Présentation...
Notoriété
Méconnaissance et controverses
Idéologies radicales et dictatures
Décloisonnement et complexification dans le second
demi-siècle
Effondrement des dogmatismes
Rogers et notre temps
Pressentiments sur l’avenir
Présence sans méprises
Note
Préface de Carl
Rogers
Première partie
Rencontres et croissance
Chapitre I.
L’enracinement paysan
Les origines rurales
La famille
L’école
La ferme
Solitude et labeur
Chapitre II. L’expatriement
universitaire
Au foyer
Le voyage en Chine
L’éloignement de la famille
Amour et séminaire
Une rencontre opportune : Kilpatrick
L’ouverture à la psychothérapie
Chapitre III.
L’orientation professionnelle
En quête d’emploi
Les années de Rochester
La rencontre d’Otto Rank
Originalité et praxis
Chapitre IV. Les
débuts d’une carrière universitaire
Professeur à l’université d’Etat de l’Ohio
Luttes et controverses
La démarche thérapeutique des années quarante
Précautions, subtilité et modestie
En pratique
L’aube des recherches
Ouverture
Chapitre V.
Chicago ou la montée d’une carrière universitaire.
La Counseling Center à Chicago
Approfondissements à Chicago
Le paradoxe d’un « temps d’épreuve"
La thérapie centrée sur le client
La pratique approfondie
Thérapie et transfert
La « rencontre » de Kierkegaard
Radicalisme et pédagogie
Le climat spécifique et ses phases successives
Le défi à Harvard
Une onde de choc
Chapitre VI.
Wisconsin, ou l’apogée d’une carrière
Le départ pour Madison
Le dialogue avec Martin Buber
La thérapie existentielle
Activités durant les années de Madison
L’approche thérapeutique des schizophrènes
Les recherches à l’université de Wisconsin
Chapitre VII. Groupes
et humanisme
La Jolla
Le groupe intensif
Le dialogue avec Tillich
L’homme et la science de l’homme
Chapitre VIII. La
rencontre de l’Europe en 1966
Préparations
Le séminaire de Dourdan
Les évaluations sur Dourdan
Le colloque de Paris
Animation et contestation
Non-conformisme, audace et sentiments positifs
Objections ou oppositions
Significations
Portée des problématiques
Chapitre IX. Vers le
personnalisme
Activité au
wbsi
Une démarche pédagogique renouvelée
L’enseignement autodirectionnel
L’intervention institutionnelle en pédagogie
Le Centre d’études de la personne (The
Center for Studies of the Person
Une activité renouvelée, soutenue et toujours contestée
Chapitre X.
L’ouverture institutionnelle
Premières rencontres institutionnelles
L’Irlande du Nord
Politique enfin
L’approche institutionnelle
Le séminaire en Espagne (1978)
Le refus du phénomène religieux
Maladie et mort d’Helen
Afrique du Sud (1982 et 1986)
« Le défi de l’Amérique centrale » (1984)
« Réception enthousiaste » en
urss (1986)
Retour, fête et nouveau départ
|
Présentation
La personne et l’œuvre de Carl
Rogers ont marqué et accompagné de façon exemplaire, parmi d’autres, les
évolutions culturelles et sociopolitiques du
xxe siècle.
Elles s’avèrent, chaque jour davantage, au-delà des polémiques ou des
étonnements, signifiantes et stimulantes, utiles et incontournables,
pour les temps qui viennent, dans leurs topiques et limites naturelles.
Il y a, pour nos réflexions et nos
actions, une présence de Carl Rogers que je souhaite donc rendre
sensible et probante au lecteur : dans la mesure où sa référence peut
aider à démêler les fils embrouillés des devenirs individuels et
collectifs, ou désensorceler le « labyrinthe »
où se perdent nos visions et prévisions actuelles, moroses ou en crise,
accolées au concept insistant, au « paradigme » de la « complexité ».
Sans doute mes propos doivent-ils
intervenir en contrechamp des ignorances ou des idéalisations, des
partis pris d’indifférence ou d’hostilité, des incompréhensions ou des
malentendus, des imitations erronées ou des résistances renouvelées,
dont les idées et les modalités d’action de Carl Rogers ont fait
l’objet : notamment en France, mais aussi dans son pays, au contraire
d’autres contrées. Des courants de doute ou de ressentiment (tant il a
dérangé les tenants d’idées reçues) ont naturellement entravé sa
démarche innovatrice, ou, par un mot dont il a contribué à faire la
fortune, et pour souligner son double dessein d’avancée et de
précaution, son « approche » : sans toutefois réussir à réduire sa
notoriété.
Né en 1902 à Chicago, Carl Rogers
s’est éteint le 4 février 1987 à La Jolla, le jour même où une lettre
aurait pu lui apprendre qu’il était proposé pour le prix Nobel de la
Paix.
Il avait antérieurement reçu, au
cours de sa longue carrière, de nombreuses marques d’honneur. Entre
autres, et indépendamment de multiples désignations en tant que docteur
honoris causa par des universités des deux Amériques ou d’Europe
(Leyde, Hambourg), on peut noter : la médaille d’argent Nicholas Murray
Butler (1955) ; l’admission à l’American Academy of Arts and Sciences
(1961) ; la désignation comme « humaniste de l’année », par l’American
Humanist Association (1964) ; l’hommage pour sa contribution
exceptionnelle (distinguished Contribution Award) par l’American
Pastoral Counselors Association (1967) ; l’hommage pour sa réussite
professionnelle (Professional Achievement) par l’American Board
of Pro-
fessional Psychology (1968). Mais surtout, il fut « le premier
psychologue dans l’histoire à recevoir la plus haute distinction de
l’American Psychological Asso-ciation pour à la fois sa
contribution scientifique [1956] et sa contribution professionnelle »
(1972), remarque une de ses biographes.
La citation pour la haute
distinction dans le domaine scientifique mettait en 1956 l’accent sur
« le développement d’une méthode originale pour rendre objectives (to
objectify) la description et l’analyse du processus thérapeutique,
la formulation d’une théorie vérifiable (testable) de la
psychothérapie et de ses effets sur la personnalité et le comportement,
et sur une large recherche systématique pour montrer la valeur de la
méthode et éprouver les implications de la théorie ».
La seconde citation, en 1972, soulignait le fait que « son engagement en
faveur de la personne intégrale (the whole person) a été un
exemple qui a guidé la pratique de la psychologie dans les écoles, dans
l’industrie, et d’un bout à l’autre de la communauté » et qui a poussé (caused)
« tous les psychothérapeutes à réexaminer dans une nouvelle lumière
leurs procédures ».
De son vivant, pour ses
quatre-vingts ans, Rogers avait pu connaître également l’hommage
éloquent qui lui était rendu, en dépit de beaucoup d’hostilité et de
critiques) par ses contemporains. Une enquête sur « les auteurs et les
articles et livres spécifiques […] qui avaient tenu le test du temps et
qui influençaient encore le champ “de la psychothérapie” classait Rogers
comme le premier dans un groupe de ceux qui avaient le plus apporté (major
contributors) ».
Une autre étude, conduite par un questionnaire auprès d’un échantillon
représentatif des membres de l’American Psychological Association,
désignait les « dix plus influents psychothérapeutes » et donnait
encore à Rogers le premier rang,
avant même Freud. Commentant cette notoriété exceptionnelle, Brian
Thorne
peut remarquer : « Il apparaît comme une figure idéalisée symbolisant
la “pureté” dans la méthode et aussi comme un nouvel espoir pour les
gens comme pour les thérapeutes ».
On ne peut manquer non plus
d’observer que Carl Rogers a publié une œuvre immense, largement
traduite à travers le monde, en douze langues, et diffusée dans plus de
quarante pays. La plupart de ses ouvrages ont connu rapidement un succès
considérable : « Près de trois quarts d’un million d’exemplaires d’On
becoming a Person » (Le développement de la personne),
toujours réimprimé ; trois cent mille exemplaires de Freedom to learn ?
(Liberté pour apprendre ?) vendus en une dizaine d’années ;
deux cent cinquante mille exemplaires de Carl Rogers on En-counter
groups (Les groupes de rencontre).
Sans faire même l’addition des multiples traductions, on peut parler de
« best-sellers » à répétition.
Et pourtant, constatent ses
présentateurs « ironiquement, alors que Rogers a influencé et continue
à influencer les vies de millions d’individus pris en charge dans des
cadres professionnels dans le monde entier, le public, ici ou là, ne
pourrait même pas reconnaître son nom ».
Même s’il n’a pas recherché une large popularité, il a toujours écrit
et parlé pour être accessible au plus grand nombre ; et l’inspiration
pionnière de ses propos est devenue, avec l’évolution des temps,
sous-jacente à de nombreuses démarches dans le champ des rapports
humains et des orientations institutionnelles. Car « bien des concepts
de Rogers (notamment le concept de soi) ont été absorbés dans la
psychologie courante, souvent sans la reconnaissance de leur origine. A
un large degré, l’impact de Rogers a été indirect. En conséquence,
l’ampleur de son impact est difficile à évaluer ».
En toute hypothèse, l’influence,
directe ou indirecte de Carl Rogers, aussi bien que son message et son
image doivent être dégagés des défauts de perception et de perspective
ou des altérations et confusions qui ont pu, à certains moments,
brouiller ou restreindre leur qualité. Il s’agit bien de voir
sereinement, avec leurs prudentes limites, les suggestives possibilités
qu’il a ouvertes, en précurseur, dans des champs multiples : ceux
de la psychothérapie, du travail social, de l’éducation et de la
formation, des institutions, de la gestion des conflits à tous les
degrés de l’échelle des relations, ainsi que, plus généralement, de la
personne et des sciences humaines.
L’ampleur et l’extension croissante
de ses entreprises et de ses propositions, théoriques et pratiques,
devaient naturellement provoquer des contestations. Rogers a été et
demeure, dans tous les domaines qu’il a abordés, une personnalité
vivement controversée, « a controversial person », comme il le
reconnaît dans son Autobiographie, en 1967 : « J’ai souvent été
ce qu’on appelle un “fauteur de troubles”. C’est que j’ai été impliqué
dans toutes sortes de conflits, de batailles professionnelles ».
Il a connu le sort de tous les
pionniers : précisément, par le fait d’avoir été placé à la charnière
des deux moitiés du xxe siècle,
en précurseur des décloisonnements généralisés qui allaient
préparer le passage des sociétés postindustrielles aux caractéristiques
du troisième millénaire, après un demi-siècle de virulence guerrière et
d’enrégimentement, qu’il importe d’évoquer comme contexte puissamment
signifiant sur son message même.
Dans sa première moitié, en effet,
notre siècle a été le théâtre d’un asservissement croissant des
individus, neutralisés en masse, sous l’invocation d’entités inexorables
(l’Etat ; le Parti ; le Prolétariat ; le Capital ; le Progrès ; la
Nation ou la Patrie). Il faut bien rappeler, tout d’abord, les
nationalismes plus ou moins belliqueux (même en France jusqu’en 1918 !)
diabolisant les peuples étrangers, mais aussi le colonialisme dominant.
On ne peut oublier, en Europe et en Asie, les conceptions oligarchiques
ou élitaires de l’Etat, ayant abouti, par leur dérive, à l’émergence
tragique des dictatures : au Portugal, en Espagne, en Italie, en
Allemagne, au Japon, en URSS
et dans les pays de l’Est ou en Chine. On doit y ajouter les
ségrégations ou relégations sexuelles (la femme tenue en dépendance,
sans droit de vote le plus souvent).
Couvrant le tout, il y avait
l’emprise d’un scientisme hautain, gouvernant, au nom du Progrès, des
logiques coupantes, une pensée par oppositions radicalisées, des
jugements catégoriques en tout ou rien. Et, en ces conditions,
l’individu n’était souvent plus rien, sinon une unité conforme ou
informe, un « homme-masse », disait Ortega y Gasset, inséré et enfermé,
par l’application d’un « mythe identitaire », dans une des strates
hiérarchisées d’identification, maîtrisant les « révoltes »,
à la mode indo-aryenne des castes (Hitler ne s’y était pas
trompé !). La voix des idéaux personnalistes était étouffée ; les
individus étaient dépouillés de leur « moi irrévocable » (Ortega y
Gasset), et séparés, disjoints les uns des autres, abstraitement
« classés ».
