizet et Jean-Paul Caverni,
Psychologie de l’évaluation
scolaire, PUF, Paris,
1978, p. 9.
(2) Voir un numéro spécial de la revue belge
Enjeux,
no 22 de mars 1991, sur « L’Évaluation». Notamment une étude sur «
les stratégies de la
révision » par Jocelyne
Bisaillon (université Laval, à Québec) et deux articles de Dieudonné
Leclerq (université de Liège) avec pour titres : « Peut-on utiliser
l’auto-estimation des compétences dans la pratique scolaire ? » et «
Aider l’apprenti à détecter ses propres erreurs ». Cet auteur demande
notamment à l’apprenant de se positionner sur des échelles ou des
graphiques définissant la certitude qu’il reconnaît à chacune de ses
assertions ou de ses réponses, en «
autoestimation explicite
». Et il propose des
exercices pour développer une rigueur de vérification responsable et
personnelle. Voir aussi les analyses comprises dans l’ouvrage coordonné
par J.Vogler,
L’Évaluation, Hachette
Éducation, Paris, 1997.
(1) Antoine Prost,
Éloge des pédagogues,
op. cit.,
p. 155.
(1) A. Bonboir,
op. cit.,
p. 189.
(2) Rapport de l’Inspection générale, 1991, p. 147. Ce
rapport étudie d’autres études encore de grande ampleur qui furent
menées : depuis 1979, par la Direction de l’évaluation et de la
prospective sur un échantillon de 9 000 élèves de Sixième dont 6 000 ont
pu être suivis jusqu’en classe de Troisième, ce qui «
a permis notamment de
progresser dans la formulation d’objectifs précis et donc évaluables
», mais aussi «
d’éclairer la compréhension
des programmes » (p.
143). Le rapport fait état également des travaux des organismes de
recherche : INRP, INETOP IREDU, etc.
(1) Rapport de l’Inspection
générale, op. cit.
(1) La Documentation française, Paris, 1982, pp. 131 à
135.
(2)
In :
Encyclopédie de
l’évaluation en formation et en éducation,
op. cit.,
pp. 435 à 454.Voir également,
L’Évaluation,
op. cit.
par J.Vogler.
|
31
Évaluation et formation
La question d’un ordonnancement affiné de nos procédures
et conceptions d’évaluation sera trop évidemment au coeur des
problématiques majeures des systèmes éducatifs, pour les ans qui
viennent
(1).
Car, comme schéma d’accentuation, ensemble de conceptions
et de valeurs, ou, selon François Bourricaud, en tant que «
schéma original et très souple,
susceptible de guider les praticiens... sur le terrain jusque-là mal
connus
»
(2),
le paradigme d’évaluation a
pris, en effet, depuis quelques années, une importance considérable. Il a
intéressé de nombreux chercheurs, notamment aux États-Unis mais aussi dans
toute l’Europe.
Serait-ce en raison d’une crise intempestive, mondiale et
française, de l’éducation, de la formation et de l’action, en ce que,
comme l’observe Guy Berger, «
ce qui nous prend tous à
évaluer, c’est que nous ne sommes plus très sûrs de ce que nous
faisons
»
(3)
?
Ou bien, au-delà des soupçons multiples, serait-ce en
raison d’une recherche délibérée de cohérence à développer progressivement
pour fédérer et démêler, en dépit de notre goût pour l’imbroglio, la
variété des procédures formatives et pour réguler, à la moindre passion,
les interactions entre les enseignants et les apprenants, ou entre le
système éducatif et la société ?
Serait-ce pour référer à des valeurs, en rappel
étymologique? Ou encore pour mettre en valeur des actes et des personnes ?
Se donnant pour but de
valoriser ? Qui ?
Une pyramide symbolique
Ces interrogations ne sont pas à disjoindre. Elles se
rejoignent antinomiquement sur le volume d’une pyramide symbolique.
Quatre sommets
de celle-ci sont occupés par les
quatre paradigmes indispensables à toute structuration sociale.

– l’ évaluation
des acquis et des
potentiels de chaque individu afin de le situer ;
– l’ orientation
vers les meilleures chances
d’actualisation de ces acquis et potentiels ;
– la
formation pour
l’acquisition personnelle initiale et continue de savoirs, de capacités et
de méthodes ;
– et enfin la
sélection
des individus vers des emplois ou des
situations et des statuts sociaux déterminés en raison des compétences
mesurées.
À l’intérieur de la face du triangle «
évaluation-orientation-sélection» peut s’insérer un hexagone de
schémas d’accentuation,
localisés et reconnaissables :
– l’ appréciation
des comportements
personnels d’apprentissage et d’application ;
– la
notation des prestations
individuelles de connaissances ;
– le
classement des capacités
différenciées, mesurées en vue de statuts ou d’emplois à assurer ;
– la
probation des paliers de
cursus désignés comme atteints ;
– le
développement des
personnalités et de leur culture ;
– et enfin, la
sécurisation
des projets d’étude et des cursus de
formation.
Sur l’ arête
d’échange entre
l’évaluation et la formation s’intercale le pôle du
diagnostic
des besoins à satisfaire, de même que
sur l’arête entre l’orientation et la formation intervient celui du
pronostic
d’évolution possible.
Enfin, sur l’arête qui va de la formation à la sélection
se situent la
référenciation à des normes
par lesquelles se justifient les appréciations et la
certification
des performances obtenues par chaque
personne selon la mesure de notation.
Une indistinction regrettable
La sagesse et la pertinence pousseraient à distinguer
clairement les opérations désignées par chacun de ces pôles.
L’évaluation, établie selon ses diverses formes, devrait,
en effet, permettre de choisir, de renforcer et de soutenir les procédures
de formation, les « pédagogies » utiles à chaque individu, en même temps
qu’elle éclairerait sur les orientations les plus profitables à celui-ci,
lui donnant l’opportunité de se préparer de façon motivante pour les
sélections institutionnelles qui lui offriraient les meilleures chances et
satisferaient les attentes sociales. Métaphoriquement, la pyramide devrait
conserver des proportions régulières, ce que souhaitent les enseignants
dans leur ensemble.
Dans notre pratique, en France, il n’en est pourtant rien.
L’ensemble au sommet de certification-notation-classement-sélection (voir
graphe no
18
ci-après) écrase fréquemment toutes
les autres opérations et fonctions.
Alors que la sélection devrait être un aboutissement, en
des bouts de chaîne de ce réseau d’opérations et de procédures, le pôle de
l’appréciation (parfois faible : «
pourrait mieux faire
» !) et, par suite, ceux de
l’orientation et de l’évaluation, et donc de la formation sont relativisés

ou amortis et finalement aplatis sous une dominante
majeure de sélection par compétition.
Comme le note
l’Inspection générale
dans son rapport de 1991 (p.
149) : « Les
annotations portées sur les copies, nécessaires pour aider l’élève à
identifier ses progrès et lacunes, prennent beaucoup de temps aux
professeurs. Plus de la moitié des élèves les estiment cependant peu
utiles. »
Car la note fait coupe-circuit. De la sorte, au lieu que
chaque élève ou étudiant soit, en effet, conscient personnellement de ses
progressions et des efforts nouveaux à consentir, il est sans arrêt mis en
comparaison pour ses résultats avec d’autres élèves, et, depuis la
suppression des compositions trimestrielles, à tout moment et pour toutes
les disciplines, comme nous l’avons déjà relevé.
Les notes globabilisées et les moyennes incessantes, si
elles peuvent encourager certains élèves, risquent de décourager d’autres
éléments d’une classe ou d’un établissement, en disqualifiant la lenteur,
la singularité ou l’approximation de leurs résultats provisoires, en dépit
de la sagesse des enseignants.
La sécurisation est donc déprimée pour les élèves dits
faibles
(sinon
mauvais)
ou moyens
(sinon
médiocres)
; leurs élans de développement peuvent prématurément avorter ; et ils
peuvent ressentir, comme on le voit trop souvent, les orientations qui
leur sont imposées ou proposées comme des dépréciations dissuasives et
décourageant leurs propos de formation. Que deviennent les espoirs de
valorisation, et donc les motivations à progresser pour nombre d’élèves ?
