Il nous a paru intéressant pour tous, nécessaire pour la profession et indispensable pour nos jeunes enseignants de mettre à disposition les éléments les plus marquants, relatifs à l'approche centrée sur la Personne et l'influence de Rogers en éducation

voir ici Première partie Rencontres et croissance

André de Peretti

En complément, voir aussi l'ouvrage Pour l'honneur de l'Ecole,  et  la banque des graphes et des schémas en éducation et en formation

entretiens avec André de Peretti (audiomp3)

Deuxième partie : Positions,  propositions et dispositions rogériennes

Introduction

 

Chapitre XI. Positions et subjectivité

Etre vraiment soimême

S’écouter,  s’accepter soimême

Limitation et négation hégélienne

Se permettre de comprendre et d’accepter autrui sans arrangement....

Constatation et évolution

L’expérienceguide

Expérience et autorité

Expérience et objectivité

Le plus personnel et le plus général

L’orientation positive

 

Chapitre XII. Propositions et hypothèses théoriques

Une espèce sociale

Indépendance et directionalité

L’homme est organisme

Régulation de stabilisation et de disponibilité

Fonctionnement par disponibilité et théorie du « champ"

La rupture du fonctionnement « optimal ». 

L’émergence du moi (self) et l’extension de la conscience

Régulation et conscience

La « scène primitive ».

Schémas d’approche

Une seconde analogie

Troisième analogie

Défenses et crispation de soi

 

Chapitre XIII. Dispositions techniques et pratiques

Fonctionnement optimal et paradoxe d’une aide

Des conditions attitudinelles nécessaires et suffisantes

Réalisme et congruence (Realness,  Congruence, or Authenticity, 
Genuineness
)

Congruence et transparence

Congruence et réserve

La considération positive inconditionnelle (Unconditional  Positive Regard)

Considération et sollicitude

Considération et négativité

L’empathie (Accurate Empathic Understanding)

Empathie et différence

Empathie et expression

Dialectisation des « conditions »

Le processus de l’évolution

 

Chapitre XIV. Le développement de la recherche
sur la thérapie et les relations humaines

Méthodologie objective et enregistrement..

Critères structurels de mesure.

Critères structurels de mesure propres à la conduite du thérapeute..

Critères structurels de mesure appropriés au client..

La corrélation interpersonnelle ou la technique du Qsort...

Des études nouvelles sur le comportement des thérapeutes
d’écoles différentes.

D’autres études sur le comportement des thérapeutes.

Nouvelles recherches « du côté » du client...

Les plans méthodologiques.

Les variables de la perception de soi.

Les variables relatives à l’adaptation (adjustment).

Les variables relatives aux attitudes face à autrui..

La maturité émotionnelle..

Les recherches sur le processus de la thérapie...

Les recherches sur les schizophrènes..

Les groupes et les systèmes pédagogiques...

Recherches en éducation....

 

Chapitre XV. Relief et paradoxes....

L’alerte centrale.

Limites.

Retenue ?..

Lourdeur ou providentialisme.

Un nouveau point de vue..

Simultanéisation et sens des paradoxes existentiels..

La philosophie du non et le néopersonnalisme.

 

Indications bibliographiques.

 

Index...

 

Introduction

                Rogers a eu le souci permanent de s’expliquer sur son « apprentissage fondamental », c’estàdire sur les enseignements stabilisés ou les positions pratiques qu’il a tirés de toutes ses expériences, non seulement au travers de « rencontres » stimulantes (la Chine, Kilpatrick et Dewey, Rank, Kierkegaard et Buber, Tillich, Polanyi), mais surtout au cours des milliers d’heures « passées à travailler dans l’intimité d’individus en détresse »1.

                Il a insisté sur l’aspect personnel de ses réflexions : « Ce sont des enseignements qui ont une signification pour moi. J’ignore s’ils seraient valables pour vous. Je n’ai nullement l’intention de présenter des recettes, mais je sais pour ma part que, chaque fois qu’une autre personne a bien voulu me parler de ses options personnelles, j’y ai gagné quelque chose, ne seraitce que le fait de constater la différence qu’elles présentent avec ma propre orientation »2. Et il précisa avec soin que ses expériences et l’usage qu’il en fit ne sont pas figés mais changent d’importance ou de priorité dans les positions méthodologiques qu’il adopta successivement.

                Ces positions de plus en plus amples, se répartissent sur un espace cohérent et fibré où elles contrastent mais s’étayent et se fortifient réciproquement, sans toutefois se bloquer ou se réduire. Hypothèses foncières sur lesquelles reposent les finesses et les sécurités de sa pratique clinique, ou logiques conceptuelles susceptibles d’être validées par des recherches expérimentales rigoureuses et originales, ses conceptions se renforcent, s’accompagnent, se servant de tuteurs réciproques, ou s’hybridant de façon germinative. Avec toujours un double souci d’économie et d’élégance.

                Il est intéressant de noter selon quels ordres variés Rogers effectue la présentation de ses positions. Dans certains cas, il part de vues naturalistes relatives à l’espèce humaine, et il aboutit à des aperçus personnels sur sa perception de l’humain ou sur sa pratique3. Semblablement, dans une étude publiée en 19594, Rogers expose de prime abord ses positions relatives à la raison d’être de la recherche scientifique et de l’explication théorique ; il chemine ensuite en analysant la phénoménologie des sciences (observée comme « processus de développement » incessant) puis leurs stades différents d’avancement, notamment pour la psychologie par rapport aux sciences physiques, et il progresse en manifestant « la conscience aiguë du caractère essentiellement provisoire de la connaissance scientifique » comme « exigence primordiale de l’attitude scientifique » ; la théorie, dans cette suite de conceptions, sert donc à stimuler la pensée créatrice et non à la pétrifier ; elle peut « retenir » à l’infini mais doit se souvenir de son niveau réel de validité ; à ce point Rogers pose, par rapport à l’évaluation des théories, sa « foi inébranlable dans la primauté de l’ordre subjectif »5. Mais en fait, dès le départ, Rogers avait assigné à la recherche scientifique le but capital d’une « organisation cohérente d’expériences personnelles significatives »6, en pionnier des plus modernes conceptions épistémologiques.

                Ainsi, ordonnances objectives ou expériences subjectives se balancent et s’équilibrent dynamiquement dans sa pensée et son action. A aucun moment, il ne lâche la rumination sur ses dispositions intérieures (étendues depuis les révélations du Teachers College et de l’Institut de Child Guidance), mais il ne cesse non plus d’inventorier les lieux expérimentaux et les modalités de validation des hypothèses implicites qu’il s’acharne à déceler et à formaliser (fidèle aux enseignements de Columbia). Et cette validation s’exécute en évitant de séparer concepts et vécu, idées et affectivité, critères objectifs et sentiment. Une immédiateté de la communication, un « continuisme » interne et externe de ses énergies multiples à tous les niveaux simultanément possibles, sont obstinément tentés, par approximations successives. Et il étend sans cesse, en spirales, à l’exploration de nouveaux domaines les instruments élaborés.

                Une telle texture serrée en « trame » émotionnelle et en « chaîne » rationnelle croisées vaut d’être approfondie et commentée tant dans ses positions fondamentales que dans ses hypothèses théoriques ou dans ses dispositions affinées et maîtrisées. Ne seraitce que pour éviter beaucoup d’erreurs d’interprétation, et par suite un manque à gagner dans la communication à la pensée et à l’œuvre de Rogers. Nous partirons successivement « du côté de la subjectivité » puis nous irons « du côté de la procédure scientifique ».

 

Chapitre XI

Positions et subjectivité

                Nous avons reconnu chez Rogers une accentuation volontariste de la subjectivité qu’il projette de dégager et de soutenir en luimême et en autrui. Ces positions méritent un examen attentif.

                Ce n’est pas seulement l’option d’un psychologue, attaché à l’importance de la conscience individuelle. C’est également un point de départ incessant, fondé sur son expérience mais aussi sur la philosophie de Dewey et, pardelà, sur la démarche cartésienne. Car il s’agit d’un cogito élargi aux résonances émotionnelles et affectives de l’être qui s’affirme (mais Descartes ne traitaitil pas déjà des « passions de l’âme » ?) et qui articule son désir d’exister.

                En fait la notion de subjectivité peut avoir une consistance variable. Elle peut dénoter la rigidité d’un rapport à un motif de soi, définitif et fermé ; ou bien la mobilité d’une identification diffuse des autres et de soimême ; mais elle peut aussi désigner une structure de stabilisation des relations d’un organisme humain en interaction, en harmonie mouvante, avec d’autres personnes. Elle peut, d’autre part, con
noter une identité soutenue dans la durée par une mélodie étendue ; ou bien une expérience en changement et, par suite, marquée par une exigence d’immédiateté, d’accord, de « simplicité » (au sens de Descartes) dans la perception de la conscience.

                On pressent où iront les déterminations actives de Rogers, proférées selon quatorze assertions dans Le développement de la personne (et que nous avons rédigées en italique).

 

Etre vraiment soimême

                Le but de la vie, tel que Rogers le discerne dans son travail et notamment dans ses rapports avec les clients, lui apparaît au travers des mots de Kierkegaard : « Etre vraiment soimême »1. Il ne s’agit pas ici d’un truisme, mais subtilement, d’un projet de devenir, afin de peser dans le concert du monde et d’y établir sa note personnelle, son octave (son quantum) de possibilités originales.

                Cela est doublement ardu. D’une part, être soimême revient à lutter pour se dégager des fausses identifications, des fausses notes, des « façades »2 que nous empruntons pour faire chorus à autrui : par habitude et par calcul, en effet, nous présentons aux autres afin de résister à leurs pressions transférentielles et déformantes (ou déplacées de leur lieu réel) une ritournelle (une image) conformiste et contournée, biaisée… Paraître à l’unisson des autres économise pour tous, en effet, des incertitudes, des questions, des efforts d’ajustement ou des épreuves de dissonance. Aussi les comportements de complaisance, de collusion sont socialement recommandés et entretenus ; bien plus, le penchant naturel à la facilité ou notre propre pesanteur nous portent à les soutenir au lieu de maintenir notre tonalité propre ; et enfin on pourrait volontiers croire à l’utilité de fixer devant autrui, par nos comportements, une sonorité conventionnelle de soi, fiable parce que constante et imperturbable. Il n’en est malheureusement rien. Toute complaisance, toute inertie, toute fixité à un masque, à un indicatif, entraînent des interférences de contradictions et des biais sans fin : « Car je ne suis pas ce que je prétends être. De la sorte mes paroles communiquent un certain message, mais je communique aussi d’une manière détournée l’agacement que j’éprouve, ce qui crée une certaine confusion chez l’autre personne et la rend moins confiante, bien qu’elle puisse être inconsciente de ce qui crée la difficulté entre nous »3. L’unisson faux devient confusion.

                Mais d’autre part, je ne puis me dégager de façon simpliste. Si je veux échapper à l’ambiguïté, il me faut constater mes ambivalences et, pour éviter le trouble, réaliser une décantation des tendances dysharmoniques mélangées, qui sont en moi, réellement. Il s’agit donc de ne pas me maintenir sur des attitudes dépassées au moment même où elles se forment face aux autres et à leurs influences, mais de me permettre une stabilisation provisoire des sentiments naturellement évolutifs : ceuxci sont signifiants par la nature de leur mobilité et leur rythme plus que par leur localisation momentanée ; il faudrait les réunir avec leurs vibrations et leur mouvement dans une forme reliée à mes profondeurs, à ma « tonique de base ».

                C’est là que se situe l’acte essentiel (et contradictoire) d’une subjectivité. Celleci n’est pas toute faite, toute donnée, toute unie mais en élaboration (ou épuration) continue de son harmonie autonome et de sa densité de réalité. « Puisje avoir une personnalité assez forte pour être indépendant de l’autre ? » s’interroge Rogers. « Mon moi intérieur estil assez fort pour sentir que je ne suis ni détruit par sa colère, ni absorbé par son besoin de dépendance ni réduit en esclavage par son amour, mais que j’existe en dehors de lui avec des sentiments et des droits qui me sont propres »4 ? Comme un chanteur dans un chœur, un moi suffisamment fort dans sa subjectivité s’affirme en se prémunissant contre les risques de dépendance à autrui et les pressions d’altération (ou de conformité) : il le fait non pas en rejetant la résonance aux autres, en se raidissant défensivement, mais en se vérifiant sur luimême, sur sa note intérieure profonde, pour sa fiabilité présente et à venir.

                « Expérience » mûrement consultée. Rogers établit donc comme règle initiale de sa conduite et des directives qu’il se donne (on peut penser aussi à ces « règles pour la direction de l’esprit », rédigées par Descartes pour ses trentedeux ans) : « Dans mes relations avec autrui, j’ai appris qu’il ne sert à rien, à long terme, d’agir comme si je n’étais pas ce que je suis »5. Cette position de « bon sens » signifie que s’il s’équilibre d’abord sur luimême et sur ses mouvements ou sonorités profondes, s’il se garde des compromissions et d’une défensivité réactionnelle, mais s’il conserve cependant une distance ou une distinction sans excès visàvis d’autrui (tout excès manifesterait une contredépendance, qui reviendrait à une dépendance accrue), l’individu peut trouver un point d’appui, un « la » fondamental en lui, et dans sa solitude même mais sans isolement. C’est ce que Charles Morgan dénommait singleness of mind, c’estàdire tout ensemble l’unité, la singularité, et la droiture de l’esprit : et ce qu’on pourrait traduire par l’adhésion intégrale à soimême, ou encore la participation à la houle profonde qui nous porte et nous unifie en dessous même des clapotis insignifiants.

                Mais le mouvement de présence à soi (que j’appelle une « présenciation » par un néologisme inspiré de l’autre terme de Berthold Brecht, « distanciation ») n’est guère acquis une fois pour toutes, et il est rien moins que facile.

 

S’écouter, s’accepter soimême

 

                Car il n’est pas commode de s’accueillir, de s’écouter soimême. Une personne n’accède pas nécessairement à toutes les informations, à toutes les harmoniques qui l’habitent : elle peut différer ou disjoindre les prises de conscience, les notes, qui tendent à émerger en elle ; elle peut établir des préférences sur certains de ses sentiments ou de ses attirances et se détourner partiellement de soi ou d’une part de soi, refusant par exemple ses imperfections ou dissonances. Ce faisant, elle désintègre partiellement le processus d’unification et de « résolution » ou décision qui est à l’œuvre dans sa subjectivité, elle désaccorde sa « présenciation » à ellemême, et elle diminue ses chances d’action et de relation : elle diminue ses possibilités de « vérification » dans la rencontre d’autrui ; elle diminue sa tension réelle, assourdissant sa « tonique ». Alors que, note Rogers, « mon intervention est plus efficace quand j’arrive à m’écouter et à m’accepter et que je puis être moimême »6.

                Intervenir sur les autres personnes suppose au préalable, convenir de soi, et donc de ses défauts et des limitations, de sa tessiture, en ce que cellesci sont constitutives de l’articulation de notre subjectivité par rapport à celles des autres. N’être que soi : Rogers reconnaît que les premiers apprentissages signifiants, les premières règles qu’il institue, pourraient être qualifiés de négatifs7. (Et il est intéressant que la règle ii que Descartes se formule ait aussi ce caractère négatif : « Il ne faut s’occuper que des objets dont notre esprit paraît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable »8. Soi, pour commencer, et sa finitude, dans une subjectivité maîtrisée.)

                Il s’agit, en effet, non pas de se laisser porter vers un moi idéal, vers des notes trop aiguës ou trop graves, de se référer au diapason d’un surmoi, ou d’accéder à des niveaux superficiels et bruyants d’inspiration et de fantasmes indéfinis, mais de se réserver à soimême et à ses possibilités provisoires, immédiatement perçues dans leur aire limitée.

 

Limitation et négation hégélienne

 

                Limitation, négation, j’ai déjà été amené, dans d’autres ouvrages, à propos du concept de nondirectivité, à marquer leur importance comme point de départ, comme étape ou thèse initiale de la démarche rogérienne, et sans doute de toute démarche.

                Spinoza avait énoncé : « Omnis determinatio est negatio », « Toute détermination est négation ». Qu’on ne se méprenne pas cependant sur la portée exacte de cette négation : elle n’est pas mutilation, réduction, mise en infériorité et en sourdine ou en paralysie. Hegel, établissant le mouvement dialectique, avait d’ailleurs corrigé Spinoza : « Spinoza en reste à la négation comme détermination ou comme qualité ; il ne parvient pas à la reconnaître comme vraiment absolue, c’estàdire comme négation se niant »9. Ce qui implique que la négation, si elle établit des distances entre des impressions qui autrement resteraient confuses, est éprouvée cependant dans les limites de sa propre délimitation : elle met donc en communication ce qu’elle a distingué ; par suite elle provoque à élargir harmoniquement les concepts et les perceptions, les formules et les actes, les cultures et les civilisations.

                Et de fait, il ne s’agit, dans la conception rogérienne de la subjectivité, ni d’autointimidation, ni de diversion, ni de rétrécissement du champ d’existence à une ronde narcissique et infantile. La subjectivité, à laquelle il a recours, n’est aucunement un solipsisme non plus qu’un perfectionnisme paranoïaque. Elle est une démarche qui part continuellement d’un ici et maintenant solidement resserré et saisi (« compris » et maintenu) pour aller avec empirisme, à l’oreille, vers un « ailleurs et bientôt » en accroissement incessant. C’est un accueil progressif (non perfectionniste et crispé) de soi, retentissant en un développement de la personnalité associé à un accueil plus harmonique et plus vigoureux d’autrui.

                Rogers précisera vers les années 1970 : « Lorsque je puis accepter d’avoir de multiples défauts et lacunes, de commettre de nombreuses erreurs et d’être souvent ignorant là où je devrais être bien informé, d’avoir souvent des préjugés là où je devrais avoir l’esprit largement ouvert, d’éprouver fréquemment des sentiments qui ne sont pas justifiés par les circonstances — alors, je puis être beaucoup plus réel, plus authentique. De même, en ne portant pas d’armure et en ne faisant rien pour me montrer différent de ce que je suis, j’apprends beaucoup plus, même à partir des critiques et de l’hostilité, je suis beaucoup plus détendu et je puis être beaucoup plus proche d’autrui. En outre, le fait que j’accepte de me montrer vulnérable entraîne chez les autres tellement plus de sentiments réels à mon égard que j’en suis vraiment récompensé »10.

                La négation (niée) des phantasmes (mais non de l’imagination et de la créativité) par le contact vital des limites rend les relations à soi et à autrui plus réelles et plus intenses. Les notes sont claires et se poussent à leurs thématiques conjuguées. On comprend les conséquences cohérentes que Rogers tire de ses positions, si on observe avec P. Morel — dans une perspective hégélienne (mais aussi kierkegaardienne, en dépit des oppositions) : « Plus l’individu s’accepte fini, plus reculent ses limites, plus il apparaît comme un champ d’être toujours en expansion »11.

 

Se permettre de comprendre et
d’accepter autrui sans arrangement

 

                Non que cela soit aisé : « M’accepter tel que je suis, permettre à l’autre personne de s’en rendre compte, est la tâche la plus difficile que je connaisse et je n’y réussis jamais pleinement. Mais le seul fait de me rendre compte que c’est ma tâche a été très enrichissant »12.

                Aussi bien, assuré fortement sur luimême et sur le « risque » d’être soi dans ses limites, Rogers accède à des relations interpersonnelles fortes : « J’attache une valeur énorme au fait de pouvoir me permettre de comprendre une autre personne »13.

                Cette « permission » d’écoute qu’on se donne à soimême n’est pas automatique, elle procède du même effort pour se mettre en présence de soi, et elle consolide cet effort. Il y faut du temps et procéder quelque peu selon la règle ix de Descartes : « Il faut tourner toutes les forces de son esprit vers les choses de moindre importance et les plus faciles, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on soit accoutumé à avoir l’intuition distincte et claire de la vérité ». Dans ses perspectives de simplicité subtile, rurale, Rogers découvre expérienciellement qu’il éprouve en luimême, de façon incoercible, un enrichissement à progresser vers une intersubjectivité très nucléaire, et pour cela, à « ouvrir des voies de communication qui permettent aux autres de me faire part de leurs sentiments et de leur univers tel qu’ils le perçoivent »14.

                Il a consacré une somme considérable de réflexion et d’ingéniosité dans le domaine des communications, à la recherche de voies opératoires pratiques et à l’exploration de leurs aboutissements. Parce qu’il en a mesuré la difficulté et l’importance.

                Consentir à la différence manifestée par la subjectivité d’autrui, agréer des réactions nettement opposées à ses projets, ne dissout pas la force du moi mais l’alimente. Il se produit comme un renforcement des potentiels réciproques, des tonalités respectives. Au niveau même du langage, c’est reconnaître la relativité du « dit » : notre position n’est pas bloquée par ce que nous disons dans l’instant. « Demain nous en dirons davantage » remarque Hubert Nyssen dans des propos sur la sémantique générale : « Et dans la minute même, pourquoi d’autres n’en diraientils pas plus et mieux que nous »15 ? Tant et si bien que Rogers peut déduire de son expérience la constatation capitale : « Il est toujours extrêmement enrichissant pour moi de pouvoir accepter une autre personne »16. « Toujours » : quand cela est rendu possible, car cette constatation ne signifie nullement un état de consonance permanent, obtenu sans effort ni sans délai, devant n’importe quelle personne ou dans n’importe quel groupe. Et elle ne conduit nullement à un besoin impulsif d’accommodement qui reviendrait à une complicité ou à une dépendance. Au contraire, pose Rogers, « plus je suis prêt à reconnaître ce qu’il y a de réel en moi et chez l’autre, moins j’ai le désir d’essayer d’arranger les choses »17. C’est que toute impatience, dans le domaine des communications interindividuelles ou de groupes, entraverait les « complexités du processus vital »18, les maturations naturelles au travers des dissonances, et elle pourrait pousser à des identifications crispées, ou à des charivaris fusionnels, par rupture d’équilibre harmonique entre présenciation et distanciation. Et on courrait le péril de refuser l’aventure possible.

                Au contraire, la subjectivité, si elle est présenciation chaleureuse à soi et à autrui, doit être observée avec pudeur, pour n’envelopper et ne capter quiconque, même soi. Les distances, réduites au minimum, ne sont pas annulées par promiscuité, par déport de notes, et fusions confuses. L’invitation à la subjectivité ne saurait être vagabondage ou laisseraller sur un marais de « bons sentiments » et de « bonnes intentions », mais bien un embarquement délicat et risqué, où chaque rencontre et compagnonnage s’annoncent, en soi et pour autrui, en tonalités de devenir. Par cet embarquement on peut aboutir à Cythère (Rogers ne recule pas devant l’émergence des sentiments positifs) mais aussi bien à l’antre de Polyphème (et à toutes les menaces de l’agressivité). Mais, subtil et avisé (ou rusé) comme Ulysse, Rogers entend ne pas se laisser perdre par les sirènes : il n’oublie pas Ithaque, et l’attente, patiente comme sa propre démarche, de Pénélope. « L’Odyssée » des relations humaines peut aboutir. Doiton en douter, actuellement ?

 

Constatation et évolution ?

 

                Rogers en vient alors à une considération centrale et unifiante (au niveau de la subjectivité et des relations interpersonnelles de groupe) : « Plus je suis disposé à être simplement moimême dans toutes les complexités de la vie, plus je cherche à comprendre et à accepter ce qu’il y a de réel en ma personne et en celle de l’autre, plus il se produit de changements »19.

                Cette considération explicite le lien logique, orchestral, qui gerbe en faisceau les faits et les inductions recueillis au cours de trente ans de thérapie et d’un demisiècle d’expérimentation et de recherche sur les relations humaines : Rogers tente, comme nous le verrons ultérieurement, de lui donner des formulations objectives sous forme d’hypothèses brutes ou de loi générale. Néanmoins, il reconnaît l’aspect paradoxal de cette considération : constater des délimitations et des différences entre soi et autrui n’aurait pas pour conséquence de les fixer, mais au contraire de permettre leur dépassement selon des résonances, des spires ouvertes et croissantes. Alors que dénier et tenter de les transgresser les bloquerait, selon des cercles vicieux où se dépenserait inutilement en fantasmes et résistances infantilisantes l’énergie disponible pour la transformation de soimême. Sa position revient à la pensée dynamique de Dewey : « Nous sommes libres non du fait de ce que nous sommes statiquement, mais dans la mesure où nous devenons différents de ce que nous avons été »20.

                La liberté de devenir conduit à vérifier que la délimitation évolutive de soi, c’estàdire l’accentuation d’une subjectivité, est libératrice pour autrui : elle permet à un interlocuteur de s’engager dans la voie de sa subjectivité propre, de trouver sa note propre, et de conforter, par contrecoup, notre propre subjectivité en train de se découvrir. On peut exprimer d’une autre façon cette « évidence rogérienne » : elle impliquerait que l’acceptation ou plutôt la constatation (de soi ou d’autrui) peut être une variable croissante, soutenant une évolution de développement positif.

                On pourrait encore formuler cette position en la forme pratique : si je puis me fier à moimême tel que je suis et me fier à autrui tel qu’il est, avec ce que nous ressentons et avec nos butées ou nos contradictions ou nos dissonances momentanées, en accompagnant l’autre là où il se place, en constatant comment il se considère et me considère dans l’instant, et si ma présence est suffisamment intense et toutefois sans exercer de poussée sur lui pour qu’il bouge de son lieu ou de sa direction (ni sur moimême pour me forcer à bouger), loin de nous fixer, j’aurai accru nos possibilités réciproques d’évoluer de concert au moindre coût selon nos orientations positives propres.

                Toutes ces conditions (ces « si ») pourraient paraître illusoires : à force de subjectivité et d’instantanéisme. Elles sont cependant susceptibles d’être réalisées par la vertu de l’expérience propre : en ce que celleci est autant objective que subjective.

 

L’expérienceguide

 

                Car cette position de « constatationévolution » peut se référer à la mesure intérieure, obtenue grâce au vécu réel et intégral de l’individu. « Je peux faire confiance à mon expérience », déclare Rogers21. Cette conviction ne se limite pas aux relations humaines : elle englobe toute activité et elle s’établit, au fur et à mesure de la vie et de la carrière de Rogers, dans une logique imperturbable.

                Dans la face positive de cette logique, Rogers note : « Chaque fois que j’ai fait confiance à un sentiment interne et non intellectuel, j’ai découvert la sagesse de mon action »22. C’est que cette confiance accordée en profondeur à ce que ressent et pressent naturellement dans le moment un individu se relie à une conception intense de l’expérience. Celleci n’est pas isolement ou conduite d’abstraction pure ; au contraire, elle est explicitation des connexions réelles, c’estàdire démarche, approche et acte volontaire (orchestral) de transaction entre un individu et son environnement : en quelque façon de « métacognition », selon un terme récent.

                Sous le terme d’expérience (et même d’experiencing) Rogers se réfère plus ou moins directement à la pensée de John Dewey. Celuici a fondé sa philosophie, son « naturalisme humaniste », sur l’expérience vécue en tant que recherche, investigation existentielle (inquiry), c’estàdire en tant que « transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié »23.

                L’expérience est ainsi génératrice d’ordre (et Rogers peut subjectivement assurer : « J’ai du plaisir à discerner un ordre dans mon expérience »). Car elle est existentiellement la création d’« unités qualitatives », successives, qui s’engendrent en créant des conséquences, de nouvelles relations, sur lesquelles sera derechef recherchée une « mise en continuité », et cette démarche s’effectue comme « l’équilibre en déséquilibre mouvant des choses » (the moving unbalanced balance of things)24.

                Dans cette progression oscillante, « le sens de l’expérience comme premier plan (de la nature) est que le premier plan est ainsi fait qu’il contient un matériel qui, lorsqu’on le traite opérationnellement, fournit les indices qui nous conduisent droit à l’arrièreplan »25. La vie est poussée par « l’expérience » dans un mouvement thématique essentiel et constitutif. Ce qui revient pour Rogers à poser que « la vie, dans ce qu’elle a de meilleur, est un processus d’écoulement, de changement, où rien n’est fixe »26, mais ou des opérations positives sont possibles. Il n’y a donc pas d’expérience en soi, mais une multiplicité continue d’expériences qui font apparaître momentanément « des premiers plans et des arrièreplans, des ici et des là, des centres et des perspectives, des foyers et des marges »27. En fait, l’harmonisation, la réintégration fonctionnelle dans une « continuité » des rapports entre un individu et son environnement avec tous ses plans, sont au cœur des fonctions d’un organisme. On peut penser aux conceptions « infinitésimales » de Leibniz.

                L’unité de l’être humain provient de l’intégration de l’organisme dans son environnement et « le moi perd son intégrité intérieure quand il perd son intégration avec le milieu dans lequel il vit ». Assurant que « la logique est naturaliste » (p. 81 de sa monumentale Logique), Dewey pose le postulat de la continuité des activités et des formes, inférieures ou supérieures, en excluant toute réduction des unes aux autres.

                L’expérience est par conséquent une recherche vécue des unifications qualitatives ressenties entre tous les éléments de l’organisme et tous les éléments de l’environnement (lesquels sont exclusivement les parts actuelles du monde naturel qui entrent « directement ou indirectement dans les fonctions vitales »28 par rapport à l’individu). L’organisation agie, comme mode fondamental de l’expérience, est si présente à la philosophie de Dewey, hostile aux dualismes, qu’il observe : « L’intégration est plus fondamentale que ne l’est la distinction désignée par l’interaction de l’organisme et de l’environnement. Cette dernière indique la désintégration partielle d’une intégration antérieure, mais si dynamique qu’elle tend (aussi longtemps que la vie continue) vers la réintégration »29.

                Et l’intégration, ce « sentiment interne » dont parle Rogers, n’est pas le produit de l’intellect, mais le fruit organique du besoin et du désir humains au centre de la « matrice biologique » où naît incessamment la « logique » (ou la musique). Car, ainsi que l’écrit Dewey en 1938 (moment décisif pour la pensée de Rogers) « le désir, l’intérêt, accomplit ce que dans la théorie traditionnelle on attribuait à un pur intellect inventé pour les besoins de la cause. Des désirs de plus en plus vastes et des habitudes de plus en plus variées et souples produisent des enchaînements de pensée de plus en plus élaborées, et en fin de compte les harmonies, les cohérences et les structures compréhensives des systèmes logiques »30.

                On conçoit que Rogers se soit toujours senti à son aise, et encouragé, dans sa propre pratique, par le contact de la pensée de Dewey. S’il observe comme une « caractéristique de la manière dont une personne mûre apprécie son expérience personnelle, […] le haut degré de différenciation de cette expérience, ou comme on dit en sémantique générale, le fait que cette expérience est considérée en extension »31, c’est qu’il ressent l’importance de la finesse qualitative, de la subtilité dans le vécu et le parcours « différentiel » de l’expérience. Pour lui, comme pour Dewey, l’intégration, la continuité agie, se vit dans la conscience subjective, laquelle coïncide avec la « totalité des différences qualitatives immédiates actualisées »32. Et l’intégration s’effectue dans toute expérience, notamment, de façon particulièrement visible dans l’art : « Dans l’art, comme expérience, l’actualité et la possibilité ou l’idéalité, le nouveau et l’ancien, le matériel objectif et la réponse personnelle, l’individuel et l’universel, la surface et la profondeur, le sens et la signification sont intégrés dans une expérience »33.

                Il ne saurait donc y avoir refus de l’imagination, mais intégration dans la subjectivité, par l’expérience, d’un imaginaire créateur, dépouillé des projections fantasmatiques.

 

Expérience et autorité

 

                La logique de Rogers a une contrepartie fermement négative : « Une expérience faite par autrui ne saurait me servir de guide. Les jugements des autres, bien que j’aie le devoir de les écouter et d’en tenir compte pour ce qu’ils sont, ne pourraient jamais me servir de guides. C’est là une leçon que j’ai eu du mal à apprendre »34.

                Critiques, préventions ou éloges simultanés ont amené Rogers à admettre, malgré des hésitations et peutêtre des remords, sa distance visàvis d’influences. Mais il est allé plus loin, par rapport aux systèmes et aux connaissances, retrouvant la proposition essentielle de Descartes sur la « table rase » et le recours à « l’évidence ». « A mes yeux, l’expérience est l’autorité suprême… Ni la Bible, ni les prophètes — ni Freud, ni la recherche — ni les révélations émanant de Dieu ou des hommes — ne sauraient prendre le pas sur mon expérience directe et personnelle »35. Cette position n’est pas aisée à tenir si on se souvient du climat dogmatique qui entoure aussi bien la psychologie expérimentale que la médecine et la psychanalyse. Et on ne peut manquer de faire le rapprochement avec la règle iii de Descartes : « Sur les objets proposés à notre étude, il faut chercher, non ce que d’autres ont pensé ou ce que nousmêmes nous conjecturons, mais ce dont nous pouvons avoir l’intuition claire et évidente ou ce que nous pouvons déduire avec certitude. Car ce n’est pas autrement que la science s’acquiert »36. Chacun doit construire sa « partition ».

                C’est une position d’objectivité en même temps qu’une position d’indépendance subjective ; et ces positions sont établies sur le consentement à la mouvance renouvelée de l’expérience. Quand Rogers affirme, fasciné par le devenir, qu’« il ne peut y avoir pour moi aucun système clos de croyances et de principes immuables »37, il retrouve dans un même combat la démarche délibérée (et politiquement engagée sur une signification foncière de la démocratie) de Dewey : « L’expérience… est la libre interaction des êtres humains individuels avec les conditions environnantes et en particulier les environnements humains, qui développe et satisfait le besoin et le désir en augmentant la connaissance des choses comme elles sont. La connaissance des choses comme elles sont est la seule base solide pour communiquer et partager ; toute autre communication signifie sujétion de quelques personnes à l’opinion personnelle d’autres personnes. Le besoin et le désir — dont sont issues l’intention et la direction de l’énergie — dépassent ce qui existe, et par suite la connaissance et la science. Ils ouvrent continuellement la voie vers le futur inexploré et inaccompli »38.

                Qu’on ne fasse cependant pas erreur. Ni Dewey, ni Rogers ne tombent dans un extrémisme anarchique. La « libre interaction », le « désir », la dissolution des dogmatismes et des rigidités, qui sont incluses dans leurs suites de positions, ne signifient nullement une absolutisation de l’expérience individuelle, de la tonalité individuelle, en tant qu’individuelle. Rogers met en alerte sur ce point : « Ce n’est pas parce qu’elle est infaillible que mon expérience fait autorité. Elle est la base de toute autorité parce qu’elle peut toujours être vérifiée par des moyens primaires. C’est pourquoi ses fréquentes erreurs — sa faillibilité — peuvent toujours être corrigées »39.

 

Expérience et objectivité

 

                L’expérience est proposée dans sa faillibilité, dans ses dissonances, selon une suite d’approximations et de « résolutions » opérationnelles, dans ses rapports à soi et à autrui. Elle est établie sur des tâtonnements, propres à réduire les écarts. C’est une conception cybernétique de « conduite à vue » ou à l’oreille et non « au juger » (en projet rigide) : elle est fondée sur la recherche des significations secondaires qui dérivent des constatations, des intégrations primaires. La masse même des événements observés, la nature de la situation d’expérience, les erreurs également, déterminent l’individu à organiser sa relation, sa transaction méthodique à l’environnement. Car il paraît à Rogers « inévitable de rechercher une signification, un ordre et une légitimité dans toute accumulation d’expériences »40. L’homme, organisme vivant, ne peut établir de connaissances qu’organisées. Et il est bien mu par un « appétit de structure », comme l’observe Eric Berne41 par un besoin musical. Mais Descartes avait déjà prévenu, avec le langage de son temps : « La méthode est nécessaire pour la recherche de la vérité » (règle iv)42.

                En ce point, Rogers explicite une option visàvis de l’objectivité, visàvis de la prise de son activité sur l’environnement : « Les faits sont des amis »43. Loin de considérer les éléments humains ou matériels auxquels il se heurte (et qui émergent donc en événements ou faits) comme des ennemis potentiels ou des obstacles (ainsi que cela se présente communément à l’idée des individus, même chercheurs scientifiques), Rogers fait état d’une conversion essentielle (aussi simple que subtile) : « J’ai sans doute mis longtemps à comprendre que les faits sont toujours des amis. Le moindre éclaircissement qu’on puisse acquérir dans n’importe quel domaine nous conduit toujours plus près de la vérité. Or, s’approcher de la vérité n’est jamais nuisible, ni dangereux, ni inconfortable »44.

                Cette position d’accueil méthodologique, d’hospitalité, rejoint celle du géologue Pierre Termier qui s’était donné comme règle : « Prendre pour objet premier de ma réflexion toute objection qui m’est présentée ». Elle rappelle aussi le précepte que Paul Claudel aimait à répéter : « Ne impedias musicam », « N’empêche pas la musique ». L’amitié reconnue dans les faits, et les objections prises au sérieux dans les conflits, sont une précaution contre les peurs et les angoisses qui éloignent de la vie, qui font dévier de la présenciation à soi et au monde ; elles sont une règle chaleureuse pour traiter les réactions superficielles qui nous traversent et pour dominer les dépits de nos échecs. Il ne s’agit pas d’une facilité, d’une rodomontade de commande ni d’un expédient. Audelà des vexations, des rigidités défensives ou des chocs, Rogers a senti l’utilité, la fécondité, de revenir laborieusement sur ses propres idées et de les restructurer pour mieux s’accomplir… « J’ai fini par reconnaître, dans une grande mesure et à un niveau plus profond, que cette pénible réorganisation, est ce qui s’appelle apprendre et que, aussi désagréable qu’elle soit, elle mène toujours vers une perception beaucoup plus satisfaisante, parce que plus exacte, de la vie »45.

                Toute difficulté, tout désagrément sont bienvenus (ou devraient l’être) : ils sont moins sauvages qu’on ne l’imagine et peuvent être facilement apprivoisés, appropriés. Toute négativité apparue au premier plan germe en positivité à l’arrièreplan. Dewey avait déjà exprimé en termes d’éducation : « Pour que l’enfant se rende compte qu’il a affaire à un problème réel, il faut qu’une difficulté lui apparaisse comme sa difficulté à lui, comme un obstacle né dans et au cours de son expérience propre, et qu’il s’agit de surmonter s’il veut atteindre sa fin personnelle, l’intégrité et la plénitude de son expérience propre »46.

 

Le plus personnel et le plus général

 

                C’est donc une expérience courageuse, combative, de la subjectivité, de la personnalité tendue vers la présence et l’objectivité, que Rogers place dans son activité concrète. Et la tension subjectivitéobjectivité qu’il institue est soutenue, entrecroisée, par une constatation décisive : « Ce qui est le plus personnel est aussi ce qu’il y a de plus général »47. Dans ses relations, directes ou non, orales ou écrites, avec des collègues ou des étudiants, avec des étrangers, Rogers constate : « J’ai presque toujours découvert que le sentiment qui me paraissait le plus intime, le plus personnel et par conséquent le plus incompréhensible pour autrui, s’avérait être une expression qui évoquait une résonance chez beaucoup d’autres personnes »48.

                Entre les individus, comme au cœur d’une personnalité, il n’y a donc pas d’incommunicabilité, de béance absolue. Les solitudes subjectives ne sont pas des insularités, des isolements irrémédiables. Au contraire, comme dans la perspective dialectique de Hegel, la singularité vécue permet de dissoudre ce qu’avaient de cloisonnant les particularités (de rôle, de masque, de strate, de classe ou de théorie) qui ont pourtant ellesmêmes le mérite, à temps donné, de défaire les fausses façades, les conformismes structurants qui emprisonnent l’universalité. Car celleci, établie dans sa mouvance même en thèse positive de généralité est menacée par l’inertie, la pesanteur des échanges (d’énergie) qui tendent à bloquer les évolutions par des réactions de conformité (tous les citoyens sont réputés égaux) ; les particularités apparaissent en négation suffisamment grossie de cette thèse, en antithèse, pour désagréger les fauxsemblants, les durcissements qui empâtent, alourdissent et figent les processus d’intégration à l’unité (telle catégorie ou classe sociale, dominée par exemple, n’est pas identifiable à tous les citoyens, et sa différence de situation ne peut être cachée ni réduite) ; mais les particularités à leur tour doivent être niées et les singularités individuelles font éclater ce qu’elles auraient de réducteur par rapport aux différences réelles (et subjectives) des individus (moi, ouvrier ou patron, peu importe, je décide de courir les risques de participer à la Résistance contre l’occupant) ; les personnes sont autres que des rôles ou des appartenances et leurs choix propres leur permettent de se retrouver dans une solitude, générale, mais où les frontières (et les racismes) sont combattues et où le mouvement incessant et menacé vers la synthèse (c’estàdire vers l’universalité) est possible.

                La singularité tonique assumée par une personne résonne bien dans la singularité des autres et fait retrouver les chances d’une intelligibilité universelle vraie. En ce point, Rogers, qui cite parfois Einstein, aimerait que soit rappelé l’un des propos de celuici : « Ce qu’il y a de plus incompréhensible, c’est que le monde soit compréhensible ».

                Il n’y a rien là de contradictoire. L’intelligence, la compréhension supposent en effet non le pressage impatient de systèmes tout faits sur une réalité qui serait forcée dans des moules de saisie statistique, mais l’intégration de tous les éléments qualitativement différents. C’est la perspective de Dewey et celle que définit également Lewin en constatant que la psychologie moderne doit s’éloigner des modes de penser « aristotéliciens » (cloisonnant les objets selon des particularités rigides et abstraites) et adopter des modes de penser « galiléens » : selon ceuxci, « il importe de garder présent à l’esprit que la validité de la loi et le cas concret de caractère individuel ne sont pas contradictoires et que la référence à l’intégralité de la situation totale concrète doit se substituer à la référence de la collection la plus étendue possible de cas historiques de caractère fréquent »49.

 

L’orientation positive

 

                L’assertion d’une communication d’intelligibilité universelle et progressive, dialectique, entre les individus profondément singuliers et les faits euxmêmes amicaux et singuliers ou généraux se conjugue, pour Rogers, à une autre assertion : « Mon expérience m’a montré que, fondamentalement tous les hommes ont une orientation positive »50.

                Sa référence à la subjectivité, au plus personnel en chacun, n’est pas une prise de position en faveur de la destructuration sociale, de l’anomie. La liberté offerte aux individus ne connote pas pour lui la dérive vers une licence sans limite, vers une irresponsabilité démonique. Au contraire : « J’ai été frappé dans mon expérience de thérapeute, notetil, de constater que, lorsque les personnes sont valorisées et qu’on leur donne la liberté de sentir et d’être, certaines orientations apparaissent dans le choix des valeurs. Ces orientations n’ont rien de chaotique, mais au contraire surprennent par leur caractère convergent »51. Cette convergence explicite la rencontre du singulier et de l’universel. Mais seraitelle produite par les précautions, par le projet méthodologique même de Rogers ? Sa praxis n’entraînetelle pas chez ses partenaires ou chez ses « clients », l’émergence attendue des directives positives, encourageant progressivement la personne vers la maturité et la socialisation ? Y auraitil tautologie ?

                Rogers se pose la question sur le caractère convergent des orientations qui apparaissent en thérapie et il précise : « Celuici ne dépend pas de la personnalité du thérapeute : j’ai en effet vu apparaître les mêmes orientations chez des clients traités par des thérapeutes qui avaient des personnalités profondément différentes. Ce caractère commun ne semble pas non plus dépendre de l’influence d’une culture donnée, car j’ai retrouvé ces mêmes orientations dans des cultures aussi différentes que celles des EtatsUnis, des PaysBas, de la France et du Japon »52.

                Les individus, s’ils développent leur singularité, ne font donc pas exploser la solidarité sociale, aux yeux de Rogers. Loin de là. Mais cette considération optimiste estelle le fruit d’une naïveté, d’une manie yankee ? Rogers ne s’abusetil pas ? N’oublietil pas le tragique des oppressions sociales et des désordres individuels ?

                Rogers sait qu’il doit se défendre contre les critiques d’angélisme ou de « vue naïvement optimiste sur la nature humaine » (et qui pourrait n’être qu’une projection de son désir propre). Inlassablement il a affronté les objections, les critiques, ou les railleries, les doutes ou les incrédulités. S’abuseraitil ?

                A ceux qui critiquent le large accueil fait par lui aux sentiments positifs (et en conséquence à « l’orientation positive » qui paraît être leur voie) parce que ces sentiments seraient superficiels ou trompeurs, Rogers rétorque qu’il n’y a pas que les impulsions « mauvaises », « socialement défendues », qui soient profondes et qui seraient par suite objets de refoulement. « D’après nos observations, cette conception du refoulement est inadéquate. En effet, l’expérience clinique montre que, bien souvent, les sentiments les plus profondément refoulés sont nos sentiments positifs, d’amour, de bonté, de confiance »53. Et il fait remarquer que lesdits sentiments sont en fait redoutés parce que leur expression ou leur réception met en position vulnérable et en risque de dépendance. « Si je dis à quelqu’un : “Je vous aime”, je suis vulnérable et je m’expose à être rejeté d’une façon effroyable. Si je dis : “Je vous hais”, je m’expose tout au plus à être attaqué et là je puis me défendre »54.

                A ceux qui le taxent de légèreté et d’oubli des réalités criminelles ou morbides, Rogers réplique : « Je suis tout à fait conscient du fait que, par besoin de se défendre contre des peurs internes, l’individu peut en arriver à se comporter de façon incroyablement cruelle, horriblement destructive, immature, régressive, antisociale et nuisible. Il n’en reste pas moins que le travail que je fais avec de tels individus, la recherche et la découverte des tendances très positivement orientées qui existent chez eux comme chez nous tous, au niveau le plus profond, constituent un des aspects les plus réconfortants et les plus vivifiants de mon expérience »55.