Qu’on ne l’oublie pas ! A tous les
niveaux il y avait, en effet, une sorte de clivage endémique séparant
les élites reconnues (jusqu’aux « apparatchiks » !) et le vulgum
pecus : même en France, les enseignements secondaires et supérieurs
étaient encore réservés à un petit nombre. L’esprit du temps laissait
croire volontiers à la « distinction », inéluctable et apparemment
définitive, entre des individus (cultivés ou non) réputés supérieurs
et d’autres classés comme inférieurs ou ennemis : occidentaux et
« indigènes », blancs et « colorés », ingénieurs et ouvriers, hommes et
femmes, chefs et « assujettis », bourgeois et « prolétaires », mandarins
[universitaires ? scolaires ?] et auditeurs [ou élèves] passifs. On
prônait, corrélativement, une seule bonne manière de faire ou de voir :
le « One best way » cher à Taylor (en attendant la « pensée
politiquement correcte » !) ; et il ne pouvait y avoir qu’« un petit
nombre d’élus », selon un jansénisme rampant.
Dans ces dispositions, les
« différences » et la variété étaient mal considérées, sinon exclues.
Les cloisons, sociales ou intellectuelles, disciplinaires ou
culturelles, étaient bâties en dur. Même Sartre, quoique philosophe de
la liberté existentielle, allait jusqu’à saluer « les gigantesques
planifications socialistes »
et reconnaître « au niveau de l’intérêt individuel […] la massification
des individus en tant que tels », sur le plan « pratico-inerte ».
Loin de se dégager ou de se révolter, Sartre a longtemps défini sa
propre démarche comme « enclavée dans le marxisme lui-même qui
l’engendre et la récuse tout à la fois ».
Ainsi les édifices, sociaux ou
psychiques aussi bien qu’économiques et intellectuels étaient cimentés
par les ferveurs d’un rationalisme abstracteur et réductionniste ainsi
que par le mythe identitaire hostile aux différences. Les rigidités, les
intransigeances et les totalitarismes, les haines qu’ils engendraient
devaient provoquer des déflagrations de violences inouïes qui allaient
en contrepartie les ébranler, puis les fissurer, secousses par
secousses, dans les ricochets monstrueux de deux guerres mondiales
et des luttes coloniales : amorçant la décolonisation généralisée
et, non sans remous ni répressions, de multiples mouvements
d’émancipation (notamment pour la « condition » féminine et l’enfance)
ou de décloisonnement.
Le paradoxe des déchaînements de
violence brute, au cours du premier demi-siècle, tient dans les
conséquences inattendues des résistances ou précautions qu’ils
provoquèrent dans le second demi-siècle.
La défense contre les attaques
aériennes fit, en effet, développer, par réplique, les radars mais
surtout des organes de calcul et d’automatisation qui se
perfectionnèrent selon une incroyable explosion technologique : la
cybernétique engendra, après la mécanographie, l’informatique
(démultipliée et miniaturisée par les microprocesseurs et les
micro-ordinateurs), mais aussi la robotique et la bureautique ou la
productique qui allaient alléger, restreindre et menacer l’emploi à son
terme.
L’épée de Damoclès, forgée d’autre
part par les armements nucléaires, allait contraindre à la « froideur »
les formes de la guerre ; elle rendit alors possibles des « explosions »
scolaires, universitaires, culturelles dans tous les pays, mais aussi
celles des communications, des migrations et des différenciations
sociales ou mercantiles, imposant la mondialisation des rapports
d’interaction entre les individus et les peuples.
L’économie, l’organisation et la
recherche devenaient des continuations de la guerre sous d’autres
formes, pour paraphraser Clausewitz. L’obstacle des distances, alibi des
morgues et des cloisonnements, se dissolvait devant la
quasi-instantanéité des échanges réciproques d’informations et de
savoirs, et l’accélération des déplacements.
La complexité croissante des
relations à tous les niveaux, les effets d’interfertilisation
(conceptuels ou technologiques) et de métissages amplifiés qui en
résultaient se trouvaient en même temps renforcés, potentialisés, par la
révolution épistémologique, qui, préparée dans la première moitié du
siècle, était désormais en irrésistible déploiement.
Les conceptions du monde et les
structures sociales pouvaient-elles rester classiques, en effet,
c’est-à-dire distinctes et claires ou définitives, alors que la
Relativité généralisée d’Einstein ne permettait plus de séparer l’espace
et le temps, l’énergie et la matière. Il n’était plus question non plus,
depuis Max Planck et Louis de Broglie, d’opposer les ondes et les
corpuscules, le continu ou le discontinu. Pouvait-on croire encore à des
entités parfaitement distinctes, alors que le physicien Schrödinger nous
avertissait, dès 1953 : « La chose qu’on a toujours nommée particule et
qui est encore par la force de l’habitude appelée d’un nom de ce genre,
n’est […] certainement pas une entité individuellement identifiable » ?
Un autre physicien surenchérissait : « On est obligé de concevoir
l’univers comme un système d’interconnexions, comme un système de
relations, d’événements, et non pas comme un système d’objets séparés ».
Relation, systémique,
complexité, non-séparabilité s’imposaient comme des
considérations essentielles à prendre en compte. Il fallait : accepter
des contradictions non séparables ;
renoncer au principe du tiers exclu ; sur le plan scientifique, combiner
la rigueur avec l’incertitude ou l’indétermination (Principe
d’Heisenberg) ; faire son deuil du rationalisme total (théorème
d’indécidabilité ou d’incomplétude irrémédiable de Gödel en
mathématiques).
Profitant de l’effervescence des
connaissances et de ces considérations, la biologie allait au surplus
s’imposer comme étant « de plus en plus la scène où se reflètent avec le
plus d’acuité les métaphores et les sensibilités de la pensée
contemporaine. Dans ce rôle elle remplace peu à peu la physique, qui
sert de point de référence depuis plus d’un siècle ».
Biologisation, personnalisation… le neurobiologiste Francisco Varela
insisterait, selon l’expérience des « laboratoires », pour marquer « que
notre monde et nos actions sont inséparables »,
de même qu’il y a « une spécification mutuelle des transformations
chimiques et des frontières physiques »,
et que « celui qui sait et ce qui est su, le sujet et l’objet, sont la
spécification réciproque et simultanée l’un de l’autre ».
Par ce lien d’interaction
entre la subjectivité et l’objectivité, énoncé vers la fin des années
quatre-vingt, on retrouve ce qu’exprimait trente ans auparavant Carl
Rogers : « Une de mes convictions les plus profondes concerne la raison
d’être de la recherche scientifique et de l’explication théorique. A mon
sens, le but capital de ce genre d’entreprise est l’organisation
cohérente d’expériences personnelles significatives ».
Cet accent sur la personne singulière allait être confirmé et renforcé
par l’importance nouvelle des conceptions sur la complexité, comme le
marque Edgard Morin : « Ainsi la biologie actuelle ne conçoit plus du
tout l’espèce comme un cadre général dont l’individu est un cas
particulier. Elle conçoit l’espèce vivante comme une singularité qui
produit des singularités ».
Des personnes !…
Prolongeant les effets des
déflagrations militaires et technologiques, la nouvelle « orientation
épistémologique et scientifique » allait, conformément à la « ferme
conviction » formulée par Francisco Varela, se révéler efficace « pour
lutter contre les diverses formes de dogmatisme qui enserrent partout
notre monde et qui peuvent nous mener à la destruction mutuelle ».
Conceptions scientifiques, mœurs, liens institutionnels et structures
sociopolitiques allaient être touchés.
En premier lieu, le scientisme est
rompu. « Le strict déterminisme a craqué », constate un astrophysicien,
Michel Cassé : « La mécanique quantique introduit un élément de hasard,
d’incertitude, qui est définitivement irréductible ».
Il ajoute : « Le certain est remplacé par le probable ».
Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, dont la pensée avait frappé
Rogers, va plus loin : « Pendant longtemps le déterminisme était le
symbole même de l’intelligibilité scientifique, tandis qu’aujourd’hui il
se réduit à une propriété valable seulement dans des cas limites ».
Et il publie en 1996, annonçant « un changement radical de la direction
suivie par la physique depuis Newton »,
un ouvrage sur le temps, le chaos et les lois de la nature, portant un
titre claironnant : La fin des certitudes.
Sur le plan des mœurs, en second
lieu, bien des équilibres anciens dans les rapports humains sont
également rompus. Les relations sexuelles se libèrent, notamment au nom
des « événements » de 1968, modifiant la vie familiale (Carl Rogers
publie dès 1972 un ouvrage traitant du mariage et de « ses
alternatives », traduit en français sous le titre Réinventer le
couple). Un nouveau rapport à la nature se manifeste aussi, marquant
un militantisme écologique, souvent ardent et impliquant, par rapport au
cosmos, pour Prigogine et Isabelle Stengers, une « nouvelle alliance ».
Les liens institutionnels perdent
également leur rigidité : « Les barrières de la répression », note en
1977 Rogers, « qui empêchent un si grand nombre d’individus d’accéder à
une prise de conscience, sont nettement plus basses que pour les
générations précédentes ».
Un déclin du pouvoir et de l’autorité institutionnelle peut alors
atteindre les sociétés devenues inéluctablement « pluralistes », comme
le constate Paul Ricœur, « où chacun n’a que la force de sa parole ».
Tout consensus global devenant impossible, les individus ont à
construire des « compromis », permettant néanmoins l’expression de leur
différences spécifiques, aux dépens du « mythe iden-
titaire », largement affaibli. De la sorte, dans les structures
sociales, des « modèles d’équilibre » se substituent aux antérieurs
« modèles d’ordre », comme le suggère Eugène Enriquez.
Les antagonismes et les antinomies ne fonctionnent plus en exclusion
réciproque mais en tension et en laissant des marges.
Les structures sociopolitiques sont
plus profondément ébranlées. Le mur de Berlin et son cloisonnement
symbolique craquent en 1989, à l’issue de la célébration du bicentenaire
des Droits de l’Homme. De vastes constructions, telles que celles de l’URSS
et de ses satellites se sont décomposées en quelques années. Les
idéologies dominantes (et impérieuses, totalitaires) s’effondrent
rapidement : qu’elles aient été marxistes-léninistes, rationalistes,
structuralistes, néo-libérales (?), maoïstes, voire existentialistes
(sartriennes) ou freudiennes puristes ! Il demeure néanmoins des
séquelles d’intégrismes et de fondamentalismes menaçants quoique
minoritaires . Mais les idéaux, les « grands récits », au sens que leur
donne le sociologue Jean-François Lyotard,
perdent leur attrait et leur crédibilité.
Si tant de conceptions et
structures, politiques, sociales, et scientifiques (pour les disciplines
« dures » ou « nobles ») se trouvent ainsi émulsionnées en profondeur,
il n’en est cependant pas de même pour les sciences humaines. Celles-ci
résistent. En recherche contestée d’une scientificité légitimante, elles
mettent du temps à admettre le défi de l’époque les conviant à
simultanément se décloisonner et articuler leurs disciplines
antagonistes. Elles manifestent donc de l’hostilité, ou au moins une
ambivalence défensive, à l’égard de pionniers plus portés à répondre à
ce défi, comme Rogers.
Les considérations qui précèdent,
opposant et conjuguant les deux moitiés de notre siècle sur la charnière
de la guerre de 1939-1945, ne nous ont pas éloignés, tant s’en faut, du
parcours original et du message de Carl Rogers. Car, avec d’autres
précurseurs, il a participé à la propagation de l’onde de « désabsolutisation »
et de décloisonnement agissant, par ricochets successifs (comme ceux
d’un « galet » tombant sur « l’eau d’une mare », dit-il dans la préface
du présent livre), sur des secteurs de plus en plus étendus et divers :
psychothérapeutiques, phénoménologiques, éducatifs, organisationnels,
médicaux, sociaux, culturels, institutionnels, philosophiques,
théologiques, scientifiques, et même politiques.
Son action s’est située au sein de
la confluence turbulente des courants multiples qui ont pu s’épancher
sur l’espace de la société américaine, « la seule qui ne soit faite que
d’émigrés »
, remarque Paul Ricœur, et où « la tolérance a longtemps reposé
sur une véritable acceptation de la diversité ».
Alors que l’Europe et la plupart des pays étaient absorbés dans leur
difficile restauration matérielle, les Etats-Unis offraient un espace
ouvert au débridement des esprits les plus originaux, souvent venus
d’ailleurs.