Que deviennent dans ces conditions la fonction et la signification de
l’évaluation ? Surtout si le recours à la notation est incessant,
lancinant.
Complexité de l’évaluation
Il est vrai que la fonction d’évaluation recouvre un
ensemble complexe de conceptions et de démarches : à l’entrecroisement de
visées didactiques, d’opérations de vérification mais aussi de projets
éducatifs. Elle suppose un juste équilibre entre l’objectivité équitable
et l’indispensable subjectivité requises du
notateur
(1).
En termes de
visées,
il s’agit pour les enseignants de
soutenir,
dans la confiance, le travail des élèves (de chaque élève), de rythmer
leurs efforts d’apprentissage et d’acquisition des savoirs requis.
En termes d’ opérations,
nos conceptions impliquent un
contrôle,
immédiat et avisé, de toute réception et réexpression des savoirs
prodigués ainsi que la correction paisible des inexactitudes, omissions,
déformations qu’expliciterait, dans des réponses ou des épreuves, chaque
élève.
En termes de
projets éducatifs,
il convient d’assurer en même temps l’attention
et l’application
continues au travail de
chaque élève, mais aussi de le renseigner ainsi que sa famille et
l’institution sur sa trajectoire et son état momentané de connaissances et
d’aptitudes pratiques, non sans stimuler les dispositions de chacun par
une émulation convenablement organisée entre des élèves.
Mais la complexité qui s’établit donc dans l’évaluation ou
à son alentour risque, tout naturellement, d’inciter les enseignants à la
réduire, peu ou prou : par convenance et simplification, sinon par
impatience dans le désir de bien faire, ou aussi par quelque irritation
naturelle à l’égard des élèves, souvent difficiles.
L’intention d’encourager peut effectivement s’affaiblir
par lassitude ; celle de rythmer le travail peut s’émousser ; les
contrôles peuvent être crispés et les corrections se durcir par impatience
; les projets sont également sujets à être raidis, à force de souci
professionnel, en jugements plus ou moins définitifs écornant
l’orientation et brouillant les voies de formation ; l’émulation peut
basculer en compétition hargneuse entre les élèves.
Seule paraît alors solide et simple la clef de voûte du
système, c’est-à-dire la sélection, surtout si celle-ci, par l’effet de la
notation et des chiffres apparemment objectifs qui la définissent, paraît
irréfutable et dispense d’anxiétés ou d’incertitudes culpabilisantes. Et
les chiffres, arithmétiquement, classent sans discussion ni murmure ! Ils
sont péremptoires face aux « usagers », élèves ou parents ; ils protègent
l’enseignant qui est mis, institutionnellement, en porte-à-faux, depuis
1968.
Car nombre d’observateurs critiques ont dénoncé le dilemme
dans lequel est pris l’enseignant : il lui est demandé d’assurer
l’acquisition progressive de savoirs et l’accueil de jeunes personnalités
en développement autonome.
Mais, contradictoirement, il doit effectuer, par l’usage
intensif de la notation, pour la société une sélection sévère,
discriminante, qu’il peut ressentir comme hâtive, mais qu’il a besoin de
vouloir objective et juste pour que sa charge lui soit supportable.
La notation justifiant des classements apparemment non
discutables prend dès lors une importance, individuelle et
institutionnelle, démesurée, dévaluant à tort les autres opérations et
fonctions et s’infiltrant de façon prématurée en mode obsessionnel :
utilisée dès l’âge de six ans (alors qu’en Scandinavie, elle n’entre en
jeu que vers quatorze ans), et d’autant plus insistante que, dans le même
temps, les examens de passage
et les tris et
certifications multiples qui furent autrefois pratiqués dans notre système
scolaire ont été depuis trente ans successivement rejetés (l’Histoire
existe et nous suit !).
La notation prend donc subrepticement le premier plan,
apparaissant donner définitivement toutes les garanties d’une fiabilité
sécurisante.
Malgré les précautions sages des enseignants, elle annexe
l’évaluation en lui adjoignant le qualificatif de
sommative
: ce qui signifie qu’on réunit en une
sorte de bilan ou somme (un
sigma,
dit-on, pour les grands concours) les multiples notes ou moyennes
attribuées aux productions ou prestations de chaque élève.
Elle relègue de la sorte en arrière-plan les cotations qui
seraient liées à des appréciations ordonnées directement à des progrès
possibles et pertinents de chaque élève, en vue de constituer une
évaluation formative
et personnalisée dont nous reparlerons.
L’Inspection générale avait pourtant essayé, dans les
années 1970, de développer une cotation appréciative par cinq niveaux
d’effort et de progression (de type A, B, C, D, E) : ce ne fut pas un
succès, même si des pratiques de cette cotation demeurent.
Les enseignants français ont effectivement préféré leur
habitude de fixer par des nombres de 0 à 10 ou surtout à 20 les
performances écrites ou orales plutôt que les progrès de leurs élèves :
par souci d’une précision qu’ils pensent encore atteindre en jouant avec
des demi points ou des quarts de points.
Même dans le cas des cotations en niveaux, il fut apparent
que beaucoup commençaient par
corriger en notant, transformant ensuite leurs notes en
cotes, ou bien qu’ils ajoutaient aux lettres des
plus, ou des
moins,
et même des plus-plus
et des
moins-moins,
pour retrouver le paradis perdu de la notation.
Les Directions du ministère de l’Éducation nationale et
l’Inspection générale soutinrent néanmoins dans les années 1980
l’introduction et le développement de processus et d’instruments
d’évaluation
formative (1).
Les rapports de l’Inspection générale de 1991 et 1992 ont
noté encore la qualité des conceptions à ce sujet, mais aussi leur faible
application face à l’usage soutenu de la notation. Celle-ci reste seule
sécurisante.
La confiance invincible dans le système de la notation
n’est pourtant pas justifiée. Au plan scientifique, les chiffres
n’apportent d’indications objectives que si les procédures de mesure qui
les ont fournis sont rendues comparables et stables.
Ces qualités exigent notamment : l’emploi d’échelles de
notation valides et harmonisées ; une explicitation de la variabilité
interindividuelle et intra-individuelle des divers notateurs ; le contrôle
des modalités de prise des mesures elles-mêmes.
De telles conditions ne sont guère remplies dans notre
système éducatif, fortement marqué par l’individualisme de nos enseignants
ainsi que par leurs précautions défensives pour préserver le secret de
leurs méthodes et de leur
équation personnelle
: on ne peut s’étonner des
déficiences mises en évidence par la docimologie.
Docimologie et notation
Ce terme a été proposé, dans les années 1920, en France,
par le professeur Piéron, pour désigner l’étude critique des examens et
des modes de notation.
Une des premières enquêtes a porté, en 1922, sur le
certificat d’études, « examen
scolaire [qui]
peut renseigner sur un trait non négligeable, à coup sûr, de
l’individualité enfantine : l’aptitude scolaire... Mais c’est une donnée
en somme assez pauvre et fort insuffisante
». D’autres données, d’autres
variables seraient, en effet, opportunes.
Le grand psychologue ajoutait : «
Si on veut pratiquer une
orientation rationnelle... il est certain qu’on ne peut absolument pas se
limiter à un tel examen de type traditionnel et qu’on ne peut même pas
donner une valeur éliminatoire, décisive à cette
épreuve.
»
(1)
Il faut reconnaître que toutes les études et recherches
faites jusqu’ici sur les examens et concours divers ont confirmé
l’imprécision des estimations sélectives ou prédictives qui en résultent.
« Les
statistiques, remarque Hélène Gratiot-Alphandéry – qui dirigea
l’Institut de psychologie de Paris –,
ont, depuis très longtemps,
permis de constater qu’il y a toujours des jurys sévères et d’autres
indulgents.
»
(2)
Il y a, de même, des professeurs qui
notent entre 1 et 19 et d’autres dont toutes les notes sont groupées entre
8 et 14 ou entre 2 et 12, même s’ils ont reçu les mêmes instruments et les
mêmes directives.