                Mais sa parade essentielle tient, avant même ses essais de validation expérimentale, dans sa problématique objective. Il ne peut laisser sans structure de rationalité scientifique ses intuitions, ses observations, ses constatations. Et il recourt à des conceptions naturalistes, pour l’établissement d’une logique d’analyse. Le caractère d’orientation positive qu’il évoque chez les individus, « il aime à penser », il fait l’hypothèse qu’il « est dû au fait que nous appartenons tous à une même espèce »56 et dont les individus ont besoin de relations chaleureuses57 pour vivre et survivre. Et il s’étonne des vues radicales telles que celles de Karl Menninger, freudien avéré, considérant l’être humain comme « mauvais de manière innée ». Et il s’était demandé alors si ces vues négatives n’avaient pas quelque lien avec l’idée que « Freud, par le fait qu’il s’était appuyé sur une autoanalyse, s’était privé de la relation chaleureuse et acceptante nécessaire pour que les aspects apparemment négatifs et destructeurs du moi, puissent être complètement acceptés, comme ayant un sens et comme pouvant jouer un rôle constructif »58.

 


 

Chapitre XII

 

 

 

 

 

 

Propositions et hypothèses théoriques

 

 

 

 

 

 

                L’une des analyses où Rogers expose ses propositions théoriques et sa problématique de la façon la plus ramassée a été publiée en 1965 dans un ouvrage collectif La science et les « affaires humaines ». Il lui a donné pour titre « Une conception humaniste de l’individu » (A humanistic Conception of Man). Observant que chaque individu a quelque idée de ce qui est fondamental dans la nature humaine, il essaya, au cours d’un voyage en mer, quand il se rendait au Japon, de « griffonner quelque chose de ses vues »1 sur cette « nature ». Il souhaitait exprimer une vue très large sur l’homme, de contexture suffisamment générale pour embrasser ce qui apparaît vrai en chaque homme : « Tâche formidable », si l’on n’exclut ni les psychotiques, ni les pervers, ni les coolies, ni les génies comme Einstein et les hommes de culture raffinée, ni les enfants débiles, ni les primitifs d’Australie, et pas plus Gandhi qu’Hitler ou que le maître japonais de la cérémonie du thé2.

 

Une espèce sociale

 

                La première observation que présente Rogers est apparemment simple, voire simpliste, comme il en convient, tout en considérant qu’elle est trop habituellement sousestimée. « L’homme est une espèce », « l’homme est une des nombreuses espèces d’organismes et comme tel a des caractéristiques qui lui sont inhérentes et qui le mettent à part des autres espèces »3.

                Par cette considération, Rogers se remet dans la continuité de Darwin, et de sa révélation scientifique sur l’origine des espèces telle qu’elle lui avait été communiquée par Kilpatrick. Et il pose une « nature » de l’homme, avec ses propriétés, ses tendances, ses convergences et ses limites constatées phénoménologiquement. Ce faisant, il prend par conséquent ses distances visàvis d’un existentialisme à la Sartre, qui rejette toute essence et toute limitation comme il l’assure dans le dialogue de la même époque (mars 1965) avec Paul Tillich. Celuici relève d’ailleurs la contradiction qu’il y aurait à nier que l’homme ait une nature en vue de ne placer aucune limite à sa liberté : car ce serait dire qu’il a « la nature de la liberté, que les autres espèces n’ont aucunement »4. Et Tillich propose d’opposer une nature « essentielle » (sa vraie nature qui est « bonne »), et une nature « existentielle » temporelle, « historique », en distorsion avec la première en raison de « la caractéristique qu’a l’homme de devenir étranger à sa vraie nature »5. Par cette distinction, établissant un lieu du conflit existentiel, Tillich souhaitait éviter des confusions, auxquelles n’auraient pas échappé, à ses yeux, Freud ainsi que beaucoup de freudiens et de thérapeutes.

                Sa réflexion rejoint directement la conviction de Rogers, approfondie au cours de sa carrière de thérapeute. S’agissant de définir les caractéristiques de l’espèce humaine, nommément visée, en naturaliste, Rogers prend d’emblée position, en se plaçant non seulement loin de Sartre, mais selon lui au « pôle opposé de Freud » par exemple, dont les vues semblent bien résumées dans Malaise dans la civilisation, où il est parlé de « l’hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres »6. Rogers cite, à la suite, le passage où Freud assure que « la civilisation (la “culture”) doit tout mettre en œuvre pour limiter (par des barrières) l’agressivité humaine. De là aussi cet idéal qui impose d’aimer son prochain comme soimême, idéal dont la justification véritable est précisément que rien n’est davantage contraire à la nature humaine primitive »7.

                A l’opposé, Rogers pose, comme résultat de ses observations, que l’homme est, d’abord, par nature en tant qu’appartenant à une espèce particulière, « incurablement social ». Aussi, nous n’avons pas à avoir peur d’être « seulement homo sapiens »8. Et Rogers fait au passage l’hypothèse que si l’évolution sur la terre avait été dominée par le développement de la famille des chats ou des félins, il en eût résulté des modes d’êtres moins sociaux que ceux qui résultent du développement humain. Il allègue son expérience pour constater que « l’homme a fondamentalement un désir violent (a fundamental craving) de relations sûres, intimes, communicantes, avec les autres, et qu’il se sent coupé, solitaire et incomplet quand de telles relations n’existent pas. Cette tendance, comme d’autres, peut être bloquée ou déviée, et il s’ensuit que beaucoup d’individus s’isolent, et que beaucoup vivent avec les autres dans des relations hostiles, distantes et incommunicantes. Cependant, la tendance la plus profonde, la caractéristique la plus fondamentale, semble être la tendance sociale : ainsi que l’indique le fait que, si une relation non menaçante est offerte, comme en thérapie, et peut être perçue comme sûre, les individus tendent invariablement à entrer en elle »9.

                La liberté existentielle de l’homme est donc d’être davantage dans sa nature sociale essentielle et non pas en dehors ou contre. Cette prise de position est radicale, « révolutionnaire », compte tenu des attitudes souvent pessimistes ou péjoratives sur lesquelles la plupart des épigones de Freud s’établissent : pour ne pas se sentir dépassés par aucune surenchère de lucidité sur la misère de l’homme ; et pour rivaliser de « soupçon » et de virtuosité réductrice face aux tendances idéalisantes, « angéliques », anthropocentriques. La sublimation est considérée avec ambivalence, on en loue la démarche mais on démonétise facilement son processus. Il n’y aurait pas de « cadeau », de gratification, à faire à l’homme, espèce ou individu.

                Rogers essaie d’expliquer la vogue des conceptions pessimistes dont il indique qu’il a luimême mis très longtemps à reconnaître la fausseté : « La raison, je crois, est qu’en thérapie on dévoile continuellement des sentiments hostiles et antisociaux, si bien qu’il est facile de supposer que ceuxci indiquent la nature profonde et par conséquent la nature fondamentale de l’homme. C’est seulement peu à peu qu’il est devenu évident que ces sentiments sauvages et asociaux ne sont ni les plus profonds ni les plus forts, et que le noyau de la personnalité est l’organisme luimême, dont l’essence est de se conserver et d’avoir une vie sociale10 ». Et il précise encore : « Sous la couche de comportement superficiel contrôlé, sous l’amertume, sous la blessure, il y a un moi qui est positif, et qui est sans haine. Telle est, je crois, la leçon que nos clients nous enseignent depuis longtemps, et que nous, nous avons mis longtemps à apprendre »11.

                Il est piquant de constater que Rogers, homme solitaire, personnalité controversée, soucieux de préserver la subjectivité, puisse estimer que l’homme soit « incurablement social » et que cet Américain retrouve Aristote, et quelques autres à cet égard, connaissant l’homme comme indissolublement animal et social, viscéral et conscient.

 

Indépendance et directionalité

 

                Cependant, si au versant social, l’homme a un besoin dominant d’une sécurité, obtenue grâce à des relations étroites, communicatives, avec les autres, au versant animal, il manifeste des tendances naturelles à un développement, à une différenciation, à une maturation aussi bien physiologiques que psychologiques. Ces tendances, chez l’homme, sont beaucoup plus lentes à apparaître que chez les autres espèces animales. On a souvent remarqué combien le jeune être humain était beaucoup plus arriéré, plus impotent ou impuissant qu’un jeune animal du même âge, quadrupède ou singe.

                Mais la lenteur, la progressivité d’émergence des tendances à la différenciation psychophysiologique et à la distanciation sociale, ne doivent pas incliner l’environnement humain à contrarier ou refuser stupidement la suite des prises décisives d’autonomie. Car l’individu tend à passer lentement mais obstinément d’une dépendance nécessaire à la fois dans les domaines physique et psychologique au cours de son enfance étendue, à une indépendance dans ces deux domaines, marquée (et bien audelà du niveau atteint dans les autres espèces) de plus en plus fortement.

                Il tend, dit Rogers, à développer et différencier un système élaboré de renseignement (feedback)sensoriel qui le rend capable de fonctionner d’une façon harmonieusement autorégulante (selfregulating) à la rencontre immédiate (meeting) de ses besoins »12.

                La généralité de l’espèce, orientée à une « convivialité » étroite (pour reprendre le mot d’Illitch), est donc liée de façon antagoniste à la singularité psychophysiologique radicale de l’individu, en sorte que les particularités sociales seraient mises en question si telles tendent à réduire l’autonomie (au lieu de l’étayer) et à maintenir une dépendance. En celleci, il faut entendre une « protection prolongée » : le besoin de se référer à une autre personne, de se reposer sur elle en se reniant soimême en sorte que persiste un « sentiment d’incapacité pour affronter les épreuves de la vie »13. Pour Rogers, être capable est conséquent à la vie de la personne dans l’espèce. L’individu ne s’y perd pas dans une imitation ou contreimitation passives, mais s’y retrouve par son originalité, native et active.

                Dans sa mise au point de 1965, Rogers établit ses idées sur une proposition encore plus radicale et plus opératoire : « L’homme est directionnel » ce que je traduirai par : l’homme est par nature, autodirectionnel et non « réactionnel ». Il a, en luimême, de quoi s’orienter de façon créatrice pour luimême, indépendamment des poussées et guidages d’autrui ; il n’est pas un « organisme vide »14, qui réagirait sur des réponses automatiques et des excitations purement externes ; il pèse sur l’environnement selon une direction qui lui est propre. Et cette direction d’accomplissement ne provient pas d’une évaluation intellectuelle, toujours incertaine et sujette à erreur, mais d’une impulsion profonde, explicite quand l’individu fonctionne pleinement, de façon autonome et directe. « L’homme est plus sage que son intellect »15, constate Rogers ; et il cite Einstein évoquant sa démarche vers la formulation de la relativité : « Durant ces années il y avait un sentiment de la direction, d’une marche directe vers quelque chose de concret. Il est, bien sûr, très dur d’exprimer ce sentiment par des mots »16.

                Au cours de son séjour à Paris, en 1966, Rogers évoqua en public la culture des pommes de terre. Même dans une cave privée de lumière, cellesci ont tendance à germer et à s’orienter. Pourquoi, disaitil, chaque homme ne disposeraitil pas, en luimême, de possibilités de germination et d’adaptation ? Pourquoi seraitil incapable de faire de luimême ce que réalisent des pommes de terre, des potatoes ? « Des patates et des hommes » soustitrait à ce propos, dans un article, René Lourau.

                Rogers conçoit, par suite, que si chaque individu a foncièrement les capacités pour trouver des solutions à ses problèmes, il est prudent de ne pas infléchir mécaniquement, ou réactionnellement, ce que cet individu ressent et élabore originalement à l’intérieur de luimême. Plus on sait l’être humain fragile et requérant de soin, ayant besoin de beaucoup de chaleur, plus il est prudent de ne pas interférer par une directivité maladroite, excessive, imprudente, sur cet aspect autodirectionnel, sur cette possibilité de réalisation et d’organisation de soi. Il faut pourtant favoriser, par la texture sociale, cette potentialité de croissance comme pour un arbre : celuici dispose de directionalité car si on lui coupe une branche, il en repoussera une autre si besoin est. Mais il a également besoin néanmoins d’un certain humus.

                De même, Rogers emploie d’autres références empruntées à la vie biologique : les germes vivants se développent incoerciblement de l’intérieur si on assure les conditions de leur croissance autodirectionnelle. Il propose donc, comme la meilleure analogie pour exprimer la psychothérapie (et plus généralement les relations humaines) l’apport d’un « liquide amniotique psychologique »17. Rank, pour sa part, avait discerné, dans la situation thérapeutique, la reproduction de la vie intrautérine et « de la naissance presque dans tous ses détails »18. Et Paul Claudel avait connoté le développement de l’intelligence et de la destinée humaine, avec la « conaissance au monde et à soimême »19.

                Ces vues maïeutiques impliquent que l’indépendance de l’organisme humain se défasse d’attachement altérant ou de barrières extérieures (cordon ombilical sinon utérus matériels ou culturels) ; et qu’elle se construise par une intégration harmonieuse des besoins avec la réponse animale et chaude des sensations. Car l’homme comme tous les organismes, tend à l’autoconservation et à l’autovalorisation (self enhancing, autorehaussement), même si ses conduites, sous des conditions particulières, tendent corrélativement à préserver et à mettre en valeur son espèce, et à assurer le « développement évolutionnaire » de celleci.

 

L’homme est organisme

 

                La propension à la nondépendance et à la « directionalité » de l’individu peut être précisée, aux yeux de Rogers, par les caractéristiques des organismes. Cette notion d’organisme, qu’il associe positivement à celle d’espèce, est devenue pour lui analysable en termes de structure dynamique et de champ de potentiel.

                Rogers, en effet, se souvient d’avoir bénéficié de l’impact que lui ont causé les observations de Kurt Goldstein, dont le livre La structure de l’organisme (The Organism) parut à New York en 1939. S’appuyant sur des travaux réalisés au profit d’anciens combattants de la guerre au cerveau dérangé, Goldstein notait : « La conduite normale correspond à un changement continuel de la tension de telle sorte que soit à chaque instant atteint l’état de tension qui rend capable et pousse l’organisme à s’actualiser dans des activités ultérieures, suivant sa nature »20.

                Il a été impressionné, d’autre part, par la déclaration d’Angyal, dans son livre Fondements pour une science de la personnalité (Foundations for a Science of Personnality), paru en 1941 : « La vie est un événement dynamique autonome qui prend place entre l’organisme et l’environnement. Le processus de la vie ne tend pas simplement à préserver la vie mais à transcender le statu quo momentané de l’organisme, en se dépensant continuellement et en imposant sa détermination autonome sur un domaine toujours plus étendu d’événements »21.

                Rogers se souvient également de l’insistance de Mowrer et Kluckhohn, en 1944, à noter « la basique propension des choses vivantes à fonctionner en sorte de préserver et d’accroître leur intégration »22. Et il rappelle que Sullivan, en 1945, soulignait que la « direction basique de l’organisme est en avant (forward) »23.

                Assuré de l’accueil fait à ses idées, par la publication de Counseling and Psychotherapy, Rogers explicite luimême, dès 1946, en confirmation de ces points de vue par son expérience clinique : « Chez la plupart, sinon chez tous les individus, il existe des forces de croissance (growth forces), des tendances à l’autoactualisation, qui peuvent agir comme une motivation unique à la thérapie »24. La conception qu’il se fait dès lors de l’organisme humain est (dans la même ligne que celle de Dewey) : non pas une structure rigide subsistante en forme fermée, mais bien une organisation dynamique, fluide, une forme (ou Gestalt) établie essentiellement sur une tendance vers le devenir, sur un élan d’accomplissement de ses virtualités latentes par des relations à un environnement de plus en plus étendu.

                Il exprime, en 1959, cet élan par l’expression d’un « postulat fondamental » : « Tout organisme est animé d’une tendance inhérente à développer toutes ses potentialités et à les développer de manière à favoriser sa conservation et son enrichissement »25.

                L’organisme est, en quelque sorte, un nœud structuré (un nexus) d’énergies, de potentialités, en train de se développer, de se déployer, entrant en tension d’échanges, d’interaction, avec de multiples éléments de l’environnement. Mais ces énergies nouées, interconnectées, restent, par continuité, en régime stable (ou « quasistationnaire », comme l’exprime Lewin), d’échanges avec les incitations et les forces externes, ellesmêmes en variation légère si elles sont relativement proches : la tension change incessamment pour maintenir un statu quo momentané d’ajustement au tissu mobile des forces extérieures (par « accommodation » selon le terme cher à Piaget) ce qui évite des sauts de niveau, et donc réduit le risque d’échanges tourbillonnaires.

                Cependant les échanges, le statu quo, ne se résolvent pas en un équilibre seulement « stable ». Il y a directionalité de l’organisme humain, c’estàdire bascule en avant, par équilibre relativement « indifférent », c’estàdire accroissement (incoercible) des éléments ou événements pris en interaction suivant des expériences nouvelles et plus lointaines. Il en résulte un remaniement général des relations externes mais par contrecoup des relations internes. D’un côté, il y a évolution des énergies de l’individu en transaction vers des régions de plus en plus lointaines ou indirectes voire « détournées » de l’environnement (c’estàdire de moins en moins probables comme incidence directe). D’un autre côté, il y a involution corrélative de ces énergies, par retentissement intérieur, c’estàdire par serrage de plus en plus fin, de plus en plus différenciant, de leurs rapports de tension internes. Et ce serrage (cette intégration), ce contrôle réciproque au travers de la « conscience » (Piaget dirait cette « assimilation ») doit néanmoins préserver la plasticité de sa structure, pour qu’elle reste apte à intégrer le retentissement d’éléments et d’événements de plus en plus inattendus, de plus en plus improbables, de plus en plus déstabilisants, c’estàdire le traitement des informations de plus en plus inhabituelles.

                Evolution et involution fonctionnent donc ensemble, en réciprocité ou même en réversibilité : pour assurer le statu quo et son dépassement, la maintenance de l’organisme et pourtant son accroissement directionnel, elles interfèrent suivant l’ajustement d’une régulation qui se dégage incessamment et qui agit sur la stabilisation du comportement mais aussi sur la modification de la structure interne de l’organisme.

                Max Pagès a noté profondément comment l’hypothèse rogérienne du growth comportait ainsi un double aspect : l’organisme, d’une part, poursuit des fins qui lui sont propres, liées à sa conservation et à sa directionalité, mais d’autre part il se développe « une capacité de régulation de l’organisme par luimême, qui le met à même de modifier sa propre structure interne pour atteindre ses fins »26.

 

Régulation de stabilisation et de disponibilité

 

                On comprend que la régulation qui intervient sur le déploiement et le reploiement des énergies nouées dans l’organisme humain se dédouble de façon croissante, suivant des mécanismes de stabilité d’une part, et des processus « d’indifférence » ou « d’inconditionnalité » d’autre part, ou d’« irréversibilité » et d’« improbabilité », selon les termes de Prigogine et de la science moderne.

                Car, comme le remarque Berlyne en réflexion avec et sur Piaget : « Bien que l’organisme ait besoin d’un équilibre stable sur le plan physiologique, c’est l’équilibre indifférent, allié à la cohérence qu’il lui faut sur le plan de la pensée. Comme Ashby (1956) l’a bien montré, les mécanismes qui assurent la stabilité, y compris tous les mécanismes de contrôle à feedback négatif, sont des dispositifs pour bloquer la transmission d’information. Si l’homéostasie est parfaite, aucune information sur les perturbations qui menaceraient le bienêtre d’un organisme ne parvient jusqu’aux processus vitaux »27. Il n’y aurait pas non plus d’information pour correspondre au plusêtre directionnel (ce growth incoercible, cette libido « indifférente » et non plus menaçante ou suspecte) qui est requis pour le bienêtre même ou le « plein fonctionnement » de l’homme.

                Pour Berlyne, la pensée doit en conséquence refléter fidèlement toutes les combinaisons possibles des incitations présentes et des expériences passées, en vue de trouver celle dont elle pourra assurer le passage le plus vif dans la tension des échanges énergétiques : « Aussi exigetelle l’équilibre indifférent de l’ascenseur, qui passe librement de n’importe quel étage à n’importe quel autre et qui demeure immobile où qu’il soit arrêté »28. Et il cite une description de l’équilibre psychologique par Piaget, « comme un état où la somme algébrique des mouvements virtuels est nulle »29.

                J’aime à comparer cette réflexion sur l’équilibre indifférent et la pensée de Piaget (à propos duquel on se souviendra que Rogers a écrit : « Notre travail (work) a été semblable en propos (interest) à celui de Piaget, par exemple, plus qu’à celui de la plupart des psychologues américains »30) à la conception théorique de Rogers sur la « vie pleine ». Il dit en effet de celleci qu’elle est, d’après son expérience, « le processus de mouvement dans une direction que choisit l’être humain, quand il est libre intérieurement de se mouvoir dans n’importe quelle direction », ajoutant que « les traits généraux de cette direction choisie semblent avoir une certaine universalité »31. Et il prend soin, au surplus, dans une « description négative » de la vie pleine, de préciser : « Pour parler en termes de psychologie, ce n’est pas un état de réduction d’impulsions, de réduction de tensions, d’homéostase »32. L’homéostasie « parfaite » comme dit Berlyne, rend rigide l’organisme et contrevient à sa tendance d’actualisation de potentialités : on notera ici le rejet du « parfait » et donc le nonperfectionnisme, par suite la visée de souplesse et de tâtonnement (ou de probabilisme) incluse dans les hypothèses rogériennes.

                On retrouve également la notion d’équilibre indifférent dans le concept de « considération positive inconditionnelle » dont nous reparlerons plus loin, et où il est clair que le terme « inconditionnelle » vise un non blocage de l’information reçue quelle qu’elle soit et à quelque niveau qu’elle se trouve (« l’ascenseur »). D’elle relève également la notion de disponibilité d’accès à la conscience (de présenciation) pour des sensations, des perceptions, des souvenirs ou des idées « éveillées » ou évocables dans la situation immédiate où vivrait « pleinement » un « sujet hypothétique » : « L’être pleinement ouvert à son expérience aurait accès à toutes les données possibles de la situation, pour fonder sur elles sa conduite : les exigences de la société, ses propres besoins complexes et peutêtre contradictoires, ses souvenirs de situations similaires, sa perception du caractère unique de cette situation, etc. Les données seraient en fait très complexes. Mais il pourrait permettre à son organisme total, avec la participation de sa conscience, de pondérer chaque excitation, chaque besoin et chaque exigence, leurs intensités et importances relatives, et, à partir de cette estimation et de ce calcul délicats, découvrir l’attitude qui serait la plus appropriée à satisfaire tous ses besoins dans cette situation »33.

                Dans sa réflexion théorique et naturaliste sur les modèles dynamiques, à régulation, Rogers va jusqu’à la comparaison : « On pourrait comparer cet individu à une gigantesque calculatrice électronique. Du moment qu’il est ouvert à l’expérience, toutes les données venant de ses impressions, de sa mémoire, de son expérience acquise, de ses états viscéraux et internes, sont introduites dans la machine. La machine tient compte de toutes ces tendances et de toutes ces forces qui lui sont données et calcule rapidement l’action qui serait le vecteur de satisfaction des besoins le plus économique dans cette situation existentielle »34. Dans un autre essai de précision, Rogers, parlant de la liberté du sujet, dit qu’il « veut ou choisit la ligne de conduite qui représente le vecteur le plus économique par rapport à toutes les excitations internes et externes ». Et on pourrait connoter cette double référence de « vecteur économique » et ce calcul « rapide » d’ordinateur, avec la notion d’aise, de « souplesse », de « fluidité », qu’il introduit fréquemment dans sa description d’une démarche « organismique »35.

 

Fonctionnement par disponibilité et théorie du « champ »

 

                On notera qu’une telle conception implique une fluidité de circulation pour l’information et corrélativement une rapidité d’interaction de l’organisme avec son environnement total, sans retard ni « frottements » ou complications, c’estàdire sans dissipation inutile et dispendieuse d’énergie et de temps. C’est une formulation de la présenciation (que nous venons d’évoquer) qui est naturellement accordée à une théorie du « champ », dont on sait l’importance qu’elle a prise dans la pensée scientifique.

                Selon celleci en effet, comme Lewin l’a fait observer, la situation expérientielle est neuve à chaque instant, « unique » au sens dégagé par Rogers. Car le changement à un instant donné pour n’importe quelle variable, ne dépend (mathéma
tiquement) que de la situation globale, présente à cet instant. C’est le « principe de contemporanéité » qui « signifie donc que le comportement B (abréviation de l’anglais behavior) à l’instant t est fonction seulement de la situation S (S est conçue comme incluant à la fois la personne et son environnement psychologique), et n’est pas, en surcroît (in addition) fonction des situations passées ou futures »36. Le passé, note aussi Lewin, a été analysé « plutôt excessivement » en psychologie, particulièrement en psychanalyse classique (dans l’anamnèse)37. Il fait cependant remarquer que le « problème » du passé et celui du futur sont contenus dans le champ psychologique qui existe à un moment donné pour un individu grâce aux vues (views) qu’il a, aux symbolisations qu’il se fait, de son futur et de son passé38.

                Ces caractéristiques de champ rejoignent les conceptions théoriques de Rogers, qui s’est ressenti proche de Lewin : il le cite plusieurs fois dans ClientCentered Therapy, en 1951 (notamment pour la confirmation de sa réflexion : « Rien n’est aussi pratique qu’une bonne théorie », à propos du concept de moi ou self). Il précise, dans ce livre : « La conduite n’est pas “causée” par quelque chose qui est apparu dans le passé. Les tensions présentes et les besoins présents sont les seules choses que l’organisme s’efforce de réduire ou de satisfaire »39.

                Dans Le développement de la personne, traitant de la vie pleine et d’un être pleinement ouvert à son expérience, il écrit également : « La configuration complexe d’excitations internes et externes qui existe à tel moment n’a jamais existé auparavant exactement de la même manière. Par conséquent, cet être réaliserait que “ce que je serai au moment suivant, et ce que je ferai, naît du moment présent et ne peut être prédit à l’avance ni par moi ni par d’autres”. Il arrive assez souvent que nous entendions des clients exprimer exactement ce sentiment… Cela signifie qu’on découvre la structure de l’expérience dans le processus par lequel on vit cette expérience »40.

                Ces considérations sont identiques à celles de Dewey. Et on peut penser à la phrase de Gœthe : « Il n’existe pas de passé qu’on ait le droit de regretter ; il n’existe qu’un renouveau éternel qui surgit des éléments élargis du passé ».

 

La rupture du fonctionnement « optimal »

 

                Le fonctionnement de champ, le fonctionnement optimal, dont Rogers fait la théorie, est toujours possible, reproductible, dans la personne humaine. Cependant, il est, aussi bien, toujours susceptible d’être enrayé. Car l’équilibre « indifférent », dont il suppose un usage croissant pour les relations à des « régions » de l’espace de vie de plus en plus lointaines et « étrangères », ne s’accommode pas nécessairement et souplement des mécanismes d’homéostasie sur lesquels il doit s’établir ou avec lesquels il doit composer, pour que soient assurées aussi bien la conservation que la progression directionnelle de l’individu. Celleci peut être inversée en régression si la première est excessive ou insuffisante.

                Dans les systèmes à feedback négatif propres à l’homéostasie, en effet, « le processus correctif n’est pas toujours quantitativement ajusté au besoin », indique Berlyne qui ajoute d’autre part « que le commencement et la cessation de son effet se manifestent avec un certain retard »41. Deux conséquences peuvent donc se manifester et produire des oscillations de blocage et de régression.

                D’un côté, une correction quantitativement trop importante (ou trop faible) fonctionne comme si un élément de la situation extérieure était indûment majoré (ou minoré) et donc d’autres ajustements minimisés voire effacés (ou accentués), par rapport au besoin résultant de l’involution des énergies structurées dans l’organisme. Il se produit donc un déphasage entre involution et évolution, lesquelles, au lieu de fonctionner réversiblement, se désaccordent et affaiblissent l’équilibre indifférent qu’elles assuraient42, appelant par suite des oscillations de feedback négatif qui renforcent l’importance de l’homéostasie, et consomment inutilement de l’énergie et de l’information. Ce processus peut s’amortir de luimême ou se fixer en bloquant de l’énergie destinée à freiner des ajustements.

                D’un autre côté, la mise en jeu de la régulation qui s’effectue avec retard introduit des éléments ou des informations qui n’appartiennent plus à la situation, ce qui vicie la réalité de la présenciation et rompt l’homogénéité du champ. Des mécanismes de rejet de ces informations décalées tendent à apparaître, mais contribuent également à renforcer l’action des feedback négatifs, au dépens des possibilités d’équilibre indifférent. Des saccades d’équilibre sélectif apparaissent et peuvent s’amplifier ou se consolider.

                Comme le remarque Rogers à propos du fonctionnement optimal, « les défauts qui rendent ce processus peu sûr chez la plupart d’entre nous sont l’inclusion d’informations qui n’appartiennent pas à la situation présente ou l’exclusion d’information qui y appartiennent. C’est quand des souvenirs ou des expériences antérieurs sont fournis comme données de calcul comme s’ils étaient cette réalité et non des souvenirs et des expériences passées, que des réponses erronées sont fournies ; ou bien quand certaines expériences menaçantes n’ont pas la possibilité d’accéder à la conscience et par conséquent sont soustraites aux calculs ou introduites d’une manière déformée »43.

                Le mauvais ajustement entre les processus d’équilibre indifférent et les mécanismes d’homéostasie peut n’être que léger et fortuit. Dans certaines conditions, il peut dépasser un niveau critique. Dans ce cas, le passé et les anticipations interfèrent avec excès sur le présent, en sorte que celuici est brouillé et que le principe de contemporanéité est mis en échec. Le jeu souple du « champ » est coincé, la disponibilité est bloquée par une viscosité croissante, la distanciation « s’emballe » (en abstraction et rationalisation) et les fantasmes apparaissent.

                Il n’est plus possible, en ce point, de pousser l’analyse sans faire entrer en ligne de compte les concepts de moi ou de soi (self) et de conscience, comme Rogers fut conduit à le faire.

 

 

L’émergence du moi (self) et l’extension de la conscience

 

                Les énergies intégrées dans l’organisme croissent et entrent en rapport de tension avec des régions de l’environnement de plus en plus étendues (et des sources d’énergie de plus en plus variées) dans « l’espace de vie » de l’individu, pour prendre la terminologie de Lewin. Ces régions (ces sources) sont éprouvées comme « inaccessibles » (et dangereuses) ou, de plus en plus, comme « accessibles » directement (ou par le moyen d’outils et de relais). En cas d’accessibilité perçue, elles localisent alors « le libre mouvement », « la locomotion libre »44, c’estàdire l’autonomie, la maîtrise de l’individu, par rapport à l’environnement.

                Corrélativement, les énergies intégrées sont portées à renforcer et à raffiner le serrage, la centration de leurs rapports internes réciproques, c’estàdire à établir progressivement un espace de référence dans « la plus grande différenciation d’organes et de fonctions »45 ; des « régions » intérieures, des « localisations », sont organisées et différenciées, soit comme relatives aux distanciations du monde extérieur et à l’actualisation possible des forces potentielles (et germinatives) dans l’« expérienciation » (experiencing), soit comme référées à l’individu en tant que proche, « présent », et donc aux régulations qui le constituent dans cette présence.

                Dans son processus même, la différenciation dégage nécessairement, de façon de plus en plus spécifique et distinctive par rapport aux stimuli ou excitations extérieures, comme « variable importante de la dynamique de la personnalité »46, un noyau ferme de référenciation (ou de présenciation). Ce noyau qui reçoit et détient de l’énergie propre (selon une « note », une « longueur d’onde » propre), c’est l’image ou « l’idée que le sujet se fait de luimême »47 en train de fonctionner et de disposer d’éléments d’expérience, dans son monde privé total48. Ce noyau est construit comme un lieu de localisation intense (de focalisation) des référenciations de plus en plus serrées et acérées (ou contrastées). Il devient, dynamiquement, en se complexifiant, un « échantillonnage (pattern) ou modèle organisé de perceptions de soi et de soienrelation aux autres et à l’environnement. Cette configuration, cette Gestalt, est dans ses détails, une chose fluide et changeante, mais qui est nettement stable dans ses éléments basiques »49. Et Rogers ajoute, citant Raimy (dont les travaux expérimentaux sur le concept de moi ont eu beaucoup d’importance pour lui), que ce noyau est « constamment utilisé comme un cadre de référence quand on doit faire des choix. Il sert alors à réguler le comportement et peut servir à rendre compte des uniformités observées dans la personnalité »50. Rogers ajoute enfin que « cette configuration est en général, disponible (available) à la conscience » et qu’elle se présente « comme étant une organisation d’hypothèses pour la rencontre de la vie »51.

                Si Rogers a souvent tenté de définir opérationnellement le concept de moi ou de soi (self), depuis qu’il en a constaté l’importance dans les besoins expérientiels de ses clients, et ensuite dans des recherches expérimentales stimulantes, il l’a conçu, la plupart du temps, comme une « configuration » (plutôt que comme une image, une figure) qui englobe les termes de moi, je, moimême, aussi bien que ceux de moi réel, moi idéal, ou notion sociale du moi52, voire également celui du corps. Il reconnaît que des recherches expérimentales sont nécessaires (et possibles) afin de répondre à de difficiles questions telles que : « L’interaction sociale estelle nécessaire pour qu’un moi (self) se développe ? Le moi estil primairement un produit de la symbolisation ? Le moi estil simplement la portion symbolisée de l’expérience ?53 »

                Il associe en permanence ce concept global à la notion de contrôle (et de proximité à la régulation), notant par exemple : « Les éléments que nous contrôlons sont regardés comme une part du moi, mais même quand un objet tel qu’une part de notre corps est hors de notre contrôle, il est expériencé comme étant moins une part de soi »54. Et il cite l’exemple d’une jambe, qui a des « fourmis » par mauvaise circulation, et qui devient pour l’individu plus un objet qu’une part de luimême. Il forme l’hypothèse : « Peutêtre estce ce “gradient d’autonomie” qui donne pour la première fois à l’enfant la conscience de soi, quand il est pour la première fois conscient d’un sentiment de contrôle (a feeling of control) sur quelque aspect de son monde d’expérience »55.

                La relation entre la consistance du soi (ou du moi) et la proximité de référence au contrôle et au « libre mouvement » (expérimentée selon le « gradient d’autonomie ») va nous servir de fil directeur pour comprendre à la fois le fonctionnement et l’évolution structurelle du moi, dans les péripéties de la croissance de l’organisme.

 

Régulation et conscience

 

                Revenons sur l’opération de régulationcontrôle. Elle s’effectuait, au départ de l’organisme, assez largement dans des réflexes décentralisés selon des processus directs d’autorégulation locale, d’homéostasie, non intégrés (restant au niveau de la moelle épinière). Elle s’effectue de façon croissante (grâce au développement du cerveau et à l’accroissement des « traces » ou « traçages » des expériences successives sur le corps et les énergies intégrées) dans un lieu central de comparaison, d’évaluation interne et de totalisation, la « conscience » (ou la « pensée » comme le note Dewey dans Expérience et éducation, p. 115 : « La pensée est donc un ajournement de l’action immédiate et, dans le même temps, elle est un contrôle interne de l’impulsion par l’union de l’observation et de la mémoire, laquelle union est au cœur de la réflexion »).

                En ce lieu, qui s’autonomise de plus en plus, les tensions des énergies appliquées à l’environnement sont tracées et perçues de façon croissante (selon les excitations sensorimotrices) en « hypothèses »56, comme proches ou lointaines en tant qu’« hypothèses »57 d’actions plus ou moins retardées ou distantes par rapport à l’organisme ; les régions de l’environnement où elles se localisent sont évaluées, de plus en plus, comme ouvertes ou non à l’« accessibilité », au « libre mouvement ». Ces « hypothèses » d’éloignements, ces accessibilités ou nonaccessibilités, sont testées dans leurs « gradients d’autonomie » immédiats : par référence au noyau, à la Gestalt du moi.

                Car celuici reste, par la part d’énergie autonome dont il dispose, en interactions incessantes, en « oscillations entretenues », avec les énergies comportementales et informationnelles intégrées dans l’organisme ; mais la configuration qui en résulte, en « structure d’expériences disponibles à la conscience »58, sert de cadre de référence (de code de « symbolisation ») pour évaluer les énergies extérieures en tant que moins éloignées, ou au contraire, inaccessibles et repoussées (ou dangereuses). La référence, la symbolisation s’effectue grâce à l’énergie dont dispose la structure du moi. Celleci exerce en faveur des énergies intégrées, comme une surpression légère (une valorisation). Celleci sert alors à discriminer des énergies externes comme plus ou moins distantes et extérieures : on sait qu’une forme, une Gestalt, s’établit par renforcement d’une « figure » contrastée sur un « fond » de perception homogénéisée par affaiblissement des excitations qui en proviennent59.

                Cette surpression peut être attribuée, par extension, et croissance, à des figures repères, des « personnescritères » dit Rogers60, installées dans des régions d’accessibilité affermie. La forme du moi s’établit alors par entretien, équilibre de tension (de considération positive) avec ces figures et leur entourage, repoussant sur un fond indifférencié les inaccessibilités ou les valences négatives de l’environnement (objets, forces ou personnes vécues dès lors comme indistinctement vagues, angoissantes et menaçantes).

                Dans le fonctionnement optimal, la forme du moi reste souple, changeante, consommant un minimum d’énergie pour se modeler aux résultats des expériences successives qui permettent à l’organisme d’agrandir le domaine d’accessibilité. Il est ainsi constamment possible à celuici de souscrire à un réalisme progressif, assujetti au principe d’« isomorphisme » dégagé par la Gestalt Theory, et qui « exige que, dans un cas donné, l’organisation de l’expérience et les faits physiologiques qu’ils soustendent aient une même structure »61. Car « si le moi, dans l’expérience, est environné d’objets, le processus (dans le cerveau) qui correspond au moi doit se dérouler parmi les processus corrélatifs à ces objets ; plus particulièrement, les caractéristiques spécifiques des processus, correspondant à l’objet, seront en quelque manière représentées dans la région où se dérouleront les processus sousjacents au moi : sous l’influence de ce « champ », les processus correspondant au moi seront modifiés d’une façon ou d’une autre. Réciproquement, une attitude particulière du moi, en rapport avec un objet, verra sa contrepartie physiologique s’étendre vers le lieu où cet objet est physiologiquement représenté, en sorte que les processus, correspondant à cet objet, puissent changer sous l’influence du champ du moi »62.

                Dans le « champ » de contemporanéité, le moi se développe et s’organise pour maintenir la stabilisation des changements par son intervention régulante : celleci fait basculer le choix de l’expérience admise (vers la locomotion sur certaines régions). Mais les changements n’ont pas à être considérés comme nécessairement faciles, ni comme produisant une réduction de tension, par prédominance d’homéostasie comme le souligne vigoureusement Rogers63. Traitant des individus qui ont fait, en thérapie et ultérieurement, « les plus grands progrès dans le sens d’une vie pleine », il écrit : « Je crois qu’ils se considéreraient comme insultés s’ils étaient décrits comme “adaptés”, et qu’ils seraient mécontent d’être appelés “heureux” ou “contents”, ou même “actualisés”. Et de mon côté, je considérerais comme très inexact de dire que toutes leurs tensions impulsives ont été réduites ou qu’ils sont dans un état d’homéostase »64.

                La forme du moi doit donc rester ouverte à l’équilibre indifférent pour permettre « l’intégration symbolique de la totalité de l’expérience »65, avec toutes ses contradictions. Il s’ensuit qu’« essentiellement, c’est une Gestalt dont la signification vécue est susceptible de changer sensiblement, voire de se renverser, à la suite du changement d’un quelconque de ces éléments. En fait, le caractère structurel du moi peut se comparer aux figures ambiguës que l’on trouve dans les manuels de psychologie de la forme »66.

                Il reste à voir sous quelles conditions une évolution souple allant jusqu’au renversement de la forme du moi peut se maintenir et quelles seraient les conséquences si par hasard ces conditions étaient entravées. Mais c’est traiter du fonctionnement enrayé de la personnalité, ou de la falsification de la structure du moi, et de l’émergence prépondérante des mécanismes de défense ; ou encore de l’aliénation, de « l’étrangement » que l’individu rencontre et qui produit un « désaccord fondamental » entre le moi et l’expérience, un blocage de l’accessibilité en certaines régions de l’espace de vie.

La « scène primitive »

 

                Inlassablement, Rogers a cherché à exprimer le premier àcoup qui a introduit le déraillement, le dérapage du fonctionnement optimal tel qu’il se constituait au cours de la croissance de l’organisme et de celle corrélative du moi au cœur des processus de régulation. Il a tenté de décrire cet événement aussi bien dans ClientCentered Therapy (1951)67, dans Psychothérapies et relations humaines (1959)68, que dans Liberté pour apprendre ? (1969)69. C’est cet événement, toujours esquissé en peu de mots, sans luxe de détails et avec un minimum de commentaire, qui revient également au cœur de son dialogue avec Paul Tillich, en 1965, dans leur débat autour de l’ambiguïté de la personne humaine et des structures « démoniques » (comme de « possession »).

                Voici la description (l’une des plus complètes) que Rogers en a faite dans ClientCentered Therapy. Après avoir décrit l’évaluation organique directe que le petit enfant utilise dans un équilibre sans distorsion avec son entourage, il déclare : « L’un des premiers et des plus importants aspects de l’expérience de soi (self experience) de l’enfant ordinaire est qu’il est aimé de ses parents. Il se perçoit luimême comme aimable, digne d’amour, et sa relation à ses parents est une relation d’affection. Il fait l’expérience de tout ceci avec satisfaction. C’est un élément signifiant au cœur de la structure de soi qui commence à se former.

                « Au même moment, il fait l’expérience immédiate de valeurs sensorielles positives, il fait l’expérience immédiate du rehaussement (enhancement), dans d’autres voies. C’est réjouissant d’avoir un mouvement viscéral (bowel) en tout temps et en toute place où la tension physiologique est ressentie (experienced). C’est satisfaisant et rehaussant de frapper, ou d’essayer de le faire, le petit frère (baby brother). Quand c’est la première fois que l’expérience de ces choses est faite, elles n’apparaissent pas nécessairement incompatibles (inconsistent) avec le concept de soi comme une personne aimable.

                « Mais alors une sérieuse menace survient sur le moi (self) de notre enfant schématique. Il fait l’expérience de mots et d’actions de ses parents en réponse à ces conduites satisfaisantes pour lui, et les mots et les actions en rajoutent (add up) sur le sentiment “tu es méchant, ton comportement est méchant, et tu n’es pas aimé ni aimable quand tu te conduis de cette façon”. Ceci constitue une menace profonde pour la structure naissante du moi. Le dilemme de l’enfant pourrait être schématisé dans ces termes : “Si j’admets dans ma conscience les satisfactions de ces conduites et les valeurs que j’appréhende dans ces expériences, ceci est par suite incompatible avec mon moi comme étant aimé et aimable”.

                « Il s’ensuit alors des conséquences dans le développement de l’enfant ordinaire. L’une des conséquences est un refus de prendre conscience des satisfactions qui étaient vécues. L’autre est de distordre la symbolisation de l’expérience des parents. La symbolisation correcte serait : “Je perçois mes parents comme faisant l’expérience de cette conduite en tant qu’insatisfaisante pour eux”. La symbolisation déviée, déviée en vue de préserver le concept menacé du moi, est : “Je perçois cette conduite comme insatisfaisante”.

                « C’est par ce chemin, sembleraitil, que les attitudes parentales ne sont pas seulement introjectées, mais, ce qui est beaucoup plus important, qu’elles sont expérimentées non comme les attitudes d’autrui, mais, en distorsion (distorted), comme si elles étaient basées sur l’évidence de l’équipement sensoriel et viscéral de soimême.

                « […] Les valeurs que l’enfant attache à l’expérience en viennent à divorcer de son propre fonctionnement organismique, et l’expérience est évaluée en termes d’attitudes prises par ses parents, ou par d’autres personnes qui sont en intime association avec lui »70.

                Cet événement, cette situation de falsification ou de culpabilisation, de « faute », peut être présenté comme l’équivalent pour Rogers de la « scène primitive » pour Freud. Comme on le voit, cette scène ne se situe pas dans le rapport aux seuls parents et à leur sexualité, mais dans le rapport à la fratrie, à un puîné intervenant dans l’environnement parental (mais ce pourrait être à un aîné, détrônant momentanément un puîné de son « impunité » et de sa centration privilégiée). On ne peut manquer de penser que Rogers a introduit un souvenir intense de sa première enfance comme Freud l’avait fait pour édifier un symbole caractéristique, un mythe central, justifiant ses pratiques et ses recherches.

                Tillich fait d’ailleurs observer à propos de ce tableau d’un petit garçon qui continue à tirer les cheveux d’un puîné (cette fois une petite sœur) tout en disant à la ronde « méchant garçon, méchant garçon », et cependant continuant à tirer les cheveux interdits dans la délectation et déjà « l’étrangement », que c’est aussi un symbole qui se rapproche de la « chute d’Adam et Eve » et qui a la même signification du passage (de la fuite) de l’innocence rêvante (dreaming innocence) à l’actualisation de soi consciente. « Dans le processus, l’étrangement prend place également, aussi bien que l’accomplissement (fulfillned), d’où mon concept de l’ambiguïté »71.