Outre les mouvements
psychanalytiques variés, on peut en effet distinguer, dès la fin de la
guerre 1939-1945 : le courant vif de la Dynamique de groupe, avec
Kurt Lewin, secouant les inerties de conformité et d’autoritarisme, au
profit d’un climat démocratique ; le psychodrame et la sociométrie,
impulsés par Jacob Moreno, assouplissant et relativisant les rôles
sociaux ainsi que leurs configurations et leur complémentarité ; les
conceptions relationnelles et communicationnelles portées par la
Sémantique générale (Korzybski), l’analyse transactionnelle
(Eric Berne), la Gestalt-Therapy (F. Perls), l’Ecole de Palo
Alto (Bateson) ; la prolifération de nombreux courants californiens
(ou orientaux) relatifs au potentiel humain ou consacrés à la
libération sociale et sexuelle (Marcuse, Reich, etc.). Il faut citer
également, particulièrement pour la France, le développement de la
psychosociologie
et, plus à terme, le courant systémique. Aux Etats-Unis, se
développe l’important mouvement de la « psychologie humaniste »,
avec Maslow, Rollo May auxquels se joint Rogers.
Sur un tel maëlstrom interculturel,
au sein du melting-pot américain, Carl Rogers « surfe » en
dessinant un parcours personnaliste subtil, consacré à accroître à la
fois l’autonomisation des individus et la qualité de leurs relations. Il
se joue des difficultés en vue d’assurer des rapports non-séparatifs,
non-verticalistes, entre des personnes ayant des situations et
des compétences différentes (le malade, l’élève sont promus au statut de
« client », puis de « personne »). Il participe à une forte mise en
interaction de points de vue scientifiques et de démarches
cliniques. Il associe opiniâtrement une rigueur objective et une
vive intuition subjective portant à l’empathie. Il combine, avec
d’autres chercheurs, les recherches expérimentalistes et les actions
engagées sous forme de « recherche-action ». Il équilibre, entre autres
paradoxes, un sérieux professionnel et une ingénuité relationnelle dans
les rapports interpersonnels et thérapeutiques ou dans les « groupes de
rencontre », se montrant à la fois réservé et audacieux.
Rien ne saurait mieux rendre compte
de la capacité de Carl Rogers à équilibrer les penchants paradoxaux de
son approche que les citations de la préface qu’il donnait en 1951 à son
œuvre professionnelle majeure, Client-Centered Therapy : « Cette
œuvre est relative à la souffrance et à l’espoir, à l’anxiété et à la
satisfaction, dont est rempli le bureau du thérapeute. Elle est relative
à l’unicité de la relation de chaque thérapeute avec chaque client, et,
aussi, aux éléments communs que nous découvrons dans toutes ces
relations. Ce livre est relatif aux expériences les plus personnelles de
chacun de nous. Il est relatif au client chez moi qui est assis là au
coin du bureau, luttant pour être lui-même, et cependant mortellement
effrayé d’être lui-même, tentant de voir son expérience comme elle est,
désirant être cette expérience, et cependant profondément troublé de la
rechercher.
« Ce livre est relatif à moi, en
tant que je suis assis là avec le client, lui faisant face, participant
à ce combat aussi profondément et sensiblement que j’en suis capable. Il
est relatif à moi en tant que j’essaie de percevoir son expérience, et
la signification et le sentiment et le goût et la saveur qu’elle a pour
lui. Il est relatif à moi en tant que je déplore mon humaine
faillibilité à comprendre le client et les défaillances occasionnelles à
voir la vie comme elle lui paraît…
« Il est relatif à moi qui me
réjouis du privilège d’être la sage-femme d’une nouvelle personnalité,
qui assiste avec une stupeur sacrée à l’émergence d’un moi, d’une
personne, qui voit se dérouler une naissance à laquelle j’ai pris une
importante part de facilitation.
« Il est relatif à la fois au
client et à moi dans la mesure où nous portons une attention émerveillée
aux forces puissantes et ordonnées qui sont évidentes dans toute
l’expérience, forces qui semblent profondément enracinées dans l’univers
total.
« Ce livre est, je crois, relatif à
la vie, à la vie comme elle se révèle de façon éclatante dans le
processus de thérapie, avec sa puissance aveugle et sa terrifiante
capacité de destruction, mais aussi avec son élan compensateur vers la
croissance, si la possibilité de croître lui est fournie.
« Mais ce livre est aussi relatif à
mes collègues et à moi, en tant que nous entreprenons les débuts d’une
analyse scientifique de cette expérience vivante, émouvante. Il est
relatif aux conflits à cet égard […] Je me base sur la conviction
croissante que, quoique la science ne puisse jamais faire des
thérapeutes, elle peut aider la thérapie ».
Au-delà de l’enjeu des
développements personnels, par le counseling ou la psychothérapie
(« douce » ? subtile ?) et par l’appui de la science et des recherches,
Rogers avait aussi discerné l’importance, pour notre temps, d’une
croissance de chaque personnalité devenant apte à se réapproprier le
pouvoir concret dont elle dispose réellement et dont elle se
dessaisit, trop habituellement, de façon inerte ou aveugle. Il avait
pressenti, sans erreur, que l’évolution historique vers le troisième
millénaire, allait se produire, dans le vide des idéaux (ou des
idéologies), non pas par la violence mais sous la forme d’une
« révolution tranquille (quiet Revolution).
Et il voyait « venir » celle-ci, depuis les années soixante-dix, « non
pas sous la forme d’un grand mouvement organisé, d’une armée avec des
canons et des bannières, des manifestes et déclarations, mais grâce à
l’apparition d’un nouveau type de personne en train de poindre à travers
les feuilles et les tiges mourantes, jaunissantes, en putréfaction, de
nos institutions en voie de dépérissement ».
Révolution des « œillets » au Portugal, révolution de « velours » dans
les pays de l’Est…
Et il s’était, en juste cohérence,
attaché à faire se rencontrer des personnalités au-delà des « langues de
bois » et des défenses stéréotypées. A Rust, en Autriche, en 1985, il
avait su préparer, avec l’ancien président du Costa-Rica et une
cinquantaine de personnes en positions conflictuelles, l’apaisement des
conflits violents qui avaient ensanglanté si longtemps le Nicaragua : ce
qui valut un prix Nobel de la Paix au président en exercice du
Costa-Rica. En Afrique du Sud, il était intervenu patiemment et
courageusement entre les communautés et à l’intérieur de celles-ci. Il
avait aussi participé à plusieurs séminaires avec des psychologues et
des enseignants des pays de l’Est, dans les années quatre-vingt. Et il
est mort, après un voyage enthousiaste à travers l’URSS,
en préparant une nouvelle tournée en Afrique du Sud. Ainsi, sans se
cacher ni oblitérer les risques de contrôles pervers ou de
totalitarismes brutaux ici ou là, même dans son pays, il refusait alors
tout pessimisme. « Même sous les régimes totalitaires les plus sévères,
où la politique gouvernementale, l’organisation économique, le
comportement personnel et la pensée individuelle sont contrôlés par un
groupe central, des personnes se font jour. En Russie, le nom de
Soljenitsyne n’a été que le symbole d’un mouvement beaucoup plus large.
[…] Rien ne peut éteindre l’impulsion de l’organisme humain à être
lui-même — à se réaliser de façon humaine et créatrice ».
L’histoire, du vivant de Rogers
mais surtout après sa mort en février 1987, lui a rendu raison. Anouar
El Sadate va en 1979 à Jérusalem chercher une réconciliation inespérée
auprès de Menahem Begin, au nom de l’hospitalité sacrée d’Abraham : et
c’est la paix de Camp David, patronnée par le président Carter
(admirateur de Carl Rogers), mais aussi marquée par l’assassinat de
Sadate en 1981. Andrei Sakharov défend magnifiquement, en
urss même, les droits de
l’Homme jusqu’à sa mort en 1989, facilitant l’évolution décisive de
Gorbatchev, au-delà de la « glasnost » et de la « perestroïka ». En
Afrique du Sud, après une trentaine d’années d’emprisonnement Nelson
Mandela est libéré par le président De Klerk en 1990 et il abolit avec
lui l’Apartheid. Shimon Pérès, pour Israël et Yasser Arafat, pour les
Palestiniens, préparent en Suède des accords de paix qui sont signés par
Yitzak Rabin, à nouveau à Camp David, en 1994 : accords consacrés par le
prix Nobel de la Paix pour ces trois personnes, mais aussi endeuillés
par l’assassinat de Rabin.
Si provisoires ou énigmatiques
qu’ils soient, de tels dénouements effectifs à des conflits ou
durcissements apparemment insolubles, au Moyen-Orient, en Afrique du
Sud, en Russie et dans les pays de l’Est, ont déjoué de façon humiliante
les prévisions pessimistes ou fixistes des politologues et des experts
de tous niveaux. Mais ils rendent justice, sinon à un sens
« prophétique » chez Carl Rogers, du moins à son écoute sensible des
aspirations sous-jacentes dans les individus et les peuples, et à sa
confiance méthodique dans l’intervention décisive d’audaces
individuelles et de rencontres interpersonnelles, faisant des trouées
au-delà des masques ou des trivialités.
Rogers a pu connaître aux
Etats-Unis, entre autres, l’action exemplaire de Martin Luther King.
Mais il ne lui a pas été donné de connaître, en confirmation de ses
vues, de nos jours mêmes, l’ampleur de mouvements efficaces, débordant
les institutions et les syndicats, et s’effectuant à partir de décisions
prises de façon purement individuelle mais en convergence ; en France
(contre des dérèglementations), en Belgique (contre des complicités
politiques à des crimes pédophiliques), en Serbie (contre l’annulation
inique de résultats électoraux). Il n’a pu voir le développement
d’engagements individuels, souvent héroïques, au service des personnes
en péril, dans des organisations non gouvernementales.
Aurait-il deviné qu’en France, où
il n’avait pas connu un accueil aimable, une loi d’orientation sur
l’éducation, le 10 juillet 1989, placerait, selon une « inversion
copernicienne »,
l’élève et l’étudiant au centre des institutions scolaires et
universitaires : « Le service public de l’éducation est conçu et
organisé en fonction des élèves et des étudiants. Il contribue à
l’égalité des chances […]. Les élèves et les étudiants élaborent leur
projet d’orientation scolaire, universitaire et professionnelle en
fonction de leurs aspirations et de leurs capacités, avec l’aide des
parents, des enseignants, des personnels d’orientation et des
professionnels compétents ».
Aurait-il pu prévoir, en forme de
réponse à ceux qui doutent de la continuité de son influence, qu’un
rapport publié en 1994, par la Commission des communautés européennes,
le Conseil de l’Europe, et l’Organisation mondiale de la santé, en vue
de « promouvoir la santé des jeunes en Europe », préciserait, dans le
chapitre III, la nécessité d’une « approche globale », « centrée sur
l’individu » ? Ou qu’au chapitre consacré à « l’estime de soi », à
propos de l’apprentissage de compétences sociales, serait indiqué :
« Carl Rogers (1983) estime que les bonnes relations interpersonnelles
se fondent sur le respect, la compréhension (qu’il nomme empathie) et la
sincérité. Respect veut dire que vous pensez que l’autre personne est
importante, elle a une certaine valeur, elle est précieuse et unique » ?
Oui, il y a, n’en déplaise à
quelques-uns, une présence de Carl Rogers. Et il subsiste de multiples
« inspirations » (mieux qu’orientations) à tirer loyalement de la
lecture de son œuvre et de la réflexion critique sur ses positions
successives ainsi que sur le sens de son cheminement solitaire et
solidaire, en se gardant des méprises sur ses intentions essentielles.
Car ce qu’il a fait, ce qu’il a
présenté de ses expériences ou de ses pratiques n’était en aucune façon
(ce qu’attendait ou attendrait le conformisme habituel) destinés à
entraîner l’imposition d’un modèle identitaire, contraignant,
impersonnel, ni à favoriser une « orthodoxie » rigide de son approche.
Il a averti, vertement, à propos de l’enseignement : « Ma façon de faire
n’est d’aucune manière proposée comme un modèle à suivre. J’exprime ma
façon de faire simplement pour sa valeur de stimulation ».
Alerte aux imitateurs !
Il propose donc ouvertement ses
pratiques ou ses conceptualisations (élaborées par le recours premier et
dernier à son expérience propre) non pour réduire narcissiquement mais
bien pour agrandir l’espace des possibilités combinatoires
ouvertes à chacun. Il invite à échanger sur des données concrètes,
personnalisées, en vue d’assurer des progressions
individuelles par entrechocs de positions et dispositions diverses,
contrastées, sans absolutisation ni reproduction à l’identique. Il se
félicite, pour lui sinon pour les autres, de n’avoir « jamais appartenu
à aucun groupe professionnel »,
ni d’avoir eu de « maître à penser »
: « Mais il est important pour moi d’avoir une influence, et non pas du
pouvoir ».
Car « je crois en ce que je
fais, je fais plus confiance à mon expérience qu’à telle ou telle
“opinion autorisée” ».
Et il constate son plaisir et son goût pour une « facilitation »
tournée vers « le développement d’une personne en psychothérapie, le
développement d’une interaction productive dans un groupe, ou à servir
d’“agent de changement” dans une institution ».