On connaît aussi l’effet de contraste qui peut être à
l’avantage ou non d’un individu, suivant que sa prestation vient pour le
correcteur à la suite d’autres prestations ternes ou brillantes. Des
travaux sur le baccalauréat, à différentes époques, ont fait apparaître
des différences de moyennes de plus de deux points entre des jurys de
différentes académies : tel candidat reçu ou refusé dans telle ville
aurait été ajourné ou admis dans telle autre
région
(3).
À l’étranger, l’Américain G.S. Adams a rapporté le cas de
jumeaux univitellins, classés tous les deux en B (sur l’échelle allant de
A à E) dans leurs études antérieures : séparés en arrivant au lycée, l’un
bénéficie d’un A avec un professeur large, l’autre d’un C avec un
professeur
strict (4).
En fait, les notations sont soumises à de multiples
phénomènes qui altèrent leur constance et leur fiabilité entre plusieurs
notateurs, mais aussi pour le même notateur à des moments différents.
Deux mêmes copies, du brevet d’études du premier cycle
(une rédaction et une copie de mathématiques), furent distribuées par des
inspecteurs généraux, dans les années 1970, à une cinquantaine de
professeurs de bonne réputation : les notes s’étalèrent en français de 4 à
17, en mathématiques de 3 à 18... Chacun avait ses raisons, non élucidées.
« De
même, raconte Janette
Samuel, il y a
quelques années, lors d’un colloque à Sèvres sur le thème de l’évaluation,
une copie de classe de Terminale (un essai) fut distribuée à soixante
professeurs. La note obtenue a varié de 6 à 16 sur 20. Ce qui m’avait
frappée, c’est que chacun des professeurs a pu expliquer le pourquoi du
résultat, exposant les critères choisis. Ils étaient parfois différents
mais surtout l’importance accordée à chacun d’eux expliquait cette
différence
d’appréciation.
»
(1)
Ces variations rendent précaire la
pratique d’une méthode
analytique de notation
plutôt que celle d’une
méthode globale, comme
l’ont confirmé différentes
recherches
(2).
Toutes sortes d’expériences sur les notes d’examen ont été
faites ; elles ont toujours confirmé l’inconstance des notations et des
notateurs. Henri Piéron a rapporté le cas suivant : «
Les autorités nous donnèrent
le résultat de compositions d’histoire, pour le certificat d’études
supérieures, de quinze élèves qui avaient reçu exactement la même note
moyenne ? Nous enlevâmes cette note marquée sur les compositions et nous
donnâmes cellesci à quinze autres examinateurs spécialistes d’examens dans
un autre district scolaire. Ces quinze examinateurs donnèrent quarante
notes différentes, allant de
mal
à
très bien.Douze
mois et dix-neuf mois plus tard, ces manuscrits furent à nouveau soumis –
après qu’on eut effacé les notes – à quatorze de ces quinze examinateurs.
Il y eut, chaque fois, des notes
différentes.
»
(3)
Devant de tels faits, Laugier et Piéron ont cherché à
calculer statistiquement le nombre minimum d’examinateurs compétents
auxquels il faudrait faire appel pour obtenir une moyenne des notes mises
par eux qui ne variât plus sensiblement : ils ont trouvé pour la
dissertation philosophique : 127; pour la composition française : 78; pour
l’anglais : 28; pour la version latine : 19; pour la physique : 16; pour
les mathématiques : 13.
Georges Noizet et Jean-Paul Caverni, de leur côté, ont
cherché à déceler la distorsion des notations par des phénomènes
d’influence préalable sur les juges.
Dans les années 1970, des copies d’élèves (fabriquées pour
l’occasion) ont été distribuées à des professeurs, pour correction, mais
sous deux rubriques : des copies étaient dites provenir de Sixièmes
fortes
et d’autres de
filière 3,
c’est-à-dire de classes réputées faibles. La moyenne des notes attribuées
aux élèves forts se révéla, pour les mêmes copies, supérieure de deux
points à la moyenne des notes des élèves présumés faibles !
Un phénomène analogue se produit même pour un seul élève :
une certaine réputation ne cesse de le suivre pour son bénéfice ou à ses
dépens. C’est un effet de
halo
dénoncé par Thorndike en 1920 et
étudié sous le vocable de
Pygmalion à
l’école par Rosenthal. Il est aussi
bien connu sous le nom de
cote d’amour,
ou parfois, pour notre plaisir, de
taxe à la faveur ajoutée.
Au cours d’une autre expérience, des copies
artefacts
ont été remises à des enseignants, les
unes prétendues provenir d’un établissement prestigieux, les autres d’un
collège de banlieue : les moyennes des notes ont différé encore mais d’un
écart moindre : 0,6
point
(1).
Au terme d’une longue recension, le professeur Anna
Bonboir peut justement écrire : «
On ne peut guère accorder de
confiance aux notes scolaires marquées tantôt par des erreurs non
systématiques, tantôt par des écarts
systématiques.
»
(2)
Multiplicité des notes et usage des moyennes
On a sans doute chercher à pallier ces défectuosités de
l’évaluation par notes en multipliant celles-ci, souvent avec frénésie,
souvent sous la pression des familles ou des élèves eux-mêmes.
On supposait qu’en augmentant le nombre des notes on
amortirait les différents effets (de halo, de contraste, d’équation
personnelle, de critères mal définis, d’inéquation et plus généralement
d’arbitraire plus ou moins volontaire). Ce fut notamment l’un des
arguments qui furent avancés, au cours et à la suite des événements de
1968, pour remplacer la pratique des compositions trimestrielles pour
chaque discipline dans le second degré (ou celle des certificats de fin
d’année en université) par la pratique d’une notation incessante assurant
un contrôle continu.
« On a cru que, pour
être précis, déclare Anna
Bonboir, il suffisait
de multiplier les notes, oubliant que multiplier les repères, sans veiller
à leur objectivité, n’est que donner l’illusion de
celle-ci.
»
(1)
L’accumulation des notes, en toute discipline, a
contraint, en second lieu, à recourir à l’usage indéfini des moyennes de
celles-ci. Mais que peut signifier un pareil usage ? Dire, pour
simplifier, que pour un élève, un 5 en début de trimestre (ou d’année), un
10 au milieu de ce trimestre et un 15 à sa fin (ou en fin d’année
scolaire) engendrent une
moyenne de 10, qu’on garde ensuite comme seule indication
importante sur lui, c’est renoncer à la compréhension d’un progrès réel,
c’est réduire la sensibilité d’une évaluation et, par suite, décourager
les efforts réels. Le plus révélateur dans les dispositions d’un individu,
ne serait-ce pas ses
meilleures performances ?
Et comment peut-on encore oser utiliser une
moyenne générale
selon laquelle une moyenne de 15 en lettres et de 5 en mathématiques
signifierait (aux coefficients près) un 10 et une équivalence rigoureuse à
la moyenne générale obtenue par un 5 en lettres et un 15 en mathématiques,
défigurant les profils de compétences !
Plus généralement, l’utilisation de la moyenne aplatit les
variations réelles de performances et dissipe leurs significations
pédagogiques. Au surplus, la moyenne obtenue très tôt dans une discipline
par un élève vient représenter une cotation qui tend à accentuer pour
toutes ses notes ultérieures l’effet de halo, de cote d’amour ou de
faveur sinon
défaveur ajoutée.
Et son utilisation est indéfendable en référence
statistique : chaque moyenne d’élève devrait au moins être accompagnée de
l’écart type qui doit lui être associé, de même que la moyenne de la
classe devrait être suivie de l’écart type de celle-ci, mais aussi de la
moyenne et de l’écart type de tous les autres enseignants de la même
discipline.
D’autre part, cette notion, apparemment solide, de moyenne
peut entraîner l’enseignant à placer obligatoirement des élèves au-dessous
de sa « barre » et, dans le meilleur des cas, à distribuer les notes selon
une répartition gaussienne, même s’il n’y a aucune raison statistique pour
le faire.
Car le recours à la courbe de Gauss suppose le traitement
de grands nombres (et ce n’est pas le cas dans une classe ou même un
établissement) ; il est justifié s’il y a effet de hasard (or il y a
l’intervention du professeur, ce qui appelle une courbe de résultat sans
bosse mais en J).