                Cette culpabilisation qui naît des tiraillements du moi enfantin (ou adulte), pris entre son besoin d’affection et son besoin d’actualisation et d’expansion entraîne pour l’individu une perte de contact « avec son propre processus organismique d’évaluation. Il a abandonné la sagesse de son organisme, désertant le lieu de son évaluation »72. Et Rogers cite le cas de jeunes qui s’orientent vers la médecine, par exemple, pour faire plaisir à leurs parents et qui essuient des échecs inattendus jusqu’au moment où des entretiens thérapeutiques révèlent qu’ils ont perdu le contact avec leur propre processus de détermination des valeurs et que leur aliénation les entrave et les déséquilibre. L’introjection de structures provenant, dans notre culture « fantastiquement compliquée »73, d’une grande variété de sources et par suite souvent profondément contradictoires, accentue encore le caractère aliéné, déséquilibré, du fonctionnement de la personnalité.

 

 

Figure 1

« L’espace de libre mouvement de l’enfant inclut les régions de 1 à 6, représentant des activités telles qu’aller au cinéma à des tarifs réduits pour enfants, appartenir à un club de garçons, etc. Les régions 7 à 35 ne sont pas accessibles, représentant des activités telles que conduire une voiture, tirer des chèques pour des achats, des activités politiques, l’accomplissement d’occupations adultes, etc.

 

Figure 2

« L’espace adulte de libre mouvement est considérablement plus étendu, quoi qu’il soit, lui aussi, fermé par des régions d’activités inaccessibles à l’adulte, telle que tirer sur son ennemi ou entrer dans des activités situées audessus de ses capacités sociales ou intellectuelles (représentées par les régions allant de 29 à 35). Quelquesunes des régions de l’enfant ne sont plus accessibles à l’adulte, par exemple, aller au cinéma à des tarifs réduits pour enfants, ou faire des choses qui sont socialement tabous pour un adulte alors qu’elles sont permises à un enfant (représentées par les régions 1 et 5) »74.

 

Schémas d’approche

 

                On peut essayer de rendre signifiant, d’interpréter, en fonction des théories du champ et de la Gestalt, cette scène primitive ou schématique…

                Lewin a utilisé, en vue de rendre possibles des expérimentations, des schémas permettant de représenter la situation expérientielle, en termes de régions d’accessibilité ou de nonaccessibilité. L’« espace de libre mouvement » est représenté par l’ensemble des régions accessibles (figurées en blanc avec leurs frontières de localisation, cependant que les régions d’inaccessibilité sont figurées hachurées) : cet espace est notablement différent s’il s’agit d’un enfant ou d’un adulte. (Nous avons représenté en figures 1 et 2 les schémas de Lewin, tirés de Field Theory in Social Science, p. 136.)

                Il va de soi qu’on pourrait établir des définitions différentes pour les régions d’accessibilité et d’inaccessibilité : en vue de décrire plus finement, à des âges déterminés de façon clairement opératoire (permettant des expérimentations) l’espace d’actualisation dans le domaine d’accessibilité, ainsi que le tracé plus ou moins sinueux de la frontière ou des frontières qui séparent celuici des zones d’interdiction ou de répression. Mais il nous suffira ici d’évoquer la structure de forme pleine ou de forme distordue qui peut être appliquée aux schémas.

                Reprenons donc ces schémas en fonction de la dernière remarque de Lewin. La forme de l’espace de libre mouvement de l’enfant est représentée comme d’un seul tenant. Au fur et à mesure de son développement, en effet, les possibilités d’action visàvis de son environnement et de son entourage se sont établies en continuité, conformément à l’observation de Dewey que les « deux principes » de « continuité et interaction » ne se séparent jamais l’un de l’autre dans l’« expérience ». Même s’il ne fait plus certaines activités atteintes par lui, l’enfant pourrait les faire à nouveau sans difficulté probable et elles restent incluses dans son espace de libre mouvement qui est compact, sans crevasse : les régions y sont accessibles en termes d’équilibre indifférent alors que les régions inaccessibles sont nettement délimitées derrière une frontière fermée (par rapport à laquelle interviennent des processus primitifs d’homéostase). Cette frontière mobile prend une forme simple, en raison des lois fondamentales de la Gestalt Theory : car les « totalités perceptives » comme le cite Piaget, ont tendance à prendre la meilleure forme possible, selon la loi de la prégnance des bonnes formes, « ces formes prégnantes étant caractérisées par leur simplicité, leur régularité, leur symétrie, la continuité, la proximité des éléments, etc. Dans l’hypothèse du champ, ce sont là des effets des principes physiques d’équilibre et de moindre action (d’extremum), comme dans le cas de la Gestalt des bulles de savon : maximum de volume pour le minimum de surface »75.

                Mais à un moment donné de sa croissance et de l’actualisation de sa pression sur le monde, notamment à l’occasion de la scène primitive, l’espace de libre mouvement de l’enfant au lieu de conserver une forme consistante et compacte va se fissurer, quand des régions d’accessibilité éprouvée ou habituée vont basculer, être bloquées et rendues inaccessibles. Cette structure disjointe est représentée dans le schéma de Lewin concernant l’adulte. Il faut en explorer les significations vécues par l’enfant au moment où se défait sa première structure confirmée et « pleine ». La frontière de l’interdit, du tabou, ne va plus rester pour lui lointaine et ronde, mais brusquement s’ouvrir sur des régions plus proches et réputées accessibles, fiables. Par exemple, l’enfant pouvait accéder à une région d’activité audacieuse telle que jouer avec les êtres humains familiers ou étrangers et même les frapper : il tente d’aller dans cette région, en continuité avec le petit frère ou la petite sœur ; mais il constate, par les réactions affectives et motrices des « personnes critères » (et trop souvent agressives en ces circonstances) que cette région s’est refermée, s’est bloquée d’un seul coup, avec un effet d’impulsion négative, inattendu par lui (et en fait injuste).

                Ce changement soudain de la structure de l’autonomie accueillie, soutenue, retentit immédiatement sur les processus régulateurs de son comportement, c’estàdire sur son moi. La Gestalt du moi de l’enfant est comme frappée à la nuque, dans le dos ; elle devrait par isomorphisme, se « décompenser » et se fissurer brusquement : mais le moi risque de subir le contrecoup d’une « dépressurisation » subite, c’estàdire un brouillage d’angoisse (et d’asphyxie) qui tendrait à se diffuser sur toutes les régions d’accessibilité à l’actualisation. L’enfant est donc porté, par économie, à plonger vers les altitudes anciennes de sécurité, et à rechercher les réserves d’énergie de valorisation qu’il a localisées dans les « personnes critères », les figuresrepères près desquelles son moi antérieur s’équilibrait et se compensait. Il va donc se cramponner en elles à une configuration antérieure de leur accord (dans la reconnaissance réciproque des « accessibilités »). Il y trouve inspiration pour fuir le vertige de l’angoisse, mais, pour ce faire, il doit se couper des tensions organismiques et de leurs apports régulateurs là où elles sont apparues disruptrices de l’équilibre de son actualisation. « Etant donné que l’enfant, note Rogers, attache généralement une importance si grande à l’approbation de sa mère, il en arrive à être guidé, non par le caractère agréable ou désagréable de ses expériences et comportements (c’estàdire non par leur signification par rapport à sa tendance actualisante) mais par la promesse d’affection qui s’y attache. Or cette attitude visàvis d’expériences particulières s’étend bientôt à sa personnalité dans son ensemble. Indépendamment de sa mère et d’autres individuscritères, l’enfant en vient à adopter visàvis de luimême et de son comportement l’attitude en quelque sorte “globale” manifestée par ces individus »76.

                La fissure évitée dans la structure du moi, au niveau de la régulation, va donc alors être déplacée vers la structure de la communication des informations au moi. Et quelques répétitions, sur d’autres régions, de la « scène primitive » vont consolider ce processus parasite de censure.

                Il en résulte une moindre alimentation de l’autonomisation. L’individu s’accroche aux personnescritères de façon ambivalente et crispée ; il les veut « fiables » pour lui à tout prix, pour se ressentir fiable luimême et il adopte donc, en identification aveugle, leurs points de vue pour y faire rentrer (comme dans un lit de Procuste) ce qu’il reçoit de ses évaluations organismiques devenues suspectes.

                La structure du moi, préservée par raidissement (par trempe brusque), s’est durcie, et ne se modèlera ultérieurement qu’avec beaucoup de résistance. Les changements deviendront de plus en plus difficiles, la personnalité devient « méfiante » à l’égard d’elle et des nouvelles rencontres : elle consacre de l’énergie à se « défendre », c’estàdire à maintenir l’organisation raidie de son moi articulée aux figuresrepères figées, et à maintenir en compartiment étanche les lieux occasionnels d’épreuve, au lieu de communiquer librement et d’accroître souplement ses zones d’expérience. Une part d’énergie est donc abandonnée dans les zones qui ont été expérimentées comme accessibles, puis menaçantes, par surprise (et injustice) : et ces sources obturées entretiennent une menace flottante.

                Les ajustements de l’individu au monde extérieur ne vont donc pas disposer de la sécurité et de la continuité antérieures (et « édeniques ») : les gradients d’autonomie, au lieu d’avoir une répartition d’évolution continue, une « bonne » forme sécurisante et économique, vont présenter de brusques sauts d’intensité, un profil distordu d’accessibilité aux régions d’actualisation, avec des caractéristiques de discontinuité dans la viscosité ou la fluidité. Le comportement va se trouver soumis à des déséquilibres brutaux et à des menaces plus ou moins inattendues : le sentiment d’aisance, de contrôle, et donc la conscience de l’autonomie vont se trouver mis en échec, en contradiction. Le concept de soi va se raidir contre la symbolisation de certaines expériences qui lui sont contradictoires : il va se bloquer dans une certaine falsification, dans un engluement à l’inertie de ses simplifications (ou de ses rationalisations). Et s’il faut concevoir la vérité, selon Dewey, comme un processus d’« assertibilité garantie », il va se cramponner à la « garantie » préalable (et dogmatique) ou fixe plutôt qu’à l’assertibilité éprouvée et glissante.

 

Une seconde analogie

 

                Pour aller dans le sens de la nouvelle analogie que nous prenons, des risques de « dérapage » vont se produire entre la conduite de l’individu et l’environnement, et, par suite, une rupture d’« adhérence » à la réalité, avec et par perte du contrôle de la « direction ». Rogers a donné luimême un certain développement à cette analogie (en vue d’expliquer les rétablissements possibles, par tâtonnements progressifs de l’accueil aux perceptions organismiques, dans la progression d’une thérapie).

                « Je suis en train de conduire ma voiture sur une chaussée verglacée. Je suis en train de contrôler sa direction — comme le moi (self) se sent en contrôle de l’organisme. Je désire tourner à gauche pour suivre la courbe de la route. A ce point, la voiture (analogue à l’organisme physiologique) répond aux lois physiques (analogues aux tensions physiologiques) dont je ne suis pas informé (aware), et dérape, se mouvant en ligne droite au lieu de virer suivant la courbe. La tension et la panique que je ressens ne sont pas différentes de la tension de la personne qui trouve que “je fais des choses qui ne sont pas moimême, et que je ne peux pas contrôler”. La thérapie est aussi semblable. Si je suis conscient (aware), décidant d’accepter toutes mes expériences sensorielles, je sens le mouvement (momentum) qui entraîne la voiture, je ne la refuse pas, je fais osciller la direction “en dérapage contrôlé” (I swing the wheel “with the skid”), plutôt qu’à suivre le tournant, jusqu’à ce que la voiture soit à nouveau sous mon contrôle. Alors je suis capable de tourner à gauche, plus lentement. En d’autres mots, je ne gagne pas immédiatement mon objectif conscient, mais en acceptant toutes les évidences de l’expérience et en les organisant en un système perceptuel intégré, j’acquiers le contrôle par lequel des objectifs conscients peuvent raisonnablement être atteints. Ceci est très parallèle au sentiment de la personne qui a terminé sa thérapie »77.

                Rogers note alors, de cette personne qui a repris la maîtrise de sa conduite, qu’elle peut avoir été obligée d’infléchir ses objectifs, mais que toute déception, de ce chef, se trouve plus que compensée par l’intégration et le contrôle accrus dont elle est devenue bénéficiaire : il n’y a plus d’aspects de sa conduite qu’elle ne puisse gouverner78. Elle a appris à « conduire » et à « négocier » des « dérapages » contrôlés vers la régression de soi et l’agressivité des autres quand cela se rencontre.

 

Troisième analogie

 

                Nous aimerions proposer encore une analogie, dont le schéma dynamique peut également donner des indications opératoires sur les processus de fonctionnement faussé et de fonctionnement plein ou restauré de la personnalité.

                Supposons un individu à qui est dévolu un large domaine au flanc d’un relief. Il s’établit peu à peu, il actualise ses potentialités dans ce domaine qu’il explore et organise progressivement avec l’aide de ses voisins : pour asseoir son installation, il édifie d’abord un abri momentané, puis en raison des besoins qui se dégagent en lui dès qu’il n’a plus à penser au plus immédiat, il décide la construction d’une maison qui devienne vraiment son chez soi (son « moi ») et dont il parle avec ses voisins qui l’approuvent.

                Cette construction, cependant va transformer l’usage qu’il faisait des divers lieux et dénivellements de son domaine. Supposons, au surplus, qu’en finissant d’approfondir et de cimenter les fondations à l’endroit choisi, comme étant le meilleur, le plus compatible avec ses désirs et ses habitudes déjà formées, en creusant ou par suite de travaux réalisés par les voisins, une source apparaisse (provenant d’une carrière voisine, ignorée en profondeur). L’écoulement de son débit se faisait jusquelà sans aucun problème et n’était donc pas pris en considération pour ses actions d’accessibilité. Mais son émergence soudaine contrarie ses projets alors que les soubassements de la maison sont déjà très avancés.

                Surpris et surtout irrité de cette irruption, craignant d’avoir des ennuis avec des voisins (ou les autorités qui ont donné le permis de construire), l’individu se précipite pour boucher cette source et pour préserver le plan initial de construction (à tout prix, pour éviter de faire naître des soupçons qui révéleraient le « pot aux roses »). Il va accumuler des matériaux à cet endroit qui lui manqueront ailleurs dans son exploitation ; il va ensuite édifier les étages successifs ; mais il n’ira pas jusqu’au bout de son projet dans l’aménagement intérieur et il ne pourra guère développer des extensions qui se révéleraient nécessaires, mais qui se baseraient sur la portion qui reste douteuse en l’absence de travaux d’assainissement. Il se préoccupera en permanence, dans l’inquiétude, des suintements possibles, et se paniquera facilement dans toutes les caves ou ailleurs, pour des traces d’humidité sans relation avec la source ; il cachera ses préoccupations à ses voisins, bloquant les relations à leur forme antérieure ; de plus, il évitera par des multiples prétextes et avec beaucoup d’énergie dépensée là inutilement, le contrôle des autorités dans la partie « douteuse » de ses fondations et alentour. Son édifice, son « chez lui » restera restreint au plan primitif vers l’extérieur, malgré tous les agrandissements qui seraient possibles et souhaitables, et il y vivra mal avec un aménagement sommaire, en dépit de toutes les apparences de solidité et de confort. Il ne recevra plus chez lui pour cacher la précarité de ses installations.

                Il finira par ne plus oser descendre dans ses caves, y laissant des provisions et des barriques (d’énergie de bonne qualité). Il sera dans la crainte perpétuelle et rongeante d’une érosion, ou, les jours de difficultés « climatiques » dans l’environnement, dans l’obsession d’un envahissement torrentiel et d’un effondrement. Il sera de moins en moins accueillant dans sa maison. Il se montrera nerveux et susceptible à l’égard de ses voisins comme à l’égard des autorités. Et il osera de moins en moins faire exécuter les travaux qui le libéreraient de ces anxiétés et qui redonneraient toute sa solidité et ses chances d’accomplissement à cette demeure si importante pour la mise en exploitation sereine de tout le domaine79.

                Il se réfugiera de plus en plus au « grenier », comme l’observe Jung, dans une analogie voisine : « La conscience se comporte là comme un homme qui, entendant un bruit suspect à la cave, se précipite au grenier pour y constater qu’il n’y a pas de voleurs et que, par conséquent, le bruit était pure imagination. En réalité, cet homme prudent n’a pas osé s’aventurer à la cave »80.

                Supposons que cet homme retrouve un jour un ami en qui il a une confiance totale et qui n’a aucun lien avec ses voisins ni avec les autorités. Il parlera peu à peu de son domaine, de sa maison. Un jour, il évoquera avec nervosité les ennuis que lui donne l’escalier de sa cave et se montrera brusque ou brutal avec son ami. Mais celuici est un sage, peu disert, peu curieux, et qui ne se formalise pas. Un peu plus tard, il demandera donc à l’ami s’il ne trouve pas sa maison insalubre, trop humide et sans doute pas bien solide : si l’ami reste quiet et montre qu’il se trouve bien, il s’enhardira à reparler de ses caves. Puis il ira voir la première et s’étonnera de la trouver en relativement bon état. Il s’enhardira peu à peu. Ils s’approcheront ensemble de la partie douteuse, feront quelques sondages, évoqueront des travaux possibles. Un jour, notre individu se décidera aux travaux qui seront moins importants qu’il ne l’imaginait de façon surdramatisée. La source sera dégagée ; une « con
duite » accueillant sa présence et son débit sera installée, ce qui apportera des possibilités d’irrigation (voire de force motrice) dans le relief et donc des fécondités nouvelles pour le domaine. Et la maison pourra s’agrandir et s’aménager rationnellement et chaleureusement, cependant que notre individu s’y trouvera à l’aise et en sécurité : il deviendra dès lors accueillant à des visiteurs de plus en plus nombreux, et ouvert à des expériences de plus en plus nouvelles.

 

Défenses et crispation de soi

 

                Cette analogie permet de discerner le processus dynamique selon lequel se fausse ou se restaure le fonctionnement optimal de la personnalité.

                Celleci, dans son organisation, dans son « édification », peut rencontrer par surprise en raison d’une « source » d’énergie inattendue (« le puîné » par exemple) une « région d’accessibilité » subitement bloquée pour ses entreprises. Au lieu de prendre en constatation la tension que cette source institue par rapport à ses potentialités (en termes de différence de potentiel) et de chercher à accomplir cette tension, la personne se laisse aller à réagir en la refoulant, en l’écartant par l’interposition de « résistances » rigides et coûteuses. Les énergies de cette source et des régions qui l’avoisinent (les provisions dans la cave) sont alors vécues comme dangereuses et négatives ; le blocage de leur approche est organisé par une « défense » de l’individu qui refoule souterrainement la tension qu’il peut ressentir, la cachant aux autorités de contrôle en lui et hors de lui. Ce faisant, il place la tension en structure de conflit névrotique : si l’on veut bien voir que la caractéristique d’un conflit névrotique est l’inactualisation d’énergies, présentes à un certain niveau dans la personne, mais neutralisées dans leur accès naturel par une « barrière de potentiel » qui repousse leur prise en considération (inconditionnelle). Ce refus par la barrière de potentiel consomme ou bloque de l’énergie qui n’est plus disponible pour effectuer toutes les évolutions souhaitables pour la personnalité pressée par sa tendance actualisante81. Celleci est ellemême vécue comme dangereuse, et l’individu cherche à se protéger en se portant comme en cercle vicieux, à des conduites fixistes. Par exemple, comme défense structurée, il vivra de simulations et d’« élusion ». Laing définit celleci comme « une relation où l’on fait d’abord semblant d’avoir renoncé à cette simulation de manière à se retrouver apparemment à son point de départ. Une double simulation simule l’absence de simulation »82. Mais l’élusion, comme toute défense, ne fait que « tourner le conflit sans l’aborder directement et sans le résoudre »83.

                Dans ces défenses, l’adulte ne trouve, en fait, que l’entretien de son anxiété dépressive. Décroché de la confiance dans ses bases d’autonomie, il se confiera plus aisément à des situations de dépendance et à l’élucubration de fantasmes et d’illusions qui le protégeront des risques d’une présenciation à luimême.

                Que celleci redevienne possible, qu’un « ami » puisse aider à accéder progressivement (et avec des dégagements inéluctables de nervosité ou d’agressivité, c’estàdire d’énergie de blocage brusquement détendue) à l’escalier de la « cave », cela pose le problème de la restauration du fonctionnement optimal. Mais ce sont les conditions pratiques et le processus de la thérapie qui sont dès lors en question, c’estàdire l’introduction ou le rétablissement de la souplesse dialectique dans les relations humaines.


 

Chapitre XIII

 

 

 

 

 

 

Dispositions techniques et pratiques

 

 

 

 

 

 

                Par ses positions et ses hypothèses théoriques, Rogers explicite l’engagement résolu de sa vie : le développement de soi dans et par l’aide au développement d’autrui. Ces développements, ces growths, sont conçus en termes de restauration incessante d’un fonctionnement optimal : selon celuici, la personnalité, mue par sa tendance actualisante se trouve de plus en plus unifiée dans sa complexité.

                Ceci signifie que les thèses de la présenciation à soi et à autrui, dans la subjectivité, affinée par les hypothèses de la socialité « incurable » et de la croissance organique avec des àcoups, vont se retrouver et s’équilibrer dynamiquement dans la pratique des relations psychothérapiques ou plus généralement des relations humaines.

 

Fonctionnement optimal et paradoxe d’une aide

 

                Mettant l’accent premier sur les capacités de chaque individu à trouver originalement son chemin d’actualisation et à compenser ses accidents de parcours, Rogers a établi la pratique de la clientcentered therapy, c’estàdire une pratique centrée sur les possibilités du client dans sa subjectivité profonde. Il écrivait en 1946 : « L’individu a la capacité et la force pour imaginer, tout à fait sans aide (quite unaided), les pas qui le porteront à une relation plus mûre et plus confortable avec sa réalité »1.

                Ultérieurement, Rogers relevait bien entendu la maladresse de la notion de « tout à fait sans aide » (quite unaided). Car l’individu ne peut être séparé de son environnement et il ne peut évoluer qu’avec une transformation conjointe (même légère, comme une nuance) de celuici, c’estàdire d’au moins un élément de la configuration des relations. En sorte qu’il faut empiriquement et théoriquement convenir de l’opportunité de construire par une relation d’aide un climat libératoire, en vue de modifier spécifiquement un climat, un environnement, de disposer un « humus » pour que la possibilité de croissance autonome, la vis medicatrix naturae, se développe : tout en sachant que c’est en l’individu intéressé que se trouve la capacité créatrice et restauratrice. Avec ses distinctions antagonistes, une aide est possible et nécessaire. Rogers pouvait quant à lui considérer comme inexactes, inappropriées, les critiques traitant d’optimiste et de « rousseauiste » sa démarche naturaliste (ou dialectique), alignée sur celle de Goldstein. Il ne s’agit pas pour lui de fatalisme, de providentialisme, de laisserfaire, pas plus que d’interventionnisme soupçonneux : « Contrairement à ces thérapeutes qui ne voient que dépravation (depravity) au cœur de l’homme, qui voient les instincts les plus profonds de l’homme comme destructeurs, j’ai constaté que, lorsque l’homme est vraiment libre de devenir ce qu’il est le plus profondément, libre d’actualiser sa nature comme un organisme capable de conscience, alors il apparaît clairement se mouvoir vers la totalisation (wholeness) et l’intégration »2. Il restera jusqu’au bout fidèle à cette orientation fondamentale.

                « Lorsque l’homme est vraiment libre » : ce subordinatif circonstanciel suppose la possibilité de créer paradoxalement pour autrui des conditions réelles de liberté. Mais quelles seraient ces conditions, présentées extérieurement, pour une liberté intérieure, et qui la soutiendrait dans sa naissance ou sa renaissance incessante ? Des conditions déconditionnantes, et donc inconditionnelles, pour une liberté : avonsnous raison de dire paradoxe, ou fautil avouer contradiction ?

                Peuton établir ces conditions, de façon volontaire, par des dispositions pratiques qui soient, non pas vagues et improvisées, mais définissables et opératoirement maîtrisables, c’estàdire épaulées sur des techniques et des règles ? Mais alors comment ces conditions, générales puisque définissables, limitatrices puisque techniques et régulées, pourraientelles être ajustées à l’originalité respectable de chaque individu et à l’idiosyncrasie de chaque interlocuteur et thérapeute ? Ou à l’imprévisible de leur interaction ? Contradiction ou paradoxe vécus encore ?

                Plus généralement, peuton agir scientifiquement, c’estàdire de façon universellement fiable et communicable, parce que vérifiable, dans le domaine des relations humaines où un art subtil intuitif est nécessaire à la communication et où la complexité des possibles rend fragiles tout pronostic et tout savoirfaire ? Et ne risqueton pas, en introduisant une méthode, des principes et des théories, c’estàdire des formalisations, de fausser l’existentiel et d’induire les conformismes de comportement et d’expression làmême où on prétendait libérer l’informel et l’indicible ? Contradictions (et mystification) ou paradoxes (et courage d’exister) ?

                Nous aurons à retrouver la compression, la géologie plus totale de ces contradictions ou paradoxes (à la base des critiques, objectives ou passionnelles qui lui sont faites et que retrace intelligemment Brian Thorne dans son ouvrage Comprendre Carl Rogers, Le Seuil, 1994 ; pp. 90 à 105 ; suivies de réfutation, pp. 105 à 118), au cours de notre exploration de la praxis rogérienne, en plongeant dans son fonctionnement interne.

                D’ores et déjà, nous pouvons dire que Rogers soutient leur tension dans un défi incessant dont nous nous proposons d’analyser la structure signifiante.

 

Des conditions attitudinelles nécessaires et suffisantes

 

                La première forme de ce défi est l’affirmation délibérée et réitérée, qu’il est parfaitement possible et licite de formuler des « conditions nécessaires et suffisantes », en vue de structurer un climat de relation libératoire pour l’individu. « J’ai été assez téméraire pour tenter de définir les conditions psychologiques qui délivrent une telle croissance personnelle et thérapeutique dans l’individu. Je ne suis pas du tout certain de les avoir définies correctement, mais je me sens sûr que de telles conditions sont définissables, et seront avec le temps empiriquement déterminées »3.

                Il a, pour sa part, essayé de répondre à ce défi, en explicitant, non pas des énonciations compliquées et ésotériques, et non plus des références à des herméneutiques ou des techniques sophistiquées, mais des conceptsrepères, opératoires et cependant non modélisants. Ces concepts sont construits de façon à être susceptibles d’une extension très large (et donc d’application à des domaines de relation éloignés de la thérapie) : ils sont néanmoins de compréhension très fine, associant à la fois des références rationnelles et des implications affectives. Dans leur concentration extrême, ces concepts, ces « conditions », répondent à la règle que Descartes énonçait pour la « direction de l’esprit » : « Si nous comprenons parfaitement une question, il faut l’abstraire de tout concept superflu, la simplifier le plus possible et la diviser au moyen de l’énumération en des parties aussi petites que possible »4.

                Dans un premier essai, Rogers proposait, en 1957, six conditions structurelles : allant de la « mise en contact » du client avec le thérapeute, de la « vulnérabilité » du client à la « congruence » du thérapeute, du « respect inconditionnel » exercé par le thérapeute visàvis du client jusqu’à une « compréhension empathique » du cadre de référence interne du client, enfin à une « communication au client de la compréhension empathique et du respect inconditionnel » ressentis par le thérapeute relativement au client. « Aucune autre condition n’est nécessaire. Il suffit que ces six conditions soient réalisées et maintenues pendant un certain laps de temps pour qu’un changement constructif de la personnalité s’ensuive »5.

                Dans un schéma ultérieur repris en 1965, Rogers réduit à trois les conditions à réunir en soulignant pour chacune un concept dense, établi dans la subjectivité du thérapeute, vivant la phénoménologie de sa relation au client : la « congruence », le « regard positif inconditionnel » porté sur le client, enfin l’« empathie » ou « la compréhension empathique » (empathic understanding) du client par le thérapeute.

                Qu’on ne se méprenne pas, ces conditions construites pour aider le client ne désignent pas des dispositions innées, gratuites et instantanées propres au thérapeute, ni même des aptitudes exercées et acquises. Ce ne sont pas non plus des modalités techniques organisées, instruisant des habiletés en vue de se situer placidement face à autrui, et de l’aider à se révéler (par exemple, grâce à une adresse pour interpréter les rêves ou pour décrypter les symboles des mots ou des gestes), ou même afin de lui apporter la réverbération des sentiments qu’il manifeste (la technique du « miroir », de la réponsereflet, mise en évidence cependant par l’école de Rogers)6. Ce ne sont pas, enfin, des règles méthodologiques, extérieures, structurant par réduction et obligation (comme la loi de nonomission et la loi d’abstinence en psychanalyse) la relation de thérapie.

                Ce sont plutôt des conditions attitudinelles dont l’évocation peut donner des repères pour mesurer les mouvements affectifs et émotionnels que le thérapeute doit vivre de façon organismique, mais en observant leur surgissement progressif face à autrui, et en raison de lui, afin de les optimiser en termes d’« indications » libres de situation et de mouvement.

                Toutefois, ces trois conditions ont habituellement été déclarées « nécessaires et suffisantes » pour assurer une thérapie, quelles que soient les références théoriques et les pratiques des thérapeutes. Un débat à ce sujet (nécessaires ? suffisantes ?) s’est instauré chez les psychothérapeutes centrés sur la personne. Quoi qu’il en soit, ces conditions, ces indications intériorisées, vécues existentiellement, de façon croissante ou renouvelée, ne sont pas disjointes. Car la texture de leur rapport réciproque contient un développement dynamique, une dialectique que nous allons essayer de décrire.

 

Réalisme et congruence (Realness, Congruence, or Authenticity Genuineness)

 

                Le thérapeute (ou l’individu facilitateur d’un approfondissement des relations humaines) a pour objet de créer, à l’avantage d’autrui, un environnement nourricier spécifique ; il se soucie d’établir une médiation qui soutienne une croissance directionnelle chez l’autre, chez le client.

                Le premier mouvement de cette démarche orientée vers l’autre, « la plus basique des trois conditions »7, est, pour Rogers, un retour paradoxal vers soimême, un mouvement de présenciation à soi au cœur même de sa solitude. Il s’agit de se « vérifier », de se mettre en mesure d’être vrai, réel (real), de sonder ses sentiments, ses idées et d’assumer ses valeurs, telles qu’elles sont : avant l’entretien avec le client, mais aussi au début, sur toute la durée et à la fin de cet entretien. Il s’agit de savoir « être la complexité de ses sentiments, sans crainte »8.

                Le thérapeute (le facilitateur) se place « à son aise », en quelque sorte, avec luimême, et tout luimême, en état de disponibilité, en contact potentiel avec toutes ses régions d’« accessibilité ». Comme le notait Max Pagès, cette attitude « n’est pas une ascèse, une inhibition de soi, elle est au contraire une acceptation de soi, mieux, une “affection de soi”, un plaisir d’être soi et nous ajoutons aussi le courage d’être soi »9. Il s’agit de prendre appui, référence, sur soi, et de se disposer à être tout simplement naturel (genuine) dans la relation à l’autre, simple et pourtant prêt à suivre toute la subtilité des évolutions de sentiments et d’idées que l’expérience, naissante et fraîche, au contact de l’autre, va mettre en marche.

                Cette unité fluide de l’être en relation, cette simplicité de la présence à soi devant autrui sans distraction et sans masque (sans « façade » ni « rôle » ni « prétention »)10, ne s’entendent pas de façon statique, ou dans la facilité. Si ce n’est pas une ascèse, ou une préoccupation soucieuse, ce n’est cependant pas non plus un état béat, convenu et conventionnel, qui friserait rapidement la tartufferie, c’est au contraire un courage consenti et entretenu dans une attitude — Gestalt — maîtrisant des contradictions par une souplesse d’évolution. C’est une concentration à tout soimême, cependant détendue (autre forme de paradoxe), régulée par la mobilité du flux des informations intellectuelles et émotionnelles circulant « indifféremment » dans l’organisme et la pensée.

                Cet ajustement dynamique et stable concerne, chez le thérapeute (ou dans l’opération de relation), ce que Rogers a appelé la « congruence ». Cette attitude, cette condition structurale, désigne une fluidité consentie et ressentie dans l’être soi, canalisé et disponible. Il est utile qu’elle soit soutenue et mesurée tout au cours de la relation, dans l’effort immédiat. Rogers ne cède d’ailleurs pas au perfectionnisme qu’il déjoue toujours : il ne suppose pas que la congruence d’un individu puisse être constante ni parfaite. « La plupart du temps, reconnaîtil, bien entendu, moimême, comme tout un chacun, je manifeste un certain degré d’incongruence »11. L’attitude visant la congruence optimale est donc une recherche, liée patiemment, avec des tâtonnements, à toute la maturation laborieuse de l’individu : « Le thérapeute qui essaie d’utiliser cette approche apprend vite que le développement de la manière de voir les gens qui sousentend cette thérapie est un processus continu, étroitement relié au propre combat du thérapeute pour sa croissance personnelle et son intégration »12.

                Le thérapeute est stimulé dans sa conduite par l’incitation du concept : mieux il pourra établir et maintenir suffisamment dans une relation de congruence de luimême (cette homogénéisation des accessibilités du soi, rétablie comme avant la « scène primitive »), et davantage celleci aura, comme l’expérimentation le prouve, pour le client, pour l’interlocuteur, un effet probable sur sa propre restauration. Mais il peut vérifier, à tout moment, si cette incitation est équilibrée à son orientation ou si, en la privilégiant par zèle ou par force, il ne se crispe pas sur elle, ce qui serait contradictoire. Il se situe donc par rapport à la congruence dans un mouvement de clarification continue, par maintien d’un équilibre « indifférent ».

                On comprendra sans doute mieux l’opération complexe de clarification que vise le terme de congruence en regardant Rogers décrire, de manière vivante, la problématique selon laquelle il se prépare au seuil d’un entretien thérapeutique (dans le film avec la jeune américaine dont le prénom est Gloria et dont nous avons déjà parlé)13.

                « Avant toute chose, la question est de savoir si je puis être “réel” dans ce rapport ? Ceci m’a semblé de plus en plus important au fur et à mesure que passaient les années. Je pense que cette qualité que j’aimerais posséder pourrait aussi s’appeler “authenticité”. J’aime bien également le terme “congruent”, par lequel j’exprime que ce que je ressens en moi est présent dans ma conscience et réapparaît dans ce que je communique. Dans un sens, lorsque je possède cette qualité, je me sens tout entier dans le rapport. Il y a un autre mot qui peut décrire ceci pour moi. J’ai l’impression que dans le rapport, j’aimerais avoir une “transparence”. Je serais tout à fait disposé à ce que la cliente voie à travers moi, qu’il n’y ait rien de caché. Et lorsque je suis authentique de cette façon que j’essaie de décrire, alors je sais que mes propres sentiments surgiront sous forme consciente et pourront s’exprimer, mais s’exprimer de manière à ne pas s’imposer à ma cliente ».

                Sous la bonhomie du propos, sous son langage direct, la thèse initiale et basique d’aise, de cohérence, est éclairée : la congruence se fonde sur la fluidité organismique, organisée dans la conscience, mais aussi sur la transparence qui fait antithétiquement réapparaître cette unification dans la communication à l’autre. Le terme « congruence » désigne donc simultanément « l’accord de l’expérience, de la conscience et de la communication ».

 

Congruence et transparence

 

                Une attitude congruente, une authenticité vécue dans l’accueil de soi et d’autrui ne peuvent pas, en effet, se maintenir dans l’organisme si elles ne sont pas présentes dans la transaction à l’environnement : elles doivent être perceptibles expérientiellement à l’autre. Mais Rogers délimite soigneusement la nature de leur explicitation régulée : une « transparence » tranquille.

                D’un côté, ce qui est vécu par le thérapeute, le facilitateur de croissance, ne peut être exprimé ou caché face à l’interlocuteur de façon systématique, mais d’un autre côté, « cela ne signifie pas que le thérapeute encombre (burden) son client avec l’expression ouverte de ses sentiments »14. Ce qui revient à dire que les sentiments sont présentés à autrui quand ils affleurent naturellement, germinativement, sans irruption impulsive, sans surcharge, sans aspect réactionnel.

                Le seul critère, par suite, de la verbalisation ou expression volontaire par le thérapeute, est non l’aspect agréable ou désagréable du sentiment dominant qu’il ressent à l’égard du client, mais la « persistance », la stabilisation manifeste de ce sentiment dans la suite des oscillations affectives vécues dans la relation.

                Il y a là une honnêteté et un discernement difficiles à observer, note Rogers. Car le courant des sentiments et des idées est très complexe et en continuel changement. « Si je ressens que je suis ennuyé (bored) par un client et que ce sentiment (feeling) persiste, je pense que je dois, à lui et à notre relation, de le partager. Ce serait la même chose si mon sentiment était la crainte, ou si mon attention était tellement absorbée par mes propres problèmes que je lui serais à peine attentif »15. Mais dire son ennui ne revient pas à dire que le client est ennuyeux ; et cela ne peut s’exclure du contexte changeant qui doit aussi être communiqué : la détresse de se sentir ennuyé, l’inconfort de s’en ouvrir et en même temps la bascule de l’ennui dans une ardeur d’attente, dans une appréhension de sa réponse. Car ce qui est dit n’est déjà plus vécu exactement et fait apparaître son contraire, son antagoniste (faisant réapparaître un « équilibre indifférent »).

                Dans son livre Les groupes de rencontre, Rogers raconte le mot d’un collègue disant de lui qu’il « pèle son propre oignon », en explicitant continuellement des couches de plus en plus profondes de sentiments dont il devient conscient dans un groupe. Et il s’explique encore davantage sur ce point de verbaliser les sentiments persistants dont il fait l’expérience à l’égard d’un individu ou d’un groupe, dans une relation signifiante et continue16. (Il n’est pas question, notetil, de sentiments qui apparaîtront au début d’une relation individuelle ou de groupe.) Et Rogers évoque une discussion avec des animateurs de groupe : « Un facilitateur dit : “J’ai essayé de suivre un onzième commandement, tu exprimeras toujours les sentiments que tu ressens”. Un autre rétorqua : “savezvous comment je réagis à cela ? C’est que nous devons toujours avoir le choix. Quelquefois je choisis d’exprimer mes sentiments ; à d’autres moments, je choisis de ne pas le faire” ».

                Rogers commente alors : « Je me trouve moimême beaucoup plus en accord avec la seconde déclaration. Si on peut seulement être conscient de toute la complexité de ses sentiments à un moment donné, si on peut être attentif à soimême adéquatement ; alors il est possible de choisir d’exprimer les attitudes qui sont fortes et persistantes, ou de ne pas les exprimer à ce moment, si cela semble hautement inapproprié »17.

 

Congruence et réserve

 

                La signification de la transparence des sentiments et du critère de persistance qui lui est conjugué, d’unité « gestaltique » qui est perceptible, apparaît dans la stabilité des oscillations affectives. Ce vécu d’une prise en considération adéquate de soi se mesure alors par l’intensité de la liberté du choix ressentie pour l’expression. Le signe de l’« équilibre indifférent » retrouvé est comme un feu vert, ou mieux, comme un clignotant, pour s’avancer dans le « dit » ou rester provisoirement dans le « non dit ».

                Mais cette liberté prudentielle ne peut aucunement être interprétée comme une réserve méfiante, comme le produit d’un contrôle négatif et triste sur la spontanéité créatrice du thérapeute (du facilitateur). « Je fais confiance (trust) dans les sentiments, les mots, les impulsions, les fantaisies qui émergent en moi. De cette manière, j’utilise plus que mon moi conscient, tirant sur quelquesunes des capacités de mon organisme tout entier »18. Et Rogers montre comment les fantaisies mêmes ont avantage à être exprimées (par exemple la vision de l’enfant craintif qu’il a été dans un homme d’affaires impérieux et le souhait de voir ce « cadet » (youngster) aimé et chéri par cet homme) et combien elles peuvent apporter de surprenantes profondeurs d’évolution et de prises de consciences. Et il reconnaît aussi qu’il répond sans détour si on lui pose une question, du moins s’il ressent organismiquement qu’il n’y a pas d’autre contenu dans le message que la question posée, ce qui n’est pas toujours le cas.

                Dans le même temps où il explicite ces libertés de congruence, Rogers se heurte à nouveau aux difficultés qui restreignent l’énoncé des sentiments quels qu’ils soient. Il y a des risques, constatetil, notamment dans un groupe, pour des sentiments chaleureux, explicités, avoués, à l’égard de quelquesuns, et qui peuvent bloquer, chez d’autres, la formulation de sentiments négatifs et de colère, surtout en fin de relation. Et Rogers confie, d’autre part, qu’il a de la difficulté à être luimême facilement, rapidement, conscient de ses sentiments agressifs et qu’il le déplore, tout en essayant de progresser sur ce point19.

                C’est que l’invitation à la congruence, à la transparence bute sur sa limite dialectique : être congruent dans une relation, soit, mais pour quoi faire ? Si le thérapeute (le facilitateur, l’« aidant »), se recentre sur luimême dans une relation, ce n’est pas pour un repli ou une satisfaction narcissique. Ce ne saurait être, non plus, pour imposer sans réplique ses sentiments et ses évaluations (plus ou moins directement) à autrui. Ce ne saurait être pour se laisser ballotter par la réaction incessante et inconsidérée aux sentiments et aux attitudes explicitées par le client. Tout cela reviendrait à se laisser déplacer d’un fonctionnement optimal de sa subjectivité dans l’expérience et à démentir le projet de thérapie, de relation, centrées sur le client. La situation du thérapeute visàvis du client doit donc être établie par la négation d’une présenciation immodérée à luimême (qui perdrait, sinon, sa relativité). Car il ne s’établit si commodément, si posément en luimême (sur sa superficie totale d’être sensible, de « radar ») que pour porter une attention profonde et ingénue à autrui en tant que personne ayant des potentialités humaines de développement et d’apport (ou de support) à soimême.

 

La considération positive inconditionnelle (Unconditional Positive Regard)

 

                Le thérapeute (le facilitateur), appuyé sur luimême, « se centre sur le client ». Ceci revient à dire que l’attention qu’il se porte est contrariée, niée dynamiquement, par l’attention qu’il prête à autrui. Il importe qu’il se distancie suffisamment de luimême pour prendre soin (caring) de l’autre, sans projeter d’ombre portée sur son expression.

                « J’écoute aussi soigneusement, attentivement et sensiblement que j’en suis capable, chaque personne qui s’exprime ellemême. Que le message (utterance) soit superficiel ou signifiant, j’écoute. Pour moi, l’individu qui parle est plein de valeur (worthwhile), digne d’être compris, en conséquence il est plein de valeur pour avoir exprimé quelque chose. Des collègues disent qu’en ce sens, je “valide” la personne »20.

                L’autre est validement autre, tel qu’il est, comme il lui plaît d’apparaître provisoirement, et comme il lui plaira de devenir. Il est pris en compte d’un seul bloc : le thérapeute ne sépare rien de lui ; il ne risque aucune dissociation sur l’être de cet interlocuteur ; il ne se laisse aller à privilégier aucun des éléments de comportement, immédiats ou possibles, en fonction de ses goûts à lui, ou même de ses impressions. C’est dire qu’il nie en lui incessamment les tendances évaluatives qui proviendraient du retentissement de ses valeurs sur les pensées, les sentiments ou la conduite de l’autre. Il accueille en vérifiant en lui qu’il ne se met ni à approuver ni à désapprouver, c’estàdire qu’il ne met aucune réaction pour défendre ses choix à lui et ses valeurs par rapport au comportement ou aux propos de l’autre. Il situe l’autre là où il entend se situer.

                Il le constate dans sa distance irréductible. Il lui porte, à cette distance, un « regard positif inconditionnel ». Il l’accompagne « inconditionnellement », sans inertie, et donc sans prévention ni défensive, sans pression ni éloignement, dans sa démarche existentielle (comme une figure parentale le faisait à l’enfant, avant la « scène primitive » de la « brouille »). Il s’établit en « équilibre indifférent » à l’égard de toutes les directions d’avenir qui semblent se présenter à son client : « Estce que le thérapeute veut vraiment donner au client pleine liberté pour ses issues ? Veutil sincèrement que le client organise et dirige sa vie ? Veutil lui laisser le choix de buts sociaux ou antisociaux, moraux ou immoraux ? Ou même, en plus difficile, veutil que le client puisse choisir la régression plutôt que la croissance et la maturité ? Puisse choisir la névrose plutôt que la santé mentale ? Puisse choisir de rejeter l’aide plutôt que de l’accepter ? Puisse choisir la mort plutôt que la vie ? Il m’apparaît que c’est seulement si le thérapeute désire complètement que n’importe quelle issue, n’importe quelle direction puisse être choisie, qu’il réalise le courant vital de la capacité et de la potentialité de l’individu pour une action constructive »21.

                Mais cette prise en considération inconditionnelle estelle une bascule dans une distanciation de froideur ou de scepticisme ? Que non pas ! La constatation de l’autre est faite dans un regard concentrique, chaleureux, valorisant, raffermissant sa « figure » par rapport au « fond », écoutant sa « note tonique » ; il n’est pas question d’une vue rejective, éloignant, effaçant le client sur le « fond », et encore moins d’une vision fascinatrice et possessive. Le terme « inconditionnel » ne connote pas « indifférent » (au sens affectif), et non plus dominé ou dominateur ; il renvoie plutôt à « totalement sensible », en attente de tous les possibles.