Il éprouve alors une « certitude à pouvoir servir de catalyseur et
produire l’imprévisible », ce qui est bien aux antipodes de la
réalisation d’une obédience.
Bien au contraire, il nous convie
« à découvrir un ordre dans un vaste et complexe réseau d’expériences »,
à nous soucier de « la logique interne dans tous les domaines », à nous
« trouver à l’avant-garde de ce qui est en train de se développer ».
Quant à lui, il n’accueille, en toute situation ou relation, « l’ici
et maintenant » avec respect que pour mieux accompagner la
germination qu’il contient, sans la brusquer ni la figer. Growth !
(« Croissance ! ») est en quelque sorte sa devise ; elle appelle de
l’ingéniosité et de la délicatesse, car (nous rappellent la sagesse et
la ruse paysannes, ici, pour moi, bourguignonne), « il ne faut pas tirer
sur l’herbe pour la faire pousser » !
Foin donc de l’impatience et du
bricolage, ou de la rodomontade ! Mais bien plutôt confiance en soi et
dans la vie elle-même associée à une maîtrise sensible et renouvelée des
attitudes et des moyens personnels mis en œuvre. « Les faits sont
toujours des amis » aimait répéter Carl Rogers. C’est à leur dégagement
et à leur amitié que le présent ouvrage est consacré.
Que ces faits nous portent à nous
situer personnellement, originalement, sur les grandes questions que
Carl a soulevées : confiance en l’humanité ; optimisme méthodologique ;
rapports créatifs entre la personne et les institutions ; destination de
la recherche scientifique et de la technologie ; conception des conflits
et de leur traitement ; métissage de l’affectivité et de la
rationalité ; culture paradoxale et civilisation nouvelle en gestation.
Bienvenue au lecteur !
André de
Peretti,
décembre
1996
Une partie notable du présent
ouvrage est constituée par la reprise de chapitres que j’avais rédigés
avec l’aide de Carl Rogers et en large correspondance avec lui. Ils
furent publiés, en 1974, dans un livre intitulé Pensée et vérité de
Carl Rogers. (Rogers n’aimait pas l’utilisation du mot « vérité »
dans le titre, en raison d’ambiguïtés possibles.)
De ce livre, j’ai retiré un long
chapitre xiv, traitant sur
quarante pages des objections faites à Rogers, surtout en France : j’ai
pu, avec la décantation qu’apporte le recul du temps, le condenser en
quelques pages adjointes au chapitre viii traitant de « La rencontre de l’Europe en 1966 ».
En revanche, j’ai intercalé comme
nouveau chapitre x, sous le titre « L’ouverture institutionnelle », un texte
développé retraçant la biographie et l’évolution des activités de Rogers
entre 1974 et 1987. J’ai également ajouté, dans la plupart des
chapitres, des précisions provenant de ses derniers ouvrages et de
travaux récents. La présentation, au début, est entièrement nouvelle et
remplace plusieurs textes. J’ai également complété la conclusion
(devenue « Relief et paradoxes »).
Je souhaite que ce livre aide le
lecteur à se faire une opinion personnelle sur l’apport à notre temps de
Carl Rogers et de son « approche ». Certains trouveront que ma
contribution ne fait qu’une part réduite aux objections ou réfutations
opposées à ses thèses. En présentant, de façon aussi compréhensive
(aussi « empathique ») que possible, un corpus de ses positions et
dispositions, je pense, selon mon tempérament et mes démarches
habituelles, offrir aux réflexions, comme aux critiques, un espace
d’assimilation, de développement, et de recherches fécondes. Il y a, dès
ici-bas, un « au-delà » !
Préface
de Carl Rogers
Il est agréable d’avoir l’occasion
de parler personnellement aux gens qui, en France, s’intéressent à mon
œuvre. J’ai maints souvenirs plaisants des échanges passionnants,
émouvants et souvent animés que j’ai eus avec les responsables et les
participants à un séminaire d’une semaine, organisé à Dourdan en 1966.
Ce fut pour moi le moment privilégié de ma visite en France. C’est là
qu’il m’a été permis de connaître et de prendre en estime André de
Peretti qui a écrit ce livre.
Je ne peux commenter ce livre
puisque je n’ai pas demandé à lire le manuscrit, mon français n’étant
malheureusement pas à la hauteur de cette tâche. J’ai de plus le
sentiment que, même si j’avais lu l’ouvrage, il serait malséant et même
présomptueux de ma part de le commenter. C’est aux autres de décider
dans quelle mesure il clarifie, développe, modifie ou contredit mon
œuvre et ma pensée. Mais ceci me laisse libre pour une tâche plus
agréable, essayer de me situer dans l’optique qui est la mienne à
présent en me tournant vers le passé et en considérant les plus de
quarante-cinq années de travail clinique accompli avec des particuliers
et des groupes et les diverses phases de mon propre développement et de
mon évolution personnelle.
Lorsque je regarde en arrière vers
mon œuvre, et considère la façon dont elle a été reçue, je crois que ma
réaction est avant tout une réaction de surprise. M’eût-on fait
part, trente-cinq ou quarante ans auparavant, de l’impact qu’elle allait
avoir, j’eusse été parfaitement incrédule. Le travail que mes collègues
et moi avons accompli a apporté des transformations ou des modifications
dans des secteurs extrêmement divers dont je mentionnerai quelques-uns.
Ce travail a complètement bouleversé les méthodes employées en
psychologie. Il a ouvert le champ de la psychothérapie aux
investigations du public et aux travaux de recherche. Il a rendu
possible l’étude empirique de phénomènes hautement subjectifs. Il a
contribué à apporter quelques changements aux méthodes éducatives à tous
les niveaux. Ce fut un des facteurs qui a apporté un changement au
concept du « leadership » industriel (et même militaire), au concept de
l’exercice du travail social et du personnel infirmier et au concept de
travail religieux. Il a été responsable d’une des tendances majeures du
mouvement du groupe de rencontre. Il a, au moins dans une faible mesure,
affecté la philosophie des sciences. Il commence à exercer quelque
influence dans le domaine des relations interraciales et
interculturelles. Il a même influencé les étudiants en théologie et en
philosophie. C’est avec le plus profond étonnement que je considère
cette liste.
Pourquoi l’impact de mon œuvre
a-t-il été aussi vaste ? Je n’attribue certes pas ce succès à un
quelconque génie personnel ; pas davantage au fait que j’aie vu loin
dans l’avenir. Je fais pleinement confiance à mes jeunes collègues qui,
au fil des années, ont contribué au développement et à
l’approfondissement de ma pensée et de mon œuvre, mais leurs efforts
n’expliquent cependant pas cette influence et ce rayonnement. Dans un
certain nombre de domaines que j’ai mentionnés plus haut, ni mes
collègues ni moi n’avons jamais travaillé ou été mis à contribution de
quelque façon que ce soit, sinon par l’intermédiaire de nos écrits.
Pour moi, qui m’efforce de
comprendre ce phénomène, il semble que, sans m’en douter, j’aie exprimé
une idée au moment même où on était prêt à la recevoir, tout comme si
l’eau d’une mare étant devenue parfaitement lisse et immobile, un galet
tombé dans celle-ci dessinait des rides de plus en plus grandes et
exerçait une influence impossible à saisir pour qui se contenterait de
regarder le galet. Ou bien, pour utiliser une analogie empruntée au
domaine de la chimie, c’est comme si une solution liquide étant devenue
sursaturée, l’addition d’un minuscule cristal entraînait alors la
formation de cristaux dans la masse tout entière.
Quelle était cette idée, ce galet,
ce cristal ? C’était l’hypothèse peu à peu élaborée puis vérifiée, selon
laquelle l’individu possède en lui de vastes ressources qui lui
permettent de se comprendre lui-même, de changer l’idée qu’il a de
lui-même, ses attitudes et le comportement qu’il se dicte à lui-même, et
que l’on peut faire appel à ces ressources, seulement s’il est possible
de créer un climat bien défini qui facilite ces attitudes
psychologiques.
Cette hypothèse, si neuve et
pourtant si ancienne, n’était pas une théorie élaborée en chambre. Elle
avait surgi d’un certain nombre de démarches proches de la réalité
quotidienne.
— Premièrement, j’avais appris, à la suite
d’expériences difficiles et frustrantes, qu’écouter simplement un client
en essayant de le comprendre, puis s’efforcer de rendre sensible cette
compréhension, était un moteur puissant de changement thérapeutique pour
l’individu.
— Deuxièmement, mes collègues et moi, nous nous
sommes rendu compte que cette écoute fondée sur « l’empathie » offrait
comme une fenêtre, parmi les moins embuées, qui permettait d’entrer dans
le cheminement de l’âme humaine, dans tout son mystère et sa complexité.
— Troisièmement, de nos observations nous n’avons
fait que des déductions simples et nous n’avons formulé que des
hypothèses vérifiables. Nous aurions pu choisir de tirer des conclusions
d’un haut niveau et d’élaborer une théorie supérieure, abstraite et
invérifiable, mais je pense que l’origine terrienne et agricole qui est
la mienne m’a détourné de cette voie. (Les penseurs freudiens ont choisi
cette seconde ligne de conduite et ceci marque, à mon avis, une des
différences les plus fondamentales entre leur approche et l’approche
centrée sur le client.)
— Quatrièmement, en vérifiant nos hypothèses, nous
avons mis le doigt sur des découvertes concernant les personnes et les
relations entre les personnes. Ces découvertes et la théorie qui les
englobait ne cessaient de changer au fur et à mesure que surgissaient de
nouvelles découvertes et ce processus se poursuit à l’heure actuelle.
— Cinquièmement, parce que nos découvertes touchent
aux aspects fondamentaux de la façon dont peuvent se libérer les propres
possibilités de changement de l’individu et à la façon dont les
relations humaines peuvent encourager, ou faire échouer ce changement
dicté par l’individu lui-même, on découvrit que leur champ d’application
était vaste.
— Sixièmement, les situations impliquant des
personnes, un changement de comportement chez les personnes et les
effets de différentes qualités de relations interpersonnelles, existent
pratiquement dans chaque entreprise humaine. En conséquence, d’autres
commencèrent à s’apercevoir que les hypothèses vérifiables de cette
approche étaient peut-être susceptibles d’avoir une application
pratiquement universelle, ou pouvaient être revérifiées ou reformulées
afin d’être utilisées dans une variété quasiment infinie de situations
humaines.
Telle est la façon dont je tente
d’expliquer une diffusion d’idées qui, autrement, serait
incompréhensible et qui commença par une question très simple : « En
observant et en évaluant minutieusement l’expérience que j’ai avec mes
clients, puis-je apprendre à être plus apte à les aider à résoudre leurs
problèmes d’angoisse personnelle, de comportement défaitiste et de
rapports interpersonnels destructeurs ? » Qui eût pu deviner que les
réponses, hésitantes et expérimentales, prendraient une telle ampleur ?
Assez parlé de ce passé. Le présent
et l’avenir restent ma préoccupation essentielle. Quels sont mes
activités et mes intérêts courants ? Je ne m’occupe plus activement de
thérapie individuelle et de recherche empirique (je suis en train de
découvrir que, passé l’âge de soixante-dix ans, il est certaines limites
physiques à ce que l’on peut faire). Je continue à participer à des
groupes de rencontre lorsque j’ai la conviction qu’ils pourraient avoir
un impact social de grande portée. Ainsi, je prends part à l’élaboration
d’un programme visant à humaniser les études médicales. Jusqu’ici plus
de deux cents éducateurs médicaux d’un rang élevé se sont engagés dans
d’intensives expériences de groupes, qui, semble-t-il, réussissent à
faciliter le changement, ceci au-delà de ce que nous avions osé espérer.
Peut-être en sortira-t-il des praticiens plus sensibles aux problèmes
humains. J’ai aussi aidé à parrainer des groupes interraciaux et
interculturels car je suis convaincu qu’une meilleure compréhension et
une meilleure communication au sein de divers groupes est chose
essentielle si notre planète est destinée à survivre. Le groupe le plus
difficile se composait de citoyens de Belfast (Irlande du Nord). Dans le
groupe étaient représentés des catholiques (des militants et des moins
militants), des protestants (militants et moins militants), et des
Anglais. Le film de cette rencontre rend compte des progrès difficiles
et partiels accomplis vers une meilleure compréhension, première étape
d’une longue marche. Je considère que c’est un petit essai — semblable à
celui que l’on ferait à l’aide d’une éprouvette — dont on pourrait tirer
profit plus en profondeur et à plus grande échelle.