La référence gaussienne, invoquée pour rassurer les
acteurs de la relation scolaire (enseignants, parents, élèves,
institution), agit en fait de façon perverse : «
Cette méthode,
remarque, en effet, N. Gage,
implique que certains élèves
soient inférieurs parce que, par définition, il faut qu’il y ait des
élèves au-dessous de la
moyenne.
»
(1)
Le bon sens des enseignants remédie la plupart du temps à
ces dérives. Mais l’usage de la moyenne construit néanmoins la médiocrité
comparative ou l’échec d’un certain nombre d’élèves sans leur donner des
indications sur des lieux de progrès possibles pour chacun d’eux.
L’évaluation sommative envahissante enlève aux enseignants
nombre des possibilités d’évaluation formative ; elle oblitère aussi
l’usage de tests et procédures
normalisés ou
critériés, qui aident à
personnaliser, de
façon objective,
des efforts et des progrès à faire, sans « instrumentaliser » ceux-ci
(comme feignent de s’en effrayer certains !).
Pour une diversification raisonnable des pratiques
d’évaluation
Au terme de cet inventaire critique sur nos pratiques
d’évaluation, l’inadéquation de leurs mesures non validées, la fausse
précision des notes moyennes émises et le recours réducteur à
l’information raréfiée donnée par des moyennes, il nous faut bien convenir
que notre méthodologie d’évaluation est insuffisamment adaptée à la
complexité croissante de nos systèmes d’enseignement.
Nos modalités d’enseignement sont altérées par une inertie
de sélection, plus ou moins exacte, et parfois prématurée (sinon sauvage)
; les examens sont clandestinement transformés en concours ; l’échec en
tout ou rien est construit pour un nombre trop grand ; les mécanismes
d’inflation risquent d’amplifier les exigences pesant sur les élèves et
les étudiants. Il faudrait s’en aviser en collège surtout.
Ainsi que le remarque Michel Barlow, l’évaluation
habituellement « oublie trop
souvent son caractère limité [...]
; au lieu de parler du seul
comportement scolaire, elle interpelle la personnalité tout entière de
l’élève
»
(2).
En raison de ce débordement, l’orientation, malgré la
diffusion de sa notion dans les années 1930 (notamment à partir des
directives de Jean Zay, en 1937, qui en fit la base de son projet de
réforme), et en dépit de la création des centres d’information et
d’orientation dans les années 1950 (dotés d’excellents conseillers
d’orientation-psychologues), reste précaire et contrariée par les préjugés
sociaux et les mécanismes de défense du corps enseignant. Il serait vain
d’imaginer des réformes radicales de tant d’habitudes.
Des recherches récentes nous ont montré, par exemple,
l’attachement des professeurs mais aussi des élèves et de leurs familles à
l’attribution de notes
(1)
et, pour l’establishment
ou les élitistes en vigile, à un classement
rampant.
La seule voie demeure celle de l’accroissement
des variétés de formes évaluatives
comme des formes d’enseignement et
d’organisation. Il est nécessaire de recourir au développement des
recherches de didactiques spécifiques et de méthodologie générale, ainsi
qu’à la diffusion des instruments produits à leur occasion grâce à des
séminaires de formation initiale ou continue.
Ceux-ci doivent être établis à l’échelle réelle des
besoins, comme cela a été amorcé dès 1982, avec une visée de
dix jours de formation
annuelle, sur le temps de
travail, pour chaque
enseignant
(2),
dans l’esprit d’une
approche pragmatique
préconisée par Philippe Perrenoud.
Profitant d’une organisation différenciée des groupements
avec des objectifs et des modalités spécifiés, il faut corriger les
imperfections des modes quantitatifs, résultant, avec monotonie, des
notations et des moyennes, par des procédures qualitatives variées,
insérant progressivement des habitudes d’évaluation formative et d’auto-correction
ou d’auto-évaluation : surtout dans l’enseignement obligatoire.
Sans doute serait-il sage de maîtriser le
contrôle continu,
en l’ordonnant davantage aux progrès personnels de chaque élève et non à
des comparaisons intra ou interclasses.
Car, en fait d’évaluation formative, «
l’objectif est donc d’obtenir
une double rétroaction ; rétroaction sur l’élève pour lui indiquer les
étapes qu’il a franchies dans son processus d’apprentissage et les
difficultés qu’il rencontre ; rétroaction sur le maître pour lui indiquer
comment se déroule son programme pédagogique et quels sont les obstacles
auxquels il se heurte »,
comme l’indiquent Noizet et Caverni dans leur
Psychologie de l’évaluation
scolaire
(1).
Complémentairement, il conviendrait de revenir à une forme
d’épreuve
ou d’examen
périodique, analogue à la
composition
trimestrielle d’antan, et sur
laquelle se fixerait mieux, une fois par trimestre pour chaque discipline,
c’est-à-dire de façon délimitée et non envahissante, le juste souci
d’évaluation sommative qui colle tant à nos moeurs.
Il importerait également que l’intervention des
conseillers d’orientation-psychologues soit mieux intégrée à la vie des
établissements : ce qui impliquerait l’adjonction de nouvelles variables à
prendre en considération. Il faudrait donc assurer l’introduction de tests
prenant en compte les buts d’éducation et de responsabilisation en même
temps que ceux d’instruction. Et il importe d’augmenter le nombre des
conseillers d’orientation-psychologues.
Les instruments d’évaluation formative ou formatrice ainsi
que les modalités de leur utilisation devraient également être largement
renouvelés dans les diverses directions, en vue d’éviter les mécanismes
d’usure et de réduction par inertie grâce à des recherches-actions,
permettant de sonder également les attitudes des élèves à l’égard des
matières ainsi que l’ambiance évolutive des classes.
Et les exercices d’autocorrection ou de correction en
petits groupes devraient être généralisés, à l’aide de grilles d’objectifs
et de critères mûrement
établies
(2).
Examens et concours
Enfin, la structure et le style de nos divers examens ou
concours gagneraient à être doublement accordés : à nos traditions comme
aux modes plus technologiques.
Traditionnellement, et cela est clair au niveau du
baccalauréat, nous désirons, à juste raison, que nos jeunes fassent preuve
d’une capacité d’organisation de leurs connaissances, telle que l’exigent
et la révèlent la
dissertation ou le
problème, par exemple. Leur capacité à « composer » doit
être éprouvée, en lettres ou en sciences.
Mais nous compliquons nos procédures en répétant cette
forme d’épreuve synthétique sur un grand nombre de matières, tout en
prétendant contrôler un niveau complexe de connaissances multiples.
Une telle pratique entraîne la mobilisation d’un très
grand nombre de professeurs, aux dépens de la poursuite des cours et des
études. Elle alourdit inutilement nos évaluations, comme l’exprime si
justement Antoine Prost, à l’issue d’une analyse exemplaire, et en raison
de la croissance des effectifs nécessaires : «
Il faut dès aujourd’hui alléger
et simplifier le baccalauréat pour le
renforcer.
»
(1)
Ne serait-il pas, dès lors, sage d’organiser, par exemple,
le baccalauréat en deux modalités complémentaires (sinon successives) ?
L’une, consacrée à la vérification d’un niveau moyen de
connaissances étendues, serait basée sur des formes rapides de réponses et
de corrections ultérieures, comme cela se fait dans de nombreux pays
développés, mais aussi dans des concours prestigieux, à forte sélection
(comme ceux de la médecine ou de l’École des hautes études commerciales) :
notamment, grâce à des tests différenciés et à des questionnaires à choix
multiples correctement validés, sur lesquels les candidats devraient
réaliser des scores déterminés (avec, par exemple, 60 % de réponses
justes), indispensables à l’admission aux autres épreuves ou à leur
certification. Cette vérification peut s’effectuer, en
contrôle continu,
et se répéter face à un ordinateur, jusqu’à l’obtention des scores
adéquats.
Les épreuves, dans l’autre modalité, seraient
culturellement consacrées à la démonstration par chaque candidat de son
aptitude à l’utilisation ordonnée, logique et argumentée des savoirs
multiples et à leur synthèse, mais elles seraient limitées à deux épreuves
écrites seulement et à deux épreuves orales, choisies, par le candidat ou
par tirage au sort, dans l’ensemble des disciplines enseignées dans le
cadre des programmes.