                La personnalité du client, en fait et en puissance, est respectée : elle est « confirmée » comme autre, et soimême comme autre que lui, dans une recherche progressive de la relation jetu, décrite par Martin Buber. La prise en considération est simultanément (ou dialectiquement) inconditionnelle et positive : sa positivité se mesure dans l’interaction, ou le dégagement d’une chaleur d’accueil (a warm acceptance).

                Le thérapeute (le facilitateur) prise donc, estime le client d’une manière totalisante et globale, sans établir de hiérarchie dans ce qu’il découvre en celuici. Il constate tous les éléments de l’expérience du client comme des parts de son unité en croissance. S’il ressent une restriction à son accueil, il explore celleci par rapport à sa congruence pour discerner l’indication corrective de son attitude qui lui permettra de retrouver l’« équilibre indifférent » ; mais il ne projette pas cette restriction ressentie dans un jugement qu’il opposerait à l’autre, pour raidir, à son avantage apparent, la distanciation souple. Il se met, au contraire, en mesure de recevoir de l’autre aussi bien l’expression de sentiments douloureux, hostiles, défensifs ou anormaux que celle de bons sentiments, positifs et mûris.

                « Pour nous thérapeutes, note Rogers,  à l’occasion (incidentaly), il peut être plus facile d’accepter les sentiments douloureux et négatifs que les sentiments positifs et de confiance (self confident) qui parfois ressortent. Nous regardons presque automatiquement ces derniers comme défensifs. Mais le regard positif inconditionnel enveloppe une volonté de partager également la confiance du patient et sa joie, ou sa dépression et ses échecs (failure). C’est une sollicitude non possessive (unpossessive caring) du client, en tant que personne séparée, qui permet à celuici d’avoir à lui ses propres sentiments et sa propre expérience »22.

 

Considération et sollicitude

 

                Cette sollicitude, quand elle est manifestée au client, entretient un contexte non menaçant (nonthreatening) dans lequel celuici peut faire l’expérience des éléments les plus profondément enfouis de son moi intérieur. Mais il ne s’agit pas d’imaginer cette sollicitude comme établissant une protection, ou offrant une commisération ou même de l’agrément facile. Rogers le marque énergiquement : « Le thérapeute n’est ni paternaliste, ni sentimental, ni superficiellement social et agréable »23.

                En cela, Rogers se sépare de pratiques aussi bien trop affectives que trop intellectuelles, ou instruites avec des impératifs. Du côté affectif, Max Pagès a noté que « l’attention positive inconditionnelle est, si l’on veut, un amour, mais un amour non ambivalent, différent de toutes les formes d’amourfuite que recouvre habituellement le terme. C’est une sorte d’affection désespérée et lucide qui lie deux êtres séparés »24. On peut remarquer, d’autre part, la différence entre la conception du « regard positif inconditionnel » et les expressions freudiennes de « neutralité bienveillante » et d’« attention flottante ». Cellesci supposent une supériorité établie (bienveillance, attention) et elles structurent délibérément une situation paternelle du thérapeute (réaffirmée par la position de celuici derrière le divan, par la visée insistante du transfert sur lui des sentiments infantiles enfouis et par l’injonction de « nonomission » faite au patient). Les notions de fantasmes et d’inconscient, constamment alléguées dans la perspective psychanalytique, réassurent également cette supériorité, car, comme le remarque Laing, l’analyste « déduit quelque chose concernant l’autre et que ce quelque chose, l’autre l’ignore. Ce qui semble signifier qu’il existe toute une catégorie d’expériences ainsi qu’un “contenu” spécifique de l’expérience dont l’autre, qui “possède l’expérience en question ne sait rien ou ne peut rien savoir” »25.

                Pour Rogers, au contraire, le regard positif inconditionnel est à établir suivant un mouvement d’égalité vécue dans la relation (on a souvent parlé de thérapie fraternelle à son sujet) : il lui importe de n’aller à aucune prise de possession ou de pouvoir sur l’autre, de n’introduire aucune dénivellation entre l’importance de l’autre et l’importance de luimême, pas plus qu’il n’introduit de préférence entre l’intellectuel et l’affectif, en lui et dans l’autre, entre les expressions ou tendances positives ou négatives. C’est une dynamique d’équivalorisation, sans crispation, sans réserve davantage pour quoi que ce soit ou quiconque, par le fait même, ce n’est aucunement, entre les partenaires, une identification réductrice, puisque toute différence est accueillie, constatée sans être utilisée pour privilégier un élément ou se défendre de lui.

 

Considération et négativité

 

                C’est une phénoménologie de l’estime, comme le dessine Rogers, préalablement à son entretien avec Gloria : « La seconde question que j’aimerais me poser est la suivante : estce que j’estimerai cette personne, estce qu’elle comptera pour moi ? Je ne veux surtout pas simuler l’intérêt que je ne ressens pas. En fait, si ma cliente me déplaît avec insistance, j’ai l’impression qu’il vaut mieux que je le dise. Mais je sais que le processus de la thérapie ainsi qu’un changement constructif se produiront plus sûrement si je ressens une véritable “estime” spontanée pour cet individu avec lequel je travaille, une estime de cette personne en tant qu’individu séparé. Vous pouvez appeler cette qualité “acceptation”, vous pouvez l’appelez “intérêt”, vous pouvez, si vous le désirez, l’appeler de l’“amour non possessif”. Je crois que n’importe lequel de ces termes la décrit assez bien. Je sais que le rapport se révélera plus constructif si elle existe ».

                Le client, l’interlocuteur, est, si cela est possible, accueilli dans son être réel et distinct : à égalité, quoi qu’il soit autre et parce qu’il est autre ; car il n’y a pas de comparaison ni d’interprétation à faire, ce qui facilite les choses. Il est mis en dialogue de plainpied, avec une personne qui ne pose pas au supérieur. Celuici ne masque donc pas son « imperfection » à atteindre éventuellement la positivité et l’inconditionnalité dans son projet de considération : au cas où le décrochement serait trop fort, il expliciterait même son échec, dûtil avouer sa détresse, son impuissance. Ce serait constater que la négation exercée par le regard positif inconditionnel sur la congruence serait devenue excessive, et que seul le retour à la congruence permettrait de faire repartir la dialectique. Car le retour vers soi dans l’échec, dans la nonréussite, restaure la proximité du client, placé dans ses difficultés ; elle réinstitue l’égalité. La présenciation à soi retrouvée appelle à nouveau une distanciation grâce à l’autre, dont la réponse à la situation est appréhendée, pardelà la séparation reconnue : « Je suis de loin plus capable d’entendre la surprise, ou peutêtre la blessure, dans sa voix, maintenant qu’il se trouve luimême parler plus ingénument parce que j’ai osé être réel avec lui »26.

                Et Rogers ajoute, à cette notation d’un rapprochement dans l’impuissance, une observation qui vient encore diminuer ce que pourrait avoir de dogmatique l’observance d’une inconditionnalité radicale dans la considération du client. Les travaux avec les schizophrènes ont fait apparaître que, pour des individus très immatures ou à forte régression, « un regard conditionnel peut être plus efficace »27. Car il apporte dans ce cas une sécurisation plus opportune, une perception de « meilleur parent ». Cependant le regard inconditionnel s’avère plus efficient pour « l’achèvement de la pleine maturité »28.

                Comme on le voit, le regard positif inconditionnel ne peut donc être un critère suffisant en luimême, par rapport à la congruence. Non seulement son exigence pourrait être excessive, mal supportée par l’individu, mais elle peut être mystificatrice comme le remarque Laing : « On fait semblant d’accepter l’autre “comme il est”, mais c’est au moment où l’on croit le plus qu’on est en train de le faire que, justement, on traite l’autre davantage comme un fantôme incarné, “comme si” elle ou lui était à la fois une autre personne et une propriété personnelle. Selon l’expression de Winnicott (1958), l’autre est traité comme un “objet transitionnel”. C’est, là encore, un fauxsemblant »29.

                Or, l’autre ne peut être traité comme objet transitionnel. Il ne peut être seulement vécu dans sa distanciation, comme autre. Il doit être découvert dans son intériorité aussi délicatement, aussi subtilement que cela est possible. C’estàdire que la prise en « considération positive inconditionnelle », globale et teintée d’extériorité, doit ellemême être niée dans son mouvement négateur de la congruence par une compréhension de l’intérieur du client et par une présenciation à lui. Et c’est le mouvement même de « l’empathie ».

 

L’empathie (Accurate Empathic Understanding)

 

                Même s’il sauvegarde la distance de l’autre par rapport à sa congruence propre, le thérapeute (le facilitateur) rejoint, dans une proximité subtile, l’expérience de son interlocuteur. Il se livre à un rapprochement délicat, sans pression sur le temps, sans accélération des mouvements, pour percevoir les configurations des sentiments et des perceptions de l’autre, et pour comprendre les arabesques et les mélodies (avec les dissonances), les significations successives qu’elles ont, moment par moment, pour lui, dans un vécu de « champ ». Il s’approche assez près pour être « complè
tement chez lui dans l’univers du client »30, dans son présent immédiat, là où il est, tel qu’il est, selon son cadre propre de référence : il ne cherche donc aucunement à précéder le client dans la germination des signifiés qui lui apparaissent ; il ne le pousse vers aucun raccord à du passé ni vers aucune anticipation d’avenir ; il règle donc son attitude sur la mesure de sa coïncidence au vécu explicité par le client, maîtrisant ses propres tentations d’interpréter par référence à un nondit ou à un nonprésent. Comme un agronome ne précède pas les saisons, ou comme un acteur, qui se met vitalement en rythme avec les autres protagonistes d’une action dramatique, ainsi que l’observe JeanLouis Barrault.

                Cette compréhension de l’intérieur « est une façon de sentir le monde intérieur du client et ses significations intimes comme s’il était le nôtre, quoique en n’oubliant jamais que ce n’est pas le nôtre »31. Là où le regard inconditionnel introduisait une différence, sans commune mesure, et une distance dans le contact, l’empathie ajoute une similitude ou une assimilation assez poussées, et une immédiateté réflexive mais sans fusion, une altération vécue et réverbérante mais sans aliénation réciproque. Le « comme si » est en effet capital. Il assure la spécificité de la personne du thérapeute, et la singularité de sa place dans la relation, même si cette place n’est pas en surplomb du client et ne se relie à aucune supériorité. Le « chez soi », dans lequel il se glisse, le monde de sentiments et d’idées ou d’apparences dans lequel il s’introduit, n’est pas le sien. Il ne prend pas la place du client, il ne le guide pas, il ne se laisser aller à aucune identification ou fusion à l’autre. Cela signifie qu’il maîtrise son propre cadre de référence à lui (qu’il le met « entre parenthèses » pour reprendre la formule de Husserl, « l’époché »), pour se situer aussi exactement que possible (en coïncidence aussi différenciée que possible) dans le référentiel de l’autre, mais sans s’y perdre.

 

Empathie et différence

 

                La pointe du paradoxe est ici la plus acérée : être presque l’autre sans être l’autre et sans cesser d’être soimême. La distanciation est niée, elle est presque annulée, et pourtant, si minime soitelle, la distance, la différence (suprêmement qualitative), demeurent, irréductibles, fondamentales. Cette différence aide à l’exploration des différences dans le client. Au surplus, autre aspect du paradoxe, s’il ne « se perd » pas dans le référentiel du client, il importe pourtant que le thérapeute aille profondément et qu’il ne s’en tienne pas au plus évident ou au plus facile, ce qui reviendrait à se défendre et à établir une distance falsificatrice. Il va au plus exact, au plus subtil. Et pourtant, ne courtil pas le risque de glisser à des interprétations et à des curiosités ou des anticipations ? Comme Rogers l’exprime avant de rencontrer Gloria, il y va d’une efficience thérapeutique : « Ensuite, la troisième qualité : seraije capable de comprendre de l’intérieur, le monde extérieur de cette personne ? Seraije capable de le voir à travers ses yeux ? Seraije capable d’être assez sensible pour évoluer à l’intérieur du monde de ses sentiments, pour savoir comment l’on se sent si l’on est elle, afin de pouvoir ressentir non seulement les significations superficielles, mais quelquesunes des significations plus profondes ? Je sais que si je peux entrer dans son monde d’expériences d’une manière plus sensible et plus fidèle, le mouvement thérapeutique et le changement seront beaucoup plus probables »32.

                On conçoit que, même s’il maîtrise avec habileté les risques d’erreur et d’abus (en fait les risques d’impatience), pardelà tous les pièges du langage et de l’expression, dans cette « odyssée » de la relation, le thérapeute aborde, par l’empathie, une activité qui pourrait être dangereuse pour luimême comme Rogers s’en aperçut, on le sait, en 1948. Il a pu écrire plus tard : « Je suis reconnaissant au Dr Don Hayakawa, sémantiste, d’avoir souligné le risque très réel et le courage qu’il faut pour conduire une psychothérapie de cette façon. En comprenant une autre personne de cette manière, en pénétrant dans son monde privé et en percevant sa manière de voir la vie, tout en se défendant d’émettre des jugements de valeur à son égard, on court le risque d’être transformé soimême. On risque d’adopter son point de vue, d’être influencé dans ses attitudes, sa personnalité. Ce risque d’être changé est une des perspectives les plus effrayantes que l’on puisse rencontrer. Si je pénètre dans toute la mesure dont je suis capable dans le monde privé d’un névrosé, ou d’un psychotique, estce que je ne cours pas le risque de m’y perdre ? La plupart d’entre nous ont peur de courir ce risque. Ou encore si un orateur communiste russe était ici ce soir, ou bien le sénateur Joe Mac Carthy, combien d’entre nous oseraient essayer de voir le monde de leurs points de vue ? La grande majorité d’entre nous serait incapable d’écouter ; nous nous apercevrions que nous sommes forcés d’évaluer, parce qu’écouter semblerait trop dangereux. Donc, la première condition est le courage et il nous fait souvent défaut »33.

                Le risque, ici comme ailleurs, est payant. Le courage, dans la relation, engrené sur la congruence et le regard positif inconditionnel, confirme l’autre et soi. Un vécu, affronté par le client, est débarrassé du caractère vertigineux, inflammatoire, qui, comme dans le « stress », peut le rendre dangereux. On sait, en effet, la conception profonde du stress et du « syndrome général d’adaptation » que Selye a dégagée de ses travaux expérimentaux34 ; ce dernier est une réponse non spécifique, globalisée, qui peut devenir excessive en forme de coup de bélier, à une excitation qui, au lieu d’être localisée et située dans ses limites, est perçue dans des conditions « non spécifiques » et par suite mobilise dangereusement, de façon panique, la totalité des réponses de l’organisme, qui se bousculent en désordre, dans une réaction convulsive, crispée et donc non régulable. La difficulté, l’excitation, localisée au contraire, ne requiert qu’une réponse adaptée, dont le retentissement est maîtrisable, et le coût supportable. Mais l’équivalent psychologique de la « cortisone », de la médiation antiinflammatoire pour un client, c’est l’aide de la spécification apportée par le thérapeute : dans la mesure où ce que celuici sent exactement dans le courant immédiat des sentiments du client (par l’attention aux formes verbales, aux inflexions de voix, aux sautes d’expression, aux mimiques ou aux contradictions corporelles explicitées) est retransmis, réverbéré par lui, en phrase, « dans un langage accordé (attuned) au client »35.

 

Empathie et expression

 

                L’empathie, la « compréhension empathique exacte » (Accurate Empathic Understanding), ne se réduit pas, en effet, à une intuition sensible et spécifiée du monde intérieur d’un interlocuteur, elle ne reste pas absorbée ou stockée en silence, mais elle est répercutée sans délai ni hâte, et sans accentuation autre que celle de son relief naturel.

                On sait l’usage très fréquent, en thérapie centrée sur le client, du comportement en « miroir », ou en « écho » plus léger, avec des modalités multiples et raffinées, que Rogers et son émule Porter ont qualifiées de « compréhension ». Il s’agit, non pas d’une réaction de sympathie, de conseil ou d’appui, ni même de questionnement, encore moins d’un automatisme de renvoi, mais d’une reformulation appliquée et chaude des configurations, des Gestalt, telles qu’elles semblent émerger, instant par instant, de la personnalité du client en recherche.

                Dans ces réverbérations, le thérapeute se garde, autant qu’il peut, des coups de pouce qu’il pourrait être tenté de donner, mais éventuellement il rectifie, par tâtonnements son expression, afin de se mettre au plus près de ce qui survient, de ce qui « naît », dans l’expérience du client.

                Au cœur de l’empathie, la nondirectivité intervient opératoirement dans l’action du thérapeute : il se centre sur des activités réverbérantes qui informent le client sur sa propre activité structurante, sur son autoédification de formes mentales et expérientielles, mais sans se laisser aller, lui thérapeute, à participer directement à ces structurations. Comme l’analyse Max Pagès : « D’une part, nonstructuration, ou plus précisément, nonintervention directe au niveau des structures, ou encore nonsubstitution au client dans son activité structurante. Et en contrepartie positive : intervention en vue de l’information du client luimême ; d’autre part, nondirectivité de ce processus d’information. Positivement : facilitation d’un processus spontané de communication du client avec luimême »36. On notera les aspects dialectiques dénotés par Max Pagès dans les activités de réverbération. Il faudrait y ajouter un autre temps de négation, ces nonstructurations et nondirectivités étant niées ellesmêmes par un souci d’éviter tout systématisme (comme certains débutants ont tendance à le faire) et en vue d’échapper à tout conformisme réducteur de l’aisance d’être du thérapeute, toute platitude.

                Si ces précautions sont assurées, des chances de fonctionnement souple apparaissent chez le client. Alors que des attitudes extérieures et évaluatrices tendent à fixer son être sur luimême en tant qu’objet (ou sur des rationalisations qui le retranchent d’un contact fluide, avec l’expérience qui le pénètre (the experiency going on within him)37, la compréhension empathique, aiguë et spécifiante, habilement et sensiblement communiquée, « semble crucialement importante pour rendre le client plus libre d’éprouver ses sentiments internes, ses perceptions, et ses significations personnelles ». Par l’accueil vérifiable que le thérapeute fait aux explicitations progressives du client, par leur verbalisation sans amplification ni réduction, celuici est préservé des aspects vertigineux qu’il est porté à établir, en comportement inflammatoire, avec des éléments de luimême enfouis et insuffisamment spécifiés ; il peut mesurer qu’il ne s’agit pas, en ce qu’il approche de lui, d’un insondable, ni d’une chute dans le vide ou le néant, mais d’éléments délimitables, par rapport auxquels des perceptions organismiques et des mesures éventuellement correctives sont possibles. Il peut reconnaître, de luimême, parce qu’il en approche davantage, comment et en quoi son expérience est en opposition à son idée de lui, il peut prendre constatation, sans affolement ni surdramatisation, de son incongruence provisoire, par le relais d’une médiation chaude qui l’accompagne sans pression ni surprotection. Il est mis de plainpied, à tous les niveaux, avec luimême. Et il peut approcher de l’autre, et d’abord du thérapeute, sans précipitation ou rétraction, sans dépendance ou contredépendance transférentielle consolidée, parce qu’il est devenu plus sûr de luimême.

                Notons que cette dialectisation n’est pas une position de principe chez Rogers. L’ordre invariant, le nombre et l’approfondissement structurel des « conditions » lui ont été imposés par l’expérience : ils ne résultent aucunement d’une idéologie préalable. Rogers a peu lu Marx38 et il n’a jamais étudié Hegel39. Il en résulte qu’il a de la dialectique la conception fruste à deux temps, si fréquente même chez des personnes qui ont plus ou moins assimilé la pensée hegelienne : « Pour moi, le terme connote bipolarité, contradiction, points de vue en conflit et la tentative de réaliser quelque sorte de vérité en présentant à la fois (both) pleinement les deux points de vue. Je n’ai aucune objection intellectuelle à ceci, mais je trouve que personnellement je présente habituellement un point de vue consistant, laissant aux autres le soin de présenter le point de vue opposé »40. C’est donc la dialectique tronquée, abstraite et statique, que Rogers refuse : mais non pas la dialectique complète, mouvante, avec ses trois moments, insérée dans l’existentiel, avec toutes les régulations saisissables dans ses négations successives (et qui assurent cette loi de stabilisation, par inversion de mouvements, dont nous reparlerons).

Dialectisation des « conditions »

 

                Avant d’approfondir les conséquences dans leur application à une relation, nous souhaitons revenir sur la structure des trois « conditions » attitudinelles décrites pour une thérapie, pour une croissance de la personne : afin de souligner encore combien elle est dialectisée à tous ses niveaux. Chaque condition, en effet, est en situation dialectique par rapport aux autres, et en même temps elle est établie selon une structure dynamique de thèse, négation de la thèse, et négation de la négation.

                Ainsi pour la congruence : elle désigne une présenciation à soi, authentique par l’accueil de tout le vécu expérientiel face à autrui. Mais ce mouvement intense vers soi et vers son aise est concrètement nié par une détente de transparence tranquille où l’on s’explicite éventuellement visàvis de l’autre en se préservant de tout rôle. Et cependant cette transparence, cet affleurement des sentiments persistants dans la communication à l’autre, sont niés euxmêmes par une inspiration de liberté prudentielle, de réserve établie, afin de maintenir la vérité du devenir de ses sentiments propres et la juste distance par rapport à l’autre.

                De même pour le regard positif inconditionnel : il est dans son ensemble négation du dynamisme premier de présenciation à soi. Il apparaît donc dans un mouvement initial de distanciation par l’attention distinctive apportée à autrui, constituant celuici dans sa globalité comme autre et comme important, inconditionnellement, à la distance où il se place, et dans le carrefour des directions multiples et opposées où il paraît s’avancer. Mais cette démarche de distanciation objective est niée par une sollicitude positive, selon un accueil à égalité, sans aucune dénivellation entre le client et le thérapeute. Cependant cette prise en considération, cette chaude acceptation, est niée à son tour par une précaution de nonpossessivité (et de nonidéalisation) qui explicitent les négativités résiduelles et signifiantes du thérapeute.

                Enfin, pour la « compréhension empathique exacte » : elle est dans son ensemble, négation de la négation distanciante (du regard positif inconditionnel), mais elle se déroule ellemême dans des spires dialectiques. Sa mouvance initiale est une présenciation au monde intérieur du client, où le thérapeute se glisse pas à pas en maîtrisant les projections de son cadre propre de référence. Cependant ce mouvement de présenciation à l’autre est nié par la spécificité acérée de soi que ressent le thérapeute (épaulé sur sa congruence ainsi que sur la considération positive inconditionnelle de l’autre) : il y a nonidentification agie dans une approche délicate des signifiants les plus profonds du client et cependant cette spécificité est niée à son tour : le thérapeute réverbère ces signifiants, spécifiés en sorte d’être dédramatisés de leur indifférenciation stressante.

                Mais à ce point de l’empathie, dans cet accomplissement risqué de la compréhension, c’est l’unification intérieure, la croissance du thérapeute qui est confirmée : il se ressent luimême plus différent, plus congruent, plus apte à de profondes acceptations de lui et des autres, plus prêt à consentir à ses imperfections et à celles d’autrui, plus mobile pour suivre le dynamisme de l’existence et de la spontanéité créatrice qui est en acte en lui et en puissance dans l’autre. Mais qu’en estil dès lors en celuici ?

 

Le processus de l’évolution

 

                Rogers a souvent décrit les conséquences que comportent l’établissement dans une relation des trois conduites conjuguées de congruence, de respect inconditionnel et de compréhension empathique. Ces conditions sont, insistetil, nécessaires mais aussi suffisantes (ce qui est actuellement remis en question)41 : elles excluent l’intervention de procédures d’interprétation herméneutique ou de diagnostic ; elles définissent le noyau d’une relation humaine vive.

                A propos de son entretien avec Gloria, il énonçait en hypothèse : « Bien, supposons que j’aie de la chance et que j’éprouve certaines de ces attitudes dans notre rapport, que se passeratil alors ? Nous avons appris, d’après mon expérience clinique et d’après nos recherches, que si des attitudes telles que je les ai décrites existent, alors un bon nombre de choses se produiront.

                « La personne examinera certains de ses sentiments et ses attitudes plus profondément. Elle est aussi capable de découvrir certains aspects cachés d’ellemême dont elle n’était pas consciente auparavant.

                « En se sentant estimée par moi, il est possible qu’elle en vienne à s’estimer davantage ellemême. En sentant que je comprends certaines de ses “significations”, elle peut alors, peutêtre, s’écouter davantage, écouter ce qui se passe au sein de sa propre expérience, écouter certaines des “significations” qu’elle n’a pas été capable de saisir auparavant.

                « Et peutêtre que si elle sent en moi l’authenticité, elle sera capable d’être un peu plus authentique ellemême. Je suppose qu’il y aura un changement dans sa manière de s’exprimer, ceci, du moins, est le fruit de mon expérience dans d’autres cas.

                « D’un état où elle est loin de son expérience immédiate, loin de ce qui se passe en elle, elle pourra se mouvoir plus près de son expérience immédiate, devenir capable de ressentir et d’explorer ce qui se passe en elle dans l’instant immédiat. D’un état où elle se désapprouve ellemême, il est possible qu’elle se dirige dans le sens d’une acceptation d’ellemême. Partant d’une espèce de peur de la relation, il se peut qu’elle devienne capable d’entrer en relation plus directement et qu’elle vienne ainsi plus directement à ma rencontre.

                « D’une conception de la vie rigide en noir et blanc, elle peut ensuite évoluer vers des manières plus souples de construire son expérience et d’en voir les significations. A partir d’un lieu d’évaluation qui se situe en dehors d’elle, il est très possible qu’elle en vienne à asseoir en ellemême une plus grande capacité de porter des jugements et de tirer des conclusions ».

                On sait, dans le cas de Gloria, que ce sont bien des conséquences de cette nature qui ont été observées. Plus généralement le vécu dialectique des trois conditions par le thérapeute peut entraîner peu à peu un déblocage des antagonismes défensifs et fixateurs où était coincée la personnalité. Elle peut entrer dans une souplesse croissante de dialectisation de ses expériences et de ses sentiments, et par suite dans une restauration progressive du fonctionnement optimal.

                Mais cette restauration estelle seulement liée à la relation de thérapie ? Se produitelle par imitation provisoire de la conduite du thérapeute, par induction ou mimétisme ? Atelle un caractère fugace, réversible ou s’établitelle sur une échelle d’évolution où des mesures soient possibles ? Peuton augurer de sa stabilité, à un moment donné, en l’absence des événements marquants, liés à la consistance du phénomène de transfert, qui se présente, consolidé, au cours de la cure psychanalytique ?

                Autrement dit, comment traiter de façon objective des problèmes de personnalité situés dans des opérations de subjectivité aussi délibérées ? La démarche rogérienne s’enfermetelle dans un système de suggestion (et d’illusion), qui serait étanche à toute vérification scientifique ?

                C’est le mérite fondamental de Rogers, dans le paradoxe maintenu, d’avoir associé, en chaque instant, et avec acharnement, à sa démarche de subjectivité, et au vécu de ses dispositions pratiques, des processus de validation, minutieux, raffinés, de plus en plus rigoureux. Là encore, le ressort dialectique réapparaît : à une présenciation de subjectivité, une distanciation d’objectivité est conjuguée en négation et cette négation est à son tour niée, en ce que les théorisations édifiées sur les mesures objectives ne sont pas raidies en dogmatiques, mais réouvertes par une imagination de pratique libre, partant de la créativité subjective.

                En cela Rogers reste fidèle à la conception de Dewey, telle qu’il la cite dans le Développement de la personne : « La science a fait son chemin en libérant, non en étouffant, les éléments de variation, d’invention, d’innovation et de nouvelle création dans les individus »42.

 


 

Chapitre XIV

 

 

 

 

 

 

Le développement de la recherche sur la thérapie et les relations humaines

 

 

 

 

 

 

                Pour Rogers, le projet d’une mesure objective des formes et des conséquences de la relation thérapeutique s’est inséré logiquement (au sens de Dewey) dans une « expérience »1 de recherche scientifique, consubstantielle à son orientation et vécue avec ses collègues, étape par étape. « Un des faits les plus marquants de cette thérapie, notetil, c’est le caractère scientifique de son développement »2.

                Dans l’expérience, il importait d’installer une objectivité qui soit en cohérence par rapport aux subjectivités impliquées. Ou, plus précisément, il fallait arriver à construire des structures expérimentales adéquates, c’estàdire de plus en plus isomorphes (Rogers parle de « parallélisme » entre son approche et l’apparition de la recherche en thérapie3) aux structures existentielles ressenties, appréhendées.

                Au cours des échanges incessants, et grâce au recours à de multiples modes psychométriques ou sociométriques, une épreuve de cohérence et de communication, mais aussi d’invention et de rigueur s’institue pour Rogers. Après le petit groupe de Rochester, l’investigation scientifique se développe autour de lui à l’Université d’Ohio ; elle se déroule majestueusement au centre de counseling de Chicago (cent vingtdeux travaux de recherches de l’équipe étaient recensés par Cartwight en 1957), pour s’épanouir et s’approfondir encore à Wisconsin et à La Jolla.

                La méthodologie de ces recherches de plus en plus coordonnées devait être cohérente simultanément à l’orientation dynamique et à d’hypothèse du « champ » : ce qui revenait à chercher comment établir une exploration des Gestalt successives permettant leur mise en comparaison avec l’aide des outils statistiques (tests de signification, corrélation, etc.) pour dénoter les changements caractéristiques des structures d’une situation à une autre, ou, dans le temps, d’un moment d’une relation interpersonnelle à un autre moment de la même relation.

                Dans le travail opiniâtre de Rogers avec ses assistants, ses étudiants et ses clients, « en groupe »4, c’est une perspective structuraliste qui s’est par conséquent dégagée : elle a renouvelé la méthodologie aussi bien que les critères de catégorisation et de mesure, le plan des recherches et des contrôles aussi bien que la disposition des variables relationnelles en psychologie et en thérapie. Dans la fidélité au dicton de Thorndike que cite Rogers : « Chaque chose qui existe, existe en quelque quantité qui peut être mesurée »5. A ce compte, les procédures et l’ingénierie utilisées par Rogers et ses collègues, méritent d’être exposés et analysés afin d’enrichir le registre restreint, en France notamment, de la méthodologie des recherches en sciences humaines.

 

Méthodologie objective et enregistrement

 

                Le premier apport fondamental de Rogers au niveau de la méthodologie a été, on le sait, dès 1938, la mise en œuvre d’enregistrement des séances de counseling ou de thérapie ; au magnétophone, en film ou en magnétoscope, puis en retranscription verbatim (en scripts, indiquant les tonalités affectives des paroles et les silences).

                Le thérapeute, ses collègues, des étudiants ou même des clients peuvent revenir aussi fréquemment ou intensément qu’on le souhaite, aussi subjectivement qu’ils voudront, sur les constats objectifs que ces enregistrements procurent. Cet usage d’enregistrement est en cohérence avec l’importance des comportements de réverbération utilisés par le thérapeute, pour réfléchir la situation et faire réfléchir sur elle. Il est lié à une maîtrise, par le film et les bandes, du dynamisme d’une relation. Il permet d’autre part de comparer objectivement des séquences d’entretien à d’autres séquences d’un même entretien, ou d’autres entretiens, dans des conditions sûres. Il introduit un ajustement de distanciation et de présenciation aussi bien visàvis du client que du thérapeute (ou que de soi). Il facilite enfin une analyse en groupe.

                Il est possible, par exemple, d’étudier à loisir la structure des fréquences d’intervention d’un thérapeute par rapport à celle d’un client au cours d’une même séance, aussi bien que par rapport à d’autres séances (ultérieures ou antérieures) pour les mêmes personnes, aussi bien que pour des séances entre d’autres thérapeutes et d’autres clients. Il est possible d’étudier, plus en finesse, la structure des catégories variées d’intervention que le thérapeute emploie, et de rechercher s’il y a évolution de cette structure, entre le début, le milieu et la fin d’un traitement thérapeutique, ou bien s’il y a des différences significatives d’un thérapeute à un autre thérapeute (par l’émergence des formes d’équilibre variées de ces catégories mais aussi par celle de catégories nouvelles d’interventions, non classables par rapport aux catégories antérieures). Il est encore possible d’étudier les structures d’interaction catégorisables qui se disposent entre le thérapeute et le client au cours d’une ou plusieurs séances, mais surtout tout au long d’une thérapie, intégralement enregistrée (on sait le souci de Rogers de disposer d’un donné total, d’un « cas complet », comme il a cherché à le faire en publiant dès 1942, le cas Herbert Bryan, édité dans La relation d’aide et la psychothérapie, t. II).

                L’accent d’étude structurale peut également être placé sur les formes d’expression et de référenciation du client : varientelles ou non significativement du début à la fin du traitement ? Thématiquement ou même linguistiquement : varientelles après le traitement (éventuellement avec ou sans régression) ?

                Enfin il est possible d’utiliser les réactions les plus subjectives de « juges » variés pour apprécier le climat des relations enregistrées aussi bien que pour expliciter, par leur mise en corrélation, la stabilisation objective des appréciations et la cohérence de ces juges par rapport aux processus analysables fixés dans les enregistrements ; ou bien les études de fragments enregistrés peuvent être utilisés en conjugaison avec des résultats de tests multiples, projectifs ou sociométriques, ce qui permet des recoupements multiples.

                La méthodologie des enregistrements allait produire « un matériel de base pour commencer la recherche », observait Rogers en 1952, ajoutant : « L’énorme littérature de psychiatrie et de psychanalyse nous offre bien peu d’éléments objectifs »6. Et il s’enorgueillira dans le même temps que le centre de conseil de Chicago ait enregistré alors en dix mois deux mille huit cents interviews accordées à six cent cinq personnes7. Cette méthodologie entraînait donc des travaux de catégorisation en vue d’obtenir des mesures utiles et analysables.

 

Critères structurels de mesure

 

                Ces travaux se sont révélés ardus, comme l’évoque Rogers à propos du cas Bryan, entièrement enregistré vers 1940 : « En écoutant le contenu en quelque sorte amorphe et décousu de ce cas, nous croyions d’abord qu’il fallait renoncer à tout espoir de traduire un matériel de ce genre en données nettes et claires se prêtant aux exigences de la recherche. A première vue, ce genre de matériel semblait défier toute possibilité de traitement objectif et systématique. Néanmoins, nous essayâmes et nos efforts s’avérèrent couronnés de succès dans une certaine mesure. L’enthousiasme et l’esprit créateur de nos étudiants de doctorat suppléèrent au manque, jadis complet, de fonds et d’équipement. Grâce à leurs efforts ingénieux et tenaces, la “matière première” de la thérapie fut organisée en un certain nombre de catégories élémentaires représentant les modalités de l’interaction thérapeuteclient »8.

                D’autres tentatives ont été conduites pour permettre de cerner et d’organiser progressivement tout le donné objectif offert par les enregistrements multiples ou les résultats de tests passés à différents moments ou par des personnes différentes. Les critères de classification et de mesure, qui ont été dégagés, se sont orientés suivant les vecteurs multiples de la relation, tels qu’ils se dégagent hic et nunc, dans l’analyse structurale de celleci. Les termes centered et directed, souvent utilisés par Rogers (et pour le premier d’entre eux, inséré dans la dénomination de son approche) indiquent assez la dominante vectorielle ou tensorielle, c’estàdire structurelle plus encore que « factorielle » de ses conceptions.

                On verra, au tableau I, comment se situaient déjà les tenseurs principaux de la relation de conseil ou d’évolution, dans les préoccupations du groupe de recherche rogérien, après douze ans d’investigations. Ils se disposent opératoirement du côté du thérapeute, du côté du client et de son monde intérieur au niveau des interactions clientthérapeute, ou bien, audelà de la thérapie, dans le domaine de l’ajustement (non pas, platement, de l’adaptation) des personnes à leur caractère, leur situation ou leur environnement.

 

Tableau I9

Sommaire des domaines de recherche
relatifs à la thérapie centrée sur le client (jusqu’en 1952)

 

Etudes sur le processus thérapeutique

La méthode de relation (ou d’aide, littéralement counseling)

— Le développement et l’évaluation d’une mesure des procédures d’entretiens de thérapie (counseling) : Porter (1943)

— Une recherche sur la conduite du thérapeute (counselor) en thérapie non directive : Snyder (1945), Seeman (1949)

Le processus dans le client

A. Etudes sur le Moi

— La référence à soi dans les entretiens de consultation : Raimy (1948), Snyder (1945), Seeman (1949)

— La relation entre les attitudes visàvis de soi et les attitudes visàvis d’autrui : Sheerer (1949), Stock (1949)

B. Etudes sur d’autres concepts relatifs au processus

— La prise de conscience (insight) : Curran (1945)

— Le comportement défensif dans la thérapie centrée sur le client : Hogan (1945), Haigh (1949)

— Le lieu de l’évaluation en thérapie : Raskin (1952)

— L’utilisation de catégories de langage grammaticales et psychogrammaticales en thérapie : Grummon (1950)

— Les changements de la conduite en thérapie : Hoffman (1949)

Interaction du client et du thérapeute

— Relation entre la méthode d’entretien et les réponses du client : Bergman (1951)

— La relation thérapeutique comme créée par des experts et des nonexperts : Fiedler (1950)

 

Etudes sur les suites de la thérapie

L’évaluation par des tests de personnalité

— Les changements dans la personnalité des individus survenant après la thérapie centrée sur le client : Muench (1947), Carr (1949), Haimowitz (1952)

— Une étude des changements dans la perception de la relation à la thérapie : Jonietz (1950)

— Une étude des mesures couramment utilisées pour évaluer le changement de la personnalité en thérapie : Mosak (1950)

Comportement situationnel

— Mesure des réponses physiologiques à la frustration avant et après thérapie : Thatford (1952)

Etude de l’ajustement psychosocial

— Données sur l’adaptation personnelle d’anciens combattants après thérapie : Bartlett (1950)

— Les effets de la thérapie sur la fonction de lecture chez les enfants : Bills (1950)

 

Critères structurels de mesure propres à la conduite du thérapeute

 

                C’est par les travaux mémorables de Porter que furent dégagées avec Rogers vers 1940 (pour une thèse de doctorat qui fut passée en 1941 à l’Université d’Ohio), les premières catégorisations applicables aux interventions du thérapeute. Ces catégorisations ont été ensuite adaptées et sont très largement utilisées pour l’analyse des entretiens de recherche, de thérapie, d’enquête ou de marketing, elles sont à la base de l’entraînement aux communications en général.

                Porter partit d’un matériel de dixneuf entretiens enregistrés provenant de onze thérapeutes de comportements différents (la moitié, c’estàdire cinq « plutôt faibles en directivité », l’autre moitié — six — « très nettement directifs »). Il en dégagera la structure de cinq catégories générales d’orientation des interventions du thérapeute : une catégorie 1 visait la situation globale d’entretien ellemême et les procédés de sa définition ; une catégorie 2 se rapportait à l’exposé et au développement des problèmes objectifs ou non du client ; une catégorie 3 concernait l’intériorité du client et les procédés de développement de sa compréhension ; une catégorie 4 regardait les renseignements ou explications relatifs aux problèmes ou au traitement ; enfin la catégorie 5 caractérisait les procédés qui favorisaient l’initiative ou la prise de décision du client. Ces catégories étaient affinées selon les mesures de pression, de facilitation ou de distance que le thérapeute pourrait appliquer à ces orientations10. En sorte que Porter, guidé par les besoins de classement, aboutit à la liste du tableau II, dans laquelle il s’efforça de ne pas offrir, pour catégoriser des données, des concepts structurellement extérieurs à ces données11.

 

Tableau II

Liste des catégories d’interventions

 

Catégorie 1 : Interventions du thérapeute ayant pour but de définir la situation de l’entretien :

1a. Elles définissent la relation en termes de diagnostic, de traitement, etc.

1b. Elles définissent la relation en termes de la responsabilité du client à diriger l’interview, à prendre des décisions, etc.

1u. Inclassables (unclassifiable)

 

Catégorie 2 : Interventions du thérapeute ayant pour but de mettre au jour et de développer la situation des problèmes. Elles usent d’une conduite (lead) qui :

2a. Impose au client le choix et le développement du problème (ou de thèmes à discuter)

2b. Indique le problème mais en laisse le développement au gré du client.

2c. Indique le problème et restreint le développement à une confirmation, une infirmation, ou à un apport d’éléments spécifiques d’information.

2u. Inclassables

 

Catégorie 3 : Interventions tendant à développer la prise de conscience (insight) et la compréhension (understanding) du client. Elles répondent au souci d’indiquer :

3a. La reconnaissance (recognition) du contenu de ce qu’exprime le client, explicitement ou implicitement.

3b. La reconnaissance de l’expression d’une attitude ou d’un sentiment dans la (ou les) réponse(s) verbale(s) du client immédiatement précédente(s).

3c. L’interprétation ou la reconnaissance d’un sentiment ou d’une attitude non exprimés dans sa (ou ses) réponse(s) verbale(s) immédiate(s).

3d. L’identification précédente d’un problème, d’une source de difficultés, d’une situation devant être amendée, etc., en utilisant des interprétations de tests, des commentaires d’évaluation.

3e. L’interprétation des résultats de tests, mais non pas comme indications d’un problème, d’une source de difficultés, etc.

3f. L’approbation, la désapprobation, l’indignation ou d’autres réactions personnelles en regard du client (mais sans identifier un problème).

3u. Inclassables.

 

Catégorie 4 : Interventions de renseignement :

4. Elles expliquent, discutent ou donnent une information relative au problème ou au traitement.

 

Catégorie 5 : Interventions ayant pour but de provoquer la prise de décision et l’action du client. Elles proposent au client une activité :

5a. Directement ou par l’intermédiaire d’une technique de questionnement.

5b. En réponse à la question « que faire ? » du client. Elles influencent la prise de décision par :

5c. Le classement et l’évaluation des éléments d’appréciation, l’expression d’une opinion personnelle, ou en argumentant.

5d. L’indication que c’est au client qu’appartient la décision.

5e. L’acceptation ou l’approbation de la décision du client.

5f. Le rassurement du client.

5u. Inclassables dans cette catégorie.

I : Interventions déplacées (irrelevant) « Interventions inclassables en aucune façon ».

 

                Sur ce système de catégorisation, Porter proposa ensuite, à un groupe de juges experts, de classer toutes les interventions des thérapeutes, prises dans les dixneuf enregistrements. Il demandait d’autre part à ces juges de situer chaque entretien, sans jugement sur sa qualité, sur une échelle de onze degrés de directivité, la valeur onze de l’échelle caractérisant un entretien dont la conduite a été assurée totalement par le thérapeute, la valeur un, celle d’un entretien où le thérapeute a refusé directement ou non de prendre la responsabilité de la direction des échanges et, en conséquence, contraint le client à conduire l’entretien. « Quand cette évaluation a été terminée », observe Rogers, « et que les interviews les plus directives ont été comparées avec les moins directives, certaines différences de structures sont apparues de façon frappante »12.

                Les recherches poursuivies dans cette voie par Porter et Rogers ont permis de différencier des autres démarches thérapeutiques l’attitude et les comportements rogériens : par la structure, significativement spécifique, des catégories d’interventions utilisées de préférence (comme nous l’avons indiqué plus haut), notamment par la fréquence élevée d’interventions réverbérantes (catégories telles que 1b, 3a, 3b, 5d), mais aussi par la moindre quantité totale des interventions (le thérapeute non directif parle en moyenne sept fois moins que le client, alors que les thérapeutes directifs parlent quatre fois plus que celuici, dans l’échantillon étudié), et la rareté relative de certaines catégories (en moyenne, par entretien, seulement 4, 6 questions précises contre 34,1 pour le groupe des thérapeutes directifs)13.

                Une autre conséquence de ces études et de leurs résultats fut l’organisation d’un matériel d’entraînement à la communication aussi bien qu’à la thérapie, propre à exercer les individus à la maîtrise d’un clavier total des interventions possibles. L’exemple le plus complet se trouve dans l’ouvrage que Porter publia en 1950, Introduction à la consultation thérapeutique (An Introduction to Therapeutic Counseling, non traduit en français mais largement pillé !).

                Un certain nombre de recherches fut effectué dans la même ligne. Virginia Lewis fit une analyse très détaillée des douze mille unités d’intervention du thérapeute et du client dans six cas d’adolescentes en difficulté (thèse de doctorat au Teachers College en 1942). Elle mit en évidence le fait que les item classés comme « explication du rôle du psychologue » étaient plus fréquents dans le premier et le deuxième déciles du traitement et disparaissaient ensuite ; plus généralement, elle parvint au même type de résultats que Porter14.

                On notera ensuite une étude de Miller (1949), établie sur huit interviews (deux d’orientation psychanalytique, une d’orientation « non directive » et cinq non directives). Partant des enregistrements, des juges étaient invités à discriminer objectivement comment les interventions des thérapeutes étaient ressenties par le client, en dehors des intentions de ceuxci : en tant qu’acceptantes, aidantes, rejetantes ou neutres. L’analyse de variance montrait peu de différences dans les classifications des juges, surtout à l’égard des interviews non directives : cellesci apparaissaient, d’autre part, caractérisées essentiellement par une grande expérience d’acceptation que les clients dénotaient chez leurs thérapeutes.