Je continue à écrire. Alors que
l’approche générale que j’ai des gens et de leurs relations ne change
que lentement (et peu dans son principe), je dois reconnaître que
l’intérêt que je porte à sa mise en application s’est nettement
transformé. Je ne m’intéresse plus de façon primordiale à
l’apprentissage de la thérapie individuelle mais aux implications
sociales qui prennent de plus en plus d’ampleur. Les titres de
quelques-uns de mes récents articles (qu’ils soient terminés ou en
cours) permettront peut-être au lecteur de mieux savoir où j’en suis de
mon travail actuel. Ces titres (approximatifs) sont les suivants :
— Ma philosophie des réactions interpersonnelles et
la façon dont elle se développa.
— Réconciliation de ce qui relève de la
connaissance intellectuelle et de l’expérience affective dans
l’éducation.
— Quelques nouveaux défis à la psychologie.
— Quelques questions d’ordre social qui me
préoccupent.
— L’individu en train d’émerger : une nouvelle
révolution.
Tandis que j’écris ces lignes,
surgit dans mon esprit la question que je me suis souvent posée dans le
passé : « Mon influence a-t-elle des bases trop fragiles ? » Seul le
jugement d’autrui peut apporter une réponse à cette question, à quelque
date future.
Et puis je fais du jardinage. Les
matins où je n’arrive pas à trouver le temps d’examiner mes fleurs,
d’arroser les jeunes pousses que je fais se reproduire, de vaporiser de
l’insecticide sur certains parasites destructeurs, de verser l’engrais
approprié sur quelques plants près d’éclore, je me sens frustré. Mon
jardin me pose la même question mystérieuse que j’ai essayé de résoudre
tout au long de ma vie professionnelle : « Quelles sont les conditions
les plus favorables pour arriver à maturité ? » Mais dans mon jardin,
bien que les frustrations soient tout aussi immédiates, les résultats,
bons ou mauvais, apparaissent plus rapidement. Et quand, par des soins
patients, intelligents, empreints de compréhension, j’ai réussi à créer
les conditions optima dont il résultera la production d’une splendide
floraison, je ressens le même genre de satisfaction que j’ai ressentie
lorsque j’ai facilité l’épanouissement d’une personne ou d’un groupe de
personnes.
Carl R.
Rogers
La Jolla,
Californie
Juillet
1973
Chapitre I
L’enracinement paysan
Tout en doutant de la possibilité
d’écrire une « histoire vraie de sa psychogenèse », comme il le dit dans
son autobiographie, Carl Rogers ne se refusait pas à évoquer le sol
culturel où il a pris naissance.
Dans le plus lointain de son
origine, apparaît un monde paysan : « Mes parents, eux-mêmes élevés à la
campagne
étaient des gens à l’esprit hautement pratique qui gardaient leurs deux
pieds sur terre ».
On n’a pas assez mesuré
l’importance d’une caractéristique terrienne dans le tempérament de
Rogers : c’est en paysan prudent et obstiné, défiant vis-à-vis de
l’intellectualisme, qu’il défrichera son champ d’exploitation et de
recherche en psychologie, en thérapie ou dans les sciences du
développement (n’a-t-il pas pris comme concept central de sa théorie et
de sa praxis la notion agricole de growth, « croissance »,
« pousse » ou « maturité » ?). Une caractéristique analogue a été
relevée pour Martin Heidegger, né en pays souabe « avant tout un homme
de la campagne, attentif à la sourde palpitation de la terre, posant
l’horizon de sa méditation phénoménologique, “existentiale”, face au
décor fascinant de la Forêt Noire ».
Mais le monde paysan dans lequel
Rogers sera frotté est en Amérique, où il est pénétré par l’esprit
d’entreprise et d’aventure, par l’envie précoce des études
universitaires, autant que par le puritanisme. « A une époque où
l’enseignement supérieur n’était pas aussi généralisé qu’aujourd’hui,
mon père avait passé un diplôme d’ingénieur et même suivi un
enseignement de licence à l’université du Wisconsin. Ma mère avait
également suivi des cours à l’université durant deux ans… Tous deux
travaillaient très dur et surtout croyaient fortement à la vertu du
travail. Il n’y avait rien pour eux qui ne puisse s’arranger en
travaillant. Ma mère était très croyante et son point de vue devait
devenir de plus en plus rigide avec l’âge. Elle avait continué de citer,
dans les prières familiales, deux sentences bibliques qui se sont
gravées dans ma mémoire et donnent une idée de sa religion. C’était :
« Sortez du reste des nations et soyez séparés » ; « Toute notre
rectitude n’est que haillons souillés devant Toi, Seigneur ».
Travail dur, séparation des autres
et sentiment d’« élection » mais aussi de péché (et de distance), ce
signifiant puritain et rural aura frappé Carl d’une dure empreinte et de
sa contradiction, même s’il était compensé par les dimensions larges et
l’horizon simplifiant de l’Amérique. Il aimera la solitude.
La famille
Quand Carl Rogers naquit, le
8 janvier 1902 à Oak Park (« le parc du chêne »), dans la banlieue de
Chicago, son père, qui avait fondé une entreprise de construction et de
travaux publics avec un associé plus âgé, avait réussi : « Les années de
vaches maigres étaient passées et nous étions devenus une famille aisée
appartenant à la couche supérieure de la classe moyenne ».
Par cette caractéristique, Rogers ne serait-il pas poussé à devenir, à
terme, praticien et théoricien d’une thérapie et d’une éducation de
classe moyenne dominante, de tolérance néanmoins répressive, comme Freud
fut amené à construire une thérapie appropriée à une intelligentsia de
bourgeoisie victorienne et donc autoritaire ?
Trois enfants étaient nés avant
lui : l’aîné Lester, en 1894, puis une sœur qui resta la seule fille, et
un autre frère, Ross, en 1899. Après lui naîtraient encore Walter en
1907 et John en 1909. Les parents tenaient la main : « Ils étaient
passés maîtres dans l’art d’un contrôle subtil et aimant. Je ne me
rappelle pas avoir jamais reçu un ordre direct à propos de quelque chose
d’important. Et cependant telle était l’unité de notre famille qu’il
était implicitement entendu que nous ne devions ni danser, ni jouer aux
cartes, ni aller au cinéma, ni fumer, ni boire, ni faire montre d’une
quelconque préoccupation sexuelle ».
Dans cette famille de cinq garçons
et une seule fille, les questions sexuelles n’étaient pas à l’ordre du
jour, et l’on tenait à distance la mère, la femme. On peut supposer en
outre que ses trois aînés séparèrent Carl de sa mère. « Je trouvais que
mes parents faisaient plus attention au frère qui me précédait qu’à moi.
Ce sentiment dut être assez fort, puisque je me rappelle avoir construit
une théorie selon laquelle j’étais un enfant adoptif (ce n’est que des
années plus tard que je découvris la banalité de ce fantasme) ».
Ce qu’il dit de ses parents, de
l’ambiance familiale laisse percer un obscur grief. Comme je lui faisais
remarquer qu’il n’avait jamais parlé de sa sœur, aînée de cinq ou six
ans, Rogers me répondit : « Elle n’a jamais joué un rôle très important
dans ma vie. Elle était la seule fille dans une famille de six enfants
et je crains (I am afraid) que chacun de nous, garçons, l’ait
tourmentée (teased) bien impitoyablement. Cela me rend
malheureux (unhappy) quand je regarde en arrière vers cet aspect
de ma vie. Je pense que les vues religieuses trop strictes de mes
parents et les taquineries de ses frères ont été les facteurs qui l’ont
empêchée de se marier. Elle a travaillé de façon indépendante un certain
temps mais semblait foncièrement dépendante de la maison et revint
finalement vivre auprès de ses parents ; puis quand mon père mourut,
elle et ma mère vécurent en Floride pendant un certain nombre d’années
jusqu’à la mort de ma mère. Depuis lors, elle a développé une vie de son
crû, réellement agréable et indépendante, avec des amis, s’intéressant à
un club de jardinage et à l’association chrétienne des jeunes femmes.
Je l’aime bien et la tiens en amitié mais ne j’ai que peu de relations
avec elle ».
A distance de sa mère et de sa
sœur, en rivalité avec le frère préféré, le jeune Carl concentre son
attention sur l’aîné Lester, qui fut son « idole ». Il établit sur lui
un « culte du héros », soutenu grâce à la révélation obtenue par la
presse : Lester avait obtenu le score le plus élevé au test
d’intelligence de l’armée, pendant la Première Guerre mondiale. Outre
cette identification valorisante (et qui distrayait Carl des relations
aux figures parentales), Lester procurait à Carl, par la venue de ses
amis, l’agrément de réunions au sein de l’austère vie familiale, marquée
par l’acrimonie des taquineries : « Il me fallut atteindre l’âge adulte
pour découvrir que ces taquineries n’étaient pas un condiment
indispensable des relations humaines ».
C’est cependant avec son cadet
Walter que Carl se lia surtout et ce lien durera : « Le seul membre de
la famille dont je me sens proche est mon frère Walter, qui a cinq ans
de moins que moi. Ma femme et moi l’aimons beaucoup ainsi que son
épouse. Il est de façon courante à New York mais se rend à Tucson. C’est
un médecin ».
Avec leur cadet John, Carl et Walter formeront un « solide trio » malgré
les différences d’âge.
Plus tard, on pourra remarquer
l’intérêt de Rogers pour les enfants-problèmes et autant il gardait ses
distances à l’égard de ses contemporains ou de ses « pairs », autant il
se sentait proche des étudiants.
L’école
Au moment de la naissance de John,
Carl, âgé de sept ans, fut mis à l’école Holmès, à Oak Park. Cette école
est renommée pour avoir produit Ernest Hemingway et les enfants de Frank
Lloyd Wright, ses condisciples, note Helen Elliott, qui raconte aussi sa
première rencontre avec celui qui devait devenir son époux : « Dans la
classe fut introduit un petit garçon, qui se tint debout en face de
nous, avec un livre ouvert qu’il nous lut couramment ; si couramment que
le maître l’admit d’emblée en cours élémentaire (alors que c’était sa
première expérience scolaire) avec grand plaisir. Ainsi ai-je fait
connaissance avec ce garçon farouche, sensible et asocial, qui préférait
vivre dans les livres et dans son rêve plutôt que de rencontrer la
rugueuse cour de jeux ou entrer en compétition sportive. Il rentrait
directement chez lui après l’école, et pendant que nous nous attardions
à jouer à la balle, il allait nourrir ses poulets ou vendre des œufs aux
voisins, pour un petit commerce dû à son initiative et que ses parents
encourageaient. Ma maison était seulement à un bloc de la sienne et de
temps en temps nous nous rencontrions en bicyclette et faisions une
promenade ensemble ».
Carl n’oubliera jamais Helen même
s’il se sent attiré par ses institutrices successives au point de ne
plus rentrer directement chez lui, remarque-t-il. Il rêve et lit de plus
en plus : après les lectures bibliques, des histoires d’indiens et de
pionniers, voire l’encyclopédie ou le dictionnaire. « Je me rappelle
encore certains essais pour obtenir une information sexuelle de cette
manière, aboutissant toujours à une impasse au moment crucial. Ces
lectures me rendaient coupable, bien souvent. »
Malgré ses débuts scolaires
brillants, Carl devint si distrait, si perdu dans les nuages (on
l’appelait Professor Moony, « professeur Lune ou Nimbus ») que
ses parents s’inquiétèrent. Ils eurent l’idée (très en avance, pour
leur époque, et sans doute prémonitoire pour la nôtre) de le sortir un
temps du climat scolaire et de le mêler à la vie. Pour son douzième
anniversaire, « alors que j’étais en quatrième, mon père proposa de
m’emmener en voyage d’affaires avec lui pendant deux ou trois semaines
dans le Sud et dans l’Est. J’obtins la permission de quitter l’école
sous la condition de présenter au retour un compte rendu écrit de mon
voyage. Père et moi nous visitâmes la Nouvelle-Orléans, Norfolk en
Virginie et New York, passant une grande partie de notre temps sur les
chantiers. Je m’amusai bien (I enjoyed myself) mais ne tombai pas
pour autant amoureux du métier d’ingénieur. C’est seulement en repensant
à ce voyage que je réalise son caractère extraordinaire. Je ne me
rappelle pas qu’aucun de mes frères ait été emmené de même en voyage ».
Carl l’esseulé n’était pas oublié par ses parents : il retira de cet
épisode le souvenir d’une expérience enrichissante, l’enthousiasme pour
les chants des travailleurs noirs sur les docks de la Nouvelle-Orléans
et une passion pour les huîtres.