Pourquoi ne pas imaginer également, parmi d’autres, une
épreuve pluridisciplinaire demandant simultanément une certaine maîtrise
des savoirs littéraires, historiques, économiques (ou même scientifiques)
?
Ou même, pour certains candidats, invitant, à partir d’un
problème économique et statistique, à exposer et développer des
connaissances mathématiques et physiques ou chimiques relativement
poussées? On peut aussi spécifier une épreuve à dominante littéraire et
une à dominante scientifique, obligatoires à l’écrit comme à l’oral.
La réduction du nombre des épreuves et la facilité de
correction informatique de la première modalité pourraient-elles
éventuellement permettre, sans effort nouveau pour les corps enseignants,
une correction multiple par plusieurs professeurs : ce qui donnerait une
première sécurité, même si celle-ci reste relative ?
Des niveaux distingués par matières
Enfin le résultat de l’examen pourrait être consigné dans
une présentation qui donnerait, en quelque façon, l’équivalent
intellectuel du génome, ou de la formule sanguine pour l’examen du sang :
tel niveau repéré atteint en telle matière (tels des niveaux britanniques
: O, ordinary, A, advanced).
Dès lors, chaque candidat pourrait améliorer ses scores ou
ses prestations synthétiques sur telle matière jugée par lui indispensable
pour son orientation, sans avoir à tout recommencer. Déjà une telle
disposition a été proposée en 1992.
En contrepartie, les enseignements supérieurs pourraient
exiger tels niveaux repérés, dans telle et telle matière, pour accueillir
un bachelier dans tel ou tel département : la nature des efforts à faire
par lui pour son orientation serait en ces conditions largement clarifiée
et stimulante par le fait même.
En toute hypothèse, il serait vain de rechercher une
perfection anxieuse dans nos modalités d’examen ou d’orientation, de
sélection ou d’évaluation. La conscience professionnelle des enseignants,
la variété des modalités d’évaluation qu’ils utilisent, les échanges
assurés entre collègues seront toujours les meilleures garanties. Mais il
faut se garder de prétendre établir, à quelque moment, un
jugement dernier,
car « un système
d’éducation aux divers niveaux,
marque Anna Bonboir,
impliquant l’orientation ou la prévision continues, se définit de
l’extérieur, comme une démarche d’ajustements et de réajustements
successifs que l’on peut représenter dans un modèle
cybernétique
»
(1).
De grandes enquêtes
Dans cette perspective, les décisions de l’administration
centrale du ministère de l’Éducation nationale de promouvoir des
opérations d’évaluation par grandes enquêtes se révèlent saines et
fécondes : par la qualité des épreuves standardisées utilisées ; mais
aussi, et surtout, par la conception formatrice reconnue à ces enquêtes.
Comme le note l’Inspection générale, pour l’opération CE2/Sixième
commencée en 1989, effectuée sur 1600000 élèves, «
l’objectif immédiat recherché
était de déceler les difficultés rencontrées par les élèves afin de
permettre au maître de les corriger en prenant appui sur la formation mise
en place en fonction de l’analyse de ces difficultés. Il ne s’agissait
donc pas de tester simplement les connaissances des élèves.
L’objectif à moyen terme est de ne plus considérer que les
échecs constituent une fatalité, mais qu’ils peuvent être dépassés.
[...]
La mobilisation du corps
enseignant a été réelle.
[...] Ainsi
l’opération a-t-elle non seulement permis de déceler les difficultés des
élèves, mais aussi de montrer que la formation des enseignants à la
remédiation est une opération complexe et que les obstacles rencontrés par
les maîtres dans leur classe sont
grands.
»(2)
Chaque enseignant pouvant, en effet, comparer les
résultats de ses élèves aux moyennes statistiques de son académie,
disposait d’une référence intéressante, stimulante et non judicative. Les
données qu’il recevait pouvaient alimenter son
tableau de bord
pour la conduite de ses classes. Ces errements heureux se poursuivent avec
quelques allégements et améliorations qui peuvent aider à réduire les
inégalités.
Car l’Inspection générale observait que «
les élèves semblent parfois
posséder des connaissances qu’on ne leur supposait pas
», notamment en zones d’éducation
prioritaire, et «
qu’il est donc très important que les opérations d’évaluation évitent que
ne perdurent des représentations
fausses
»
(1).
Peut-être un système extérieur d’évaluation, extérieur au
ministère, sera-t-il essayé ?
Il faut noter également, comme nous l’avons déjà souligné,
l’intérêt important des grandes enquêtes internationales. Elles permettent
de dissiper les jugements injustes sur le système français d’éducation,
grâce aux comparaisons avec les résultats des pays de l’Europe ou de
l’OCDE. Elles aident à relativiser les opinions et à préciser les types
d’actions à entreprendre. Elles permettent, comme on l’a vu, de rendre
hommage aux enseignants français et d’encourager les efforts de tous les
acteurs du système éducatif, adultes ou jeunes. Et elles sont de nature à
stimuler autant que de rassurer.
La chance d’une optimisation meilleure de nos procédures,
au plan national comme à celui de chaque élève, réside dans une
différenciation permanente des formes diverses d’information,
d’appréciation et de repérage des différentes activités.
En réajustant constamment et en soutenant une organisation
toujours souple et variée, elle rendra possible l’utilisation au bénéfice
de l’hétérogénéité des jeunes Français de la diversité des talents ou des
habitudes des enseignants français, tels qu’en eux-mêmes enfin... Si, du
moins, on veut prendre au sérieux la révolte des étudiants et des lycéens,
conscients de leurs aspirations, et les soupirs des enseignants. Si on
donne toute son importance aux actions de formation continue aussi bien
qu’initiale.
Celles-ci ne peuvent se cantonner à l’écoute de discours
ou d’incantations même s’il en faut un juste dosage. Mais elles doivent
offrir une gamme étendue d’approfondissements des
savoirs et
d’exercices pour maîtriser des
méthodes (pédagogiques aussi bien que didactiques ;
organisatrices des relations entre élèves autant qu’évaluatives). À chaque
enseignant de choisir ce qui peut lui être momentanément, ou selon un
programme étudié avec formateurs et inspecteurs, nécessaire et sécurisant
pour lui et son travail en équipe professorale.
En revanche, toutes les fois qu’un changement quelconque à
l’enseignement est prescrit, ministériellement ou académiquement, un
investissement d’une formation à l’application de ce changement doit être
« obligatoirement » conçu et consenti. Par souci de justice et de «
performance ». Il nous faut enfin insister sur les précautions que
l’Institution doit prendre pour les
recrutements de
ses personnels, en honnêteté : il ne s’agit pas pour eux, non seulement de
briller dans l’exposition de savoirs acquis, mais aussi d’éclairer des
jeunes sur l’apprentissage progressif des savoirs requis, soutenu par des
méthodes et pédagogies compréhensives. Et il importe donc qu’à des
prérequis de titres universitaires et de succès sur les épreuves de
concours, soit ajoutée une vérification de vraies dispositions
relationnelles.
Nous avons détaillé une variété de prérequis adéquats à
cette vérification ainsi que d’épreuves testant les capacités d’accueil et
de coopération (entre lesquels l’Institution et les jurys peuvent décider
des choix) dans le Rapport au
ministre de l’Éducation nationale de la commission sur la formation des
personnels de l’Éducation nationale, en
1982(1).
Nous avons aussi repris et détaillé cette variété, en
soulignant l’intérêt d’une
épreuve de groupe,
expérimentée avec pertinence et qui intéresse présentement les systèmes
d’éducation aussi bien suisse
qu’italien
(2).
En toute hypothèse, les jeunes générations d’enseignants
français donnent, présentement, de l’espoir par leurs qualités et leurs
exigences. À ne pas humilier ou décevoir...
|
(1) Je suis sensible à la façon
imagée selon laquelle Benoît Mandelbrot, en vue d’aborder la
complexité
des choses (par les
mathématiques fractales),
désigne
l’universelle rugosité !