                Une étude très originale était menée par Blocksma, aidé par Porter, à Chicago, vers l’année 1947. C’était une recherche sur la formation des thérapeutes, portant sur trentesept personnes en apprentissage. Deux tests étaient utilisés, chacun juste avant le début de la formation, puis six semaines après. L’un des tests, « papiercrayon », de Porter et Axline, visait à mesurer quantitativement comment chaque personne en formation se disposait par rapport à cinq tendances ; de moralisation (propension à concevoir des jugements sur le client) ; de diagnostic (tentation d’obtenir de l’information en vue de comprendre les cas) ; d’interprétation (tentative d’expliquer le client à luimême) ; de support (offre d’un encouragement émotionnel) et de réflexion (essai de comprendre le client de son point de vue et de le lui communiquer, la compréhension atteinte). L’autre méthode de mesure était très particulière. Blocksma avait repris l’enregistrement du premier entretien conduit avec un de ses propres clients, Robert ; et il en avait tiré les éléments essentiels (matériels, professionnels et affectifs) pour jouer ce rôle de client fidèlement, avec chacune des personnes en formation, chargées par conséquent de conduire un entretien de début (qui était enregistré) dans une situation de comparaison contrôlée. Un autre formateur en faisait de même, jouant le rôle d’un autre client, John, présentant le même problème de base, mais en contexte différent. C’étaient ces mêmes rôles qui étaient repris au début et six semaines après le début de l’apprentissage. On analysait ensuite pour chaque personne en formation, ses interventions en catégories selon Porter, et leur disposition en lieu d’évaluation, suivant une échelle de cinq points pour indiquer si le thérapeute en formation pensait et communiquait :

1. avec les attitudes exprimées par le client ;

2. au sujet du client et avec lui ;

3. au sujet du client, balançant le lieu d’évaluation en celuici ou en dehors de lui ;

4. au sujet du client et à sa place ;

5. à sa place.

                Les mesures étaient faites par plusieurs juges et leur stabilité vérifiée (accord complet à 85 % pour les catégories et 66 % pour le lieu d’évaluation).

                Les résultats montraient un apprentissage significatif : les tendances à la réverbération passaient d’un score de 50 % avant le début de la formation à un score de 85 % après six semaines ; l’emploi de réverbération, dans le test d’interview, passait de 10 % à 60 %, celui d’interprétation de 22 % à 15 %, et celui de recherche d’information de 16 % à 2 % ; enfin pour l’échelle en cinq points du lieu d’évaluation, les apprentis thérapeutes passaient de 4 % à 35 % pour le premier point (communication avec le client), de 12 % à 25 % pour le second et de 35 % à 5 % pour le dernier (à la place du client)15.

                Cette recherche était complétée par une étude sur les résultats professionnels des mêmes personnes au cours d’exercices : en mettant en corrélation (avec calcul de X2) leurs scores aux tests précédents avec les pronostics des formateurs à la fin de la formation, les avis d’un superviseur (non rogérien) après un an, et le nombre de cas de thérapie qu’ils avaient effectivement poursuivis jusqu’au bout (variable sensible d’une certaine maîtrise perçue par les clients). Si les tests papiercrayon et les situations avant formation se révélaient peu sensibles pour prédire le succès ultérieur, par contre les résultats marqués aux tests d’entretiens après formation étaient signifiants. Rogers note que cette recherche et ses résultats appelaient des réserves mais qu’elles avaient permis d’améliorer les stages de formation, notamment pour permettre à chaque postulant de se révéler à luimême ses choix principaux de counseling.

                On peut noter enfin des études se basant sur l’interaction directe entre le thérapeute et le client, quand celuici fait une « requête » au thérapeute. Bergman relève 240 interactions, dans dix cas enregistrés complets (qui serviront aussi à Raskin). Il classa les réponses du thérapeute aux requêtes selon cinq positions : d’évaluation (en interprétation, accord ou désaccord, suggestion) ; de structuration de l’interaction (explication de son rôle, de ses références théoriques, de la situation d’entretien) ; d’éclaircissement (pour mieux savoir ce que signifie la requête) ; de reflet du contexte de la requête ; de reflet de l’objet de la requête. Il examine les réactions du client suivant qu’elles réitéraient ou modifiaient la requête, qu’elles y renonçaient (glissant vers un sujet plus superficiel), qu’elles exploraient les attitudes et les problèmes liés à la requête, ou enfin qu’elles témoignaient d’une prise de conscience, par le client, d’aspects jusqu’ici inconnus de lui ou de la situation. Les études de fréquence et leur traitement statistique de signification non fortuite montrèrent l’importance des réponses de reflet pour provoquer des activités d’exploration du moi et des prises de conscience.

 

Critères structurels de mesure appropriés au client

 

                Des catégorisations analogues aux précédentes ont été établies, dès 1940, cette fois autour des formulations du client luimême. Outre la recherche pionnière de Virginie Lewis, citée plus haut, il faut évoquer tout d’abord les travaux de Snyder à propos de sa thèse d’Etat, présentée en 1943, à l’Université d’Ohio auprès de Rogers, et se rapportant à la nature de la psychothérapie non directive.

                Snyder avait pris pour base l’analyse de dix mille messages, formulés par des clients et des thérapeutes en entretien, qui provenaient de six cas de counseling entièrement enregistrés. Pour ce qui est des clients, leurs messages avaient été classés, à différents moments (quintiles) du processus de counseling, selon cinq catégories (il y avait en fait vingt et une souscatégories) qui étaient : la discussion de leurs problèmes (et de leurs symptômes) ; les prises de conscience (insight) ; la discussion de projets d’avenir ; les acceptations simples ; les autres catégories. Quantitativement, les formulations sur les problèmes avaient diminué d’un pourcentage moyen de 52 % dans la conversation totale du client, au premier cinquième de counseling, à 29 % dans le dernier cinquième ; l’expression des prises de conscience s’était élevée, au contraire, de 4 % à 19 %, et la discussion de projets d’avenir de 1 % à 5 %. Cette étude démontrait qu’« on peut étudier objectivement le matériel désorganisé d’une interview », comme le remarque Miguel de la Puente16 ; elle montrait aussi que le client tend à rejeter les réponses directives du thérapeute, telles que l’interprétation, la persuasion et la désapprobation ; elle faisait la preuve de la primauté de deux techniques, la simple acceptation de l’expression et le reflet des sentiments.

                Snyder avait également étudié les types d’attitudes affectives exprimées dans les déclarations des clients, en termes de catégories positives, négatives ou ambivalentes et, en raffinant, si les catégories positives ou négatives l’emportaient dans les premières phases de la thérapie, c’étaient les attitudes positives qui avaient tendance à prédominer vers la fin de celleci ; et cette bascule était accentuée en ce qui concerne les sentiments relatifs au vécu présent (un tiers d’évaluations positives pour deux tiers de négatives dans le premier cinquième de la thérapie ; deux tiers d’évaluations positives pour un tiers de négatives dans le quintile final).

                Les résultats obtenus par Snyder étaient confirmés six ans plus tard par une étude analogue de Julius Seeman, établie sur les enregistrements de dix autres thérapies complètes. Seeman vérifia d’autre part la fiabilité des catégories utilisées en recourant aux services de différents psychologues et thérapeutes, comme juges : il apparut 87 % de concordance dans leurs jugements sur le contenu des formulations, et 76 % dans les jugements sur les attitudes17.

                Rogers notait que, cliniquement, le mouvement opéré dans le client par la thérapie semblait cheminer à partir de la considération de ses symptômes pour aller vers son moi (self) et depuis l’environnement ou depuis autrui pour se diriger vers le moi (de même que depuis le passé vers le présent immédiat). Il devenait important de vérifier ces mouvements.

                C’est ce que fit Raimy, en 1943, également dans une thèse de doctorat préparée à l’Université d’Etat d’Ohio sous la conduite de Rogers (qui en fut frappé). Cette thèse portait sur le concept du moi considéré à partir de l’exploration de quarante thérapies continues, comme une configuration d’éléments catégorisés en : perceptions des caractéristiques et des capacités de soi, perceptions et conceptions de soi en relation aux autres ou à l’environnement ; qualités de valeur associées aux expériences et aux objets ; buts et idéaux perçus avec une valence positive ou négative. Raimy constata, dans le déroulement des thérapies, considérées comme réussies, un courant croissant de références positives attribuées au soi, associé (après des oscillations) à un courant décroissant de références négatives et à un courant faible de références ambivalentes (avec tendances à décroître en fin de thérapie). L’étude de Raimy s’était accomplie avec le contrôle de quatre experts (en accord à 80 % sur la catégorisation, accord maintenu six mois plus tard).

                De son côté, Charles Curran poussa sa thèse de doctorat (Ohio, 1944) vers une analyse du processus de la thérapie chez le client. Il procéda à une analyse exhaustive d’un seul cas, le cas Alfred, traité d’un point de vue non directif, en utilisant vingt entretiens enregistrés. Trois juges approuvèrent indépendamment l’un de l’autre toutes les formulations du client en ce qui concerne : les émotions (négatives ou positives) ; l’insight, c’estàdire la prise de conscience, et les options. Les résultats montraient une modification structurelle de l’expression du client dans l’avancement du traitement : diminution progressive des émotions négatives ; accroissement des prises de conscience (réduisant le nombre des problèmes) ; émergences croissantes de résolutions personnelles et constructives.

                Ces résultats furent corroborés par de nombreuses autres recherches accomplies dans la même optique à Ohio ou à Chicago : l’individu, en fin de thérapie réussie, se perçoit comme une personne plus adéquate, plus digne de valeur, s’appréciant plus réalistement et évaluant plus objectivement ses relations et son environnement dont il se défend moins parce qu’il en dépend moins. Rogers a luimême commenté les études sur la selfperception, d’auteurs tels que C. Kessler (1947), Nathalie Rogers, sa fille (1947), S. Lipkin (1948), mais aussi Julien Seeman (1949) et Elisabeth Sheerer (1949).

                Ces constatations amenèrent tout naturellement aux études sur les réactions de défense du moi. Cellesci furent notamment mesurées objectivement par Hogan pour son doctorat à Chicago, en 1948 : en établissant des catégorisations de modes de défenses à partir du contenu d’entretiens enregistrés, Gérard Haigh accomplissait un travail analogue un an plus tard. Au même moment, Dorothy Stock rédigeait pour une thèse de troisième cycle (M.A. theses), également à Chicago, une recherche sur les interrelations entre le concept du moi et les sentiments dirigés vers d’autres personnes et d’autres groupes.

                Enfin, pour sa thèse à Chicago (1949), Nathaniel Raskin s’appliqua à étudier « objectivement » la tendance du client en cours de thérapie à s’expérimenter progressivement luimême comme centre de l’évaluation (locus evaluationis)18. Il opéra en quatre étapes. Il confia d’abord à trois juges, procédant indépendamment, le soin de sélectionner, sur dix cas totalement enregistrés, les passages se référant à la fonction d’évaluation du client. L’accord des juges dépassa 80 %, « ce qui indique que la dimension étudiée était une notion discernable », note Rogers19. Dans une seconde étape, Raskin entreprit d’extraire du matériel, ainsi sélectionné, vingtdeux passages qui paraissaient représentatifs de la variété des positions possibles pour des évaluations. Il copia ces passages sur des cartes et présenta la série des cartes à vingt juges, qui devaient les répartir en quatre catégories séparées par des intervalles approximativement égaux. En prenant les douze passages sur lesquels l’accord des juges était le plus prononcé, il élabora une échelle de 1 à 4. La valeur 1 de l’échelle représentait une position de soumission totale au jugement d’autrui. La valeur 2 signifiait une forte dépendance au jugement d’autrui mais une certaine dissatisfaction à ce sujet. La valeur 3 désignait une position où une importance équivalente était accordée aux valeurs d’autrui et à son propre jugement. Rogers cite, pour désigner la position 3, le passage suivant : « Je suis enfin parvenu à prendre une décision. Mais je me demande si elle est bonne. Vous savez, lorsqu’on appartient à une famille comme la mienne, où tout le monde est intelligent…20 » Au cours d’une troisième étape, Raskin mit l’instrument à l’épreuve en analysant cinquanteneuf entretiens provenant de dix cas de thérapie relativement brefs (et qui avaient fait l’objet d’autres recherches). Il prit, au hasard, dans chacune des cinquanteneuf interviews, un passage d’évaluation qu’il avait luimême caractérisé : il soumit par précaution le matériel ainsi obtenu à un autre juge qui ignorait où ces passages se plaçaient dans le déroulement des cas. La corrélation entre ses caractérisations et celles du juge s’établit à .91, ce qui était excellent. Raskin, sûr de la constance de son échelle, entreprit alors la quatrième étape : l’analyse de la position moyenne d’évaluation des clients, soit dans les premiers entretiens soit dans les derniers. Il constata que la valeur représentative moyenne (par addition des passages classés 1, 2, 3 ou 4, et division par le nombre des passages) appartenant aux premiers entretiens des dix cas examinés était de 1,97 alors que celle des derniers entretiens était de 2,73. Si on prend les cinq cas considérés (par d’autres critères et d’autres études) comme plus réussis, la moyenne était de 2,12 au début et de 3,34 pour les derniers entretiens. Les hypothèses de la thérapie centrée sur le client se voyaient confirmées. Les études de validation allaient pouvoir se raffiner encore.

 

La corrélation interpersonnelle ou la technique du QSort

 

                Les travaux de catégorisation entrepris allaient, en effet, connaître des possibilités nouvelles, à partir de l’application décisive d’une technique à fondement statistique, dérivée de l’analyse factorielle par William Stephenson, depuis ses études accomplies en 1936 et 193921. Cette technique ou Qsort method (méthode de triage de quotation) dont Stephenson publierait seulement en 1953, aux presses de l’université de Chicago, la théorie (The Study of Behaviour : QTechnique and its Methodology), fut utilisée pour la première fois (à la connaissance des assistants de Rogers) par Thomas Jaffrey (pour une analyse quantitative, effectuée en 1949, sur l’effet du counseling clientcentered) et par Margaret Hartley (dans une dissertation de doctorat, présentée à l’université de Chicago en 1951, sur : « L’étude en Qtechnique des changements de concept de soi pendant la psychothérapie »)22.

                Le principe de cette technique consiste à faire décrire par un ou plusieurs individus (éventuellement en répétant l’opération à différents moments) un objet (une personne, une interview, une technique, soimême, son moi idéal, une personne « ordinaire », etc.) par le classement, selon onze classes par exemple, d’un nombre important de jugements formulés avec des fiches (pour onze classes, 150) qui peuvent concerner cet objet et être considérés comme plus ou moins caractéristiques de lui. Par exemple, on invitera à placer dans la classe 0 les fiches des jugements qu’on estimerait les moins caractéristiques, les moins semblables à l’objet ; dans la classe 10 les fiches des jugements apparemment les plus caractéristiques, les plus semblables ; et dans les classes intermédiaires, les jugements estimés comme partant de la moindre similitude pour aller, par graduation, vers la plus grande similitude. On demande, au surplus, à chaque individu de placer dans les classes un nombre donné de jugements, afin d’obtenir une distribution statistiquement normale de l’ensemble des jugements : ainsi pour 150 jugements, le nombre requis pour chacune des classes, de la classe 0 à la classe 10, seront respectivement, 4, 5, 10, 25, 30, 25, 16, 10, 5, 4. Il est, en ces conditions, possible d’étudier les corrélations entre deux classements quelconques (d’une même personne à des moments différents, ou de deux personnes) et plus généralement d’analyser factoriellement les matrices de corrélations multiples : on dispose, en effet, d’un grand nombre d’éléments, même si on ne s’intéresse qu’à une seule personne (en 2 ou quelques états) ou à un petit nombre de personnes, ce qui rend possible l’application de méthodes statistiques très élaborées, et ce qui permet d’aller plus profond qu’en comparant un petit nombre de traits sur un grand nombre de personnes (comme dans les habituelles études de corrélation en psychologie).

                Ce principe de corrélation interpersonnelle présente, d’autre part, l’avantage de permettre des comparaisons entre des structurations établies globalement sur des continuums : les tests de significativité, applicables en raison des grands nombres, permettront de vérifier s’il existe ou non des modifications de structure qui soient significatives d’un changement de comportement et d’attitude, et non pas seulement dues au hasard. Par ce fait, il n’est pas nécessaire que le donné des jugements ait été trituré et découpé à l’avance (et plus ou moins hypothétiquement) en différentes rubriques comme cela est de règle dans un test classique de personnalité (et que cela se fasse a priori, expérimentalement ou par analyse factorielle) ; et pas nécessaire non plus que ce donné ait été étalonné sur des échantillons (plus ou moins aléatoires ou arbitraires) de clients.

                Comme l’écrivait, en 1952, Max Pagès : « Le Qsort est un test si l’on veut, et chiffrable, mais un test sans étalonnage et sans scores individuels. L’interprétation du donné psychologique y est réduite au minimum puisqu’il n’est pas besoin d’organiser ce donné pour effectuer des comparaisons. Les manipulations du psychologue, bien entendu toujours présentes, sont réduites au domaine du choix des jugements utilisés »23.

                En fait, ces « manipulations », ces choix du psychologue chercheur peuvent également être rendus aussi objectifs et contrôlables qu’il est possible, en se référant à une « population » nombreuse de jugements exprimés par des thérapeutes ou des clients très divers au cours d’entretiens enregistrés. Dans le cas des études faites sur la perception du moi, Rogers écrit : « Un vaste “univers” de déclarations autodescriptives a été tiré d’entretiens enregistrés et d’autres sources. Citons quelques déclarations typiques telles que : « Je suis une personne docile », « je ne fais pas confiance à mes émotions », « je me sens détendu et rien ne me tracasse », « j’ai peur des questions sexuelles », « généralement, j’aime les gens », « j’ai une personnalité sympathique », « je crains ce que les autres pensent de moi ». Je me suis servi comme instrument de travail d’une centaine de ces déclarations prises au hasard, que j’ai travaillé à rendre les plus claires possible. Théoriquement, nous avions maintenant à notre disposition une série d’exemples de toutes les façons dont un individu peut se percevoir luimême. Chacune de ces cent déclarations fut imprimée sur une carte. Ensuite, elles furent données au client à qui on demande de les classer pour se représenter luimême dans son état actuel. Il devait les répartir en neuf piles… Le client opérait ce tri aux principaux moments de la cure, avant le traitement, après le traitement, au moment du posttest et aussi en plusieurs occasions au cours du traitement. Chaque fois qu’il classait les cartes pour se dépeindre, on lui demandait également de les trier pour représenter le moi qu’il aimerait être, son moi idéal »24.

                Deux ans plus tard, dans un article paru dans la revue Le traitement psychiatrique, Rogers assurait : « La Qtechnique semble admirablement adaptée à une recherche raffinée et intensive de phénomènes entièrement subjectifs d’une manière totalement objective »25.

                L’utilisation de la « Qtechnique » fut faite dans la plupart des localisations du champ de la thérapie : aussi bien pour l’étude de la relation du côté du thérapeute, que pour l’analyse des changements de la perception du moi ou des évolutions d’attitudes du côté du client. Elle serait, par la suite, étendue au champ de la formation et de l’éducation, notamment en France.

 

Des études nouvelles sur le comportement des thérapeutes d’écoles différentes

 

                Dès 1949, Fiedler comparait, dans une thèse de doctorat soutenue à l’université de Chicago, les relations thérapeutiques initiales (early) créées par des experts et des nonexperts, appartenant à des écoles différentes : psychanalytique, non directive et adlérienne. Il approfondissait sa recherche, en 1950, par une étude sur la relation thérapeutique idéale visée par des thérapeutes d’obédiences différentes (trois d’orientation analytique, trois d’orientation centrée sur le client, un adlérien et trois amateurs).

                Fiedler procédait de deux façons. Dans la première, il invitait les dix juges à classer en sept catégories, selon la Qtechnique, 75 jugements descriptifs d’un aspect possible de la relation thérapeutique, qui étaient tirés de la littérature ou de réflexions de thérapeutes (par exemple « le thérapeute est en sympathie (sympathetic) avec le patient », « le thérapeute essaie de se vendre », « le thérapeute traite le patient avec beaucoup de déférence »). Les résultats offraient beaucoup d’intérêt : « Toutes les corrélations étaient fortement positives, se rangeant de .43 à .84, indiquant que tous les thérapeutes et même les nonthérapeutes tendaient à décrire la relation idéale en termes semblables. L’analyse factorielle révélait un seul facteur, indiquant par conséquent que tous les thérapeutes s’efforçaient de créer un seul type de relation. Il y avait une plus haute corrélation entre experts qui étaient considérés comme de bons thérapeutes, quelle que soit leur relation, qu’entre experts et nonexperts de même orientation. Le fait que même des amateurs pouvaient décrire la relation thérapeutique idéale avec des termes qui avaient une haute corrélation avec ceux des experts suggérait que la meilleure relation de thérapie pouvait être généralement référée à de bonnes relations interpersonnelles26.

                Au passage, on notera que les caractéristiques mises en valeur pour définir la relation thérapeutique idéale corroboraient l’importance accordée à l’empathie. On trouvait, en effet, en tête des catégories, dans les assertions les plus caractéristiques ou très caractéristiques, des formulations telles que : « Le thérapeute est capable de participer complètement à la communication du patient », « les commentaires du thérapeute sont toujours droits dans la ligne de ce que le patient est en train de transmettre (convey) », « le thérapeute voit le patient comme un coopérateur (coworker) à un commun problème », etc. L’ensemble de ces résultats, sur le bout positif de l’échelle, était confirmé par les résultats exprimés sur le pôle négatif.

                Dans la seconde procédure de sa recherche, Fiedler faisait écouter à quatre « juges » expérimentés dix enregistrements d’entretiens : quatre entretiens étaient conduits par des individus d’orientation psychanalytique, quatre par des individus de tendance rogérienne, et deux par des individus de tendance adlérienne, mais la moitié des entretiens dans chaque groupe étaient conduits par des thérapeutes expérimentés, l’autre moitié par des nonexperts. A la suite de chaque écoute, chaque juge devait classer selon la Qtechnique 75 item de description. Les résultats des intercorrélations montraient que les experts créaient des relations plus proches de leur idéal que les nonexperts, qu’ils étaient plus semblables dans leur conduite en dépit de leurs différences d’orientations que les nonexperts de la même orientation qu’eux, que les facteurs qui différenciaient des nonexperts se rapportaient surtout à l’habileté pour comprendre le client et maintenir une distance émotionnelle appropriée, et enfin qu’ils se distinguaient entre eux surtout dans le statut qu’ils assumaient, compte tenu de leurs écoles, à l’égard du client.

 

D’autres études sur le comportement des thérapeutes

 

                Beaucoup d’autres recherches relatives au comportement et aux attitudes des thérapeutes s’inspirèrent plus ou moins directement de la démarche de Fiedler.

                Rogers a cité les travaux de Heine et de Quinn, l’un et l’autre pour leur doctorat à Chicago en 1950, près de Rogers. Heine part des impressions des clients euxmêmes sur leurs thérapeutes afin de dégager ce qu’ils ont noté comme facteurs favorables (la confiance vécue par le thérapeute, la clarification par lui des sentiments explicités par le client) ou comme facteurs défavorables (la distance ou une sympathie trop grande). Quinn, par contre, donna, à des experts, uniquement des enregistrements de phrases prononcées par des thérapeutes, sans la référence du contexte : il apprend qu’il était possible sur ces seules phrases de juger du degré de compréhension du client par le thérapeute ; ce qui prouvait que « c’est l’attitude consistant à vouloir comprendre qui est communiquée »27.

                Fiedler poursuivit ses « études quantitatives sur le rôle des sentiments de thérapeutes visàvis de leurs patients » dans une publication de 1953. Rogers évoque également un projet pilote pour l’entraînement des conseillers de santé mentale conduit en 19601961 par Margaret Rioch et qui « tend à confirmer l’hypothèse que ce n’est pas l’entraînement professionnel technique du thérapeute, mais ses attitudes, qui le font efficace ou non »28. Ces travaux sont confirmés dans leurs résultats par une étude de Galatia Halkides en 1958 : trois juges devaient écouter à quatre reprises une bande où étaient enregistrées au hasard des séquences de 18 extraits d’entretiens thérapeutiques, provenant de dix cas jugés satisfaisants et de dix autres jugés moins satisfaisants, 9 pris au début et 9 à la fin du traitement ; ils notaient chacune de 360 interactions sur une échelle de sept points pour quatre « conditions » fondamentales (congruence, regard positif inconditionnel, empathie, plus une correspondance à l’expression affective qui se révéla sans intérêt) : ils obtinrent une corrélation hautement signifiante (.80 à .90) du vécu des conditions avec le succès de la thérapie29.

                Des recherches complémentaires effectuées par Barrett Lennard, en 1959 et 1962, ajoutèrent des confirmations, par l’utilisation d’un matériel de type « papiercrayon », l’« inventaire de relation » (the relationship inventory) : les clients qui ont montré (par des tests appropriés) le plus de changement à la suite de leur thérapie ont perçu davantage les conditions attitudinelles chez leurs thérapeutes (et cela dès la cinquième interview même) de façon significative par rapport aux clients qui ont montré moins de changement.

                Une autre extension des recherches sur les attitudes des thérapeutes s’est faite au cours de programmes d’étude sur des alcooliques hospitalisés et sur la thérapie des schizophrènes, celleci entreprise vers 19601964 à l’université de Wisconsin. Dans le cas des alcooliques chroniques, les auteurs, Ends et Page, en 1957, expérimentèrent avec un groupe de clients trois orientations thérapeutiques : une thérapie basée sur une théorie de l’apprentissage, une thérapie centrée sur le client et une thérapie psychanalytique. Dans leurs hypothèses, les auteurs plaçaient en tête la thérapie du conditionnement fondée sur l’apprentissage de comportements. Les résultats, infirmant leur hypothèse, furent plus favorables d’abord à l’orientation centrée sur le client, ensuite à l’orientation psychanalytique, l’orientation d’apprentissage se révélant plus nuisible qu’utile (par référence à un groupe de contrôle). Dans le cas des schizophrènes, le classement des attitudes des thérapeutes était en fait sur des segments de quatre minutes d’entretien par des juges qui ne savaient rien sur les cas en traitement. Un plus haut niveau des attitudes des thérapeutes était positivement associé avec des changements constructifs de personnalités, euxmêmes significativement distingués de mesures faites sur un groupe de contrôle30.

                Rogers a également évoqué l’importance des travaux de Gendlin sur une théorie de l’experiencing chez le thérapeute, dans sa relation avec des personnes hautement perturbées ou enfermées dans leur mutisme ; et par suite sur la mesure d’une distance à l’expérience. Cette orientation fut appliquée à Wisconsin, dans une comparaison entre schizophrènes et individus normaux. Plusieurs thérapeutes devaient s’occuper chacun de trois cas : un cas de schizophrénie aiguë, un cas moyen et un client normal. Nous en reparlerons plus loin.

 

Nouvelles recherches « du côté » du client

 

                Nous avons déjà évoqué l’utilisation de la Qtechnique pour les études de la perception du moi. On peut compléter ces indications en regardant l’étendue du champ des recherches qui ont été consacrées à étudier l’évolution des clients et la stabilité des changements mesurables dans leurs comportements.

                Tout d’abord la Qtechnique a pu être employée auprès des clients selon diverses modalités indépendamment ou en combinaison avec des instruments de mesure plus classiques (et généralement très étalonnés). On notera, parmi ceuxci, tout d’abord des tests projectifs tels que le test de Rorchach, le thematic apperception test (tat de Murray), et d’autres tests d’exploration (l’inventaire d’adaptation de Bernreuter ; l’inventaire de personnalité multiphasique de Minnesota ; le test d’association de mots de KentRosanoff ; le test d’attitudes affectives de Hildreth, le test de phrases à compléter de Stein).

                Des mesures comparatives ont été effectuées, d’autre part, avec des instruments tels que des échelles d’attitudes existantes ou aménagées. L’échelle EmotionMaturité de Willoughby (E.M. Scala de 1931 qui servit à une importante étude de Rogers conduite à Chicago) ; l’échelle SoiAutrui dérivée par Jenkins de l’échelle construite en Californie par Adorno, pour mesurer l’ethnocentrisme. Cette échelle est structurée en huit souséchelles (mesurant respectivement l’ethnocentrisme, c’estàdire l’attitude à l’égard des noirs, des juifs et des minorités américaines ; l’orientation politicoéconomique ; les tendances au fascisme ; les tendances à l’indépendance et à l’autoritarisme ; les attitudes à l’égard du leadership ; l’acceptation ou non des différences d’opinion ; les croyances à l’égard de la démocratie ; le désir de changer les autres).

                Diverses échelles d’attitudes, ou de développement au profit de l’évaluation par des thérapeutes ou des juges objectifs ont également été construites au cours de leurs recherches, par les membres de l’équipe de Rogers ou Rogers luimême. Ainsi l’échelle de santé mentale (mental health scale) a été construite par Eve John en vue d’analyser les résultats du tat31 : elle comprend vingtcinq souséchelles en sept points permettant de classer les attitudes aux niveaux relatifs des autres, à soi, à la société, aux domaines principaux de la vie et aux niveaux de tension et d’énergie ; les sept points de la plupart des souséchelles ont été dérivés des stades de développement psychosexuel, classiquement retenus par la psychanalyse (stades autistique ; oral suçant, oral mordant ; anal expulsant ; anal possessif ; phallique ; et génital)32. De même l’échelle de classement des cas (Rating scale) en dix souséchelles de neuf degrés, a été élaborée par Nathaniel Raskin et Julius Seeman (avec l’aide de l’équipe du centre de counseling de Chicago) : cette échelle permet de situer le jugement des thérapeutes sur les clients en début et en fin de cure, comme critère de mesure d’un changement thérapeutique, et de corréler ces jugements avec des résultats obtenus par les clients à des tests objectifs33. D’une façon générale, Rogers et son équipe trouvèrent que « la psychométrie souffre d’une réelle pénurie de tests à évaluer le comportement ordinaire, quotidien »34.

                Outre les instruments de mesure précédents, l’équipe de Rogers a utilisé des tests de situation (émanant de jeux de rôle, notamment utilisés par Gordon) ou plus généralement des tests sociométriques (tel que le test « devine qui » ou le test sociométrique de Fleming dans lequel on demande à des individus d’indiquer les noms de personnes avec lesquelles ils feraient quelque chose de défini).

                On n’oubliera pas non plus des recherches sur des caractéristiques physiologiques qui seraient mesurables objectivement et qui pourraient servir à évaluer les changements qui se produisent à la suite d’un traitement thérapeutique. William Thetford, à Chicago, pour sa thèse vers 1949, a effectué des mesures physiologiques variées relatives au réflexe psychogalvanique de la peau, au pouls et à la respiration, sur dixneuf personnes qui suivaient des thérapies individuelles ou en groupe (ou les deux). Il enregistrait ces mesures (sur ces phénomènes échappant au contrôle conscient) alors que les personnes étaient soumises à des situations standardisées de frustration (échecs provoqués sur une tâche de mémoire arithmétique), avant et après la série des entretiens de thérapie et il procédait de même avec un groupe de contrôle de dixsept personnes ne suivant pas de thérapie. Les résultats apparurent significativement concluants : le coefficient de récupération après frustration (recovery quotient) résultant des mesures physiologiques était significativement meilleur pour les personnes ayant suivi une thérapie. On pouvait en déduire qu’une thérapie rend capable de supporter et de compenser plus facilement des situations de choc émotionnel et de frustration, même non évoqués pendant la thérapie : le contrôle organismique se fait plus souplement35.

                Rogers a signalé les travaux de Seeman recherchant si la thérapie affecte la perception des individus36. Il a luimême souvent confronté les résultats des recherches de son groupe avec des travaux expérimentaux notamment les travaux d’Olds (1955) réalisant des impressions de plaisir chez des rats par des stimulations électriques et surtout ceux de l’université Mac Gill au Canada, en 1954, où la suppression de stimulations sensorielles produisait chez des individus des hallucinations fortes et des réactions anormales37.

                Il devait entreprendre à l’université de Wisconsin, avec les docteurs R. Roessler et N. Greenfield un programme de recherche expérimentale visant à mettre en évidence les corollaires physiologiques et psychoneurologiques de la thérapie centrée sur le client. La comparaison des mesures enregistrées du réflexe psychogalvanique, de la température et du pouls du client, avec les contenus de ses verbalisations était conçue en vue de permettre une meilleure compréhension des facteurs physiologiques du processus de réorganisation personnelle38.

                L’étendue des moyens techniques, des méthodes objectives et des références expérimentales mis progressivement en œuvre dans la recherche sur le client, en concurrence la plupart du temps avec la Qtechnique, invite à réfléchir aux besoins d’organisation qui se sont développés rapidement. Les apports organisationnels de Rogers pour la recherche sur la thérapie et les relations humaines se sont révélés très importants. Non seulement les études les plus variées ont été effectuées par ses assistants et ses étudiants ou des collègues travaillant autour de lui en expérience de groupe intensif, sans préséance, mais encore elles ont été conçues et traitées de plus en plus selon des plans concertés avec des contrôles multiples apparentés aux méthodologies agronomiques qui avaient fasciné Rogers, dans sa jeunesse, en raison de leur naturalisme rationnel.

 

Les plans méthodologiques

 

                Pour caractériser le genre d’entreprise expérimentale que Rogers anime, on peut décrire le programme de recherche déterminé en automne 1949 au centre de counseling de Chicago. Ce programme fut défini comme l’organisation planifiée (planning) d’une série intégrée d’activités de recherches focalisées sur un problème central et employant un nombre de chercheurs pour plusieurs années39. Ses objectifs étaient triples :

— l’étude fouillée de la dimension interne de la thérapie — découverte des lois de la relation (lawful relationships) inhérentes au processus de la thérapie et qui interviennent dans la réorganisation de la personnalité en thérapie ;

— l’investigation de la dimension externe de la thérapie — la découverte des corrélations du processus thérapeutique dans les champs les plus larges possible, psychologiques, physiologiques, sociologiques de l’individu ;

— la relation de ces constats à la théorie de la personnalité et au savoir présent sur la personnalité.

                Le groupe de recherche, pour cette entreprise d’approche multidimensionnelle de la personnalité et des comportements en thérapie, a compris de quinze à trentecinq personnes (dont dix avec des fonctions continues). A ce groupe s’ajoutait un grand nombre d’étudiants, de troisième cycle, qui accomplirent des tâches spécialisées notamment en travaux statistiques, en passation de tests (une vingtaine de thèses devaient sortir de ces travaux vers 1954). Des consultants, des professeurs de l’université, participaient également au programme. Il n’y a pas eu de directeur de ce groupe : « Il a fonctionné de telle manière que tous les participants se sont sentis libres d’assumer un leadership fonctionnel toutes les fois que la qualité de leur contribution le légitimait… La structure organisationnelle du groupe de recherche a été en changement permanent »40. C’était un mode « flexible », « fluide », de fonctionnement où la liberté de critique était complète, sans distinction de rôle et de hiérarchie. Tout projet présenté par un participant pour être incorporé à l’entreprise, devait formuler une hypothèse reliée à un corps théorique explicite, la traduire en termes opérationnels, sélectionner des instruments de validation, prendre en considération les problèmes d’échantillonnage et de contrôle. Le programme se développa sur ces bases « comme n’importe quel développement organique, avec toutes les phases de la croissance — le bouton, la fleur épanouie et le spécimen de musée amoncelant de la poussière dans une cage vitrée »41.

                Ce groupe au travail eut non seulement à affronter de difficiles problèmes de précaution et d’éthique, mais également des problèmes de durée et de masse, en raison du poids des matériaux rassemblés. Pour chacun des cas de thérapie étudiés (compte tenu du cas de contrôle qui lui était associé), il fallut compter, en effet, près de sept cents heures rien que pour réunir les données (entre les durées d’entretien, les notations, les passations de tests et les transcriptions de tests et d’enregistrements). Le matériel fut réuni avec un soin méticuleux : il importait, en effet, que le programme de recherche, dans sa variété multidimensionnelle, fût lié en cohérence par l’utilisation d’une seule population, d’un seul block de clients considéré comme une « unité »42. On conçoit l’importance des précautions avec lesquelles ce Block I (I pour l’université de Chicago, mais aussi pour tout le champ des recherches en thérapie et en relations interpersonnelles) fut constitué.

                L’échantillon de population fut recruté, après entretien initial, parmi la clientèle du centre de counseling de Chicago. On chercha à ce qu’il fût représentatif de cette clientèle, quant au sexe, à l’âge, au fait d’être étudiant ou non, tout en étant tiré au hasard. Les procédures de propositions et de définition furent complexes : il fallait tenir compte de la priorité de la thérapie, des relations à certains thérapeutes, des possibilités de différer ou non la thérapie, d’accepter ou non les tests, de poursuivre ou non la thérapie.

                Finalement, le « groupe expérimental » (ou « groupe de thérapie ») comprit vingtneuf clients non sélectionnés, entre vingt et un et quarante ans (âge moyen vingt sept ans), qui eurent au moins six entretiens de thérapie : 17 hommes, 11 femmes ; 18 étudiants et 10 non étudiants ; pour le statut socioéconomique, une personne de très bas statut, six de bas statut, dixneuf de moyen statut, et deux de statut élevé. En fait, parmi ces vingthuit clients, le nombre moyen des entretiens fut de trente et un, les bornes extrêmes étant de dix et de cent huit, sauf pour un cas qui continuait en 1954 après cent soixantehuit entretiens. S’il y avait parmi ces personnes des cas difficiles, la moyenne des clients se situait autour d’un client typique, de classe moyenne, organisé défensivement et tentant de rationaliser et de minimiser ses problèmes, en hésitation sur la recherche d’une aide thérapeutique. La moitié de ces clients fut mise en « attente » de la thérapie et passa une batterie de tests une première fois deux mois et une seconde fois quelques jours avant le début de la thérapie. L’autre moitié répondait aux tests uniquement quelques jours avant la thérapie. Pour tout le groupe expérimental, la même batterie fut proposée ensuite à la fin de la thérapie, puis six mois et un an après celleci.

                La batterie comportait le tat, l’échelle EmotionMaturité, l’échelle SoiAutrui, un test situationnel de jeu de rôle et un test spécial de Qtechnique, ainsi qu’un questionnaire d’histoire personnelle (pour des identifications socioéconomiques) ; le client donnait également le nom de deux amis le connaissant bien et qui pourraient le classer sur l’échelle EmotionMaturité.

                Tous les entretiens des clients étaient enregistrés ; après le septième entretien (puis, s’il y avait lieu, après le vingtième, le quarantième, etc.) les clients repassaient le test de Qtechnique. Après la passation de tests, six mois et un an audelà de la thérapie, les clients avaient deux entretiens de follow up, enregistrés. L’un de ces entretiens était conduit par l’administrateur des tests, ignorant comment le client avait vécu sa thérapie ; il l’interrogeait sur sa réaction à l’expérience de thérapie, et sur les changements qu’il percevait dans ses sentiments à l’égard de luimême, dans sa conduite, ses relations avec sa famille et son entourage, ce qui avait été efficace ou non dans la thérapie ; l’autre entretien était conduit par le thérapeute. Enfin, les clients avaient à remplir un questionnaire final où ils étaient invités à évaluer leur thérapie, à indiquer les expériences significatives qu’ils avaient vécues depuis, et à faire savoir s’ils avaient cherché l’appoint (ou senti le besoin) d’une aide additionnelle.

                A côté de ce groupe de thérapie, un groupe de contrôle était constitué. Il comprenait vingttrois personnes entre dixneuf et quarantequatre ans (âge moyen vingtsept ans) : 12 hommes, 11 femmes ; 12 étudiants, 11 non étudiants ; pour le statut socioéconomique, 4 de bas statut, 16 de statut moyen et 3 de statut élevé. L’appariement (matchage) avec les individus du groupe de thérapie était donc satisfaisant. Ces personnes étaient choisies au hasard compte tenu des critères d’appariement, parmi des volontaires pour participer à une recherche sur la personnalité. La moitié d’entre eux subissait les tests dans les mêmes conditions (notamment de temps) que la moitié des clients du groupe de thérapie qui avaient subi l’attente de 60 jours, l’autre moitié comme les autres.

                Le modèle général du Block I était finalement défini comme suit :

 

Groupe de thérapie

sousgroupe avec attente

sousgroupe sans attente

 tests à deux mois

 

 

 tests en thérapie

 

 tests en thérapie

 tests à six mois

 tests à un an

 tests à six mois

 tests à un an

Groupe de contrôle

sousgroupe avec attente

sousgroupe sans attente

 tests à deux mois

 

 

 tests

 

 tests

 tests à six mois
 tests à un an

 tests à six mois
 tests à un an

 

                La constitution des quatre sousgroupes avait pour but de contrôler s’il y avait des caractéristiques significatives dans les résultats aux tests : il fallait isoler la thérapie comme variable indépendante, et s’assurer que des évolutions chez les individus ne provenaient pas simplement de la participation à un projet de recherche ou de la passation des tests ni même du temps ou des influences environnantes. Les tests étaient d’ailleurs présentés avec soin à chaque personne, individuellement, selon les procédures cliniques usuelles, l’« examinateur » restant toujours dans la pièce avec le sujet même pour des tests remplis seuls et prenant des notes sur le comportement par rapport aux tests. Le tat et le jeu de rôles étaient enregistrés. La passation était faite dans le même ordre et achevée en deux sessions de trois heures, séparées par moins de cinq jours. Les « examinateurs » étaient des personnes établissant des relations chaleureuses avec leurs sujets.

                Outre le groupe de thérapie et le groupe de contrôle, un troisième groupe fut constitué : il comprit vingtcinq clients qui avaient abandonné pour diverses raisons la thérapie avant moins de six entretiens. Ce fut le groupe d’« attribution » (attributiongroup) dont les cas furent étudiés séparément du Block I, afin de savoir s’ils se différenciaient significativement de ceux des autres clients qui avaient persévéré dans la thérapie.

                Il reste enfin à parler du groupe des thérapeutes. Il fut constitué au sein des membres du centre de counseling, au hasard, sous réserve d’une expérience en thérapie supérieure à un an et d’un nombre d’entretiens supérieur à 341 (nombre moyen à l’actif des membres du centre à l’époque), et pour condition de n’être pas gêné par l’enregistrement. Le groupe comprit douze thérapeutes pour la thérapie des individus du groupe expérimental, dont cinq conseillers relativement novices et un thérapeute de plus de vingtdeux ans d’expérience (moyenne d’expérience cinq à six ans). Chaque thérapeute s’occupa d’un nombre relativement égal de cas (huit eurent de trois à cinq cas, et les autres de un à deux). Les thérapeutes devaient accomplir le test de Qtechnique, à propos de chaque client, après chaque septième entretien, en classant les item comme il prévoyait que son client les placerait ; ils en faisaient de même à la conclusion de la thérapie ; ils remplissaient, en outre, une échelle de classement situant les événements de chaque thérapie, la nature de la relation et celle du processus thérapeutique.

                Sur cet ensemble imposant de relations et de données, un grand nombre de projets de recherche concertée fut établi. Il ne s’agissait pas d’évaluer les évolutions thérapeutiques en termes de critères uniques et globaux tels que celui de « succès » ou d’« échec ». Après de mûres réflexions, des variables sensibles furent ingénieusement dégagées et mises en caractère opérationnel ; par la formulation d’hypothèses prédictives de changement, mesurables sur des repères définis par rapport aux tests choisis.

 

Les variables de la perception de soi

 

                Le projet n° 1 visait les changements dans la perception du moi. Butler et Haigh avaient adapté la Qtechnique à cet effet en construisant le « sio. Qsort » : le Soi — Idéal du Moi — « ordinaire » Moi. Qsort. Le sujet devait trier en neuf cas, selon une répartition quasi normale, cent propositions relatives à des sentiments convenant plus ou moins bien à la description de son moi, de son idéal du moi, d’un moi d’une personne ordinaire. Les résultats de ces tris étaient explorés par des méthodes de corrélation et d’analyse factorielle ; ils devaient permettre de vérifier ou d’invalider des hypothèses telles que la corrélation croissante entre les structures des classifications relatives au moi et au moiidéal au fur et à mesure de l’avancement de la thérapie. Ce qui fut vérifié, et de façon plus marquée pour les cas où des progrès au cours de la thérapie avaient été décelés par d’autres voies. Ces résultats restaient stables après la thérapie.

                Rosalind Dymond utilisa la même technique en se centrant sur le moi idéal et en isolant 74 item qui, d’après les juges, pouvaient relever d’une étude d’adaptation. Deux juges non rogériens classèrent 37 item comme correspondant aux jugements qu’une personne bien équilibrée déclarerait ellemême lui être applicables et 37 autres comme ne lui étant pas applicables43. Quatre autres juges vérifièrent l’accord, qui était considérable, entre les deux juges : cette double répartition en jugements applicables et non applicables (ce choix étalon) situait opératoirement la définition d’un « type idéal » de personne équilibrée ou ajustée. Le « score d’ajustement » pour chaque individu du Block I, était alors calculé en comptant simplement le nombre des 74 item qu’il plaçait conformément au choix étalon : c’estàdire ceux des item « semblables à moi » sur les tas de tri 5, 6, 7 et 8, et des item « différents de moi » sur les tas de tri 3, 2, 1 et 0, dans la description structurale de son idéal de moi. Ce score pouvait aller de 0 à 74.

                Les résultats analysés par Rosalind Dymond sont très intéressants. Par l’absence de variation dans des groupes de thérapie ou de contrôle en attente, on constate d’abord que la motivation pour la thérapie n’influence pas la variable étudiée. Dans la comparaison totale des groupes expérimental et de contrôle, on constate des différences de scores très significatives au départ, avant thérapie, indiquant bien un moindre niveau d’ajustement des sujets s’engageant en thérapie ; mais ce niveau se relève notablement au cours de la thérapie et ensuite, selon des changements significatifs (.01 degré de significativité se rapprochant du niveau des individus normaux).