La ferme
Mais un événement décisif suit ce
voyage et vient marquer l’automne 1914 : étrangers à ce qui se passait
en Europe, mais soucieux de préserver leurs six enfants des maléfices de
la vie citadine ou banlieusarde, et leurs affaires prospérant, les
parents Rogers s’installent dans une grande ferme qu’ils achètent à
cinquante kilomètres de Chicago.
C’est une nouvelle acculturation
rurale pour Carl : il aime, dès le déménagement, cette ferme et les
bois où il apprend à découvrir les oiseaux et les animaux, vivant des
histoires de pionniers et d’indiens avec ses jeunes frères. Dans cette
phase d’épanouissement terrien, deux expériences le frappent. Tout
d’abord il fait la découverte fascinante de magnifiques papillons de
nuit, ce qui le conduit à élever des chenilles pour « un premier projet
de recherche indépendant, comme on dirait de nos jours ».
Corrélativement, en contact avec la direction scientifique de la ferme,
il entreprend la lecture de livres scientifiques d’agronomie : « La
construction d’un modèle expérimental adapté, le principe des groupes de
contrôle, le contrôle de toutes les variables sauf une, l’analyse
statistique des résultats, tous ces concepts, je les absorbais sans m’en
rendre compte, entre treize et seize ans, en lisant ».
C’est dans l’enracinement paysan
que Rogers découvrit donc la méthodologie scientifique qui ne cessera de
le mouvoir dans son activité de psychologue et d’enseignant.
Et cet enracinement ne sera pas qu’intellectuel ou affectif. Sans doute
peut-on remarquer que les papillons auxquels il s’intéresse se désignent
génériquement sous le terme féminin de moth (est-ce la mère,
the mother qu’il recherche en s’occupant de leurs activités
sexuelles, de leur ponte, et de la mutation, du « devenir » de leurs
chenilles ?…). Mais Carl va travailler dur, menant de front, matin et
soir, travail domestique et travail scolaire. Cet adolescent (est-il
encore rêveur ?) se lève avant cinq heures, et en attendant de se
rendre à l’école « en voiture à cheval, en train, en auto ou en
combinant ces trois moyens de transport »,
doit traire une douzaine de vaches. Il doit à nouveau les traire, le
soir, au retour de l’é-
cole avant de faire ses devoirs. « Je me souviens particulièrement de
cela parce que la traite, à l’évidence, était au-dessus de mes forces et
que mes bras et mes mains étaient continuellement “endormis” pendant
toute la journée. Je ne parvenais jamais à me débarrasser complètement
de ces picotements. Je me rappelle m’être aussi à un moment occupé de
tous les cochons de la ferme. »
Solitude et labeur
Cet adolescent expérimente dans son
corps la tension entre l’activité pratique et le travail intellectuel
dans lequel il réussit sans peine et brillamment, notamment en anglais
et dans les disciplines scientifiques (il a des « très bien » à presque
tous ses cours). Mais passant successivement dans trois lycées, il n’a
pas le temps de se faire d’amis, même s’il n’éprouve pas de difficultés
à s’entendre avec ses camarades de classe : « Simplement je ne les
connaissais que de manière superficielle et me sentais différent et
seul ».
Différent et seul ! Tout un
programme de vie rurale qu’il consolide par ses activités de vacances.
« Pendant les mois d’été je labourais toute la journée, habituellement
un champ de maïs plein d’herbes folles, à l’autre bout de la ferme.
C’était une leçon d’indépendance que d’être mon maître : loin de tous
les autres. »
On conçoit que plus tard il se tiendra farouchement à distance des
influences, et qu’il a pu évoquer sa chance de n’avoir jamais eu
d’autorité à laquelle se soumettre : « Je n’ai eu, dans le domaine
professionnel, ni à m’assujettir, ni à combattre une image paternelle.
De nombreux individus, des organisations, des écrits ont joué un grand
rôle dans ma formation mais aucun n’a été dominant ».
Et il pourra précocement critiquer, dans des dissertations,
Shakespeare, « auteur surfait ».
Son adolescence s’accomplit dans
une autonomisation et une austérité croissantes. En 1919, finissant
l’enseignement secondaire à dix-sept ans, il travaille pendant toutes
les vacances, avant de faire ses débuts à l’université, sur un chantier
à bois, loin des siens, dans le Nord-Dakota. Il y travaille dur, ne
fréquentant personne, mais passant de longues soirées à lire Carlyle,
Victor Hugo, Dickens, Ruskin, R.L. Stevenson, Emerson, Scott, Poe et
bien d’autres, dans de petits livres reliés en cuir qu’il avait achetés
avec les quarante dollars de son cadeau de fin d’études. « Je me rends
compte que je vivais dans un monde à moi, fait de tous ces livres »,
commente-t-il.
Trente-deux ans plus tard, publiant son maître-livre, Client-Centered
Therapy, Rogers éprouva le besoin de citer en exergue Emerson (Divinity
School Address, 1838) : « Nous gardons avec lumière dans la mémoire
les quelques entretiens que nous avons eus, dans les années lugubres de
routine et de péché, avec des âmes qui ont rendu nos âmes plus sages ;
qui parlaient ce que nous pensions ; qui nous disaient ce que nous
savions ; qui nous donnaient la permission d’être ce que nous étions
intérieurement ».
La solitude de Carl, accentuée à
l’égard des filles, allait être entamée par la vie universitaire : il
devait y rencontrer des personnes qui parleraient de ce qu’il
pressentait et qui le confirmeraient dans son devenir.
Chapitre II
L’expatriement universitaire
Lié à son enracinement, Carl Rogers
avait décidé de devenir agronome. Il s’inscrivit à l’université du
Wisconsin en 1919 : tous les siens, parents, frères et sœur y étaient
passés ; et il y avait une très bonne école d’agronomie.
Au foyer
Il se retrouve en chambre, avec son
frère Ross, de trois ans son aîné, dans le cadre d’un foyer de l’ymca
(Young Men Christian Association, Union chrétienne des jeunes
gens). Il va découvrir des amitiés fraternelles, élargies, vivant
intensément des sentiments religieux, en même temps qu’il aborde des
études supérieures et qu’il retrouve (après cinq ans d’éloignement) la
jeune Helen Elliott, qui suit des études artistiques.
Remué par l’ambiance universitaire,
en précurseur des incertitudes étudiantes d’aujourd’hui, Carl va
osciller sur son orientation : après un congrès d’étudiants
« volontaires » (benevols), aux vacances de Noël de sa deuxième
année (1920), il décide de devenir pasteur ; il abandonne donc
l’agronomie pour l’étude de l’histoire, comme formation de base.
Symboliquement, l’attrait du « ciel » l’arrache à sa « terre » isolante.
Son zèle néophyte a bientôt une
conséquence exemplaire : au milieu de sa troisième année d’université,
il est désigné avec neuf autres étudiants américains pour représenter
son pays à un congrès de la Fédération mondiale des étudiants chrétiens
à Pékin. « A l’annonce de cette nouvelle, je pleurai de joie et de
surprise. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi c’était moi qu’on
avait choisi. »
Le voyage en chine
Ce ne fut pas un simple séjour. Le
dépaysement s’étendit sur près de six mois. Tout d’abord, les voyages en
paquebot furent longs : ils donnèrent lieu à des échanges approfondis
sur les relations interculturelles. Les étudiants s’y trouvaient pris au
sérieux dans leurs rapports avec des personnalités adultes de premier
plan. Rogers fit sans doute des lectures d’ouvrages de philosophie
orientale : « Quoique je ne puisse dire que j’ai souvenir d’avoir été
spécialement remué ou excité par eux. Peut-être ai-je fait quelques
lectures qui ont eu un impact que je n’ai pas réalisé, mais je n’en ai
pas de mémoire consciente ».
En second lieu, le congrès à Pékin
se tint du 4 au 9 avril 1922, au Tsing Hua College. Il était placé à
grande échelle, rassemblant six cents délégués chinois, venus des vingt
et une provinces de la Chine d’alors, ainsi que deux cents délégués
étrangers, envoyés par trente-quatre pays. Les langues officielles
étaient l’anglais et le chinois. Le professeur Latourette, de
l’université de Yale, qui conduisait la délégation américaine avec John
Mott,
citait, parmi les délégués européens : un Hollandais, le Dr Rutgers ; un
juriste italien, le Dr Geil ; un Français, M. Médard ; et parmi les
Allemands, le professeur Heim, de Tubingen. Il y avait aussi
vingt-quatre Japonais que Rogers a dû rencontrer avec Kenneth Latourette.
Celui-ci parle également avec affection du peuple chinois et de ses
nombreux délégués, dont certains avait fait des études brillantes aux
Etats-Unis (C.T. Wang, David Yui, Dr T.T. Lew, Dr Chang Po Ling). Et
Rogers constate : « J’ai rencontré beaucoup de Chinois au cours du
voyage en Chine mais pas principalement (primarily) des
philosophes et des penseurs orientaux, quoique je suppose (suspect)
avoir écouté les interventions de quelques-uns d’entre eux à la
conférence de Pékin ».
Dans le numéro de juin 1922 de l’Intercollegian,
bulletin des ymca, le jeune
Rogers, dans ses vingt ans, a fait un compte rendu du congrès, placé en
première page, sous le titre : « Une expérience d’internationalisme
chrétien ». Le début de ce compte rendu est annonciateur et
significatif : « Des hommes et des femmes de trente-quatre pays, vivant
ensemble, se rencontrant dans la même pièce, discutant franchement de
leurs communs problèmes, tout en divergeant fortement sur beaucoup de
points, et cependant avec un esprit d’accord (agreement) qui
allait plus profond que leurs différences — est-ce que cela ne
sonnerait pas un peu comme une description du millenium ?
Pourtant ce fut un fait qui s’accomplit à la conférence de la Fédération
mondiale des étudiants chrétiens à Pékin ».
Cette expérience (experiment) marque de façon indélébile Rogers,
dans sa forme : il s’en souviendra dans sa pratique, bien plus tard. Il
y avait rencontré un échange concret dans lequel la situation en Chine
et la situation mondiale étaient prises en charge ; il constatait des
discussions vives et franches dans une large ouverture : « C’était loin
d’être une conférence pour les étudiants », dit le jeune Rogers.
« C’était une conférence des étudiants. Ils étaient en alerte sur
tout ce qui était offert, et francs et ouverts dans leurs critiques de
certaines choses qui ne correspondaient pas à leurs attentes… La
génération présente n’est satisfaite de ses leaders que lorsque ceux-ci,
non seulement reflètent (reflect) leurs pensées et leurs
aspirations, mais les mettent au défi (challenge) d’aventures
supplémentaires dans la foi. »
Repenser ses positions sur beaucoup
de vieux problèmes, vivre des « forums » intenses où il fallait en
rabattre avec « l’autosatisfaction occidentale », pour constater que
les orientaux étaient déjà en beaucoup de manières bien au-delà de nous
dans leur façon de penser ces questions.
Refus des compromissions : le jeune Carl retrace ces apprentissages
vécus au cours du congrès. Il note également que dans ce rassemblement
il n’y a pas eu « une note de faux optimisme ».
Il redécouvrait, en effet, à sa
stupéfaction, l’Occident et sa rage des divisions. Il se voyait,
écrit-il dans sa maturité, « mis au défi de comprendre les échanges
entre étudiants et enseignants, allemands et français, qui étaient
toujours aussi remplis de la haine et de la défiance héritées de la
guerre de 14-18 ».
Et il écrivit, comme conclusion de son compte rendu : ce congrès « a été
accablé (charged through and through) par la prise de conscience
(realization) de la terrible somme de mal, d’égoïsme et de haine,
que nous observions dans le monde et ceci nous a ramenés au Christ comme
au seul Unique qui ait la solution à nos problèmes. Chaque autre moyen a
été essayé et trouvé insuffisant. Pourquoi ne pas prendre le Christ au
mot et essayer Sa voie ? Les étudiants du monde ont été affrontés à ce
défi, à Pékin ».
Mais après la surchauffe du
congrès, loin de rentrer, Carl allait se « tremper » dans la Chine
occidentale avec des tournées de conférences qu’il fit dans les centres
universitaires ; il accompagne ensuite le professeur Latourette, qui
amasse du matériel pour un livre, en Chine du Sud (puis aux
Philippines, en Corée et au Japon).
C’était la Chine de 1922, en lente
révolution, celle où arrivaient Saint-John Perse, Teilhard de Chardin,
et trois ans plus tard Malraux. Saint-John Perse, diplomate, y écrivit
Anabase : « Mais par-dessus les actions des hommes sur la terre,
beaucoup de signes en voyage, et sous l’azyme du beau temps, dans un
grand souffle de la terre, toute la plume des moissons… »
Teilhard, paléontologue, évoque à propos de ce pays, en 1923, l’offrande
de « l’accroissement du Monde emporté par l’Universel Devenir ».