(1) A. Michel, « L’École entre
globalisation et décentralisation »,
in
:
Administration et Éducation,
no 85, 1er trimestre 2000, p. 98.
(1) À la rubrique « Métier » de l’Encyclopédie,
Diderot nous alerte : «
Je ne sais pourquoi on a
attaché une idée vile à ce mot ; c’est des métiers que nous tenons
toutes les choses nécessaires à la vie
» (cité par J.-P. Seris,
La Technique,
PUF, Paris, p. 119). Et d’abord les savoirs !
(1) Présentant
Cinq Mémoires sur
l’Instruction publique de
Condorcet, Edilig, 1998, p. 2621, Catherine Kintzler commente : «
La loi républicaine a donc
le devoir d’offrir à chacun les moyens de gagner l’estime de soi – et
elle y a intérêt. »
D’accord, mais comment? Et la loi, ou les enseignants? Par pédagogie
seulement « négative », non affective? Abstraitement?
(2) Au fait, me reprochera-t-on d’admirer que des
personnalités, venant de cultures étrangères, s’approprient si vivement
la proclamation de la culture française qu’elles entendent s’en assurer,
à elles seules, l’exclusivité ! Modestie de leurs réussites
personnelles, assignées en indistincte émulation à tous, en amples
extrapolations !
(3) In
J.-P. Seris,
La Technique,
op. cit.,
p. 120.
(1) T. Gaudin,
Pouvoirs du rêve,
Centre de recherche sur la culture technique, Paris, 1984, p. 83.
(1) Umberto Eco,
Le Pendule de Foucauld,
Grasset, Paris, 1990.
(2) Voir C. et M. Héber-Suffrin,
Échanger les savoirs,
Épi, DDB, Paris, 1992.
(3) M. Pineau-Valencienne,
Rapport au ministre,
1992.
(1) Voir Meirieu et Develay,
op. cit.,
p. 195 : « Nous
plaidons pour une authentique utopie éducative, une utopie de la
rencontre et de la société plurielle, une utopie fondée sur la seule
valeur qui puisse être encore reconnue comme universelle, celle d’une
relation sans violence. »
(1)
Rapport du médiateur de
l’Éducation nationale,
année 1999, La Documentation française, Paris, p. 8.
(1) M. Serres,
Les Cinq Sens,
Grasset, 1985, p. 65. |
32
Pour l’honneur de
l’École
Des progrès, en bonne foi (si on y consent !)
incontestables, n’ont cessé d’être obtenus, tout au long du
XXe
siècle, dans l’organisation et le
fonctionnement du système éducatif et scolaire. N’en déplaise à des
censeurs d’esprit chagrin, ces progrès doivent être reconnus : ils
honorent tous les acteurs qui ont laborieusement participé à leur
difficile accomplissement.
Mais ces progrès mêmes, par logique et bon sens, doivent
inciter à en rechercher encore d’autres, en patiente persévérance mais à
l’écart des passions aveugles, indécentes. Dont acte aux contempteurs !
Il est vrai qu’il reste nombre de questions brûlantes à
aborder, notamment celle d’une amélioration de l’égalité des chances
promises aux jeunes Français exposés à l’échec scolaire et à une
orientation encore négative. Les recherches faites et en cours permettent
d’espérer, en continuité, des avancées possibles sur ce point, essentiel
mais complexe, ainsi que des remédiations aux inégalités rémanentes entre
les régions françaises et les établissements scolaires. C’est
ce défi qualitatif,
rugueux(1),
qui reste posé aux responsables et aux enseignants, en coopération avec
les élèves et leurs parents.
Mais ce défi est lancé au sein d’un monde humain se
modifiant dans toutes ses dimensions et articulations. Sous nos yeux et
nos doigts ou à nos oreilles, effectivement, les réalités sociales et les
échanges se complexifient, les interactions entre les personnes enflent
démesurément.
Les littératures et les arts se dilatent et s’interfertilisent
planétairement. La science est entrée en une expansion « sidérante ». Les
technologies se multiplient exponentiellement et s’affinent (se «
biologisent») ou miniaturisent des usages. L’économie se mondialise à
grandes enjambées et apnées. Les savoirs et les informations explosent
quantitativement.
Face à ce rythme de changement et de production endiablé,
l’École doit accorder ses «
évolutions
», raisonnablement, en conservant
quelque digne équilibre, sans spasme ni raideur, autant que possible. Elle
doit se reconnaître «
comme organisation apprenante
» et intégrer en elle «
le changement comme processus
systémique » selon les
termes de l’inspecteur général Alain Michel. Car «
le changement n’est pas oeuvre
de mécanicien. C’est une aventure collective qui s’invente sans cesse avec
une part
d’incertitude
»
(1).
Et ce n’est sûrement pas l’oeuvre d’imprécateurs
irréalistes et tonitruants, enfermés dans les incertitudes d’un «
romantisme du mépris ».
En cette aventure collective, démocratique, républicaine,
audacieuse, il devient primordial, dès lors, de garantir une suffisante «
bonne contenance » à chacun des jeunes, sans exception ni exclusion : afin
d’assurer une juste cohésion dans le système éducatif et culturel. Car il
convient que tous « tiennent le coup » à l’École, pour se préparer à
maintenir ensemble, sans faille ni « démaillage », la trame humaniste et
sociale de la Cité.
Mais il faut, à cet effet, face au déferlement des
connaissances et des richesses culturelles, ou devant le foisonnement des
réquisitions sociales, éviter les surcharges et les excès diarrhéiques,
dissuasifs pour un grand nombre. Il faut donc organiser en « reliance » la
variété, choisir et savoir simplifier, mais en dégageant une intelligente
rigueur.
Car simplifier significativement, en responsabilité
enseignante, ne revient pas à réduire la
rigueur
et la
qualité
attendues en chaque voie de
réalisation, mais s’entend, bien au contraire, à les situer efficacement
en des rencontres ou occasions utiles sans brusquerie. Pourrait-on ne pas
entendre Pindare, en sa
Treizième Olympique : «
Il y a une mesure en
toutes choses et savoir la saisir est la première des sciences
»?
En cette « mesure » saisie, il ne s’agit aucunement de
renoncer à proposer la saveur des grandes oeuvres (littéraires seulement ?
philosophiques aussi ? esthétiques ? scientifiques, d’aventure ?). Il
importe d’y préparer méthodiquement, pédagogiquement, tous les jeunes,
sur des choix variés,
intelligemment ajustés,
en maîtrisant nos prurits quantitatifs.
Il faut, en effet, avoir renoncé à de lancinantes
répétitions ou à de médiocres compilations, essoufflantes. Prétendre à
être exhaustif peut revenir à exténuer. Malgré mes préventions contre
Bossuet et sa méconnaissance reconnue de la pédagogie
Ad usum Delphini
(et quoique j’admire ses rythmes oratoires), il me paraît imprudent de ne
pas souscrire à son conseil : «
Il n’est pas question d’avoir compris un grand nombre de vérités
lumineuses, il est question d’aimer beaucoup chaque vérité.
»
Suivant cette considération, il est naturel
d’entreprendre, avec pertinence et rigueur expérimentale, de communiquer à
chaque jeune (ou moins jeune), différentiellement, l’amour de quelque
vérité qui soit
germinative en lui et
compatible à celles des autres : le portant à intérioriser les valeurs
qu’elle véhicule, l’encourageant à la quête d’autres vérités, soutenu par
de nouveaux savoirs. Il faut
aimer pour réussir
; et il faut «
réussir pour comprendre
» nous assura Piaget (et non
pas comprendre a
priori pour réussir). Mais
nul ne peut également exceller en tout.
À chaque acteur du système éducatif et culturel, à chaque
enseignant, revient donc le soin d’ organiser,
en économie et avec art (c’est bien dire avec tact et sans outrance !), la
variété
des enseignements et des
apprentissages qui lui sont confiés. Difficile besogne qu’il faut
accomplir avec et dans
la qualité : tant est beau
le métier de professeur à exercer ou à continuer d’apprendre,
coopérativement, en formation
permanente(1).