                Le tableau III que donne Dymond44 est particulièrement parlant. On notera que les résultats de changement pour les femmes ont été significativement plus importants, ce qui suggère une efficacité plus grande de la thérapie pour elles.

 

Tableau III

 

Passation du Qtechnique

 


Groupe expérimental

 


Groupe de contrôle

 

Scores

Score moyen

Ecarts

Score moyen

Ecarts

Avant thérapie

29

11 à 42
(pour 25 pers.)

45

27 à 60
(pour 23)

Après thérapie

40

18 à 54
(pour 25)

45

27 à 56
 (pour 23)

Dans la suite

38

17 à 53
(pour 22)

44,5

22 à 58
(pour 17)

 

Les variables relatives à l’adaptation (Adjustment)

 

                Le projet n° 2 devait étudier les changements produits dans la personnalité totale et l’adaptation personnelle avec l’aide du tat. Les hypothèses à vérifier étaient que les changements de la personnalité allaient dans la direction d’un ajustement, que les clients après la thérapie percevraient et décriraient leurs relations de façon plus mûre et enfin qu’à la suite de la thérapie, il y aurait une plus grande congruence entre les perceptions que le client aurait de lui par la Qtechnique, et le diagnostic clinique révélé par le tat.

                Ces deux dernières hypothèses étaient explorées sur la continuité de deux cas complets par Rogers luimême, l’un des cas était celui d’une thérapie qui s’était avérée réussie (Madame Oak, avec 48 entretiens), et l’autre cas correspondant à un échec (le client, Monsieur Bebb, jeune mais très perturbé, avait marqué des progrès pendant la thérapie, mais celleci avec 9 entretiens ayant été trop courte, il régressait ensuite). Ces deux cas étaient également analysés avec l’aide des autres tests, qui montraient un « surprenant degré de parallélisme » dans leurs constatations avec celles provenant du tat et du Qtechnique.

                Dans le cas réussi, les changements dans la conduite se révèlent concomitants ou consécutifs à des changements dans l’image de soi. Celleci apparaît de façon centrale comme « l’architecte » de la personnalité, la personne tendant « à devenir, à la fois phénoménologiquement et diagnostiquement, le moi qu’elle désirait être »45. Le moi dans ce cas est devenu largement moins défensif, plus accueillant de certains aspects de son expérience, plus conscient de sa perception et de ses réponses « organismiques » grâce au processus thérapeutique : la thérapie centrée sur le client paraît objectivement produire de tels effets en profondeur.

                Le cas d’échec soulignait l’importance d’une certaine durée pour les traitements, d’une précaution pour le thérapeute afin d’accepter la poursuite de la thérapie et pour ne pas expliciter trop vite son accueil de sentiments non encore exprimés par le client.

                L’hypothèse centrale sur les changements d’adaptation était examinée par les travaux de Rosalind Dymond en utilisant une échelle globale en sept points (de la perturbation forte à la bonne intégration) pour caractériser les variables d’indépendance, de créativité, d’émotion, de relation, de conflit et de logique explicitées dans les histoires suggérées par les 20 planches du tat (auxquelles une vingt et unième, portant une image de ce groupe, était ajoutée). Quatrevingtdouze histoires enregistrées provenant du Block I, furent soumises à un juge, deux fois (le coefficient de fiabilité fut de .936). Les résultats étaient les suivants : les histoires enregistrées avant thérapie et provenant des individus du groupe de thérapie se plaçaient plus bas dans l’échelle que celles du groupe de contrôle, les histoires après thérapie étaient significativement plus élevées que celles avant thérapie, pour le groupe de thérapie, alors qu’il n’y avait pas de changement sur l’échelle pour les histoires du groupe de contrôle ; les scores du groupe expérimental après thérapie n’étaient pas significativement différents de ceux du groupe de contrôle au même moment ; les mesures au tat et celles résultant du Qtechnique se révélaient en parallélisme ; les classements au tat se révélaient conformes aux jugements des thérapeutes sur le succès des cas ; enfin des différences significatives en faveur des femmes étaient encore mises à jour.

                Une autre étude fondée sur le tat fut réalisée par Eve John et Donald Grummon, en utilisant les 25 échelles de jugements référés à des concepts psychanalytiques élaborés par Eve John. Ces échelles exploraient au travers des histoires inventées par les clients dans leurs passations successives, des directions d’attitudes à l’égard de la mère, du père, de la fratrie, du conjoint, de l’entourage ; du concept de soi, du moiidéal, de la prise de conscience ; des supérieurs, des subordonnés, des pairs ; de l’activité sexuelle, du travail, des activités sociales, des activités intellectuelles ; du niveau des sources de satisfaction, du niveau de menace, du niveau de défense ; du niveau de culture, du niveau d’intelligence fonctionnelle, du niveau d’énergie ; du degré d’ajustement, de l’impression de diagnostic. (Deux autres échelles étaient faites de combinaisons des précédentes.) Pour vérifier la stabilité des jugements, douze psychologues cliniciens (dont les deux « juges » de la recherche propre) reçurent les protocoles de tat provenant d’un échantillon de cinq clients d’un hôpital de Chicago ; les résultats furent satisfaisants. Par surplus de précaution, deux juges traitèrent 23 des cas du Block I deux fois à six mois d’intervalle sur quelques échelles délicates (ce qui permit de faire des réserves sur l’usage de l’une d’entre elles). Les analyses montrèrent dans le groupe expérimental un changement favorable dans la santé mentale à l’issue de la thérapie mais aussi après au moins six mois, changement significatif à un niveau de 5 % en plus pour la majorité des échelles ; et il était aussi notable mais non probant en termes de moyenne de groupe par rapport au groupe de contrôle.

Les variables relatives aux attitudes face à autrui

 

                Le projet n° 3 avait à mesurer les changements possibles dans les attitudes du client à l’égard d’autrui. L’échelle SoiAutrui et un test situationnel de Gordon (pour mesurer la réponse à autrui dans certaines situations interpersonnelles critiques) furent utilisés.

                L’hypothèse principale à mettre sous investigation était formulée dans les termes : « Une psychothérapie individuelle centrée sur le client produit, dans les atti
tudes du client vers autrui, des changements dans la direction d’une plus grande acceptation et d’un respect pour autrui »46. Des définitions opérationnelles, dérivées de cette hypothèse, allaient être vérifiées avec l’échelle SoiAutrui et le croisement des résultats de celleci avec ceux provenant des recherches sur l’adaptation (projet n° 1), les évaluations faites par les thérapeutes et les analyses au tat.

                Les contrôles (en utilisant le test de Student) montrèrent qu’il y avait équivalence entre le groupe expérimental et le groupe de contrôle, en ce qui concerne les scores sur l’échelle SoiAutrui, et qu’il n’y avait pas eu d’influence de la période d’attente ; ils permirent d’établir, qu’au niveau moyen, il n’y avait pas eu de différence significative entre les deux groupes pendant et après la thérapie. Par contre, grâce à un critère multiple de succès dans la thérapie (établi sur les mesures d’adaptation, de Qtechnique, de tat et de jugements des thérapeutes), on put distinguer un groupe de 16 thérapies « réussies » et un groupe de 6 thérapies en échec (failure) : pour le premier groupe, le changement dans la direction prévue était mesuré par les scores, pour le second, c’est un changement inverse qui était mesuré.

                Il fallait donc réviser l’hypothèse initiale, en introduisant trois facteurs :

— la position avant thérapie du client sur un continuum d’acceptation et de respect d’autrui ;

— le degré selon lequel l’expérience du client en thérapie est jugée réussie ;

— si le client est ou non dans le groupe en attente. Et on pouvait faire deux hypothèses certaines :

1. Les clients qui se situent à peu près au milieu du classement dans les tests avant thérapie tendront à changer dans la direction d’un moindre extrémisme dans leurs attitudes visàvis d’autrui, et par suite à mieux bénéficier de la thérapie.

2. Les clients qui se situent audessus ou en dessous du rang moyen tendront à devenir plus extrêmes, devenant moins accueillants pour autrui s’ils avaient initialement des scores élevés, et plus acceptants, s’ils avaient initialement des scores faibles (ceuxci tirant donc aussi bénéfice de l’expérience de thérapie). Quant à l’attente, elle réduit les chances de succès de la thérapie et accroît les risques d’accentuation, d’extrémisation des attitudes vers autrui (sans doute en plaçant les individus en situation expérimentale, jugée souvent irritante).

                Thomas Gordon et Desmond Cartwright attiraient l’attention sur les précautions à prendre pour interpréter ces résultats, en notant que l’échantillonnage du Block I contenait trop de gens déjà orientés dans des attitudes « démocratiques », et qu’on ne pouvait répondre aux conséquences d’une thérapie pour des individus hautement antidémocratiques et non acceptants. Et ils concluent, prenant de la distance par rapport aux concepts de démocratie et d’acceptation situés dans l’échelle et par rapport à l’échelle ellemême, en corrigeant l’hypothèse sur l’effet de la thérapie ; celleci doit rendre les attitudes moins extrêmes et réduire la défensivité quand elle réussit. Une notion de désaccentuation (deemphasize) des attitudes était évoquée, de tendance plus dialectique que celle d’une conformité ou d’un libéralisme : « Le mili
tant libéral peut être tout aussi inflexible, défensif, et aussi insécurisé et instable que l’individu autoritaire »47.

                L’étude précédente était relayée par une recherche de Rolland Tougas, comparant sur l’échelle d’ethnocentrisme et sur un classement de succès ou d’échec de la thérapie le groupe expérimental (en thérapie rogérienne) avec un groupe analogue de 25 clients qui avaient suivi une thérapie selon l’orientation de Sullivan. L’analyse statistique et l’interprétation indiquèrent une limite possible à l’efficacité respective des deux thérapies verbales en liaison avec les degrés d’ethnocentrisme des clients. Il fut aussi démontré que les individus peuvent être différenciés valablement pour la probabilité de leurs chances d’une thérapie riche ou pauvre dans les limites des échantillons étudiés.

 

La maturité émotionnelle

 

                Le projet n° 4 concernait l’étude de la maturité émotionnelle dans la conduite. Rogers s’attacha à ce projet qui appliquait l’échelle de maturité émotionnelle de Willoughby, adaptée pour la cause.

                Willoughby, en 1931, avait construit de nombreux item décrivant la conduite et les avait fait classer par cent cliniciens selon des intervalles indiquant les degrés de maturité émotionnelle, celleci étant désignée comme « la liberté à l’égard du narcissisme et de l’ambivalence ; en d’autres termes, il s’agit d’un dégagement de l’égocentrisme, d’un achèvement des pulsions socialisées, d’une prise de conscience ; l’acceptation émotionnelle du principe de réalité et une condition d’“analyse” sont aussi des synonymes approximatifs »48. Willoughby choisit soixante item parmi ceux qui avaient été classés avec le plus d’accord entre les juges. Les item étaient rangés au hasard, mais des scores de 1 à 9 en échelle de maturité leur étaient associés. Par exemple, l’item 15 « le sujet demande à être ponctuellement servi dans les hôtels, les wagonslits, etc. » avait la valeur 2 en maturité ; l’item 17, « le sujet organise et ordonne ses efforts dans la poursuite de ses objectifs, en considérant clairement qu’une méthode systématique est un des moyens pour les atteindre », avait le score 7. Rogers réincorpora dans l’échelle neuf autres item qui avaient été classés par les cent juges, pour accroître la variété spécialement du côté « immature » de l’échelle. Il choisissait de se référer au jugement opérationnel, sociologiquement et historiquement situé, de ces cent personnes, pour explorer l’évolution possible de maturité des clients du Block I, sans jugement de valeur subjectif, en faisant l’hypothèse qu’un changement serait intervenu si on trouvait des différences dans les scores statistiquement significatifs au niveau de 5 %.

                Le test de l’échelle était passé par les clients (quatre fois pour une moitié, trois fois pour l’autre), mais on demandait simultanément à deux amis de chaque client, indiqués par lui, de remplir cette échelle pour celuici. Pour contrôle, on demandait à ces amis de remplir aussi le test pour une autre personne de leur connaissance avec laquelle ils restaient en relation. Malgré d’extrêmes difficultés, le projet n° 4 donna des résultats importants. On trouve l’analyse serrée de ceuxci dans l’ouvrage Psychotherapy and Personnality Change. Malgré son aspect encore « rudimentaire » (Rogers propose des modifications pour l’avenir), l’échelle de Willoughby apparut fiable, par rapport aux individus et par rapport au temps (c’estàdire en l’absence d’entretien thérapeutique). On constata des changements significatifs chez les clients dont le thérapeute avait classé la thérapie comme devant être au moins modérément réussie : en ces cas, apparaissait une croissance significative de la maturité dans la conduite quotidienne de l’individu, que celleci soit jugée par le client luimême ou par ses amis, aussi bien pour des changements subtils du caractère que pour la façon dont il faisait les choix ou conduisait une voiture ou se comportait dans une discussion ou lorsque ses activités étaient interrompues.

 

Les recherches sur le processus de la thérapie

 

                Dans le programme de Chicago, d’autres projets furent encore établis et conduits, notamment en vue d’analyser les dimensions internes des moments d’entretien thérapeutique. Ce fut une étude capitale sur le processus de la thérapie. Elle conduisit à de nouvelles recherches, réalisées notamment à Wisconsin, et qui permirent à Rogers de proposer une échelle d’évaluation des processus de thérapie sur un continuum en sept stades, selon lequel le sujet passe de la fixité à la fluidité, « d’un point situé près du pôle statique du continuum à un point situé près de son pôle en mouvement »49.

                Pour Rogers, le premier stade se situe dans une rigidité et une répugnance à toute élaboration de l’expérience immédiate. A ce stade, l’individu refuse de communiquer personnellement ; il est tributaire de schémas et n’a aucun désir de changement.

                « Quand, au cours du premier stade, l’individu a éprouvé qu’il était totalement accepté, il passe alors au second »50. Au cours de celuici, l’expression concernant les autres personnes devient moins superficielle. Si les problèmes sont encore perçus comme extérieurs à soi, ils sont cependant reconnus : « Les contradictions peuvent s’exprimer mais sont à peine reconnues comme telles »51.

                Si le dégel obtenu n’est pas bloqué, l’assouplissement de l’expression symbolique se poursuit. Dans le troisième stade, l’individu parle de lui, de ses expériences personnelles, mais au passé, comme s’il s’agissait d’objets. Il a encore peu d’acceptation pour ses sentiments. Les schémas personnels restent rigides, mais par moments peuvent être reconnus comme des schémas et non des faits objectifs. Les contradictions de l’expérience immédiate sont reconnues et les choix découverts comme inefficaces.

                Au quatrième stade, le client s’encourageant, décrit des sentiments plus intenses, même s’ils sont encore situés dans le passé. L’expérience immédiate surgit parfois. Les sentiments, les schémas se nuancent. « Le client se rend compte des contradictions et des dissonances entre son expérience immédiate et son moi »52. Le sujet prend conscience avec hésitation, de sa responsabilité propre. Et il se rapproche du thérapeute avec prudence.

                L’assouplissement, le dégel se poursuivent en sorte qu’au cinquième stade, « les sentiments sont exprimés librement comme s’ils étaient éprouvés dans le présent »53. Mais la peur et la méfiance du client demeurent encore, quoique le client se sente prêt à accueillir ses sentiments et revendique d’être son propre moi. L’originalité apparaît et les contradictions sont assumées.

                Les sentiments autrefois bloqués, si l’assouplissement se poursuit, sont éprouvés immédiatement et s’épanouissent. Le moi tend à disparaître comme objet et l’expérience prend le caractère d’un processus. Une détente physiologique se manifeste, quoique le client se sente coupé de son cadre de référence habituel par dissolution des schémas. « Le client vit subjectivement une phase de son problème », dans ce sixième stade54.

                Dans le septième stade, qui survient souvent à l’extérieur de la relation thérapeutique, une richesse de sentiments est vécue, selon une confiance solide dans l’évolution de soi. « Les schémas personnels sont refondus provisoirement, pour être éventuellement validés par une expérience en cours, mais même alors, ils sont soutenus de façon moins rigide »55.

                Sur ce repérage, Rogers construisit avec Rablen une échelle d’évolution personnelle en psychothérapie, à l’université de Wisconsin, en 195856.

                Cette échelle a été utilisée dans de nombreuses recherches et notamment par Betty Meador, pour analyser le processus de l’évolution dans un groupe de rencontre (pour une thèse de 1969 à l’université internationale des EtatsUnis). Ce chercheur partit d’un film tourné sur un groupe qui s’était réuni cinq fois au cours d’un weekend (au total seize heures). Il y avait huit personnes dans le groupe, plus deux animateurs dont Rogers. Meador choisit, de façon systématique et au hasard, des segments de deux minutes pour chaque individu, un dans la première moitié, et l’autre dans la deuxième moitié de chacune des cinq séances. Elle disposait donc de dix segments de film de deux minutes, pour chaque personne, et les raccorda au hasard. Treize examinateurs, après entraînement, regardaient ces huit montages bout à bout, sans avoir l’ordre réel des séquences dans le temps (et sans pouvoir arriver à les situer) : ils devaient donner un score de 1 à 7, à chaque séance, pour chaque personne. Les scores donnés, en dépit de certaines difficultés, se révéleront fiables entre les divers juges, et les résultats éloquents : chacun des huit individus a témoigné, à un degré significatif, d’une évolution allant d’un score (ou stade) 3 en moyenne (dispersion de 2,5 à 4,4 dans la première séance) à un score 4,5 (de 3,2 à 6) dans la cinquième séance, c’estàdire d’une évolution vers une plus grande souplesse et une plus grande expressivité. Betty Meador put écrire : « Il est manifeste que ces individus, au départ étrangers les uns aux autres, ont établi entre eux des relations que l’on trouve rarement dans la vie ordinaire »57.

 

Les recherches sur les schizophrènes

 

                Le travail considérable accompli avec plus de deux cents participants de la recherche, pendant cinq ans, à propos du traitement de schizophrènes, à Wisconsin, offre également des exemples de procédures subtiles et de méthodologies pleines d’enseignements. Cellesci sont dans le prolongement des dispositifs mis en œuvre à Chicago. Nous nous bornerons à indiquer les formes les plus nouvelles, relatées dans l’énorme ouvrage The Therapeutic Relationship and its Impact.

                Au niveau de l’échantillonnage des individus, on notera tout d’abord une double innovation. Le « bloc » ou design de la recherche sur 48 individus, comprenait 16 individus normaux, alors que les 32 autres étaient des schizophrènes (16 de caractère aigu et 16 de caractère chronique)58. L’inclusion des « normaux » dans la population étudiée devait servir à tester l’hypothèse que l’évolution de la personnalité en reconstruction suit un processus universel en toute personne, qu’elle soit réputée psychiquement psychotique, névrotique ou bien portante. Ces normaux furent pris parmi des personnes volontaires, appartenant à plusieurs organisations et à des groupes d’employés, en vue de participer à une « recherche sur la personnalité » (sans savoir que certaines d’entre elles se verraient offrir une psychothérapie).

                Les 48 personnes furent choisies pour représenter équitablement dans chaque sousgroupe de 16, les diverses variables (sexe, âge, par rapport aux moyennes de l’hôpital, niveau socioculturel défini par rapport au passage ou non en deuxième cycle du secondaire) ; elles furent également soigneusement appariées deux à deux. Par tirage au sort, il fut ensuite proposé une thérapie à 24 d’entre elles, dont huit personnes normales ; les autres formèrent un groupe de contrôle. D’autre part huit thérapeutes volontaires (variant considérablement dans leurs orientations et dans leur façon de conduire les entretiens, mais, à regret pour Rogers, plus ou moins de tendance centrée sur le client) ; les uns très expérimentés, les autres plus novices59 se virent confier chacun une triade en thérapie : c’estàdire un individu normal, un schizophrène chronique, et un schizophrène plus aigu, ces individus étant choisis pour différer sur les variables observés (par exemple si l’un était un jeune schizophrène chronique de bas niveau socioculturel, l’autre était une schizophrène plus âgée de caractère aigu et de haut niveau socioculturel, et le troisième était un jeune homme normal de bas niveau socioculturel). La formulation des choix des divers échantillons de population présenta, comme on le devine, de multiples difficultés et complexités en vue d’assurer des définitions aussi claires que possible des caractéristiques ; elle exigea une collaboration étendue avec les médecins de l’hôpital de Mendota. Cette collaboration, qui fut ultérieurement reprochée à Rogers par certains, comme le note Brian Thorne, fut nécessaire également pour faire dispenser de l’usage des tranquillisants les patients de la recherche (sauf dans les cas d’urgence, sur la décision du médecin de garde) : afin de mieux percevoir les changements de comportement et de laisser aux individus leur expérience émotionnelle nécessaire au processus de psychothérapie. Enfin, pour des raisons pratiques, les thérapeutes eurent souvent à s’entretenir avec d’autres patients que ceux qu’ils suivaient : il en résulta des possibilités fructueuses de comparaison60.

                Le plan d’expérimentation comporta des passations de tests pour les 48 personnes (au début de la recherche, puis tous les trois ou six mois). La batterie utilisée comprit le Minnesota Multiphasic Personnality Inventory, le Rorschach, le tat (en utilisant seulement cinq planches), l’échelle d’intelligence adulte de Wechsler, le test d’interférence Stroop, un Qsort (sur la perception de son moi courant), une échelle d’anxiété de Truax, et l’inventaire de relation de BarretLennard (pour mesurer les conditions de la thérapie telles que les perçoit l’individu). Les thérapeutes devaient de leur côté remplir l’inventaire de relation en même temps que leurs patients, ainsi qu’une échelle de classement des suites probables de la thérapie (après le cinquième entretien, puis à intervalles réguliers) : les individus du groupe de contrôle étaient invités à remplir ces inventaires par rapport à la personne qu’ils percevaient comme la plus secourable pour eux (helping). Les médecins de l’hôpital, quant à eux, avaient à remplir des échelles de classement psychiatrique de Wittenborn, pour les patients du groupe de contrôle comme pour ceux du groupe expérimental. Le personnel de garde devait également donner à intervalles réguliers (tous les trois mois) des informations sur les changements perçus dans les comportements des malades hospitalisés. Au surplus, chacun des 48 individus était vu en entretien (enregistré) par un seul et même interviewer, le docteur Robert Roessler, à l’époque président du département de psychiatrie et directeur de l’Institut psychiatrique de l’université de Wisconsin : au début de la recherche et tous les trois mois, c’était un « entretien d’échantillonnage » (sampling interview). Enfin, pour les 24 membres du groupe de thérapie, les entretiens thérapeutiques, qui avaient lieu deux fois par semaine, étaient aussi enregistrés. Cet ensemble énorme de données avait pour fonction de permettre d’étudier les modifications de la personnalité qui résulteraient, dans les divers cas, des conditions mesurées de la thérapie offerte, en éliminant les évolutions accidentelles ainsi que les effets de suggestion (du genre « place
bo » en thérapie), et en observant l’incidence de toutes les variables.

                Le résultat de toutes les actions entreprises (avec des difficultés pratiques impossibles à résumer) fut le rassemblement d’un gigantesque matériel : outre les centaines de passations de tests, 1 204 heures d’enregistrements. Comment traiter ce matériel ? A l’issue d’une étude pilote, il fut décidé d’extraire au hasard un segment de deux minutes pris dans la seconde moitié des entretiens pour étudier les courants généraux de la thérapie, ou bien pour des analyses approfondies, trois segments de quatre minutes pris au hasard dans chacun des trois tiers de certains entretiens : afin d’éviter les biais, les choix au hasard furent déterminés à l’aide d’instructions objectives et de tables de nombres au hasard. L’équipe de recherche obtint ainsi trois mille segments soigneusement référencés, qui furent présentés (de façon anonyme et intemporelle) à des juges ou évaluateurs (raters). Ceuxci avaient à évaluer, pour chaque segment la qualité d’une des conditions de thérapie ou d’une des autres caractéristiques de l’interaction entre les clients et les thérapeutes, en utilisant des échelles d’évaluation spécifiques mises au point par Rogers et ses collaborateurs. Après expérimentation, les échelles furent révisées de manière à être utilisables, grâce à des indications présentées en exemples gradués, par des individus intelligents, mais sans formation psychothérapeutique61 : il fut alors possible de recruter des étudiants de troisième cycle, qui cherchaient du travail et qui acceptaient d’être engagés pour une longue période. Pour chaque échelle d’évaluation, un petit groupe d’étudiants (sans prévention sur ce que devrait être une thérapie et sans information sur la population étudiée), fut entraîné à son utilisation, et reçut la consigne d’éviter des communications entre eux jusqu’à la fin du travail. Il y eut donc un groupe d’évaluateurs du degré d’empathie apparaissant chez le thérapeute, mais aussi, toujours pour celuici, un groupe d’évaluateurs de l’immédiateté de l’expérience émotionnelle (experiencing) se manifestant dans l’expression de chaque client ; mais aussi, pour chaque client, un groupe d’évaluateurs du système conceptuel (personal constructs) utilisé par lui ; un groupe d’évaluateurs de la manière d’exprimer ses problèmes ; et enfin, un groupe d’évaluateurs de sa manière d’être en relation (manner of relating).

                Plus de 17 000 évaluations furent ainsi produites (et leur qualité vérifiée par une ou plusieurs réécoutes des segments évalués).

                A partir des données considérables ainsi traitées, de très nombreuses études furent réalisées qu’il serait trop long de retracer. Elles portèrent sur l’évolution des diverses variables chez les clients et les thérapeutes ; sur le processus thérapeutique ; sur les changements constructifs observés ou non dans les personnalités ; sur les suites des thérapies ; sur les effets réciproques des rapports d’entretien chez les thérapeutes comme chez les clients ; sur les procédures spécifiques au traitement des schizophrènes ; sur ces cas très particuliers ; sur la signification sociale de la recherche, et sur son rapport avec la science psychologique.

                Il y eut également une étude originale réalisée par la confrontation de thérapeutes de diverses orientations, discutant sur le processus de la thérapie centrée sur le client : il s’agissait de tenter ainsi de sortir du « provincialisme »62, du ghetto, où un mouvement de thérapie ou de recherche peut s’enfermer. Cette confrontation fut effectuée par des segments de quatre minutes extraits à chaque cinquième du traitement, sur trois cas seulement (menés par trois thérapeutes différents, dont un débutant et sans doute Rogers) ; il y eut donc, pour chacun des trois cas, une heure d’échantillonnage sommaire des enregistrements, en version sonore et en version dactylographiée. Cette procédure donnait une image moyenne de la thérapie, mais non la présentation des moments les plus significatifs ou les plus profonds, ce qui offrait des risques pour le regard de spécialistes étrangers : c’était une « aventure nouvelle » pour l’équipe de Rogers, comme pour eux. Acceptèrent néanmoins Paul Bergman, psychologue analysé, Spurgeon English, psychiatre, William Lewis, psychanalyste, Rollo May, analyste existentiel, Julius Seeman, thérapeute d’orientation centrée sur le client, Carl Whitaker, promoteur d’une analyse centrée sur la relation dynamique. Il leur fut demandé de mettre l’accent sur trois aspects critiques du processus thérapeutique : quel est le mouvement, s’il en est, qui s’effectue ? Que fait le thérapeute, qui soit favorable (helpful) ? Que fait le thérapeute, qui ne soit pas favorable ? Leur confrontation apporta une riche moisson de commentaires et de points de vue sur la thérapie : Rogers en fit une étude approfondie, soulignant la convergence de tous sur l’importance, pour le thérapeute, de la spontanéité et de la simplicité vécues, ainsi que le dégagement de stéréotypes et contraintes orthodoxes. Il nota l’utilité de l’accueil du client, car elle favorise son indépendance et fortifie sa conception d’être une personne valable, capable d’affronter la vie63.

                En ce qui concerne les résultats d’ensemble de la recherche, on peut noter qu’ils parurent vérifier les hypothèses de travail de la thérapie centrée sur le client, mais en les affinant. Il se révélait possible d’isoler et de mesurer efficacement certaines des qualités de la relation thérapeutique : cellesci apparaissent avoir une grande importance pour la thérapie, notamment la compréhension sensiblement empathique et la façon d’être perçu réel et authentique. Cependant, il apparaît nécessaire de tenir davantage compte de la qualité de l’interaction, de l’accord possible, entre le client et le thérapeute. Le jugement des patients psychotiques, ou celui des évaluateurs, à propos des relations perçues, apparut plus « utile » (et probablement plus exact) que celui des thérapeutes (suroptimistes ou aveugles à certains aspects). Il se vérifiait significativement que les mêmes qualités dans la relation sont facilitatrices aussi bien pour l’individu schizophrène que pour le névrotique ou le normal : la relation interpersonnelle serait sans doute l’élément le plus important pour apporter un changement dans les personnalités64. On pouvait aussi discerner des qualités dans la conduite du client en thérapie qui seraient indicatrices de changements en instance, lesquels s’actualiseraient dans la conscience qu’il en prendrait.

                Il apparaissait aussi que les conceptions élaborées par la thérapie rogérienne se heurtaient aux limites présentes des institutions sociales, dans la cité, la science, l’éducation ou les structures hospitalières, et militaient, par suite, pour l’évolution de cellesci65.

 

Les groupes et les systèmes pédagogiques

 

                Audelà des recherches sur la thérapie individuelle ou en groupe, Rogers allait s’intéresser à des recherches sur la pédagogie, notamment sur le projet de changement autodéterminé (ou plutôt autodirigé) dans un système éducationnel dont il décrit les phases principales d’intervention dans Liberté pour apprendre ?

                Le programme de recherche « ”rigoureux”, avec tous les contrôles nécessaires, fut soigneusement élaboré », des instruments de mesure ont été utilisés, une équipe extérieure a procédé à une première évaluation et des projets de thèses mis en œuvre mais, comme on l’a vu précédemment66, la recherche expérimentale n’a pu être poursuivie jusqu’au terme initialement fixé. Rogers fait état néanmoins, du travail de Shaevitz et de Barr qui ont pu procéder à des enquêtes objectives, de l’été 1967 au printemps 1969. Ils ont discerné dans l’application du plan de changement autodéterminé six phases (sans accord complet avec Rogers sur ce point) : une phase d’attente, une phase d’appréciations différenciées, une phase de « bipolarisation » (les pour et les contre), une phase de début de rejet, une phase d’activité réduite, une phase de dépassement67. Les sociologues enquêteurs constataient des effets positifs sur la vie personnelle des étudiants qui avaient participé et des réactions négatives surtout chez les nonparticipants ; les effets étaient plus complexes dans le groupe des enseignants et des administrateurs (ceuxci plus sévères) ; malgré la bipolarisation, aucun départ d’enseignant ne fut alors noté ; la participation des étudiants s’accrut, et beaucoup d’innovations furent instituées.

                A propos des groupes intensifs, Rogers évoque alors l’étude très complète réalisée par Jak Gibb, sur les effets des stages de formation aux relations humaines (the effects of human relations training) : celuici a analysé 106 études (dont 7 recensions antérieures de recherche accomplies en ce domaine) ; il a également dépouillé 123 études complémentaires ainsi que 24 thèses récentes de doctorat, à la date de 1970. Gibb tire quelques conclusions, que relève Rogers : « Il a été solidement démontré que l’expérience de groupe intensif a des effets thérapeutiques » (Rogers élargit : « Des effets psychologiques promoteurs de croissance, growth promoting effects ») : « Des changements évidents se produisent dans la sensibilité, dans la capacité de prendre en charge ses sentiments, d’orienter sa motivation, dans les attitudes envers le moi, envers autrui et dans l’interdépendance » (ces constatations rejoignent celles de Rogers sur le processus de la thérapie centrée sur le client et sur le groupe de rencontre). « Le témoignage des recherches est clair : aucun fondement n’existe qui permette de faire quelques restrictions que ce soit à la participation de quelqu’un à un groupe » (cette conclusion est importante : elle coïncide avec le choix même de Rogers, refusant tout « filtrage », toute discrimination réjective). « Des groupes sans moniteur sont efficaces comme moyens de formation » (cette découverte, note Rogers, « ouvre la voie à un usage beaucoup plus large des groupes », notamment dans les milieux d’enseignement, et il vaut mieux pas de moniteur qu’un moniteur prétentieux et manipulateur). « Pour obtenir les meilleurs résultats, la formation en groupe doit être associée à l’environnement professionnel, familial et au cadre de vie de la personne » (on voit ici la progression du vecteur interpersonnel vers le vecteur institutionnel, suivant le chemin où s’engage Rogers); « D’efficaces séances de consultation, en prolongement du groupe, sont au moins aussi importantes que ce qui se produit pendant les séances de groupe, en ce qui concerne l’impact sur le participant » (Rogers insiste sur l’importance essentielle du « suivi », followup, et critique l’offre d’expériences de groupe intensif non assortie de suite ; il a mis au point un très intéressant inventaire d’évaluation pour les followup). « Pour obtenir les meilleurs résultats, les expériences de formation devaient être concentrées en des séminaires d’une assez longue durée ininterrompue » (cette considération justifie l’usage des stages intenses et d’une durée assez longue) ; enfin, « la grosse crainte répandue chez les personnes non averties à propos des effets traumatisants de la formation en groupe a peu de fondement »68. (Rogers se réjouit de voir dégonfler ce « spectre » par des études sérieuses sur le « phénomène de rumeurs » relative au travail de groupe, notamment par une enquête auprès de 1 200 directeurs d’une association, la Young Men Christian Association (ymca), où circulaient des bruits alarmants et où il se révéla qu’un seul directeur considérait son expérience comme négative, sans qu’elle l’empêchât de travailler efficacement.)

                Il faudrait, à ces indications, ajouter de nombreuses études et recherches, actuellement encore en cours, sous l’influence de Rogers, et relatives aux effets individuels et collectifs des groupes.

 

Recherches en éducation

 

                Comme on vient de le rappeler, une vaste intervention de Rogers et de ses associés du Centre de recherche sur la personne dans une institution d’enseignement de Californie, en 1967, était assorti d’un programme de recherches exigeant. Mais celuici n’avait pu être mené à son terme : aussi malgré les résultats démonstratifs de l’intervention, Rogers éprouva une frustration pour sa volonté de vérification expérimentale. Celleci allait se trouver néanmoins satisfaite par les travaux à grande échelle de divers chercheurs aux EtatsUnis, dans plusieurs pays et notamment en Allemagne.

                Il allait relater les résultats de ces recherches dans un article de 1976, dans The Burton Lecture of 1976, à l’Université Harvard, puis dans Un manifeste personnaliste, en 1977, enfin dans Freedom to Learn in the Eighties, en 1983.

                Après la fin des années soixante, en effet, David Aspy et Flora Roebuck, avaient conduit pendant dix ans, de nombreuses recherches, pour le National Consortium for Humanizing Education, touchant cinq cent cinquante enseignants et dix mille élèves, pour trois mille sept cents heures de cours, en premier et second degré, à la fois dans des zones rurales et dans des villes. Ils s’appuyèrent, pour l’étude des modalités et des habiletés d’enseignement, sur les travaux et instruments de Bloom (relatifs notamment à l’évaluation des progressions vers des objectifs clairement distingués), de Flanders (permettant la mesure des interactions entre enseignants et élèves) et de Carkhuff (proposant des échelles d’attitudes et de processus interpersonnels) : en vue de corréler les « conditions de facilitation » déployés par les enseignants et les effets ou résultats obtenus chez les élèves (sur des tests de connaissance, l’aptitude à résoudre des problèmes, l’absentéisme, etc.).

                Aspy et Roebuck rassemblèrent les résultats des multiples recherches qu’ils avaient conduites dans un ouvrage de plus de trois cents pages, paru en 1977 sous le titre : Les jeunes ne peuvent apprendre de la part de gens qu’ils n’aiment pas (Kids don’t learn from people they don’t like). Cet ouvrage n’a pas été traduit en français.

                Dès la page 5, Aspy et Roebuck précisaient leur filiation à Rogers et le choix de leurs concepts de base dans l’ordre : empathie, congruence, regard positif, mesurés du plus bas au plus haut niveau manifesté pour chacun de ceuxci. Et ils formulaient leur hypothèse : « Plus les niveaux de compréhension, d’authenticité et de respect qu’un enseignant donne à ses élèves sont élevés, plus les élèves désirent apprendre »69.

                Carl Rogers notait « les légères modifications à la définition des termes utilisés, pour les rendre appropriés au contexte scolaire. L’empathie (E) à été redéfinie comme l’effort d’un enseignant pour comprendre la signification que revêt l’expérience vécue à l’école par l’élève. Les manifestations de considération positive (PR = positive regard) ont été définies comme les diverses façons pour lesquelles l’enseignant manifeste du respect à l’élève en tant que personne. La congruence (C) n’avait pas besoin d’une nouvelle définition. Il s’agissait du degré d’authenticité de l’enseignant dans sa relation aux élèves »70.

                Les échelles de Carkhuff distinguaient, pour les trois concepts, des repérages de comportements dans les relations interpersonnelles de l’enseignant visàvis de ses élèves, cotés de 1 à 5. Rogers résumait les constatations auxquelles étaient arrivés David Aspy et Flora Roebuck au terme du traitement statistique raffiné de leurs considérables données : « Les élèves de maîtres davantage centrés sur la personne offrent un contraste frappant avec les élèves dont les maîtres sont moins centrés sur la personne. Ils tiraient un plus grand profit de l’étude des disciplines traditionnelles. Ils étaient plus portés à faire appel à leurs structures cognitives les plus élevées, telles que la résolution de problèmes. Ils avaient une représentation d’euxmêmes plus positive que celle que l’on constatait dans d’autres groupes. Ils manifestaient en classe des comportements plus actifs. Ils avaient manifestement moins de problèmes de discipline. Ils avaient un taux d’absentéisme plus faible. Les recherches ont même mis en évidence, chez ces élèves, une augmentation du qi »71.

                Dans Freedom to Learn in the 80th, en 1983, Rogers consacra de nombreuses pages à l’exposition des raffinements méthodologiques et à la multiplicité des analyses qu’avaient comportés les recherches d’Aspy et Roebuck. Il faut regretter avec vivacité, une fois de plus, qu’aucune traduction de ces pages, pas plus que de tous les ouvrages de recherche élaborés par Rogers et ses équipes n’aient été publiés en français, jusqu’à présent. Il est vrai qu’en France, quelles que soient leurs qualités, les travaux de recherche en pédagogie n’entraînent ni le souci de leur lecture, ni a fortiori quelque conviction fondée. Il est plus agréable, pour nombre d’intellectuels, de donner libre cours non à l’étude des faits mais à leur fantaisie, souvent portés à ce que Julien Benda avait appelé « la trahison des clercs », basculant d’un « romantisme du pessimisme » à un « romantisme du mépris ».

                Le défi de recherches sur l’enseignement devait toutefois être relevé en divers pays (Canada, GrandeBretagne, Israël). Ce fut le cas également en Allemagne où Reinhard et AnneMarie Tausch, à l’université de Hambourg, entreprirent de renouveler et développer dans leur propre style, les études AspyRoebuck. Travaillant avec leurs étudiants, ils conduisirent à leur achèvement de nombreux diplômes et une « armée » de thèses, qui furent publiés dans une variété de périodiques allemands. Un de leurs assistants modifia le échelles de Carkhuff, pour les rendre plus précises, plus détaillées.

                Reinhard et AnneMarie Tausch avaient cherché à voir si les conclusions des travaux AspyRoebuck se trouveraient encore valables dans un autre climat culturel. La confirmation de la généralité de ces conclusions ressortit de leur propre et longue recherche. « Avec une conscience teutonique, observa Rogers, ils examinèrent l’enseignement de 234 enseignants de différentes disciplines avec des étudiants d’âges différents fréquentant des écoles primaires, secondaires et techniques […] Ainsi, il semble vraiment se confirmer que les éléments de facilitation dans la relation maîtreélève font partie des conditions les plus importantes d’amélioration des acquisitions des connaissances des élèves »72.

                Et ils concluaient leur étude en observant que « si les enseignants, les parents, les psychothérapeutes, les membres de groupes et les gens en général, pouvaient à un degré signifiant être authentiques, empathiques et compréhensifs, traiter chaque autre avec un chaud respect, et interagir dans des voies non directives, les conséquences seraient substantielles. Une telle conduite faciliterait un développement constructif de la personnalité, faciliterait une santé psychologique, et promouvrait le développement intellectuel […]. Malheureusement, de telles qualités semblent relativement rares chez les personnes à présent. Il nous est évident que seulement 10 % des enseignants traitent leurs classes selon une approche centrée sur la personne. Si des groupes de rencontre centrée sur la personne pouvaient être proposées à des enseignants, des formateurs, des thérapeutes et des leaders de groupe, alors il est raisonnable de présumer que cela influencerait grandement leur aptitude à faciliter le changement chez les autres »73.

                Les recherches incitaient en effet à mettre au point des programmes de formation relationnelle pour les professeurs et les cadres des systèmes éducatifs. Les expé
riences réalisées dans ce domaine se montrèrent prometteuses, mais leur extension se heurta à des résistances qui étonnèrent Rogers : « Pourquoi un tel programme prendil une extension si rapide dans la formation des médecins et pour quelle raison cependant, n’existetil aucun programme de ce genre, ni autant que je le sache, le moindre désir d’un tel programme, dans nos départements de sciences de l’éducation et nos institutions de formation des maîtres ? »74. Rogers pensait que l’une des causes de ces résistances était l’absence d’encouragement à l’innovation dans les systèmes d’enseignement ; une autre pouvait être la protection institutionnelle contre l’imputation des « dégâts » effectués sur des personnes. Il faut reconnaître également qu’un système culturel, gardien des distances et des rapports entre les individus, ne peut évoluer trop vite, ne peut être trop flexible. Dans le cas français, il faut désigner également notre propension à l’abstraction et à l’accumulation des savoirs, ainsi que les caractéristiques du tempérament national porté à l’absentéisme et aux distinctions séparatives, même si l’évolution scientifique et technologique pousse au décloisonnement et à la croissance des relations.

                Sans doute, on peut reconnaître que, malgré tant de résistances ou de lenteur dans les évolutions, des progrès dans les systèmes d’enseignement ont été réalisés : en Italie, en Belgique, en Espagne, comme en GrandeBretagne ou en Grèce. On sait aussi qu’en France la finalité du système éducatif a été centrée sur l’élève et l’étudiant, par la loi de juillet 1989 ; des essais ont été réalisés dans les pratiques de formation initiale et continue, comme dans la diffusion de la « pédagogie différenciée » (par définition, soucieuse de respecter chaque élève) ; il faut aussi mentionner le développement, encore timide, de « l’évaluation formative » soutenue par le ministère de l’Education nationale à partir des travaux de l’Institut national de recherche pédagogique.

                On doit évoquer, enfin, la thèse d’Ada Abraham, professeur à l’université de Jérusalem, de formation rogérienne et psychanalytique, sur le « monde intérieur des enseignants ». Sa recherche a utilisé un instrument de Qsort avec 60 cartes, présenté à 120 enseignants et 120 élèves. Les concepts sur le « moi » sont reliés aux conceptions rogériennes et sont analysés avec beaucoup d’intelligence. Ada Abraham conclut à la gravité de la crise que vivent les enseignants : « Comment l’enseignant, cet être énigmatique, piégé dans l’absurde de sa condition actuelle, peutil transformer son destin, en choisir un autre, sinon en éprouvant son soi vrai à travers l’apparence »75. Ada Abraham a également élaboré une procédure et un instrument d’orientation rogérienne, le mispe, matrice du soi professionnel de l’enseignant (1972).

 

En guise d’alerte

 

                Nous avons détaillé, sans pouvoir entrer dans la finesse des analyses, les modalités multiples et obstinées des recherches auxquelles Rogers a donné une impulsion ininterrompue et un approfondissement ou une simplification subtils.

                Cette volonté de preuve, rejaillissant en créativité de moyens proposés aux relations, est caractéristique de l’approche rogérienne. Celleci se débat pour accroître les chances d’une vérité ou plutôt d’une vérification : contre ses détracteurs, ses propres doutes, ses contradictions ; pour une signification croissante. Non que le débat soit clos : loin de là. Il en est des recherches rogériennes comme de toutes les autres. En ce qui concerne la psychothérapie, un examen scrupuleux permet à Neil Watson d’assurer en 1984 : « Après vingtcinq années de recherches sur les hypothèses de Rogers, il n’y a pas encore de recherche menée avec la rigueur requise pour pouvoir tirer des conclusions sur la validité de cette importante théorie »76. On peut faire remarquer, avec le grand mathématicien René Thom qu’« il n’y a pas de définition rigoureuse de la rigueur »77. Mais il faut aussi remarquer avec Brian Thorne que « des thèses plus modestes [en] sont ressorties solidement confortées : les qualités d’acceptation, d’empathie et de congruence sont, pour le moins en rapport avec l’efficacité de la thérapie et de l’enseignement »78. Mais dans le sens même de l’approche rogérienne, il faut souhaiter un renouvellement incessant des recherches et des théories.