Et Malraux fortifie son culte du héros et de son devenir dans le
tragique, libérateur de La condition humaine.
Rogers découvrit l’Orient : foules
et individualités, aspects immémoriaux et connaissance de l’instant
intense, changements et relativités en attente. Peut-être rencontra-t-il
des sages qui, comme Krishnamurti, lui assurèrent : « Le corps a son
intelligence… La vie est maintenant, mais s’il y a de la peur on ne peut
pas vivre… L’innocence existe… La vérité n’a pas de chemin… On peut
devenir autre… Changer immédiatement n’est pas une utopie… Est-ce que
vraiment le temps existe…, si la division n’existe plus entre les hommes
ou en soi-même… »
Notant la succession de ses impressions, chaque jour, Rogers peut
constater : « Mon horizon intellectuel s’élargit de manière incroyable
pendant toute cette période et mon journal témoignait de ces
changements ».
Carl envoya un exemplaire de son
journal à sa famille, un autre à Helen devenue sa « bien aimée ». La
famille fut consternée, mais ses réactions mirent deux mois à rejoindre
Carl ; il était trop tard. « C’est ainsi qu’avec le minimum de douleur,
je brisais les liens intellectuels et religieux qui m’attachaient aux
miens. »
Sur le bateau du retour, un doute sur la divinité du Christ le saisit,
ce qui l’écartera définitivement des siens.
L’éloignement de la famille
Cependant, sa « rébellion »
vis-à-vis de sa famille ne se fit pas sans heurt physiologique. Carl
souffrait de l’estomac depuis l’âge de quinze ans ; dès son retour ses
souffrances s’aggravèrent, et il dut passer plusieurs semaines à
l’hôpital, pour un ulcère duodénal. Il resta ensuite six mois soumis à
un régime sévère. « On trouvera peut-être quelque indication sur
l’atmosphère ouatée de refoulement dans laquelle nous fûmes élevés,
commente-t-il avec amertume, quand on saura que nous fûmes trois sur six
à faire un ulcère à un moment ou à un autre de notre vie ».
Toutefois, momentanément abstrait du travail universitaire (son année
étant compromise), Carl reprit complètement pied chez ses parents et
s’embaucha dans un magasin de bois voisin de la « maison » : comme ses
parents, il croyait que « le travail remédiait à tous les maux y compris
à (son) ulcère ».
Il se referme à nouveau en lui, prend de la distance vis-à-vis de ses
amis de la « fraternité » (Alpha, Kappa Lamda), et suit par
correspondance des cours de l’université du Wisconsin pour une
introduction à la psychologie (selon un William James peu convaincant).
Mais il fréquente assidûment Helen, revenue comme par hasard à Chicago
pour travailler dans un atelier de peinture. Il la rejoint le soir après
sa rude journée au dépôt de bois, dans une vieille Ford, de ce modèle T
qui a fait les délices des films comiques muets.
Helen avait accueilli son journal,
et consenti à son évolution. A l’automne 1922, il peut retourner à
l’université : il a pris un an de retard, mais à l’occasion d’une des
visites d’Helen à la maison, tous deux se fiancent le 29 octobre 1922 et
sur ce point il prend de l’avance : « J’avais beaucoup douté de pouvoir
la conquérir et je nageais dans la joie ».
Deux ans plus tard, en juin 1924,
Carl, intéressé par des professeurs « remarquables »
termine sa licence d’histoire (grade de bachelor of arts). Il
s’était aussi passionné pour les débats publics de l’université, y ayant
acquis de l’assurance sur ses capacités à aborder, de front, de nouveaux
problèmes intellectuels. Il importe de noter qu’il écrivit également
trois études, l’une sur « la source de l’autorité chez Martin Luther »,
une autre sur Benjamin Franklin et la troisième sur « le pacifisme de
John Wycliff ». Il se révélait à lui-même, écrivant en pleine
« indépendance », mais dans la tension d’une méthodologie solide. « Je
me rends compte aujourd’hui qu’une des idées que je développais alors, à
savoir qu’en dernière analyse la seule chose dont l’homme puisse être
sûr c’est sa propre expérience, est restée un de mes thèmes
favoris. »
Il utilisait même ce recours à sa
propre expérience, non seulement intellectuellement et spirituellement,
mais aussi physiquement. Une anecdote de cette époque le démontre avec
éloquence : « Je me rappelle qu’une fois ma Ford modèle T, ma première
voiture, était coincée dans le parking du dépôt de bois. Je soulevai
simplement l’arrière de la voiture et la déplaçai de quelques pouces.
Ce faisant, je me donnai un tour de rein. L’idée, semble-t-il, ne me
serait jamais venue de demander de l’aide à quelqu’un »
.
Amour et séminaire
Le recours à son expérience en
actes, Carl Rogers va le mettre sans plus attendre en pratique. Malgré
l’opposition de ses parents et de ceux de sa fiancée au mariage précoce,
très contraire aux usages de l’époque, il épouse Helen le 28 août 1924
(là encore Carl se pose en précurseur des mariages ou compagnonnages
estudiantins actuels).
Il désire partager avec Helen la
nouvelle expérience au cours de laquelle il espère trouver un équilibre
entre une vocation religieuse et ses sentiments nouveaux et celle-ci
accepte de renoncer à un travail de peintre publicitaire. Mais derechef
en opposition avec sa famille qui fait pression pour l’orienter vers un
séminaire d’orthodoxie stricte, Carl Rogers choisit de poursuivre ses
études à New York, à l’Union Theological Seminary, séminaire le plus
libéral : passant un concours, il obtient une « bourse confortable »,
qui assure son autonomie.
Après des noces très simples, Helen
et Carl, en lune de miel, partent, dans une nouvelle Ford achetée
d’occasion (pour 450 dollars), un coupé modèle T, « conquérir New York ».
Et ce fut la découverte de l’amour dans un « petit appartement
moderne » installé grâce aux cadeaux des parents, mais aussi
intellectuellement, celle d’« une expérience aussi séduisante qu’une
aventure amoureuse ».
Ce fut en premier lieu l’initiation
à des conceptions religieuses libérales et modernes. Rogers découvrit,
grâce au professeur Mac Giffert, qui dirigeait le séminaire, un art
d’enseigner également chaleureux pour les diverses doctrines présentées,
mais respectant profondément l’indépendance de pensée des étudiants. Mac
Giffert traite notamment de « la pensée protestante avant Kant »,
c’est-à-dire avant une poussée de théorisation abstraite, suraccentuant
les antinomies. Mais on comprend d’autre part le retentissement que
pouvait avoir pour ce jeune rural qui avait déjà tant bougé, le point de
vue relativiste que soutenait Mac Giffert : « La croissance et le
changement (growth and change) appartiennent à l’essence de la
réalité ».
Cette hypothèse non platonicienne fut plus tard à la base des
conceptions thérapeutiques et philosophiques de Rogers.
Il fut également marqué par ses
contacts avec Godwin Watson et Joseph Chassel, l’initiant aux sciences
humaines, à la « clinique », aux counselings individuels et aux
travaux de petit groupe : « Pour la première fois de ma vie, je
réalisais que travailler avec autrui en relation d’aide pouvait
représenter un métier ».
Ces apports stimulants de l’Union
Seminary furent intégrés et complétés par une entreprise singulière,
« amusante mais lourde de sens »,
réalisée grâce à une compréhension dont Rogers s’étonne encore,
connaissant la rigidité persistante des universités. « Nous voulions
explorer nos propres questions et nos propres doutes et suivre notre
propre cheminement. Nous réclamâmes de l’administration l’autorisation
d’organiser un séminaire d’études (qui compterait pour l’examen) et dont
le programme serait composé par nos seules questions. On comprend la
perplexité de l’administration devant cette requête que, finalement,
elle accepta. Seule restriction, un jeune instructeur devait assister à
nos débats, mais sans prendre part à la discussion, sauf demande
expresse de notre part. Ce séminaire d’études m’apporta beaucoup et
m’aida à clarifier mes vues. Grâce à cette expérience, j’évoluais
considérablement construisant peu à peu une philosophie de l’existence.
La plupart des membres de ce groupe, en tentant de réfléchir sur les
questions qu’ils avaient eux-mêmes posées, découvrirent qu’ils n’étaient
vraiment pas à leur place dans le pastorat. Je fus un de ceux-là,
Théodore Newcomb en fut un autre. Divers membres du groupe sont devenus
sociologues ou psychologues ».
On aperçoit encore ici un aspect
précurseur : le passage du « cléricat » à des professions liées aux
sciences humaines. Mais il y a un aspect précurseur plus étrange en cet
enseignement « critique » : on comprend qu’en 1968, un amphithéâtre
d’une faculté de lettres et sciences humaines à Bordeaux, ait porté le
nom de Carl Rogers. Car, remarque Max Pagès, c’est une « première
expérience pédagogique non directive ».
Dès lors les dés sont jetés. Rogers virait vers la pédagogie et la
psychologie, conçues en forme non dogmatique : « Je me rendais bien
compte des bouleversements déjà survenus dans mes conceptions ; il était
probable que je continuerais à changer ».
Une rencontre opportune : Kilpatrick
Dès la deuxième année de séminaire,
Rogers s’était inscrit au Teacher’s College de l’université de Columbia,
une des plus célèbres écoles de pédagogie des Etats-Unis.
Il est alors stimulé par des cours
sur la philosophie de l’éducation que William H. Kilpatrick dispense
grâce à des exposés-discussions et à un travail en petits groupes ; il
découvre, par eux, pour la première fois, la pensée monumentale de John
Dewey, « la plus profonde et la plus complète expression du génie
américain », assurait-on vers la même époque, en Sorbonne, à l’occasion
de son intronisation comme docteur honoris causa, en 1930.
Rogers en resta inspiré de façon inaltérable.
La rencontre avec Kilpatrick semble
avoir été déterminante : Rogers, dans toutes ses présentations, dans ses
biographies, dans ses bibliographies, évoque inlassablement Kilpatrick.
« Je pense que l’essentiel de mon savoir sur Dewey m’est venu au travers
de cours que j’ai eus avec Kilpatrick. Je me suis référé à ses livres
nombre d’années après avoir quitté le Teacher’s College. »
Il est curieux qu’aucun des auteurs qui ont étudié Rogers ne se soit
soucié de rechercher, sinon qui était ce Kilpatrick, ou du moins quelles
étaient ses positions, liées à celles de Dewey.
C’est tout d’abord un américain
défendant fougueusement une conception « consistante » de la démocratie
et de la liberté dans les institutions et dans la pédagogie. Il se
réfère fréquemment à Jefferson dont il oppose les positions à celles de
Napoléon : « Napoléon n’avait aucune confiance (faith) dans
l’opinion (the thinking) des gens (people) et ne la
désirait nullement, estimant au contraire que les individus doivent se
voir enseigner depuis leur enfance ce qu’ils doivent penser. Jefferson,
par contre, croyait profondément (exactly) à l’opinion des gens,
s’ils sont “convenablement éclairés” ».
Au contraire de l’école
napoléonienne construite pour le dressage et la parade au tambour,
l’école jeffersonienne se définit par des exercices et des jeux, et par
l’apprentissage d’une voie personnelle « qu’une personne autonome (self
directing) et responsable peut apprendre à gagner ». Rogers
reprendra quarante ans plus tard cette terminologie du self-directing
que lui inculquait Kilpatrick, en la vivant : et il la développera selon
des concepts personnels ou institutionnels de self-directed learning,
self-direction, mais aussi de self-evaluation, et enfin de
self-directed change (pour tout un système éducationnel).
L’étudiant Rogers, en attendant,
avait dû être séduit par des assertions du genre : « […] A quelque
moment vers la fin de l’adolescence, chacun devrait réexaminer pour
lui-même ce qu’il a antérieurement reçu comme établi, soit dans la
tradition ou la foi ou au moins avec une intuition enfantine (childlike
insight). Ce réexamen (rethinking) sera accompli au mieux
s’il est fait en connexion avec des discussions conduites par un adulte
sympathique et critique, qui sache comment questionner et guider sans
interposer sa manière de penser pour empêcher le jeune d’aborder de
lui-même ses problèmes réels et d’aller vers ses propres conclusions à
la lumière des vues diverses que les hommes ont tenues ou tiennent sur
de tels problèmes ».
Ce que Rogers avait vécu pour lui-même dans sa jeunesse était confirmé
par ces propos de Kilpatrick. Et l’attitude préconisée pour un adulte
pourrait se réidentifier chez lui sous forme de pratique à produire
face aux adolescents montants (mais aussi dans toute psychothérapie).