Dans ce métier, il est vraiment « question » de préparer,
solidairement avec des collègues, en chaque enfant, en chaque jeune, une
initiation à la culture : mais non point vaguement évoquée, abstraite,
indéfinie, stéréotypée, « politiquement » (ou philosophiquement) «
correcte » ! Et pour sûr, cette culture, française, ne se confinerait pas
au fait d’être ou de s’être frottée à l’écorce d’un seul « tronc commun »
(et lequel ? celui d’un chêne presque millénaire, à Vincennes ? celui d’un
« saule pleureur » ? voire celui d’un « aulne », pathétiquement,
royalement, évoqué par Goethe ?).
Cette acculturation suppose, vise, un développement
qualitatif de chaque jeune personnalité, irradiée de quelque progressive
clarté. « Les Lumières » ! Oui, chacun mérite d’être « apprivoisé » à
l’humanisme, au sens de Saint-Exupéry : éclairé par des réussites
appropriées à sa mesure, afin de progresser, fût-ce en ricochets, de
petits bonheurs en petits bonheurs admis, mais coordonnés à ceux des
autres. Le contact avec quelques grandes oeuvres choisies et l’exercice de
compétences pratiques, l’expérimentation du fait qu’«
on n’est intelligent qu’à
plusieurs » (Einstein), en co-naissance (Claudel), doivent
aider chacun à élaborer une fierté
de soi
(1), à
respecter une dignité pour soi et pour autrui, semences d’une citoyenneté
responsable.
La culture, nous a persuadés André Malraux, est bien «
l’héritage de la noblesse du
monde » (et non pas celle
d’une suffisance piteusement altière !). Noblesse reconnue à tous, depuis
une certaine nuit du 4 août, et non pas réservée à un petit nombre d’élus
qui la confisqueraient, à la mode pseudo-janséniste où piètrement
élitique
(2)
!
Alors, il faut dès l’École, dans l’École, qu’aucune
discipline ne s’arroge quasi-institutionnellement le droit de regarder de
haut les autres disciplines (ni aucun « titre » d’autres « titres »). Il
convient qu’aucun parcours d’élève ni ralentissement (ou retard) ne
fassent l’objet de sarcasmes ou de prédictions dépréciatives. Il devient
indispensable qu’aucune aptitude, parce qu’elle serait plus physique ou
manuelle, ne soit brocardée.
Pourrait-on oublier l’exorde de d’Alembert, dans son «
Discours préliminaire » à l’Encyclopédie
: « La société, en
respectant avec justice les grands esprits qui l’éclairent, ne doit point
avilir les mains qui la servent.
[...]
C’est peut-être chez les
artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la
sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses
ressources
»
(3)
? Ne peut-on
renouer avec l’Encyclopédie,
en deçà du XIXe siècle ! ?
Pour une encyclopédie retrouvée
Il importe, à cet effet, que les ambitions affichées par
l’École ne demeurent pas confinées, dans notre pays, sur l’Olympe des
maîtrises abstraites. Nous avons beaucoup à faire pour nous dégager d’une
fausse conception des contenus (alourdis) ou de la culture (distinguée ?).
Au rebours de nos tendances à dénigrer encore ce qui est
technique et
professionnel au
profit du général
(devenant indéfini), le moment est sans doute venu de reprendre «
le grand mouvement
encyclopédiste, par lequel les classes dirigeantes ont à nouveau porté
leurs regards vers
la technique, redécouvert la proximité de l’artisan, de l’artiste et de
l’ingénieur, publié le savoir-faire de l’époque, jusqu’en ses détails les
plus fins
»
(1).
Comme nous le donnent à penser
ces remarques de Thierry Gaudin (énoncées à propos du développement des
grandes écoles au XIXe
siècle), un intérêt intelligent et un
juste respect devraient être portés à tout ce qui touche la vie
professionnelle et les compétences manuelles ou pratiques.
À leur défaut, notre système scolaire se déporterait de
plus en plus loin de l’Encyclopédie
telle qu’elle fut et telle
qu’elle redevient nécessaire comme référence et source de valeur.
Nous continuerions à marginaliser (ou à mettre dans
l’impasse d’activités bureaucratiques sans créativité ni devenir) nombre
de jeunes : en contradiction avec nos besoins criants de main-d’oeuvre
qualifiée et honorable.
Nous avons la nécessité que soient mises en action, à tous
les niveaux, non seulement des
têtes bien faites
(si souvent invoquées !) mais aussi
des mains habiles et vigilantes, bien exercées, et qui n’auraient à
craindre aucun dédain, aucune morgue. Il devrait être fait davantage
attention aux évolutions qui se manifestent de plus en plus vite dans le
monde du travail.
Dans des entreprises importantes comme Renault, il n’y
aurait plus de manoeuvres ou d’ouvriers spécialisés mais des
opérateurs polyvalents
groupés par vingt en
unités élémentaires de travail. Celles-ci sont responsables
d’une activité complète de
production. Et comme l’indique un
Album Renault
paru en 1992 (p. 18) : «
Les opérateurs peuvent
travailler en rotation sur les postes de travail. Leur responsabilité axée
sur la surveillance de la qualité s’étend aussi à la première maintenance.
» Qualité, souplesse,
responsabilité et rigueur de professionnel deviennent indispensables.
La prise au sérieux du
professionnel
(le
pro
exigé populairement, républicainement,
dans toutes les activités humaines) doit être effective aussi bien dans
les orientations ouvertes aux jeunes que dans la formation et l’activité
même des enseignants (comme devraient y disposer les IUFM).
Et c’est une grande leçon pour nous que deux années de
suite, 1991 et 1992, le prix Nobel de physique ait été décerné à des
personnalités françaises à la fois compétentes aux plus hauts niveaux
théoriques de leurs disciplines et cependant remarquables par les objets
matériels auxquels elles ont donné naissance et qui font rebondir en
ricochets les recherches aussi bien théoriques qu’appliquées. Et il est
passionnant qu’elles s’attachent à mettre « la main à la pâte » avec des
écoliers !
Il devient vain de séparer connaissances et pratiques,
personnalisation et professionnalisation. Et Umberto Eco nous a
suffisamment avertis, avec
Le Pendule de Foucault,
sur les risques des fausses considérations abstraites qui conduisaient ses
trois personnages principaux à concevoir une «
faculté de l’insignifiance
comparée
»
(1).
C’est un avertissement judicieux à l’usage de ceux qui annexent à
l’élévation de leur égotisme la culture et les grands mots,
disgracieusement !
A contrario ,
il faut assurer une place, dans une culture aussi bien philosophique que
technique et scientifique, mais également que manuelle et esthétique, aux
enfants et aux adultes de tous les milieux (même ceux qui sont dans une
difficile épreuve). Il faut leur faciliter les chances
d’échanges(2).
Il faut tenir compte des fossés
linguistiques sur lesquels établir des passerelles, à tout moment, et dès
le plus jeune âge. Il semble que ce soit une direction forte décidée par
le ministre Jack Lang.
Il est opportun également qu’on ne se contente plus de la
suffisance des titres et diplômes acquis, indéfiniment. Ils deviendraient
« biodégradables
», s’ils ne sont pas reconquis
avec la belle simplicité joyeuse à laquelle nous ont conviés le philosophe
Michel Serres et le grand chef d’entreprise
Pineau-Valencienne
(3)
!
Les séminaires de formation continue
doivent intervenir sur les carrières ! Et il n’y a plus de conflit réel
entre la préparation des élites nécessaires et l’aide à la montée
culturelle des masses de « Français » : en bonne foi !
À l’encontre des méfiances
Depuis des années, des enseignants courageux, en contact
avec des chercheurs et des universitaires, s’emploient à accroître les
chances d’accès à des savoirs adéquats et suivant des méthodes
différenciées, en faveur du plus grand nombre d’enfants et de jeunes.
Ils ne se dérobent pas devant un devoir d’ingéniosité et
d’adaptation, adhérant avec sensibilité à quelque utopie créatrice.
Celle-ci est indispensable si l’on veut, à défaut de l’aide à vivre qui
était autrefois dispensée par les grandes idéologies (effacées ? latentes
? défuntes ? à l’affût ?), progresser dans la résolution difficile de
l’équation sociale et professionnelle, personnelle et
culturelle
(1).