 


 

Chapitre XV

 

 

 

 

 

 

Relief et paradoxes

 

 

 

 

 

 

                Une vie remplie de controverses et d’honneurs, de rencontres intenses et de solitude ; un caractère accueillant et néanmoins volontaire, obstiné ; une activité associant à une pratique clinique, délibérément modeste, un programme de recherche puissant et ambitieux même s’il doit être repris et dépassé ; une démarche de liberté dégageant pour soi (et d’autres) des étapes de croissance, avec continuité et pourtant suivant des ruptures ; une pensée s’organisant dans l’originalité et l’économie des conceptualisations, et cependant assimilant, unifiant des domaines de plus en plus variés ; pour finir, une influence stimulante ou vécue comme provoquante et insupportable, une vertu d’authenticité souvent ressentie comme troublante, et le témoignage d’une problématique et d’un questionnement déconcertants que l’on veut croire dépassés quand ils se manifestent plus indépassables… Rogers en vérité ! Certains pourraient lui voir appliqué le mot connu de Carl Barth à l’égard de Hegel : « Une grande question, une grande désillusion, et pourtant, une grande promesse ». Une grande promesse et une stimulante alerte ! (Pour ceux qui se réfèrent à lui, comme pour ceux qui pourraient l’écarter !)

 

L’alerte centrale

 

                Inlassablement, inexorablement, Rogers nous interpelle à propos de notre lourdeur dans les relations ou les sciences humaines. Il pose des questions opportunes, et intempestives, sur notre inclination naturelle à empiéter sur autrui et à imposer, par anxiété, des surcharges conceptuelles, affectives ou morales. Et il ne nous laisse pas quittes de nous empâter nousmêmes dans des complications théoriques ou pratiques. Au premier chef, son alerte concerne donc une volonté de « nonépaississement », plus générale que celle de nondirectivité. Et ce « nonépaississement » concerne non seulement le domaine des conceptions et des représentations, mais aussi celui des démarches et des rencontres : autant dire « noncomplication » d’une part, et « nonengluement » d’autre part.

                Car l’alerte est d’être alerte, en toute perception, comme en toute opération. C’est une invitation à être présent à sa propre conscience et à son langage intérieur, mais à condition de rester subtil, disponible, en état d’accessibilité rapide à tous les domaines et à tous les niveaux progressifs de l’expérience et de la représentation, où retentissent les surprises que nous causent les autres personnes. Les variétés, les différences, les nuances doivent, en effet, être accueillies : « Nous ne gagnons rien à confondre des relations différentes »1, observait naguère Rogers. Notre organisation conceptuelle ne doit donc pas être resserrée, obsidionnale, défensive, mais ouverte à l’inattendu, en vue de faciliter l’affinement incessant de nos possibilités de percevoir et de recevoir. Il nous importe donc de savoir « comment pratiquer une théorie qui ne soit pas une défense »2, ainsi que le remarque Alexandre Lhotellier.

                Qu’on se retienne, par conséquent, de tout réduire à des schémas ou modèles, ou catégorisations, obsessionnels. Qu’on veille à ne pas se laisser prendre par « l’ankylose des intuitions premières » dénoncée par Bachelard3. Qu’on soit vigilant pour ne pas expliquer ou construire banalement tout rapport, toute expression, tout symptôme perçu, en recourant d’ailleurs à des théorisations sophistiquées. Au congrès international de psychothérapie à Barcelone, en 1958, Binswanger décrivait, selon une précaution analogue, le mode d’expérience phénoménologique de l’« analyse existentielle » (dont Rogers s’est reconnu solidaire) : en ce « qu’il veut montrer la chose en question à partir d’ellemême, sans aucune construction théorique qui lui soit étrangère »4. Le recours aux complications préétablies (et coupées d’une vérification tangible) nous éloigne des faits. En nous encombrant, il obture l’accueil progressif de l’indicible, plus dense et plus sûr que le nondit, en tout échange.

                Rogers nous met donc en garde contre des formalisations qui sont d’autant plus fermées qu’elles sont davantage conformistes et « mondaines », tarabiscotées ou « délirantes », éloignées de leurs points de départ, et dont le mode d’expérience, remarque Binswanger, est « discursif, élaborant par extrapolation »5. La griserie des constructions indéfinies risque alors de cacher la pesanteur réelle des ratiocinations : en cellesci s’épaissit un terrorisme intellectuel et affectif, qui protège d’autrui mais qui inhibe l’audace de la pensée. Au contraire, Rogers invite au renouvellement des perspectives ou du langage, même s’il ne porte à aucune précipitation ni à aucun effet de rivalité.

                Son alerte, comme celle de Binswanger, se situe notoirement en face de certaine psychanalyse, telle qu’il la rencontre aux usa ; mais elle s’est opposée également aux lourdeurs de démarches expérimentalistes ; et elle s’est justifiée tout autant face aux idéologies réductrices, qui se réclament abusivement de la pensée marxienne. Tout effort scientifique doit se dégager du porteàfaux des systèmes ou idéologies qui se sont surcompliqués, comme pour solidifier leur crédibilité déliquescente et mieux stériliser leurs fondateurs. (Que ne pourraiton dire, à cet égard, de Descartes et des cartésiens, de Hegel et des hégéliens, de Marx et des marxistes, de Freud et des psychanalystes, aussi bien que de saint Thomas et des thomistes ou du Christ et des théologiens ?) Il a fallu savoir, jadis, renoncer aux élucubrations, pourtant précises, de Ptolémée, pour consentir à l’approche de Copernic et de Galilée, plus simple, et par conséquent, plus économique c’estàdire susceptible de potentialités accrues devant les faits nouveaux. Mais saiton encore le faire ? Et ne préfèreton pas indéfiniment gloser, par prétention ? On sait ce que Nietzsche reprochait à l’esprit de lourdeur.

                Par sa volonté de noncomplication, Rogers souhaite par conséquent conserver de l’aisance, comme un voyageur sans bagage trop lourd, désireux d’un long périple. Gardant de la disponibilité, il peut, en thérapie, comme Binswanger, chercher à préserver l’équilibre de « la liberté du psychiatre et de la liberté du malade mutuellement articulées »6. Et il a cherché un petit nombre de concepts repères à extension non restreinte et quoique de compréhension subtile et intense. Il a éliminé des symbolismes fascinateurs, notamment sexuels, pour un langage plus direct. Plus généralement, et en continuité, Rogers nous inspire de conserver à l’existence sa tonicité en nous interrogeant pour « ne pas substituer au drame concret de l’existence quotidienne, un conflit d’entités abstraites »7. Alexandre Lhotellier ajoute : « C’est là poser le problème d’une épistémologie génétique en tant qu’étude de l’accroissement de nos connaissances. Estce possible ? »8.

 

Limites

 

                A cette question, on peut adjoindre d’autres interrogations, relatives aux limites possibles, nécessaires, de l’inspiration et de la praxis de Carl Rogers.

                Par son désir d’une certaine légèreté d’approche et d’une grande simplicité de conceptualisation où il peut se retrouver proche de courants scientifiques ou juridiques, soucieux de principes et d’« économie de pensée »9, C. Rogers n’atil pas couru le risque de se fermer (en contradiction avec sa volonté d’ouverture) à nombre d’apports denses qui auraient pu élargir son horizon théorique ou le clavier de ses pratiques cliniques? Ne s’estil pas mis en situation de rester en deçà de problématiques essentielles [sur les plans sociologique, éthique, philosophique et spirituel] ?

                En ce qui concerne sa relative fermeture, elle a pu lui être reprochée, même par ceux qu’il a davantage influencés. Dans un texte récent, Max Pagès précise, par exemple : « Rogers a eu raison de critiquer une certaine défensivité de la pensée psychanalytique à l’égard de la relation, à tout le moins l’inadéquation de son vocabulaire. […] Mais cela n’autorise pas pour autant à se priver de l’apport scientifique des recherches psychanalytiques pour l’analyse des processus psychiques, de leur genèse et de leur évolution. Il n’autorise pas davantage à se priver des apports, à la théorie et à la clinique des émotions, des nouvelles thérapies reichiennes et gestaltistes, de ceux de l’analyse sociofamiliale des trajectoires individuelles…, quelles que soient les difficultés de la mise en œuvre conjointe de ces apports »10.

                Le fait de savoir ne pas se fermer dans la spécificité de certains cas, à d’autres conceptions et d’autres méthodes que celles de l’approche centréesurlapersonne, à des ajouts désirables, est aussi reconnu et soutenu par des personnalités telles que Reinhard Tausch (même si s’en indignent des rogériens plus « puristes » comme Jerold Bozarth). « Notre pratique quotidienne », assuretil, « nous montre bien qu’il nous arrive, à nous thérapeutes centréssurleclient, de ne pas aider certains de nos clients comme il le faudrait. Cela se trouve confirmé par les résultats de diverses thèses doctrinales entreprises dans le cadre d’un plan de recherche sur les thérapies individuelles, portant sur environ deux cents clients, et sur la thérapie de groupe, portant sur trois cent cinquante clients ». Brian Thorne, qui cite ce texte, ajoute : « Tausch, qui est un des chercheurs les plus productifs en matière de psychothérapie dans le monde, est persuadé, pour sa part, que dans les cas où la thérapie purement centréesurleclient ne semble pas efficace, le thérapeute ne doit pas hésiter à proposer d’autres stratégies à son client »11.

                Allant plus loin, en 1993, Max Pagès, dans son ouvrage Psychothérapie et complexité (en consonance avec les tonalités systémiques et les thèmes de la complexité), souligne avec force la nécessité de recourir à « un croisement de méthodes thérapeutiques », ou à des « stratégies thérapeutiques combinées », pour étudier et dénouer les liens selon lesquels s’« amalgament » de façon défensive « trois systèmes » qu’il décrit : émotionnel, discursif et sociofamilial. Une « réévaluation de la psychopathologie et de la psychothérapie », au terme d’une recherche approfondie « ne peut d’ailleurs s’opérer sans une confrontation de trois disciplines, ou de trois langages théoriques majeurs, la psychanalyse, la phénoménologie et la théorie des communications, dont chacun est indispensable et aucun pleinement satisfaisant »12.

                S’il place Rogers et son approche « compréhensive » dans le courant phénoménologique (lequel doit être « conjugué » à la « démarche analytique »), Pagès se rapproche de son « maître » en concevant le transfert comme « épreuve de communication », aboutissant dans le thérapeute à « une transmutation interne du contretransfert »13. Et il peut alors écrire en 1996 : « Rendons donc hommage à notre maître Carl Rogers pour avoir affirmé sans ambiguïté la légitimité d’une approche existentielle et relationnelle en psychothérapie. Associons à cet hommage d’autres maîtres, Freud, Reich, Marx et bien d’autres encore. Ne retenons de leurs querelles, de leur méconnaissance mutuelle, de celles de leur postérité, que ce qui est susceptible de fortifier notre esprit critique, sans adhérer à des anathèmes, à des interdits et exclusives non nécessaires »14.

                Nous sommes, par ce témoignage, loin de la critique systématique d’un Jeffrey Masson (« qui avait été psychanalyste et directeur de programmes aux archives de Sigmund Freud ») attaquant en 1989 les fondements même de toute psychothérapie, quelle qu’elle soit. S’il reconnaît en Rogers un être « gentil, plein de compassion, secourable »15, s’il loue même son « désir sincère de ne pas faire d’intrusion dans le processus de pensée de son client », il le désigne néanmoins comme « despote bienveillant » : car la nature de toute thérapie pour Masson, quelles que soient les précautions prises, ne peut que « déformer la réalité du client »16.

                Une relation optimiste de développement sans déformation, et de « confir
mation » sans dépendance trop affermie, s’avère pourtant possible entre deux personnes, audelà des fermetures et des réciproques influences. Mais les doutes restent importants, si les démarches et les conceptualisations s’arrêtent au seuil des grandes problématiques. La nature humaine, en profondeur, estelle fiable, constructive ? l’insertion ou la réinsertion sociale, sontelles viables, morales ? La personne échapperaitelle au double danger du narcissisme fermé ou d’un engluement collectif ? Que vaut l’optimisme, même méthodologique ? Jusqu’où peutil aller ? Et que peuton attendre d’une confiance accordée aux individus ou à la société ? Une acceptation de l’autre estelle acceptable ? Plus profondément, peuton ignorer le problème du mal ? Et la thérapie ne jouetelle pas, comme Rollo May le reproche affectueusement à Rogers (dans un célèbre échange de lettres en 1982), avec « le fait de ne pas affronter les sentiments haineux, négatifs, hostiles des clients, c’estàdire le mal »17 ?

                Plus encore, le mal reconnu, pour Rollo May, infiltre et corrompt toute la civilisation. A quoi Rogers objecte dans sa réponse, influencée par la pensée de Prigogine que « les perturbations actuelles dans notre société et notre monde lui semblent annoncer une inévitable transformation sociale qui vient » : il en résultera, comme le suggère l’ensemble des perturbations en chimie, « un niveau d’ordre plus élevé », atteint grâce aux personnes qui se battront « pour vivre dans le monde transformé, non des personnes moyennes (average) »18. Mais Rogers reconnaît qu’il est bien conscient que sa réponse est « hâtive et inadéquate », même si, de leur débat, public, « des gens peuvent tirer des pensées constructives »19.

 

Retenue ?

 

                Réponse hâtive ou réserve face aux problématiques essentielles : il faut reconnaître que Rogers est resté au seuil de la philosophie, surtout de la métaphysique, comme il s’est tenu en retrait des questions religieuses et spirituelles. Mais auraitil dû ou pu aller audelà de cette retenue ? Michel Serres, philosophe, nous rappelle, en cette fin du xxe siècle que « nous avons quitté le bien platonicien, l’âge des Lumières, la victoire exclusive de la science classique […] Voici venu l’âge des lueurs […] Voici l’âge des éclats et des occultations locales, l’âge du scintillement »20. Et il vante « la pudeur de la culture, la vergogne de la vérité », ou, comme « première obligation : la réserve »21. Car « l’homme gentil se retient. Il réserve quelque force à retenir sa force… »22.

                C’est à une telle caractérisation, baroque et non classique, qu’on peut rattacher la démarche rogérienne : n’outrepassant pas les limites de son domaine d’expérience vécue, et se gardant de l’enclore dans une orthodoxie rigide, qui apparût définitive ; avec sans doute l’accueil d’une insuffisante variété des approches relationnelles et thérapeutiques. S’il « surfe » [Californien d’adoption] sur les grandes houles de symbolisation et de théorisation, c’est qu’il tend à se prémunir contre une immersion trop profonde, trop étendue, dans l’abstraction. Car l’individu concret mérite d’être atteint : pardelà les concepts, « tout homme est une histoire sacrée », comme le rappelait le poète Patrice de la Tour du Pin. Présence et distance, présenciation et distanciation ont donc à être vécues dans la netteté, en maîtrisant les chutes ou dégâts qui peuvent se produire par avalanche ou par engluement.

                Rogers nous alerte justement sur les impatiences ou les rétractions qui nous prennent en tout rapport, comme en pédagogie ou en thérapie : il ne s’agit pas de deviner ou de pousser autrui, moins encore de le précéder dans ses élaborations existentielles, non plus que de traîner le pas ; mais il s’agit de prendre à la lettre, sans la sacraliser, sa parole du moment, d’accompagner sa marche, en devenant pour soi et autrui, à chaque instant, plus réellement soimême. Il s’agit aussi bien de consentir à sa propre pesée sur le monde, à sa puissance propre, à son pouvoir : mais non pas au point d’enfler et de bloquer notre pression sur autrui, par l’enflure d’un savoir ou d’un rôle englués. Jacques Ardoino reconnaît que « l’idée clef de la clinique rogérienne est dans la capacité, ou si l’on préfère, dans le pouvoir, ou dans la “puissance”, postulés chez le client »23. Le pouvoir est potentiellement réparti, il est équilibré et se retournant sur luimême, se compense relationnellement, sans fixation monopolistique. Ce qui est plus embarrassant que facile.

                Rogers nous engage, par suite, à vivre les relations sans établir des surpressions et des surincitations ou des distances, coûteuses, bloquantes et inutiles. Il ne s’agit pas d’utiliser la rencontre des autres pour pérenniser leur dépendance et annoncer en eux des approfondissements indéfinis. Fidèle à son « ami » Kierkegaard, Rogers peut répéter avec lui que « philosopher ne consiste pas à tenir des discours fantastiques, à des êtres fantastiques, mais c’est à des existants qu’on parle ». Face aux personnes vivantes, il ne saurait importer, par suite, de se tenir coi et froid, distant et neutre. Rogers engage autrui à se dégager, se dégageant luimême tout en s’impliquant. Il ne se dérobe pas devant des structures d’attente sociale ; il ne se crispe pas devant la notion d’aide, et il aide ; il n’estime pas « bons pour des goujats » le désir d’étayer autrui, et il essaie de communiquer des moyens progressifs d’autonomisation ; il approche avec simplicité, avec sensibilité, les individus, les groupes ou les institutions et ne se met aucunement en retrait tactique : car il nous invite à consentir à l’immédiateté, avec ses risques et ses chances. Dans le même temps, il ne se laisse pas prendre par l’inertie de la démarche, il ne se laisse pas aller à des interventions brusquées, il ne majore pas son rôle opératoire, il tente de réduire au minimum « la menace pour le moi de la personne »24, il est intensivement attentif à ce que la structure de la relation ne s’épaississe pas. « Comprendre les forces subtiles qui opèrent, les reconnaître et coopérer avec elles, exige un maximum de concentration et l’étude soigneuse et… de rigueur des comptes rendus complets qui découvrent le processus »25, écrivaitil dès 1942.

 

Lourdeur ou providentialisme

 

                Coopérer aux forces subtiles ! Avec rigueur, mais en souplesse : pour éviter les engluements, il n’est pas interdit d’être adroit, sembletil nous dire, même si on accepte de paraître gauche. Il faut beaucoup d’esprit pour accepter de ne pas se défendre par du « brillant » ou du conflit fracassant. Rogers nous rappelle que le sérieux d’un projet se fonde sur la simplicité, laquelle débusque le simplisme aussi bien que la volonté d’importance ou de domination. « Quand le but est plus modeste et qu’il est d’aider l’individu à se libérer pour qu’il puisse décider de ses problèmes à sa manière, alors les qualités nécessaires au psychologue sont réduites à des dimensions humaines »26. Le mandarin doit donc être démasqué, et ses prétentions ont à être ramenées à leur juste valeur. Cela vaut pour le chercheur, l’enseignant, l’éducateur, le clerc, comme pour le thérapeute, et tout responsable : pouvonsnous convenir que les rôles gagnent à être simplifiés, dégagés de leur superfétation, démythifiés de leur magie oppressive27. Et peuton opter pour une « modestie » solide ?

                Ceci ne voudrait pas dire défaut d’ambition ou renonciation, mais plutôt une attention vigilante aux richesses de tout instant, aux chances de tout devenir. Mais alors ce nonengluement, au nom des forces subtiles, ne se référeraitil pas en définitive à un « providentialisme » ? Ou bien, seraitil la maîtrise de la lourdeur ? Il nous faut préciser sur ce point, pour analyser les malentendus, en éducation comme en thérapie.

                Tout d’abord, la désenflure des rôles et des situations, le désengluement des structures de relations, ne dénotentils pas une baisse d’intensité dans l’affrontement du réel. Ardoino s’interroge : « Trop de praticiens hâtifs, et confondant l’optimisme avec la naïveté ou la désinvolture, se satisferaient d’un néorationalisme siégeant confortablement au sein d’une affectivité bien tranquille. En cela, les rogériens sont en retrait sur les moréniens. Ils ont aussi l’idée de la « rencontre » ; ils ont moins celles du « conflit »28.

                En fait, Rogers n’a cessé d’affronter, nous le savons par sa vie et son œuvre : et il est loin de s’être procuré une « affectivité bien tranquille ». Il a précisé que son approche n’était guère facile (not an easy road). On souhaiterait voir démontré qu’il en est différemment pour les rogériens. Mais on peut parier que c’est inutile : qui serait dispensé de la tension créatrice et des oppositions inhérentes à la condition humaine ?

                Il est clair, sur ce point, que certains sociologues comme JeanClaude Passeron ont plutôt reproché aux relations pédagogiques non directives de coûter cher et d’avoir, en conséquence, un rendement inférieur à l’enseignement traditionnel : « L’enseignement non directif coûte aussi, pour être efficace, plus d’efforts et plus de travail aux professeurs comme aux étudiants, ce dont les uns et les autres tendent à esquiver l’idée »29. Trop cher et trop incommode ou pas assez courageux et confortable : on voit l’hésitation des critiques. En fait, les incertitudes visent le dégonflement des allégations de conflit dans la rencontre interpersonnelle et sociale.

                Le problème est de savoir si le « conflit » est ou non la réalité dernière et unique d’un projet social. Déjà, traitant de l’œuvre de Lewin, Pierre Kaufmann demandait : « Pourronsnous tenter enfin de reprendre dans un esprit relativiste le problème du conflit »30. Ceci revient à déceler si ce conflit est conçu et vécu de façon économique, dialectisée et créatrice, ou s’il est hypostasié en vue de préserver des idéologies dictatoriales et bureaucratiques, conscientes et inconscientes. Et, plus complètement, si l’engluement dans des théories ne procède pas d’une fuite fondamentale qui permet de cacher les vrais conflits sous des faux conflits délibérément investis sur les lieux sociaux (comme un surcroît de jets de vapeur qui ferait baisser la pression dans la chaudière productrice). On comprendrait alors pourquoi Rogers dérange tant de gens.

                Sur ce point, Edgar Morin remarque : « Ce qui me frappe une fois de plus, ce sont les mutilations qu’entraîne la pensée alternative. Chez les jeunes, les questions politiques urgentes occultent les problèmes théoriques. Chez les autres, les problèmes théoriques anesthésient les problèmes politiques31 ». Il s’agit, dans l’alerte de Rogers, de se dégager à la fois des urgences aveuglantes ou engluantes et de l’épaississement des théories : mais pour mieux s’ajuster à l’évolution des temps qui nous éloigne des oppositions conflictuelles en tout ou rien. Il importe dès lors de se fier aux tensions réelles et non pas aux processus réactionnels, inflammatoires, aux « stress », qui mettent en défaut l’affrontement existentiel. C’est la relation nue qu’il faut atteindre avec rigueur, débarrassée de ses parades défensives en surtension ou soustension et de leurs oscillations dissuasives (par inhibition ou enflure).

                On sait que Max Pagès, approfondissant la pensée de Rogers, a exposé une conception dialectique du développement de la relation qui donne de la tension conflictuelle une notion unifiante : « Le conflit, si l’on réserve le mot pour désigner l’opposition de tendances mutuellement exclusives, n’est (donc) pas la loi des couches les plus profondes de la personnalité »32. Car, au niveau profond, dans une perspective héraclitéenne (à laquelle Binswanger a porté une attention particulière), les termes d’un conflit ne s’excluent pas mutuellement : « Au contraire, chacun contient l’autre terme »33. C’est un dépassement de l’ambivalence, mais aussi une présentation des processus de défense comme des modes de dissociation de l’unification, de l’économie profonde de l’être. C’est par leur réaction de défense forcée contre la relation authentique, que s’établit l’hostilité et les conduites agressives ou l’amour fusionnel. « En refusant l’angoisse de séparation, l’homme établit une relation close, et du même coup se ferme la possibilité d’une relation universelle »34. Dans l’exaltation des phénomènes de conflit ou de partisanerie (de privilégiation, comme de propriété) l’individu se replie et s’emprisonne. Il se bute et se castre dans l’inertie fébrile. « Il est donc équivalent de dire que l’on fuit la liberté et que l’on fuit la séparation »35. Effet « Bunuel » !

                Lobrot, de son côté, a dénoté la récupération qui est faite des conflits pour assurer des emprises excessives. « La bureaucratie… sort de ces conflits et se justifie par eux »36. Et il analyse les contradictions flagrantes et les mécanismes de dépit et de pourrissement qui poussent « à favoriser les attitudes régressives et primitives, les réactions de dépendance, les “appels au père” ». On ne conçoit pas d’autre solution aux menaces venant des autres collectivités, des autres ethnies, des autres personnes que le recours à un Pouvoir toutpuissant ennemi de tous et rétablissant, en fait, une domination bien pire que les autres puisqu’elle supprime la liberté humaine fondamentale »37. Daniel Hameline remarque que Lobrot dénonce ici un déplacement subtil du « providentialisme » ; « l’intériorisation répressive du modèle autoritaire du DieuProvidence est à la source même de l’aliénation des personnes dans la dépendance du pouvoir bureaucratique. Ni Dieu, ni Père, ni Maître »38.

                C’est sur une dénonciation de cette nature quoique plus nuancée que repose l’alerte de Rogers : trop d’individus s’agenouillent devant les divers avatars, les divers « totems et tabous » de la structureProvidence. Et ils font comme si un changement institutionnel, un remaniement des structures sociales, entraîneraient par eux seuls un bienfait absolu, une « solution définitive ou finale » aux difficultés de relation, aux effets de domination et aux racismes.

                Joseph Gabel a dénoncé une telle mystification dans sa « sociologie de l’aliénation », en parlant sur l’exemple de la décolonisation : « Celleci apparaît tout d’abord comme une négativité créatrice et, à la différence des autres révolutions, ce caractère négatif est inscrit ici dans la nomenclature. La tentation surgit alors d’ontologiser cette négativité… dans les cadres de cette ontologisation, la persistance réelle ou imaginaire de l’exadversaire colonialiste peut devenir prétexte d’immobilisme, de régression, voire d’ambitions impérialistes de signe contraire. Un concept historiquement et culturellement aussi valable que celui de négritude peut ainsi dégénérer en facteur de réaliénation à partir du moment où il se définit comme rejet ethnocentriste global du « Blanc » ou encore s’il s’assortit — et ce n’est pas une vue de l’esprit — de préjugé antisémite »39. Gabel précise : « Pas d’aliénation sans mystification et sans mystification acceptée. Ce n’est pas l’Etat totalitaire qui est aliénant, c’est la logique totalitaire, dans la mesure où elle est acceptée, “intro
jetée”. La possibilité même d’une telle introjection, la nature de ses mécanismes, constitue un problème angoissant et tenacement actuel »40.

                Dans le défi que nous fait Rogers, la bataille peut réduire les inerties qui alourdissent les rapports sociaux et qui raidissent ou bloquent les structures et les sociétés, inhibant les personnes, est une bataille à recommencer toujours ; et elle se place au cœur de chaque individu, comme à tous les niveaux et sur toute la superficie des institutions (à commencer par celle du mariage, de la culture et de la pédagogie). A chaque personne revient le soin de démasquer les surcharges qui rendent obèses les théories, dispendieuses les pratiques et bloqués en dépendance et en inhibition les rapports à autrui ou à soimême.

                Car nous pouvons comprendre davantage que nous n’imaginons ; nous pouvons agir plus loin et plus simplement que nous ne le croyons ; nous pouvons être plus libres et plus mobiles, visàvis des autres ou de nousmêmes ; nous pouvons aller audelà des limites provisoires qui nous heurtent, à condition de consentir à ces limites pour qu’elles se défassent, et que nous les dépassions sans les transgresser par un faux emportement. Nous pouvons décoller du conditionnement des institutions et des structures. Et il faut se garder du blocage par des dogmatismes et tous les « ismes » : « Car tout mouvement qui se met à penser en fonction d’un “isme” se trouve aussitôt si fortement appelé à réagir contre d’autres “ismes” qu’il est, à son insu, contrôlé par eux », comme le constate Dewey41.

 

Un nouveau point de vue

 

                Mais cette aisance dans les théories, cette économie dans les constructions intellectuelles, ce va et vient continu et libre entre la pratique et la théorie (ou entre l’affectif et l’intellectuel), le personnel et l’institutionnel, comment pouvonsnous l’expliciter ?

                Je suis porté invinciblement dans mes réflexions sur l’immédiateté, l’économie et la structure des concepts, le « continuisme » (au sens de Dewey) constatés chez Rogers, et pour me signifier son alerte, à me servir d’une image empruntée, en deçà de la biologie, au monde de la physicochimie. Et je médite sur une situation d’être qui aurait quelque analogie avec le « point triple » ou les « points eutectiques » étudiés expérimentalement pour une substance ou un mélange. A une certaine température et à une certaine pression déterminées, un corps chimique pur peut se manifester simultanément dans sa phase solide, dans sa phase liquide et dans sa phase gazeuse, en proportions variables et changeantes aux moindres coûts d’énergie : c’est le point triple défini par une température et une pression déterminées. Sur ce point d’existence42, la « communication », le passage, d’une phase à une autre est quasiment instantané, et les trois phases au lieu de s’exclure ou de se détruire réciproquement restent compatibles. Il en est de même aux points eutectiques : points triples et points eutectiques manifestent ainsi une simplicité, une unicité dans une complexité de changements incessants et autoéquilibrés ou équilibrables à moindre prix. Leur connaissance importe à la maîtrise des substances et de leurs mélanges.

                Mais son image peut aussi être rapprochée du problème plus profond qui se noue à la notion d’énergie. Dans l’histoire de la science et de la pensée, celleci a rendu possible la conception même, puis la mesure et la maîtrise, des transformations possibles, les unes relativement aux autres, de toutes les structures phénoménologiques. Non seulement, selon la physique et la thermodynamique anciennes, toutes les formes de l’énergie (mécanique, chimique, calorique, lumineuse, électrique) peuvent être transformées l’une dans l’autre. Bien plus, depuis Einstein, la structure ellemême de la masse peut se quantifier et se changer en énergie, et inversement ; et les forces gravitationnelles peuvent, sans doute, être réincorporées à un champ unitaire de toutes les autres forces, électromagnétiques notamment. Il n’y a pas de barrière définitive, il n’y a pas de catégorisation absolue, mais il y a poussée de transitivité sous certaines conditions. On devine sans doute la direction de notre démarche, rejoignant celle de Gilbert Simondon, dans sa thèse sur l’individuation : pourquoi ne pas enrichir les modèles de l’action et de la pensée humaine, interprétés en termes énergétiques aussi, par la référence métaphorique à ces modèles physicochimiques, au moins dans certaines limites ? Et notamment pour s’expliquer la démarche rogérienne.

                Le lieu méthodologique à établir opératoirement, en soi et en rapport à toute connaissance et action et où se situer, ne seraitil pas comme un « point multiple » ou un « lieu eutectique » (on pourrait dire aussi selon la pensée de Michel Serres, un « point de métissage ») où communiqueraient le plus vivement et le plus économiquement possible, les diverses phases de notre substance d’être, en état d’échange généralisé avec tous les ordres de la perception et de la nature. C’est une autre manière d’expliciter la recherche de congruence, et sa signification, cela revient à établir un mode d’exister, d’être soi, où émergeraient réversiblement (réflexivement, ou en équilibre « indifférent ») les forces diverses qui nous constituent et qui se transforment ou se fuient… Et par continuité à retrouver la considération positive inconditionnelle par contact sans rupture avec tout autrui, écouté en « solution » réciproque sans abandon de ses différentes caractéristiques.

 

Diagramme de phase schématique pour un système à un seul composant

 

 

Diagramme de phase indiquant les phases présentes pour deux corps,
Bismuth (Bi) et Cadmium (Cd)

                La découverte de ce lieu de compatibilité profonde dans l’être humain au sein de la nature se ferait dans une fidélité aux rappels de Freud qui nous a dégagés des tentations de nous abstraire du monde animal, en suite de Darwin. Mais elle se produirait aussi dans un attachement au pragmatisme qui recherche des opérations mesurables et découvre avec ingéniosité (avec esprit) des « variables » à saisir et réguler. Elle serait cohérente au postulat de Simondon : « Le monisme ontologique doit être remplacé par un pluralisme des phases, l’être incorporant au lieu d’une seule forme donnée d’avance, des informations successives qui sont autant de structures et de fonctions réciproques. La notion de forme doit être dégagée du schéma hylémorphique pour pouvoir être appliquée à l’être polyphasé »43. Elle ne se séparerait d’aucune forme explorable du vécu dès qu’il affleure en soi et qu’il se place dans des suites, en perspectives diachronique ou synchronique, équilibrées. Si tant est que se manifeste l’alerte de Joyce, nous invitant à découvrir « les moyens de vivre simultanément de façon tout à fait consciente dans tous les modes culturels »44.

                Avec Joyce et les commentaires à son propos que fit Umberto Eco dans L’Œuvre ouverte45, nous pouvons retrouver l’invitation à comprendre la civilisation nouvelle, polymorphe sinon polythéiste, pluraliste au moins, en train de prendre forme et force devant nous : une civilisation néobaroque, faite de foisonnements (de phases contrastées), de métissages (culturels et personnels), poussant au relief même les surfaces planes (par des « trompel’œil »), naturalisant les formes abstraites (simulacres de vignes autour de colonnes torses), conjuguant les extrêmes (à la Victor Hugo), associant virtuels et pragmatismes, liant des réseaux d’interaction amplifiée entre des individus en voie de différenciation et d’homogénisation accélérées et en rupture d’équilibre. Un nouveau monde ? En clairobscur ?

 

Simultanéisation et sens des paradoxes existentiels

 

                Dans ce monde émulsionnaire, la personne, dans son mouvement « directionnel » d’individuation, vivra des contraintes qu’elle pourra appesantir, ou au contraire réduire : si elle recherche la position, multiple ou eutectique, où la simultanéisation des phases possibles est vécue « organismiquement », c’estàdire dans un jeu délié de présenciation et de distanciation, comme en « dansant ».

                La poursuite de cette position, de ce mode d’exister revient à rechercher les dénivellations optimales (minimales, mais non restreintes) entre les phases de soimême ou dans les relations à autrui et aux structures (ou rôles) de toute nature. La prise en charge organismique, en effet, réunit des réalités différentes qui ne sont pas censurées mais non plus ségrégées. Les phases ou les êtres ont entre eux des degrés de singularité, de différenciation, ou comme dit Simondon, de « disparation », qui ne sauraient être ni insignifiants ni excessifs. Il en est de la simultanéisation réalisée de façon unifiante dans les relations, comme de l’effet de relief dans la perception visuelle.

                « Le relief intervient comme signification de cette dualité des images ; la dua
lité des images n’est ni sentie ni perçue ; seul le relief est perçu : il est le sens de la différence des deux données. De même, pour qu’un signal reçoive une signification, non pas seulement dans un contexte psychologique, mais dans un échange de signaux entre objets techniques, il faut qu’il existe une disparation entre une forme déjà contenue dans le récepteur et un signal d’information apporté de l’extérieur. Si la disparation est nulle, le signal recouvre exactement la forme, et l’information est nulle, en tant que modification de l’état du système. Au contraire, plus la disparation augmente, plus l’information augmente, mais jusqu’à un certain point seulement, car audelà de certaines limites, dépendant des caractéristiques du système récepteur, l’information devient brusquement nulle, lorsque l’opération par laquelle la disparation est assumée en tant que disparation ne peut plus s’effectuer »46.

                L’individu peut percevoir comme un relief les structures de différentes représentations ou significations qui le relient à autrui : sous réserve d’une vision ou d’une action qui ne divergent ou ne convergent pas trop. L’hypermétropie à la façon herméneutique peut ôter la vision des plans immédiats tout autant que la myopie expérimentaliste ou idéologique troublerait les plans lointains : en ces deux dispositions, les différences de plan (ou de phase) deviennent des contradictions inassimilables, entraînant des impossibilités de mise au point. L’individu voit une forme ou une autre forme, mais non pas le relief signifiant, par rapport auquel l’action optimale deviendrait possible.

                Il importe donc qu’une personne, dans un monde en turbulence instable, se place dans la position juste, focale, où les changements de plans ou de phases s’effectuent de la façon la plus mobile et d’où il est possible de se mouvoir du plus proche vers les lointains de l’environnement ou réciproquement, sans àcoups violents ni apparente incohérence. Mais cette réflexion peut expliquer aussi comment, se plaçant audelà ou en deçà des positions de « disparation » forcée ou réduite, Rogers s’est libéré de la logique aristotélicienne des contradictions et s’est placé sur un mode d’être paradoxal. Le paradoxe (baroque par excellence) n’est autre, en effet, que le « relief » des différences assumées, au point de vision sans fatigue, au point « triple » de compatibilité des phases. C’est la saisie des oppositions, des antinomies ramenées à leurs facteurs essentiels, dans une comparution supportée et fécondante.

                Et on comprend alors comment être centré sur un client, au point juste de la présence distance, est aussi être centré sur soi, en « accommodation » souple, et sur tout autre. La vision optimale libère des alternances contradictoires de la vision de soi et d’autrui : en bien et mal, en indifférent ou altérant, en tout ou rien, en subjectif ou en objectif. Et le thérapeute travaille non pas à proposer les verres qui améliorent sa vue à lui, mais ceux qui, après expérimentation, aident le client à retrouver une vue normale, c’estàdire une vue où les différences de plans apparaissent en forme de relief et non pas en trouble insupportable ou en alternance d’exclusivité (par tout ou rien).

                Les « disparations », les distances ou différences ramenées à leurs écarts optimums, ni excessifs ni trop réduits, font apparaître la structure du paradoxe si souvent évoqué à propos de Rogers. Celuici se présente avec un sérieux candide et cependant avec une subtilité et même une ruse (paysanne). Il établit une méthode de modestie dans ses relations ; cependant, il pratique une phénoménologie de l’émerveillement en cellesci. Il s’attache au développement de la personne, et pourtant il s’emploie activement à faciliter l’évolution des institutions.

                On a relevé dans la « compréhension » rogérienne bien d’autres paradoxes : il utilise une technique aussi serrée, aussi précise de « nondirectivité » ou de réverbération qui, dans le même temps, assure une relation totalement intuitive avec autrui ? Il se fonde sur une attitude d’ouverture totale mais, en même temps, pose des limites ?

                Il y a encore bien d’autres paradoxes : qu’estce, en effet, que la certitude que le conseiller mettrait en acte, existentiellement, devant le client, et selon laquelle celuici posséderait totalement la possibilité de se diriger alors qu’il sait que le client, puisqu’il est venu le trouver, ne possède précisément pas encore l’aptitude à s’autodiriger ? Il y a bien contraste entre le fait et la certitude vécue ; et pourtant celleci est assez intense pour motiver comme norme le refus de donner une direction quelconque, un conseil appesanti au client. En quoi cette certitude systématique peutelle au surplus coexister en conservant son caractère d’hypothèse ? Car elle est un pari de départ, toujours difficile à vivre, et en même temps elle se vit expérientiellement comme une certitude. Il y a là une opposition, une tension importante.

                On peut joindre aussi un autre paradoxe fondamental : c’est que l’attitude rogérienne n’est pas une attitude rigide, une attitude de principe, se consolidant confortablement dans un précepte de nonintervention. Elle est au contraire, reliée à une affectivité très chaude, à une présence, à une confiance probe dans les sentiments, (feelings). Sur ce point, Rogers doit être, d’une certaine manière, toujours redécouvert. Il fait confiance aux émotions et au growth, c’estàdire à la germination, à l’épanouissement spontané du cœur et de l’être. Et autant il vit concrètement la confiance que cette germination se fera, autant il vérifie avec rigueur ses attitudes, afin d’éviter de peser indûment sur l’orientation que prendra un individu. Ainsi, conjuguetil la confiance au spontané et la rigueur pour contrôler ce qu’il fait.

                Mais le paradoxe central est situé par Max Pagès dans la proposition que l’expérience pleinement assumée (non « ambivalente ») des angoisses fondamentales « de la solitude, de la séparation, de la mort, de la différence avec autrui, de l’individualité de l’incommunicabilité avec autrui, angoisses qui s’évoquent l’une l’autre et se symbolisent mutuellement… est, paradoxalement, l’expérience de leur contraire. Accepter son individualité, sa contingence, en définitive sa mort, c’est accepter de changer et accepter de vivre »47. La reconnaissance de la valeur de la personne se fait, à la limite, « dans une expérience pleinement assumée de nonvaleur, de contingence »48. Par cette expérience d’acceptation de l’angoisse, celleci est dépassée : l’« inversion de mouvement » se produit, la fuite de soi se change en découverte de soi, le dénuement devient sécurité. La dépendance peut s’inverser en autonomie.

                Paradoxes ! « Mais il ne faut pas penser du mal du paradoxe, cette passion de la pensée, et les penseurs qui en manquent sont comme des amants sans passion, c’estàdire de piètres partenaires »49. Ces mots de Kierkegaard invitent à comprendre la « passion » de la personne, la prise en charge de l’affectivité immédiate, signifiante dans l’interaction : car « dans la forme la plus abrégée, le paradoxe peut s’appeler l’instant »50. Nous pourrions dire aussi le « relief ».

 

La philosophie du non et le néopersonnalisme

 

                On voit donc que la maîtrise des écarts, des « disparations », saisis en forme de « relief », au lieu optimal, peut expliquer le mécanisme de la loi d’inversion de mouvement, formulée par Max Pagès à propos des procédures rogériennes. En ce lieu d’intériorité ou de relation, les structurations affectives et conceptuelles ne sont plus bloquées de façon rigide, mais elles se trouvent dans des équilibres « métastables », selon le mot de Simondon. Des réversibilités incessantes et ouvertes y sont possibles, et les intégrations progressives, en « relief », s’y édifient. Aucun vecteur ou paramètre de l’existence n’y est isolé par contrainte univoque de solidification, ou de liquéfaction, ou de sublimation. Mais toute démarche se régule par la coexistence contrastée et par l’équilibre de pesée des autres démarches simultanément possibles : un développement affectif, conceptuel ou moteur, se produisant (se polarisant) dans une direction, ne bascule pas dans de l’indéfini (où il y aurait « patinage » et usure), mais il est à terme compensé ; et la position de la psyché est ramenée vers le point multiple, le lieu optimal, le point d’ajustement où se formule une évaluation organismique, aux moindres coûts.

                En ce lieu pluraliste des articulations rogériennes, les frontières perdent leur rigidité abrupte et deviennent poreuses. Bachelard réfléchissant à la fois sur les apports de la sémantique générale formulée par Korzybski (dont Rogers s’est souvent réclamé, même s’il ne l’a pas rencontré) et sur le postulat de « nonanalyse » d’Heisenberg en physique atomique, constate l’impossibilité présente de maintenir « la séparation des qualités spatiales et des qualités dynamiques dans la détermination du microobjet »51. Et il note que « la logique ne peut plus être chosiste ; elle doit réintégrer les choses dans le mouvement du phénomène »52. Les conceptions doivent être formulées en position de transitivité ou de transduction ; c’est un « nonélémentalisme » qui apparaît ; un pluralisme des interprétations simultanées des phénomènes devient nécessaire. La logique aristotélicienne, basée sur l’impossibilité de la contradiction (laquelle était soulignée, renforcée et réifiée) doit céder le pas à une logique plus générale, « non aristotélicienne », dans laquelle la noncontradiction émerge avec le relief du paradoxe. C’est une « philosophe du non » qui se développe par conséquent, et qui relève d’une conception active de la dialectique. Bachelard remarque : « Si nous cherchions à développer la philosophie du non correspondant aux progrès actuels de la pensée mathématique, il nous faudrait corriger et dialectiser un à un tous les éléments de l’intuition. On montrerait facilement que l’intuition commune est caractérisée par un déficit d’imagination, par un abus de principes unifiants, par un repos dans une molle application du principe de raison suffisante »53. Et il pense à un « surrationalisme » construisant des « surobjets » : avec croissance de l’imagination, modération des principes théoriques et mise à l’honneur de « la raison polémique ». Permettre l’afflux des critiques sur des intuitions ou des conceptions offertes, c’est aller dans la voie de la science moderne : « les intuitions sont très utiles : elles servent à être détruites. En détruisant ses images premières, la pensée scientifique découvre ses lois organiques. On révèle le noumène en dialectisant un à un tous les principes du phénomène. Le schéma de l’atome proposé par Bohr il y a un quart de siècle a, dans ce sens, agi comme une bonne image : il n’en reste plus rien. Mais il a suggéré des non assez nombreux pour garder un rôle pédagogique indispensable dans toute initiation »54.

                On ne peut s’empêcher de penser à Carl Rogers : d’une part à cause de son usage de la négation, par la diffusion donnée au concept de nondirectivité ; d’autre part, en raison de l’afflux des critiques qui ont assailli les signifiants essentiels de sa démarche et de son alerte.

                En ce qui concerne les négations, elles ne cessent de rebondir positivement à partir de l’épicentre de la nondirectivité. Et il faut parler d’une nonmodélisation (Rogers précise à de nombreuses reprises que les expériences pédagogiques qu’il présente ne sont pas des « modèles à imiter », mais des « valeurs de stimulation »55. De là, il faut aussi considérer une nonmutilation de la personne, au cœur de la maîtrise de ses propres interventions, en même temps qu’une nonréification en ce qui concerne les individus par rapport auxquels elle doit dépasser la tentation de les fi
ger ou de les catégoriser. Mais il faut aussi bien désigner un projet de nonidentification à autrui (chacun devenant davantage différent de ses partenaires), conjoint à un projet de nondéfensivité (Rogers me disait son accord sur cette formulation) mais également de nonculpabilisation (si mal entendue par tant de gens, fascinés ou exaspérés par le terme de non directif). Et il faudrait parler ensuite de noninertie et de nonperfectionnisme et plus généralement de nonradicalisation : en se souvenant de la remarque de Hegel que « le savoir ne se connaît pas seulement soimême, mais encore le négatif de soimême ou sa limite »56. Et de même pour l’action.

                Nonmoralisation et nonmanichéisme, mais aussi non laisserfaire ; noninstitutionnalisme, mais aussi nonindividualisme ; nonenrôlement mais aussi nonanarchisme ; nonsurrépression, également, mais nondémobilisation pourtant. (Il est intéressant de noter que Rogers, à notre connaissance, n’a jamais utilisé le terme de nonviolence pourtant bien connu.)