Il serait dommage (ou coupable) que l’indifférence de
l’opinion, la lourdeur de certains, l’élan irréfléchi de quelques
responsables ou décideurs, les états d’âme de « philosophes » en arrivent
à décourager ces novateurs indispensables à la vitalité de notre immense
réseau éducatif et instructif.
Celui-ci, s’il est voué à se diversifier et à se
décentraliser, est menacé tant localement que nationalement de se saturer
et de s’alourdir dans ses inerties propres. Nous n’avons pas utilité de
pensées restrictives,
ni de méfiances fantasmatiques, et non plus d’enfermements sectoriels et
catégoriels. L’individualisme reclus doit céder la place à un
personnalisme clair.
Car l’homme que nous sommes et côtoyons a urgence de
retrouver un humanisme à visage confiant. Et chacun de nous peut sentir
que tout ce qui concerne l’école ou l’université peut être épargné, autant
que cela est possible, du jeu stérile des faux débats réactionnels (ou
totalitaires et identitaires). La pièce d’Eugène Ionesco,
Délire à deux,
nous alerte avec un humour féroce : si on se laisse prendre par la
réactionnalité, celle-ci s’entretient, s’intériorise et s’enfle de sorte
qu’elle bloque toute avancée et interdit tout engagement responsable, en
enfermant les échanges et oppositions dans le cercle vicieux d’une
inépuisable querelle, nez à nez.
Imbroglio encore ? Que celui-ci nous donne cependant
occasion d’humour et de précaution pour l’action ou les jugements (même
pas téméraires !). Et qu’un serment du Jeu de paume soit décidé afin de ne
point parler à la légère, c’est-à-dire en lourdeur et suffisance, ou en
congestion, sur les difficiles problèmes de l’éducation et en dehors d’une
revue de toutes les poussées et avancées historiques, mais aussi d’un
dialogue patient avec les multiples acteurs en interaction dans l’école !
Un serment de « Socrate ».
L’angoisse parentale ou professorale, médiatique ou
intellectuelle doit être maintenue dans de tranquilles limites : en
gardant juste ce qu’il en faut pour rester vigilants et critiques mais
aussi co-constructeurs stimulants et compagnons fraternels. Juste !
Le chantier est grand. Il faut prendre soin d’étayer ce
qui a été fait, notamment pour la qualité de l’indispensable formation
initiale et continue de tous les personnels du système scolaire et
universitaire (mais aussi des milieux familiaux et sociaux). Il faut, à
cet effet, se réjouir de l’institution d’un médiateur de l’Éducation
nationale dès 1998, signifiante d’une montée en puissance du dialogue
entre tous les acteurs, au-delà des cloisonnements. «
La création des médiateurs,
déclare le premier médiateur de l’Éducation nationale,
vise avant tout à dynamiser
l’approche qualitative de l’administration vis-à-vis des familles et de
leurs enfants mais aussi des
personnels.
»
(1)
Comme nous avons pu en deviser, on conviendra qu’il nous
faut affiner nos processus d’évaluation et leurs procédures pour rendre
plus ajustées les mesures d’orientation et,
à terme, plus
fiables nos modalités de sélection, afin qu’elles s’étendent à un plus
grand nombre de talents potentiels, préservés de découragements prématurés
ou repris à temps.
Et on doit comprendre et faire comprendre que l’on
n’apprendra pas par soi contre les autres, mais pour soi et pour les
autres avec les autres. Avis au bon coeur et au bon sens des « bons élèves
» et de leurs professeurs !
Il importe également de prendre en meilleure considération
les recherches, en éducation et en pédagogie, qui se développent : pour
offrir une variété large des méthodes et des instruments d’enseignement,
des didactiques, mais aussi pour explorer les rapports entre l’École et
l’emploi ou les grands équilibres des structures de formation ainsi que
les conflits des représentations multiples. Nous avons besoin d’une
ingénierie de formation et d’enseignement. Elle existe. Utilisonsla sans
en médire.
Sans doute, on peut deviner que la poussée de
diversification, de responsabilisation et de délégation ne cessera de se
poursuivre, pour les établissements scolaires et les universités comme
pour toutes les instances régionales et locales. Un tel effort de
décentralisation et de déconcentration ne sera efficient que s’il est
assuré d’une régulation nationale (voire, sur certains aspects,
européenne) qui ne peut être utile que si elle a un caractère
scientifique, de communication et de stimulation réciproque, et non pas de
nature bureaucratique et réglementaire.
Cette régulation pourrait être établie au niveau d’une «
Cité de l’Éducation » accueillant un Conseil national de la recherche en
éducation. Celui-ci s’appuierait naturellement sur le réseau de l’INRP
dont les moyens méritent impérativement d’être renforcés et qui doit
accroître encore ses liens avec les universités.
Il convient de différencier, toujours davantage, mais à
condition d’unifier par le liant indéfinissable que sécrète la culture et
qui tient au respect des personnes dans leurs différences mais aussi à
l’enthousiasme aux oeuvres, mêmes simples, amoureusement construites. Il
faut redonner confiance, compétence et fierté aux enseignants : évidence
au-delà de l’imbroglio des dépits !
Sagesse de la variété
Je ne résiste pas une fois de plus à avouer, comme on a pu
le percevoir, ma préférence, intime et active, pour la variété des
possibles, maintenant les chances de création et de choix, donc de
responsabilité vivante. Son alerte peut nous prévenir contre les
tentations identitaires et réductrices : elle est autorégulatrice de son
propre foisonnement, si on n’oublie pas les incitations de Leibniz (que la
plus grande variété des possibles se noue en unité !).
Cette docte référence me ramène à Michel Serres qui nous
rappelle dans les Cinq Sens
(p. 65) que « tout
le siècle cherche le chemin de la variation
».
Celle-ci peut inspirer, comme nous en avons esquissé les
chances possibles, les principes multiples d’organisation
souple des activités et des durées d’enseignement ; de
diversité habile, dans les groupements d’élèves et dans l’attribution
indispensable de rôles comme dans la détermination de méthodes et le choix
de supports.
Avec Michel Serres, je ne puis que renvoyer au patronage
sensible de Cendrillon et de la fameuse pantoufle de vair (et non de
verre). « Une pantoufle de
verre, constante et raide, vaudrait un concept fixe et rigoureux, valable
pour un monde stable : juste mesure d’un pied qui ne grandit, ne marche,
ne court ni ne valse. Mieux vaut une pantoufle souple pour un monde où les
rats se changent en laquais, où les choses tourbillonnent sous la baguette
magique de la marraine, où les chevaux, méconnaissables, se
transsubstantifient en lézards, pour un environnement
variable.
»
(1)
Découvrir, pour chaque
pied, la pantoufle
de vair (de variété et de souplesse réunies), c’est symboliquement fournir
à chacun, dans un environnement variable démesurément,
baroque de
nouveau, l’évolution et l’évaluation qui transformeraient une servante en
princesse, ou, en toute clarté de transposition, qui peuvent changer un
jeune ou un adulte en difficulté (cantonné sur les cendres de savoirs) en
scolaire, universitaire ou professionnel accompli. Il faut savoir prendre
la mesure du pied
(qui fut unité de mesure jadis et signe de satisfaction plus récemment) :
et donc assouplir ce qui existe, développer ce qui peut se différencier,
en rapport avec des individus tous différents et dont les différences
peuvent devenir complémentaires ou harmoniques.
Pour un tel projet, il n’est pas de baguette magique.
Mais, comme le prince épris de Cendrillon, il faut patiemment chercher
l’ajustement, pas à pas, pied à pied. Il faut, à cet effet, se débarrasser
des fantasmes tristes et identitaires, adhérer aux chances de notre
système d’enseignement dans sa progressive diversification et accroître la
confiance dans notre jeunesse et nos enseignants. Pour l’honneur d’une
éducation et d’une École du troisième millénaire... Ithaque ?
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En complément,
la banque des graphes et des schémas
en éducation et en formation
Quelques pages lui sont plus
particulièrement dédiées:
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Bibliographie |
une
interview exclusive sur le sens des
nouvelles réformes et l'évolution du métier |
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