                Dans cette propagation sismologique des négations, c’est une positivité qui est saisie essentiellement par Rogers au sein des négations : il agit une négation de cellesci, instaurant une dialectisation incessante. Et c’est ce qui le sépare, par exemple, de Marcuse. Sans doute la nondirectivité et la nonrépressivité ont des connotations semblables. Mais Marcuse tend, malgré lui, à absolutiser la négation (selon le « grand refus ») cassant la dialectique, alors que Rogers, dès son mouvement initial, consent aux limites, « utilisées de façon compréhensive (help fully)57 et délimitées a minimis dans un cadre de contraintes élucidées58 ».

                Il y a plus dans leur distance : car chez Rogers la position antidogmatique, dès l’abord limite tout radicalisme : la construction transitive de ses concepts et de ses projets vise à dissoudre les butées absolues et les cloisonnements. Mais surtout, sa démarche, pas à pas, approximation par approximation, négation niée par négation niée, déjoue les désespoirs et les fuites en avant : le recours à la loi d’inversion de mouvement permet le dépassement des obstructions provisoires dans la relation entre des personnes ; les liens sociaux doivent perdre leur consistance excessive, leur fait de dépendance, en gardant leur vertu de mise en présence paradoxale d’énergies individuelles, qui se stimulent, par résonance. Au pessimisme esthétique ou « intellectuelocentriste » de Marcuse répond donc, en Rogers, la confiance d’une hypothèse expérimentalisée comme on le sait.

                Et cette hypothèse concerne, en dernier ressort, une philosophie résolument personnaliste, accessible à l’effusion des critiques, si, du moins par cellesci, un « sursujet », plutôt qu’un surobjet (et autrement qu’un surhomme) peut apparaître, audessus de toutes les systématiques, fruits de « l’excès de la philosophie des idées et de la philosophie des choses »59, comme le notait Emmanuel Mounier.

                Rogers n’a pas connu Mounier et il n’a pas lu, à ma connaissance, son œuvre. Sans doute aimeraitil le propos de ce dernier : « Un existant n’est pas une cire sur laquelle on imprime des idées, des convictions ou des consignes, c’est un mouvement dialectique d’une pensée implicite à une pensée réfléchie, d’une volonté sourdement et obscurément voulante à une volonté voulue, et l’idée, l’appel, l’ordre, fussentils transcendants, doivent aller chercher au cœur de ce mouvement les dispositions qu’ils vont combler. Il faut donc que la pensée se fasse chair, chair d’existence, et en chaque homme chair de son existence »60.

                Volonté « voulante » et « voulue », pensée faite « chair d’existence », et aussi « être surabondant » ou « optimisme tragique », ces expressions ne concernentelles pas le mouvement dialectique auquel s’est efforcé Rogers ? Celuici nous porte défi de croire en l’homme, de soutenir la croissance du sujet (« le sursujet » même) de l’histoire en chaque personne rencontrée pardelà la peur petite bourgeoise d’être soimême, d’exister. Il affronte le devoir de décloisonnement et d’échange généralisé sur lequel s’ouvre la déclaration moderne des chances de l’humanisme et de la démocratie renouvelés. Il nous rappelle le droit de défaire les dénivellations inutiles. Il nous ouvre la voie d’un type de conduite « multiphasique », accordé au monde actuel des hautes tensions et des grands échanges. Ce monde appelle dorénavant le plus grand nombre à une personnalisation se développant simultanément en densité et en fluidité comme en ouverture. Car, énonçait Paul Fraisse au xxie Congrès international de psychologie, à Paris, en 1976 : « L’avenir appartient aujourd’hui à ceux qui feront appel à des tâches ouvertes et non pas fermées, à des situations ambiguës à solutions multiples, où le plan expérimental prendra en compte la recherche des processus d’élaboration et la fixation des solutions ». Demande exigeante ! Et cependant, en « retenue », Carl Rogers peut nous rappeler, selon son expression, l’imperfection à consentir en vue de progresser : par le jeu incessant des négations accouchées à leur positivité comme le sentait Hegel, soulignant que « le négatif s’enfonce avec le positif dont il est la négation »61.

                C’est une vision et une action enroulées et « en relief » que nous présente Rogers, au milieu d’une profondeur claire, plus nécessaires que jamais pour la culture et la civilisation nouvelles en train de s’ébaucher. Je ne puis m’empêcher de penser que son « approche » optimiste et paradoxale contient une signification religieuse, comme il le lui fut si souvent rappelé.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Indications bibliographiques

 

 

 

 

 

 

1. Principales œuvres de Carl Rogers

 

1931 : Measuring Personality Adjustment in Children Nine to Thirteen. New York, Teachers College, Columbia University, Bureau of publications.

1937 : « The Clinical Psychologist’s Approach to Personality Problems ». The Family, 18.

1939* : The Clinical Treatment of the Problem Child. Boston, Houghton Mifflin.

1940 : « The Processes of Therapy ». Journal of Consulting Psychology. 1940a, 4.

1940 : Some Newer Concepts of Psychotherapy. Talk at University of Minnesota. December 1940b.

1942* : Counseling and Psychotherapy. Boston, Houghton Mifflin.

1944 : « Psychological Adjustments of Discharged Service Personal ». Psychological Bulletin. 41.

1951* : ClientCentered Therapy. Boston, Houghton Mifflin.

1955 : « Persons or Science ? A Philosophical Question ». American Psychologist. 10.

1957 : « The Necessary and Sufficient Conditions of Therapeutic Personality Change ». Journal of Consulting Psychology. 21.

1959 : « A Theory of Therapy, Personality and Interpersonal Relationships as Developed in the ClientCentered Framework ». In S. Koch (ed.) Psychology : A Study of Science. Vol. 3 : Formulations of the Person and the Social Context. New York, McGrawHill.

1961* : On Becoming a Person. Boston, Houghton Mifflin.

1970* : Carl Rogers on Encounter Groups. New York, Harper & Row.

1972* : Becoming Partners : Marriage and its Alternatives. New York, Delacorte Press.

1977* : Carl Rogers on Personal Power. New York, Delacorte Press.

1980 : « ClientCentered Psychotherapy ». In A.M. Freedman, H.I. Kaplan & B.J. Sadock (eds.) Comprehensive Textbook of Psychiatry (3rd ed.). Baltimore, Williams & XXX. 1980a.

1980* : A Way of Being. Boston, Houghton XXX, 1980b.

1983* : Freedom to Learn for the 80th (Rev. ed.). Columbia Oh, Charles E. Merrill.

1989* : Carl Rogers Reader, Selections from the Lifetime Work of America’s Preeminest Psychologist, Houghton Mifflin.

 

* Œuvres majeures, dont deux rapports de recherche avec des collaborateurs, cités ciaprès.

 

2. Principales œuvres en collaboration

 

1946. Rogers, C. ; Wallen, J.L. Counseling with Return Servicemen. New York, McGrawHill.

1952. Rogers, C. ; Roethlisberger, F.J. Barriers and Gateways to Communication. Harvard Business Review, 30.

1954*. Rogers, C. ; Dymond, R.F. (Eds.) Psychotherapy and Personality Change. Chicago, University of Chicago Press.

1956. Rogers, C. ; Skinner, B.F. « Some Issues concerning the Control of Human Behavior ». Science. 124.

1967*. Rogers, C. ; Gendlin, G.T. ; Kiesler, D.V. ; Truax, C. (Eds.) The Therapeutic Relationship and its Impact : A Study of Psychotherapy with Schizophrenics. Madison, University of Wisconsin Press.

1968. Rogers, C. ; Steven, B. Person to Person : the Problem of Being Human. Lafayette, CA : Real People Press.

1983*. Rogers, C. ; Haigh, G. « I Walk Softly through Life ». Voices : The Art and Science of Psychotherapy. 18.

1989. Rogers, C. ; Buber, M. ; Tillich, P. ; Skinner, B.F. ; Bateson, G. ; Polanyi, M. ; May, R. and others. Carl Rogers : Dialogues. Boston, Houghton Mifflin.

1989. Rogers, C. ; Stanford, R. « ClientCentered Psychotherapy ». In Kaplan & Sadok, Comprehensive Textbook of Psychiatry, Baltimore, Williams and Wilkins.

 

3. Etudes consacrées à Rogers

 

On trouvera une bibliographie récente, détaillée dans l’ouvrage de Brian Thorne, traduit en français par Daniel Le Bon, Comprendre Carl Rogers, Privat, 1994.

 

4. Œuvres de Rogers traduites en français

 

1959 : « La communication : blocage et facilitation ». Hommes et techniques, n° 169.

1959 : « Conditions nécessaires et suffisantes d’un changement de personnalité en psychothérapie ». Hommes et techniques, n° 169.

1962 : « Théorie et recherche ». Dans : M. Kinget et C. Rogers. Psychothérapie et relations humaines. Vol. I, Paris, Nauwelaerts.

1962 : « Enseigner et apprendre ». Education nationale, n° 22.

1963 : « La relation thérapeutique : les bases de son efficacité ». Bulletin de psychologie, n° 17.

1966 : Le développement de la personne. (On Becoming a Person, 1962). Traduction de Lily Herbert, préface de Max Pagès, Dunod, Paris.

1970 : La relation d’aide et la psychothérapie (Counseling and Psychotherapy, 1942). Traduction de J.P. Zigliara, esf, Paris, 2 tomes.

1971 : Autobiographie (Autobiography, 1967). Traduction de Jacques Hochmann et Catherine Dubernard, Epi, Paris.

1972 : Liberté pour apprendre ? (Freedom to Learn, 1969). Traduction et préface de Daniel Le Bon, Dunod, Paris.

1973 : Les groupes de rencontre (Carl Rogers, on Encounter Groups, 1970). Traduction de Daniel Le Bon, préface d’André de Peretti, Dunod, Paris.

1974 : Réinventer le couple (Becoming Partners : the Marriage and its Alternatives, 1972). Traduction de Théo Carlier, Robert Laffont, Paris.

1979 : Un manifeste personnaliste (on Personal Power, 1977). Traduction de Michèle Navarro, préface d’André de Peretti, Dunod, Paris.

 

5. Principales études sur Carl Rogers en français

 

Pagès, M. 1965. L’orientation non directive en psychothérapie et en psychologie sociale. Dunod, Paris (3e éd. 1986)

Peretti, A. de. 1966. Liberté et relations humaines ou l’inspiration non directive. Epi, Paris.

Hameline, D. ; Dardelin, M.J. 1967. La liberté d’apprendre. Justifications pour un enseignement non directif. Les éditions ouvrières, Paris.

Peretti, A. de. 1969. Les contradictions de la culture et de la pédagogie. Epi, Paris.

Puente, M. de la. 1970. Carl Rogers : de la psychothérapie à l’enseignement. Epi, Paris.

Marquet, P.B. 1971. Rogers. Ed. universitaires, Paris.

Snyders, G. 1973. Où vont les pédagogies non directives ?, puf, Paris.

Peretti, A. de. 1974. Pensée et vérité de Carl Rogers. Privat, Toulouse.

Hameline, D. ; Dardelin, M.J. 1977. La liberté d’apprendre, situation II. Les éditions ouvrières, Paris.

Poeydomenge, M.L. 1984. L’éducation selon Rogers, les enjeux de la nondirectivité. Dunod, Paris.

Thorne, B. 1994. Comprendre Carl Rogers. Privat, Toulouse.

 

6. Ouvrages de référence

 

Publié en 1995, Positive Regard : Carl Rogers and Other Notables he Influenced, Science and Behavior Books, Palo Alto, 458 p., contient les témoignages sur Carl Rogers de neuf personnalités : Howard Kirschenbaum, Maureen O’Hara, Arthur W. Combs, Natalie Rogers, Haruko Touge, Akira Takeuchi, David Rogers, Thomas Gordon, Diane Dreher et Ruth Sanford.

On pourra consulter le journal de recherche international PersonCentered Review, notamment son numéro spécial pour le cinquantième anniversaire de l’approche centrée sur la personne,volume 5, numéro 4, novembre 1990.

 

En France, sur le plan de l’éducation, on dispose du n° 324 des Cahiers pédagogiques, mai 1994 : Une personne, l’élève.

 

Un lien est aussi établi entre les personnes intéressées par un organisme trimestriel : Mouvances rogériennes.


 

1. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 14.

2. Ibid., pp. 14 et 15.

3. Voir notamment l’article « A Humanistic Conception of Man », (in Sciences and Human Affairs, ed. Richard Farson, 1965) dont nous reparlerons plus loin.

4. Cette étude a été reprise en 1962 dans le livre publié avec des apports distincts de Marian Kinget, sous le titre de Psychothérapie et relations humaines.

5. Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 157.

6. Ibid., p. 152.

1. Dans : Le développement de la personne, p. 124.

2. Ce mot est très fréquent dans le langage de Rogers.

3. Ibid., p. 40.

4. Ibid., p. 41.

5. Ibid., p. 15. Il peut être piquant de comparer à la règle i de Descartes : « Le but des études doit être de diriger l’esprit pour qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui », La Pléiade, p. 5. On se souviendra que Kilpatrick avait affirmé de Descartes que « plus que tout autre [il] écrivit “la déclaration de l’Indépendance de l’homme” », Philosophy of Education, p. 166.

6. Ibid., p. 16.

7. Ibid., p. 15.

8. Descartes, La Pléiade, p. 7.

9. Hegel, Wissenschaft der Logik, t. II, p. 164.

10. C. Rogers, Les groupes de rencontre, trad. française 1973, Dunod, p. 114.

11. P. Morel, Le sens de l’existence selon saint Jean de la Croix, t. 2, p. 91.

12. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 40. C’est ce que Rogers a réussi à vivre à Paris. Voir plus haut, chapitre viii.

13. Ibid., p. 17.

14. Ibid., p. 18.

15. H. Nyssen, Sémantique à bâtons rompus, p. 46.

16. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 19.

17. Ibid., p. 19.

18. Ibid., p. 20.

19. Ibid.

20. J. Dewey, « Philosophies of Freedom » (1928), cité dans : Gérard Deledalle, L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey, puf, 1967, p. 396.

21. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 20.

22. Ibid., p. 21.

23. J. Dewey, Logique, 1938, traduction française de Gérard Deledalle, puf, 1967, p. 169.

24. J. Dewey, « Experience and Nature », cité dans : Gérard Deledalle, L’idée d’expérience dans la philosophie de John Dewey, Paris, puf, 1967, p. 396.

25. J. Dewey, « Experience Knowledge and Value », cité dans : Gérard Deledalle, op. cit., p. 400.

26. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 25.

27. J. Dewey, « Halfhearted Naturalism », cité dans : Gérard Deledalle, op. cit., p. 40.

28. J. Dewey, Logique, p. 92.

29. Ibid., p. 92.

30. J. Dewey, « Affective Thought », cité dans : Deledalle, op. cit., p. 407.

31. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, p. 248.

32. J. Dewey, « Experience and Nature », cité dans : Deledalle, op. cit., p. 431.

33. J. Dewey, Art as Experience, ibid., p. 444.

34. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 21.

35. Ibid., p. 22.

36. Descartes, op. cit., p. 18 ; cf. également à propos de la règle x : « Je suis né, je l’avoue, avec une tournure d’esprit telle que le plus grand plaisir de l’étude a toujours été pour moi, non pas d’écouter les raisons des autres, mais de les trouver par mes propres moyens », ibid., p. 37. Une telle remarque pourrait être appliquée à Rogers.

37. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 25.

38. J. Dewey, « Creative Democracy », dans : Deledalle, op. cit., p. 495.

39. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 22.

40. Ibid., p. 22.

41. E. Berne, Des jeux et des hommes, éd. Stock. Rogers n’a jamais rencontré Berne. (Lettre à l’auteur du 20 février 1973.)

42. Descartes, ibid., p. 19.

43. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 23.

44. Ibid., p. 23.

45. Ibid., p. 23.

46. J. Dewey, L’école et l’enfant, traduction française Delachaux et Niestlé, 1953, p. 87.

47. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 24.

48. Ibid., p. 24.

49. K. Lewin, Psychologie dynamique, puf, 1959, p. 63.

50. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 24.

51. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, p. 252. Cette remarque du « chaotique » rejoint les considérations scientifiques les plus modernes. Cf. l’ouvrage d’Ilya Prigogine, Les lois du chaos, p. 16 : « Le chaos est toujours la conséquence d’instabilités », mais p. 85, « L’instabilité introduit des aspects nouveaux essentiels », audelà du chaos, vers un nouvel ordre. C’est ce qu’on peut observer dans l’approche thérapeutique ou dans les groupes de rencontre.

52. Ibid., p. 252.

53. C. Rogers, dans : Kinget et Rogers, op. cit., p. 172.

54. C. Rogers, Le groupe de rencontre, p. 19.

55. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 25.

56. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, p. 252.

57 Cf. les remarques de Spitz, à propos de « l’hospitalisme » des bébés, dû à une privation de contacts chaleureux.

58. B. Thorne, Comprendre Rogers, op. cit., p. 108.

1. C. Rogers, « A Humanistic Conception of Man », dans : Science and Human Affairs, Richard Farson, 1965, p. 18.

2. Ibid.

3. Ibid., p. 19.

4. P. Tillich et C. Rogers, a Dialogue, présenté par la radio télévision de San Diego, State College, p. 4.

5. Ibid., p. 5.

6. C. Rogers, A Humanistic Conception of Man, p. 20. A propos de Sartre, Rogers précise : « J’ai lu quelques livres de Sartre, surtout les plus brefs. Je dois dire que je n’ai jamais été très attiré par son mode de pensée ». Et il ajoute, relativement à Freud : « J’ai lu l’Introduction à la psychanalyse, de Freud et nombre de papiers de lui dans ses Œuvres complètes, il y a bien des années ». (Lettre à l’auteur du 20 février 1973.)

7. S. Freud, Malaise dans la civilisation, traduction française, puf, 1971, pp. 65 et 66.

8. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 86.

9. C. Rogers, A Humanistic Conception of Man, p. 20.

10. C. Rogers, Le développement de la personne, Dunod, p. 75 (c’est nous qui avons souligné).

11. Ibid., p. 83.

12. C. Rogers, A Humanistic Conception of Man, p. 20. Feedback : « Double circuit de messages émetteurrécepteurémetteur, avec rétroaction, réinterrogation, autorégulation », dans : A. AncelinSchützenberger, Vocabulaire des techniques de groupe, Epi, 1971.

13. Dictionary of the Social Sciences, ed. by Julius Gould et William L. Kolb, à l’article « Dependency ».

14. C. Rogers, psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 188.

15. C. Rogers, A Humanistic Conception of Man, p. 23.

16. Ibid.

17. Ibid., p. 21.

18. O. Rank, Le traumatisme de la naissance, Payot, p. 15.

19. P. Claudel, Art poétique, p. 62.

20. C. Rogers, article « ClientCentered Therapy » dans : American Hand Book of Psychiatry, 1959, vol. 3, p. 193.

21. Ibid.

22. C. Rogers, ClientCentered Therapy, 1951, p. 489.

23. Ibid.

24. C. Rogers, A Humanistic Conception of Man.

25. Rogers et Kinget, t. I, p. 162.

26. M. Pagès, « L’orientation non directive », p. 16. Dewey, dans : Logique, p. 84 : « […] Toute différenciation de structure implique extension de l’environnement. Car un nouvel organe fournit une nouvelle sorte d’interaction où des choses qui étaient antérieurement indifférentes s’intègrent dans des fonctions vitales ». Ces conceptions sont confirmées par les théories modernes en biologie comme le précise Francisco Varela : « Tout organisme “opérationnel clos”, pour assurer son autonomie [selon le concept de clôture opérationnelle, joint à celui d’autopoïèse nécessaire pour réédifier sans cesse son identité], s’ajuste “aux perturbations qui proviennent de l’environnement” selon un “couplage structurel”, par “sélection continue au sein des possibles du système”, de cet organisme ». Dans : F. Varela, Autonomie et connaissance, Le Seuil, Paris, 1989, p. 64.

27. A.E. Berlyne, dans : Berlyne et Piaget, Théorie du comportement et opération, puf, 1960, p. 66. Homéostasie ou homéostase : « Selon Cannon (1926) caractéristique générale des organismes, tendant à maintenir constantes les conditions de vie (particulièrement les milieux intérieurs) », dans : Vocabulaire des techniques de groupe, A. Ancelin Schützenberger, Epi, 1971. Cf. F. Varela, op. cit., p. 45.

28. Ibid., p. 67.

29. Ibid., p. 71.

30. C. Rogers, Psychotherapy and Personality Change, 1954, p. 429.

31. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 141.

32. Ibid., p. 140.

33. Ibid., p. 144. Cf. également Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 292.

34. Ibid.

35. Voir notamment dans Liberté pour apprendre ?, p. 20 : « Le lieu interne de l’évaluation » et Le développement de la personne, p. 143.

36. K. Lewin, Field Theory in Social Science, Harper et New York, 1951, p. 48. Cf. traduction française de C. Faucheux, Psychologie dynamique, puf, 1968, pp. 15 et 16.

37. Ibid., pp. 49 et 50.

38. Ibid., p. 53.

39. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 492. Il y a dans le même livre un article de Gordon qui cite aussi Lewin. Cf. également Max Pagès, dans : L’orientation non directive, p. 122. « La non addition de forces chez Lewin, ce que d’autres appellent l’absence de pression, équivaut à l’absence de direction de Rogers. Les conditions d’une réduction des forces antagonistes ne sont pas précisées chez Lewin très clairement, mais on peut les rapprocher des conditions rogériennes de compréhension et de valorisation d’autrui. »

40. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 143.

41. Berlyne, op. cit., p. 72.

42. Berlyne, ibid. « Pour revenir à notre comparaison entre la pensée et l’ascenseur, la mobilité doublée de stabilité vient de ce que le contrepoids subit un mouvement égal et opposé dès que l’ascenseur se met en marche. »

43. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 144.

44. K. Lewin, Field Theory in Social Science, p. 136.

45. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 488.

46. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 173.

47. Ibid.

48. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 497.

49. Ibid., p. 191. On pourra comparer ces conceptions à celles développées par Gilbert Simondon, dans sa thèse sur « L’individu et sa genèse physicobiologique », puf, Paris, 1964, p. 224. « L’équilibre du vivant est un équilibre de métastabilité, non un équilibre de stabilité. Les tensions internes restent constantes sous la forme de la cohésion de l’être par rapport à luimême. La résonance interne de l’être est tension de métastabilité… l’antigenèse est une problématique perpétuée… »

50. Ibid.

51. Ibid.

52. Cf. M. de la Puente, C. Rogers, De la psychothérapie à l’enseignement, Epi, 1970, p. 17, à propos du moi idéal (self ideal) : « Rogers n’utilise cette notion qu’au niveau des “résultats de la thérapie” pour faire de la recherche et non pas à celui des théories de la thérapie et de la personnalité. Sa tendance obstinée d’unification, en ce qui concerne la manière d’aborder l’homme, est évidente. La notion du “moi idéal” au niveau des théories de la thérapie et de la personnalité semble se réduire au “concept du moi”. En effet, il définit le “concept du moi”, par la configuration de l’autoperception, des perceptions des autres et du monde, et par la perception des buts et des idéaux, y compris, à ce qui nous semble, les visées les plus grandes de la personne à l’égard de sa propre image (le “moi idéal”) ».

53. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 497.

54. Ibid.

55. Ibid., p. 498. Gradient : variation graduée dans l’environnement, si l’on cherche une définition simple. En électromagnétisme, taux de variation du potentiel électrique ou magnétique dans l’espace, en suivant la direction du champ.

56. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 168.

57. Ibid.

58. Ibid., p. 174.

59. Ibid., p. 166 : « Dans le langage de la psychologie de la forme, cette variabilité de l’intensité de la conscience pourrait se décrire comme s’étendant depuis une vague conscience d’un “fond” jusqu’à la perception très nette d’une “figure” ».

60. Ibid., p. 210.

61. W. Kohler, Psychologie de la forme, col. Idées, nrf, 1964, pp. 301 et 302.

62. Ibid., pp. 344 et 345.

63. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 140.

64. Ibid., p. 141.

65. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 180.

66. Ibid., p. 172.

67. Cf. p. 499.

68. Cf. notamment pp. 499 et 500.

69. Cf. pp. 241 et 242.

70. C. Rogers, ClientCentered Therapy, pp. 499 et 500.

71. Tillich, dans : Paul Tillich and Carl Rogers, a Dialogue, p. 9.

72. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, p. 242.

73. Ibid., p. 243.

74. K. Lewin, Field Theory in Social Science, p. 136. C’est nous qui avons souligné le début de la dernière phrase. Cf. p. 137.

75. Piaget, Le structuralisme, puf, 1968, p. 49. Cf. Köhler, Psychologie de la forme, p. 146. « Le physicien aime à dire que la tension de surface tend à réduire l’étendue des surfaces liquides. Nous pouvons dire de la même manière que le groupage dans le champ sensoriel tend à établir des unités d’un certain type plutôt que d’autres. Des ensembles simples et réguliers, des surfaces closes aussi, se forment plus aisément et plus souvent que des ensembles irréguliers et ouverts ». On trouverait des chances d’approfondissement dans les théories actuelles, cognitives, se développant dans les sciences de la vie ; à propos des problèmes de « cohérence » interne liée aux « clôtures ». Cf. F. Varela, op. cit., p. 234.

76. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 212.

77. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 514.

78. Ibid., p. 515.

79. On peut craindre que se lézarde cette construction, exigeant une reconstruction très difficile.

80. C.G. Jung, L’homme à la découverte de son âme, Ed. du MontBlanc, Genève, 1950, p. 203.

81. Cf. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, p. 64, parlant d’un individu : « La névrose, par ses refoulements, l’a privé de nombreuses sources d’énergie psychique qui eussent été fort utiles à la formation de son caractère et au déploiement de son activité.

82. R.D. Laing, Soi et les autres, Gallimard, 1971, p. 52.

83. Ibid., p. 53.

1. C. Rogers, ClientCentered Therapy, in American Handbook of Psychiatry, vol. 3, 1959, p. 193. Il précise, à la fin de sa vie, sa conviction sur la nature basique de l’organisme humain : « L’hypothèse pose que les êtres humains, comme chaque autre organisme vivant — plante ou animal — a une tendance inhérente à développer toutes ses capacités dans des voies qui servent à maintenir ou mettre en valeur leur organisme », dans : ClientCentered Therapy, par C. Rogers et R. Sanford, publié dans un Comprehensive Textbook of Psychiatry, Baltimore, Williams and Wilkins, 1988 (publié après la mort de Rogers).

2. Ibid.

3. C. Rogers, A Humanistic Conception of Man, p. 21.

4. Descartes, Règle xiii, La Pléiade, p. 58.

5. « Psychologie industrielle », Dans : Hommes et techniques, n° 169, 1959, p. 151.

6. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 184.

7. C. Rogers, ibid., p. 184. Rogers insiste sur l’aspect premier de cette première condition attitudinelle dans nombre de livres et notamment dans Liberté pour apprendre ?, p. 111 : « La congruence, la “realness” est la plus importante parmi les attitudes dont j’ai parlé et ce n’est pas par hasard que je l’ai décrite en premier lieu ».

8. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 48.

9. M. Pagès, L’orientation non directive, p. 65. Max Pagès insiste de nouveau « sur le plaisir tranquille d’être soi » dans un texte de 1996.

10. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 203.

11. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, p. 225. Congruence veut dire aussi : « Juste ce qu’il faut » pour être dans « la portion congrue » impartie aux prêtres dans le xixe siècle.

12. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 21.

13. Voir chap. viii.

14. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 185.

15. Ibid., p. 185.

16. C. Rogers, On Encounter Groups, Hayer et Row, 1970, p. 52.

17. Ibid., p. 53.

18. Ibid., p. 54.

19. Ibid.

20. Ibid., p. 47. J’ai corrigé la traduction pour la rendre plus littérale.

21. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 48.

22. Ibid., p. 186.

23. Ibid.

24. M. Pagès, L’orientation non directive, p. 67. Réfléchissant en 1996 à ce qui le relie à Carl Rogers, Max Pagès, à partir de l’expérience du deuil écrit : « […] On peut ainsi expérimenter l’amour des clients ou des patients par le psychothérapeute, comme une sorte de donnée de base, quasi structurelle de la relation thérapeutique indépendante de ses avatars » (Mouvances rogériennes).

25. R.D. Laing, Soi et les autres, p. 20.

26. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 185.

27. C. Rogers, ibid., p. 186.

28. Ibid.

29. R.D. Laing, op. cit., p. 57.

30. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 187.

31. Ibid.

32. Script du film Gloria.

33. Article traduit dans : Hommes et techniques, n° 169, p. 134.

34. « Le stress se manifeste comme un syndrome spécifique produit cependant d’une manière non spécifique », écrit H. Selye dans son ouvrage Le stress et la vie (Gallimard, Paris, 1962, p. 83). Il ajoute : « Tandis que le stress est représenté par la somme des modifications non spécifiques qui surviennent n’importe quand dans l’organisme, le syndrome général d’adaptation (ou sga) englobe toutes les modifications non spécifiques telles qu’elles se développent dans le temps durant une exposition continue à l’attaque d’un « stressor ». L’un est un instantané, l’autre un film du stress. Le sga complet se compose de trois phases : la réaction d’alarme, le stade de résistance et le stade d’épuisement. » Ibid., p. 93.

35. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 187.

36. M. Pagès, L’orientation non directive, p. 43.

37. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 187.

38. Lettre à l’auteur du 20 février 1973.

39. Lettre à l’auteur du 10 avril 1973. On conçoit que Rogers nous écrive : « Cela me semble étrange que vous souleviez (raise) le terme “dialectique”. Je viens justement de lire l’Introduction à la personnalité en psychothérapie, de Rychlak, publié par Houghton Mifflin, 1973, et de voir qu’il me décrit comme étant résistant à donner des formulations dialectiques ».

40. Ibid.

41. Cf. B. Thorne, Comprendre Carl Rogers, op. cit., p. 58 qui opte pour une quatrième condition, ou « autre caractéristique » dont parlait Rogers en 1986, liée à « l’existence d’une dimension mystique ou spirituelle ». Rogers raconte que, quand il est « au mieux de sa forme », « détendu tout en étant proche de mon noyau transcendantal », il lui arrive « d’avoir des comportements étranges et impulsifs » qui se révèlent « très étrangement appropriés. A ces moments, j’ai l’impression que mon esprit atteint l’esprit de l’autre. Notre relation se transcende ellemême et devient une part de quelque chose de plus grand ». Cf. également le « cliché » que rejette J.K. Wood de beaucoup de gens qui répètent : « Je pense que les conditions réclamées par Rogers sont nécessaires, mais qu’elles ne suffisent pas », p. 130.

42. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 273.

1. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 176.

2. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 245. Cf. également des propositions analogues citées par M. de la Puente dans son étude sur C. Rogers, Epi, 1970, p. 146 : l’originalité de l’orientation centrée sur le client consiste « à avoir entrepris l’investigation scientifique dans le domaine de la thérapie », dans : Australian Journal of Psychology, 1965.

3. Ibid.

4. C. Rogers, Psychotherapy and Personality Change, p. 17 : « Un des traits distinctifs du programme de recherche, écrit Rogers en 1954, a été que les participants ont fonctionné comme un groupe. Comme on aurait pu s’y attendre, le groupe a appris qu’il est plus confortable de travailler d’une manière qui est consistante avec la philosophie sociale qui s’est développée graduellement autour de la thérapie centrée sur le client. En bref, la conduite du programme de recherche a été centrée sur le groupe (groupcentered) ».

5. Ibid., p. 13.

6. Cité dans : M. de la Puente, op. cit., m. 148.

7. Ibid., p. 155.

8. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 250.

9. Tableau tiré de Psychotherapy and Personality Change, 1954, p. 15. Sur vingtdeux chercheurs cités, on notera cinq femmes (Scheerer, Stock, Haimowitz, Jonietz et Bartlett).

10. Voir C. Rogers, La relation d’aide et la psychothérapie, pp. 123 à 127. Cf. également Max Pagès, article paru dans L’évolution psychiatrique.

11. Porter, An Introduction to Therapeutic Counseling, ed. Houghton Mifflin Company, Boston, 1950, pp. 178 et 179.

12. C. Rogers, La relation d’aide et la psychothérapie, p. 123.

13. Ibid., p. 129.

14. Cf. C. Rogers, ibid., pp. 57 et 98.

15. C. Rogers, ClientCentered Therapy, pp. 452 à 454.

16. M. de la Puente, op. cit., p. 151.

17. C. Rogers, ClientCentered Therapy, pp. 133134.

18. N. Raskin, An Objective Study of the Locus of Evaluation as a Factor in Psychotherapy.

19. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 252.

20. Ibid.

21. Etudes citées par C. Rogers dans ClientCentered Therapy, p. 140.

22. Dans : C. Rogers, Psychotherapy and Personality Change, p. 57, note de J. Butler et G. Haigh.

23. M. Pagès, « La psychothérapie non directive », article paru dans L’évolution psychiatrique, 1952. Nous avons beaucoup développé l’utilisation du Qsort en éducation et en formation.

24. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 182. Cf. également ClientCentered Therapy, p. 140.

25. Cité par M. de la Puente, op. cit., p. 165.

26. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 53.

27. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 33.

28. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 88.

29. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 37. Le degré élevé de la compréhension empathique présentait une corrélation significative au niveau de .001 dans les « cassuccès ».

30. C. Rogers, ClientCentered Therapy, p. 188.

31. Le tat se compose de planches de photographies ambiguës à propos desquelles on demande au client de raconter une histoire qui lui vient à l’esprit.

32. C. Rogers, Psychotherapy and Personnality Change, chapitre 9 : « Les changements en thérapie centrée sur le client évalués selon des échelles du tat, psychanalytiquement fondées », Donald Grummon, Eve John, pp. 123 et 124.

33. Ibid., chapitre 7, p. 101.

34. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 267.

35. C. Rogers, ClientCentered Therapy, pp. 183 et 184.

36. C. Rogers, Psychotherapy and Personality Change, p. 26.

37. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 262, et P.B. Marquet, Rogers, p. 130.

38. C. Rogers, Psychothérapie et relations humaines, t. I, p. 277.

39. C. Rogers, Psychotherapy and Personality Change, p. 26.

40. Ibid., p. 18.

41. Ibid., p. 22.

42. Ibid., p. 35.

43. Par exemple pour les items positifs : « Je demande beaucoup à moimême », « souvent je me moque de moimême à propos de ce qu’il m’arrive de faire », « j’ai de chaudes relations affectives avec d’autres personnes », etc. Pour les item négatifs : « J’ai une façade », « je me sens souvent humilié », « je doute de ma puissance sexuelle », etc. Cf. M. Pagès, L’orientation non directive, pp. 84 et 85.

44. C. Rogers et R. Dymond, Psychotherapy and Personnality Change, p. 80.

45. Ibid., p. 345.

46. Ibid., p. 169.

47. Ibid., p. 195.

48. Ibid., p. 216.

49. C. Rogers, Le développement de la personne, p. 94.

50. Ibid., p. 95.

51. Ibid., p. 96.

52. Ibid., p. 99.

53. Ibid., p. 100.

54. Ibid., p. 110.

55. Ibid., p. 112.

56. Etude non publiée.

57. C. Rogers, Le groupe de rencontre, p. 127.

58. Les schizophrènes étaient choisis en outre en éliminant ceux qui présentaient des complications supplémentaires de toute nature ou ceux qui avaient reçu un traitement trop intense par électrochocs ou par insulinothéraie. Pour différencier, dans la population des 900 patients de l’hôpital les plus aigus (acute) et les plus chroniques, un critère objectif fut retenu : étaient classés chroniques ceux qui avaient passé dans les hôpitaux plus de huit mois ; les autres ayant passé moins de huit mois étaient classés plus aigus (acute).

59. Il y eut en réalité dix thérapeutes, une femme participant comme cothérapeute, pour un patient. Parmi les thérapeutes, Eugène Gendlin, Carl Rogers, et Charles Truax.

60. C. Rogers, The Therapeutic Relationship, p. 60.

61. Ces échelles sont publiées dans l’ouvrage pour être mises à la disposition d’autres chercheurs en thérapie.

62. C. Rogers, The Therapeutic Relationship, p. 419.

63. Ibid., p. 520.

64. Ibid., p. 92.

65. Ibid., p. 538.

66. Voir chapitre vi.

67. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, pp. 349 et 350. On peut se demander, comme nous en avons fait nousmêmes l’hypothèse, si une intervention dans une institution n’est pas soumise à une loi d’interruption ou d’absorption discontinue. Il y aurait une hypothèse « quantique » que nous avons formulée dans notre ouvrage L’Administration, phénomène humain, chapitre v, « Energétique des groupes », pp. 113 et suiv. Egalement dans notre livre Minipsychologie de l’Administration, Le journal des psychologues, Marseille, 1990.

68. C. Rogers, Le groupe de rencontre, pp. 119 à 121.

69. D. Aspy et F. Roebuck, Kids don’t learn from people they don’t like, Human Technology Press, Massachusetts, 1977 (réédité en 1978 et 1979), p. 5.

70. C. Rogers, article dans The Burton Lecture of 1976, Harvard University.

71. C. Rogers, Un manifeste personnaliste, op. cit., p. 71.

72. C. Rogers, « L’éducation, une activité personnelle », dans : L’enseignant est une personne, sous la direction d’Ada Abraham, esf, Paris, 1984, p. 18.

73. C. Rogers, article dans The Burton Lecture of 1976, op. cit.

74. Cité dans : C. Rogers, Freedom to Learn in the 80th, pp. 218219.

75. A. Abraham, Le monde intérieur des enseignants, Epi, 1972, p. 180. Cf. également L’enseignant est une personne, op. cit, 1984.

76. Cité dans : B. Thorne, Comprendre Carl Rogers, op. cit., pp. 103104.

77. R. Thom, Apologie du logos, Hachette, Paris, 1990, p. 561.

78. B. Thorne, op. cit., p. 117.

1. C. Rogers, La relation d’aide, p. 263

2. A. Lhotellier, Le psychosociologue dans la cité, Epi, Paris, 1967, p. 109.

3. G. Bachelard, La philosophie du non, puf, Paris, 5e éd. 1970, p. 104.

4. L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, Minuit, Paris, 1971, p. 149.

5. Ibid., p. 149. Egalement p. 13 : « Ce qui est réellement visible dans le phénomène, au lieu de le transformer en l’interprétant, le prendre où il est, comme il se donne soimême et le décrire loyalement ».

6. Ibid., p. 15.

7. A. Lhotellier, ibid., p. 109.

8. Ibid.

9. Cf. R. Thom, Apologie du logos, op. cit., p. 556 : « Là, l’économie de pensée apportée par l’algèbre n’est pas niable, mais dès qu’on traite de situations plus compliquées, cet avantage de l’algèbre disparaît… l’avantage des méthodes analytiques sur les méthodes géométriques, dans un problème de nature quelque peu théorique et générale, est souvent loin d’être décisif ».

10. M. Pagès, « Foi et raison en psychothérapie », dans : Mouvance rogérienne, mars 1997.

11. B. Thorne, Comprendre Carl Rogers, op. cit., p. 125.

12. M. Pagès, Psychothérapie et complexité, Hommes et perspectives, Epi, Paris, 1993, pp. 1718.

13. M. Pagès, ibid., p. 294.

14. M. Pagès, Foi et raison en psychothérapie, op. cit.

15. Cité dans : B. Thorne, op. cit., p. 101.

16. Ibid., p. 102.

17. Dans : Carl Rogers : Dialogues, Houghton Mifflin Cy, Boston, 1989, p. 245.

18. Ibid., p. 255.

19. Ibid.

20. M. Serres, Le tiersinstruit, François Bourin, Paris, 1991, p. 77.

21. Ibid., p. 183.

22. Ibid., p. 184.

23. J. Ardoino, Propos actuels sur l’éducation, GauthierVillard, Paris, 1967.

24. A. Lhotellier, Le psychosociologue dans la cité, op. cit., p. 107.

25. C. Rogers, La relation d’aide, p. 262.

26. Ibid., p. 267.

27. Voir dans son dernier livre, Becoming Partners, traduit en français en 1974 sous le titre Réinventer le couple, Laffont, Paris, p. 298, ce qu’il dit à propos des rôles, notamment dans le mariage : « La culture, ou les souscultures amènent l’individu à jouer un rôle, à se mettre dans la peau du personnage qu’il est censé être. Vivre ainsi, c’estàdire s’efforcer de répondre à l’attente des autres, c’est renoncer à faire du mariage un processus qui achemine chaque partenaire et le couple luimême vers un progrès. Cela ne veut pas dire que toutes ces attentes soient “mauvaises” en ellesmêmes. Un individu, en effet, peut très bien décider, après mûre réflexion, de suivre une voie que ses parents croient également sage. Mais il fait luimême un choix ; il ne se conforme pas à l’attente des autres. Il y a cependant un vice qu’il est facile de déceler. Cet individu agitil ainsi parce que ses sentiments, ses rythmes naturels le poussent vers cette voie, ou se donnetil le change en disant qu’il a fait un choix personnel ? Il est très difficile de connaître ses propres sentiments. C’est l’affaire de toute une existence. Mais dans la mesure où on est à l’écoute de son propre organisme et qu’on s’oriente dans des directions qui lui conviennent, on est sûr d’éloigner son comportement des impératifs extérieurs. On peut alors évoluer vers une association complexe vers une vie en commun de plus en plus riche. C’est beaucoup moins simple que de se cantonner à un rôle, mais beaucoup plus satisfaisant ».

28. J. Ardoino, op. cit., pp. 312 et 313.

29. J.C. Passeron, « La relation pédagogique et le système d’enseignement », dans Prospective, n° 14, puf, 1967.

30. P. Kaufmann, Kurt Lewin, Vrin, Paris, 1968, p. 179.

31. E. Morin, Journal de Californie, Le Seuil, Paris, 1970, p. 103.

32. M. Pagès, La vie affective des groupes, Dunod, Paris, 1968, p. 355.

33. Ibid., p. 354.

34. Ibid., p. 388.

35. Ibid., p. 366.

36. M. Lobrot, La pédagogie institutionnelle, GauthierVillard, Paris, 1966, p. 143.

37. Ibid., p. 146.

38. D. Hameline, Du savoir et des hommes, GauthierVillard, Paris, 1971, p. 165.

39. J. Gabel, Sociologie de l’aliénation, puf, Paris, p. 62.

40. Ibid., p. 63.

41. J. Dewey, Expériences et éducation, p. 56.

42. L’équation des phases donne un nombre de degrés de liberté (f, de freedom, liberté) défini par la formule, f = c — p + 2, où c mesure le nombre de composants, et p le nombre de phases. Pour un seul composant et 3 phases, on a bien f = o, c’estàdire que le point triple s’effectue à une température et une pression bien déterminées. Dans le cas d’un mélange de 2 corps, il y a seulement une température et une concentration d’un corps par rapport à l’autre corps pour lesquelles les trois phases peuvent exister en équilibre : ce sont la température eutectique et la composition eutectique. Cf. Principles of Chemistry, de Paul Ander et Anthony J. Sonnessa, CollierMacmillan Student Editions, New York, 2e éd., 1968, pp. 701 à 717. Voir cijoint les diagrammes de phase.

43. G. Simondon, L’individu et sa genèse physicochimique, puf, Paris, 1964, p. 269.

44. Cité par Mac Luhan, dans Message et massage, J.J. Pauvert, Paris, 1968, p. 120.

45. Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Le Seuil, Paris, 1965 (Points), p. 267 : « L’ordre est devenu la présence simultanée d’ordres divers. Il appartient à chaque lecteur de choisir le sien : Finnegans Wake est une œuvre “ouverte” ». Ibid., p. 284 : « Joyce se serait tourné dans son dernier livre vers les formes labyrinthiques d’un humanisme expérimental et fantastique… » Ibid., p. 285 : « L’univers est devenu mobile et changeant : contradiction et opposition ne sont plus le mal qu’il faut éliminer par les formules abstraites de l’ordre, mais le ressort même d’une vie qui exige sans cesse de nouvelles explications de la part de qui veut s’adapter pas à pas aux formes nouvelles que prennent les choses à la lumière de la recherche ».

46. G. Simondon, ibid., p. 256. C’est nous qui avons souligné.

47. M. Pagès, L’orientation non directive en psychothérapie et en psychologie sociale, Dunod, 1965, p. 66.

48. Ibid.

49. Kierkegaard, Riens philosophiques, Gallimard, pp. 99, 100 et 121.

50. Ibid.

51. G. Bachelard, ibid., p. 109.

52. Ibid., p. 111.

53. Ibid., p. 104.

54. Ibid., pp. 139140.

55. C. Rogers, Liberté pour apprendre ?, pp. 11 et 53.

56. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, t. II, Paris, Aubier, 1939, p. 311.

57. C. Rogers, Counseling and Psychotherapy, pp. 11 et 53.

58. C. Rogers, ibid., p. 108. « Quand la relation est pauvrement définie, il y a toujours la possibilité que le client puisse faire des demandes trop lourdes au consultant. Le résultat est que le consultant reste subtilement défensif, sur ses gardes, de peur que son désir d’aide ne le fasse luimême prendre au piège. Alors que s’il comprend clairement les limitations de sa fonction, il peut baisser sa défensivité, être plus en alerte aux besoins et aux sentiments de son client, et jouer un rôle stable par rapport auquel le client peut se réorganiser luimême ».

59. E. Mounier, Introduction aux existentialismes, nrf, 1962, p. 9.

60. E. Mounier, ibid., p. 18.

61. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, op. cit., tome I, p. 334.

 

 

 

 

   

    Bibliographie  
 

Quelques pages lui sont plus particulièrement dédiées:

 

une interview exclusive sur le sens des nouvelles réformes et l'évolution du métier