Kilpatrick avait sans doute
authentifié en Rogers une attitude profonde de liberté, mûrie dans la
solitude terrienne et le dépaysement. Mais il apportait d’autre part à
celle-ci des fondements philosophiques et une autre confirmation. Cet
Américain possédait, en effet, une vaste culture européenne : ses cours
sur l’éducation ont mis Rogers au contact de toute la pensée
occidentale et de ses débats sur l’éducation. Kilpatrick connaît et cite
couramment Rabelais, Montaigne, et Galilée ; mais aussi Descartes et
Pascal, Montesquieu, Condorcet et Adam Smith, Voltaire et Rousseau,
Turgot et Napoléon, Kant et Hegel, Tocqueville et Schopenhauer, Darwin
et Stuart Mill, Spencer et Nietzsche, mais encore Ortega y Gasset,
Tagore, Bernard Shaw, Wells, Thorndike, Toynbee. Son enseignement
dispensait certains de ses étudiants de recherches philosophiques
propres — on ne trouve effectivement guère celles-ci dans les
bibliographies rogériennes. Mais il assurait un soubassement solide,
enfoui sous l’activité du psychologue clinicien, apportant néanmoins une
cohérence dans la construction d’hypothèses de travail et de recherche
dans les sciences humaines et dans la thérapie.
Kilpatrick, en troisième lieu,
apparaît comme un philosophe « naturaliste », étayant son empirisme
libérateur sur une référence conjointe à Descartes et Darwin. « Ce fut
Descartes, assure-t-il, ainsi que Bury le pense, qui plus que tout
autre, écrivit “la déclaration de l’indépendance de l’Homme”. Et cela
il le fit en conduisant les hommes à accepter : 1. la suprématie de la
raison scientifique ; 2. la règle de la loi naturelle… Il s’agissait
d’être homme en face (versus) de la nature, ou plus exactement
homme dans la nature travaillant à la contrôler selon ses propres fins
choisies ».
Ce qu’on sait du jeune Carl laisse à penser combien il dut adhérer à ces
principes d’indépendance et de progrès, réaffermis chez Kilpatrick par
l’évocation de l’Aufklärung.
Conjointement, la philosophie de
Kilpatrick s’exprime par une adhésion profonde aux thèses de Darwin,
datant de L’origine des espèces (1859) une orientation
fondamentale vers le changement dans la nature en général et dans la
nature de l’homme en particulier. « Deux conséquences de la position de
Darwin nous concernent ici : […] d’abord que le changement devient la
conception principale (chief) pour comprendre les affaires
humaines, à la fois dans le développement individuel et dans la
civilisation ; en second lieu, que la conduite biologique, la conduite
de l’homme quand il affronte une situation pour la contrôler, devient la
clef pour l’étude du processus de la vie, aussi bien de l’individu
(physique, biologie) que du groupe (sociologie, histoire, sciences
politiques, économie) ».
Rogers n’oublia pas cette mise à
contribution de « la biologie pour comprendre le processus de la vie ».
Il resta sensible à l’usage répété de verbes en forme progressive : (feeling,
goal-seeking, thinking, learning, experiencing,
etc.) et à la construction de propositions en cohérence logique, qu’on
retrouve fréquemment dans le style de Kilpatrick ainsi qu’à cette
« recherche obstinée de valeurs de plus en plus adéquates, que nous
appelons acte philosophique (philosophizing) ».
Il souscrivit toute sa vie à la déclaration de Kilpatrick selon
laquelle son œuvre « voudrait aider chaque lecteur à construire une
philosophie pour lui-même ».
Et il goûta son sens de l’approximation, induisant à entreprendre son
action propre, « même si on ne doit pas réussir pleinement (not
perfectly) ».
Il adhère tout naturellement à une
éducation fondée sur le développement social, affectif et intellectuel,
dans la confiance au surplus de l’énergie présente en chaque être.
« C’était cette provision de vivant (living) qui, à la génération
précédente, était refusée explicitement par l’école “en silence, sans
mouvement, en mémorisation”, selon Thorndike. Et cette école,
pensait-il, “réprimait, contrecarrait et déformait la croissance (growth)
mentale”. C’était plus encore la croissance dans les lignes sociale,
morale et émotionnelle qui était réprimée, contrecarrée, déformée,
rejetant ainsi toute la croissance efficace dont nous avons besoin ».
Rogers, enfin, comprend que les
idéaux et principes d’action ne soient pas construits hors de
l’expérience propre de la personne et de sa pensée active (thinking) :
en ce que les « généralisations » sont « non-transférables ». Sur ce
point crucial où la pensée de Kilpatrick rejoignait l’œuvre majestueuse
de Dewey et sa « logique », Rogers attache sa démarche centrale en
psychothérapie : il conçoit que la « guidance d’un enseignant avisé »
apporte à une personne une aide importante, mais que « la construction
réelle » de la personnalité s’effectue par la pensée active (thinking)
de la personne sur ses propres expériences, spécialement les expériences
dans lesquelles elle détient une part responsable de direction (management) ».
Et il peut approfondir l’importance d’une compréhension active et
subtile de l’interlocuteur, à laquelle il rattache la notion
d’« empathie » et que signifiaient déjà les alertes de Dewey :
« L’éducateur authentique […] doit avoir cette compréhension
sympathique des êtres qui lui fait saisir, au moment même, ce qui se
passe dans l’esprit des élèves ».
L’ouverture à la psychothérapie
En même temps qu’il était introduit
à la philosophie de l’éducation et à la confirmation de ses propres
intuitions, Rogers était initié à la psychologie clinique : non
seulement au séminaire avec Godwin Watson mais au Teacher’s College
même. On doit noter que là, c’est une femme, « sensible et pratique »,
Leta Holligworth qui guide ses premiers pas dans ce domaine : il ne
pourra l’oublier. « Elle était pleine de chaleur humaine, très soucieuse
de l’individualité de chacun tout en faisant de la bonne recherche
scientifique. C’est sous sa direction que je fis mes premières armes de
clinicien avec des enfants ».
Par la chance d’une relation
chaleureuse et précoce établie en face de jeunes aux prises avec leur
devenir, Rogers entrait dans la voie d’une maïeutique en thérapie. On
se souvient qu’il se présenterait, un quart de siècle plus tard, comme
« la sage-femme » qui s’émerveille à la naissance « d’un soi, d’une
personne ».
On verra aussi qu’il sera très sensible à la praxis d’Otto Rank, mettant
en perspective thérapie et dépassement du traumatisme de la naissance.
Il se présentera dès lors, face au client ou plutôt de trois-quarts, pas
dans son dos, comme dans la pratique du divan en psychanalyse classique.
Il restera fidèle à cette disposition de communication et d’aide, toute
sa carrière.
Cette démarche s’assurait au moment
où naissait au foyer d’Helen et de Carl, en 1926, un premier enfant,
David. « Nous nous efforcions de l’élever selon les règles du
behaviorisme watsonien, horaires stricts, etc. Heureusement Helen avait
assez de bon sens pour faire une très bonne mère malgré toute cette
nocive “science” psychologique. »
C’est en ces conditions, sans
secousse, « sans douleur », unissant déjà indissolublement éducation et
thérapie, clinique et recherche, développement professionnel et vie
familiale souple, échanges et vie privée, affectivité et rationalité
scientifique, que Carl décidait de quitter définitivement l’Union
Theological Seminary à la fin de la deuxième année. Il ne s’inscrit, à
la rentrée d’octobre 1926, qu’au Teacher’s College, à la fois en
psychologie clinique et en psychopédagogie. Il se sentait alors très
assuré face aux examens à braver (même pour un cours de statistique dont
l’enseignement par Thorndike lui-même, lui avait paru important mais
abscons). Il ne lui venait pas à l’idée qu’il pourrait échouer et était
surpris de l’effroi de certains, par exemple pour l’examen d’admission
au doctorat. « Je me présentais et réussis comme je m’y attendais.
Plusieurs mois plus tard, je fus surpris de découvrir, par hasard, que
j’avais obtenu le score le plus élevé de mon groupe, au test de
performance intellectuelle de Thorndike et aussi les meilleurs notes à
l’examen de contenu. »
Helen note, quant à elle, la
sincérité vécue alors par son mari : « Ce qui me fut le plus précieux
fut la capacité de Carl à être ouvert et franc et plein de confiance en
faisant face à tous nos problèmes, y compris notre vie sexuelle… Son
aptitude à écouter et à être empathique était là dès les premières
années de notre mariage ».
Dans un de ses derniers livres,
Becoming Partners : Mariage and its Alternatives (« Devenir
conjoints : le mariage et ses alternatives »), Rogers donne quelques
précisions sur leur vie commune à cette époque. « Je devins très
vaguement conscient qu’alors que notre relation sexuelle était
importante pour moi, elle n’avait pas cette importance pour elle… Au
cours de ma maîtrise, j’appris qu’un psychiatre, le docteur G.V. Hamilton,
recherchait quelques jeunes mariés pour achever une recherche qu’il
avait entamée. Il y avait probablement une indemnité qui était proposée,
ce qui expliquait mon empressement à saisir l’occasion (en fait, l’étude
était, de façon plus personnalisée, un travail précurseur à l’enquête
Kinsey, et très bien faite, quoique jamais connue de façon étendue). Je
rencontrais le docteur Hamilton à son bureau pour deux ou trois
entretiens prolongés. Il me questionna si calmement et si aisément sur
chaque aspect de ma vie et de mon développement sexuel que j’arrivais
graduellement à en parler avec une aisance presque égale. J’en vins à
réaliser que je ne savais justement pas si ma femme avait eu un orgasme.
Elle semblait souvent se réjouir de nos rapports, si bien que je
présumais avoir la réponse. Mais la chose la plus importante que
j’appris fut que l’on peut parler, aisément et librement, des choses de
la vie privée dont on croit qu’il n’est pas possible de parler.
« Alors vint la question :
“Pourrais-je traduire ceci dans ma vie personnelle” ? Je commençais le
processus effrayant (frightening) de parler — de parler
réellement — avec Helen à propos de notre relation sexuelle… Et nous
avons survécu à cela (weathered it) ! Chacun apprit à comprendre
beaucoup plus profondément les désirs de l’autre, ses tabous, ses
satisfactions et ses mécontentements dans notre vie sexuelle ».
Il était possible, avec humour, de
« révéler » à l’autre ce qui ne pouvait être révélé :
l’approfondissement et l’accomplissement mutuel de leur vie sexuelle
allait renforcer chez Rogers le principe d’une thérapie directe, dans un
dialogue tranquille.
Chapitre III
L’orientation professionnelle
David était présent au foyer des
Rogers. Il fallait l’éduquer mais d’abord gagner sa vie..
En quête d’emploi
A la rentrée universitaire de 1926,
Carl ne disposait plus de bourse et il ne se sentait guère à son aise
pour continuer à travailler, à la paroisse du Mont Vernon, comme
directeur d’enseignement religieux, ainsi qu’il le faisait depuis deux
ans, durant ses week-ends. Il eut alors la première bonne fortune de se
voir confier par son jeune et brillant « patron » du séminaire en
sciences humaines, Goodwin Watson, la quasi-responsabilité d’une
recherche extensive qu’il avait entreprise : « Je dirigeai un groupe
appréciable de techniciens, analysai un matériel très complexe et dus
écrire le texte de présentation, le tout dans un temps limité de manière
impitoyable ».
Puis nouvelle chance, vers la fin
de 1926, il était admis à un poste d’interne dans un nouvel institut de
guidance infantile (ou psychopédagogique) qui s’ouvrait à New York. A ce
moment se place un événement significatif : le psychiatre qui présidait
le comité de sélection découvre tardivement « que c’était aux internes
en psychiatrie qu’était allouée la bourse de deux mille cinq cents
dollars. Les internes en psychologie ne devaient recevoir que mille deux
cents dollars ».
On retrouve ici la querelle d’intérêts qui continue d’opposer, en
Amérique comme en France, l’exercice de la profession médicale et celle
de la psychologie, tenue en lisière. Mais, en précurseur encore, Rogers
se démène et se bat : « Je ressentis cette insulte beaucoup plus sur le
plan financier que sur le plan professionnel et me mis en colère. Je lui
écrivis une lettre bien sentie ».
Rogers obtient gain de cause et
note : « Fait intéressant et symbolique, je commençais ma formation
professionnelle, sur un coup de chance, au même niveau que les internes
en psychiatrie ».
Rogers continua par la suite à lutter pour sa place en thérapie et
justifia sa consécration. Il pourra écrire, quarante ans plus tard :
« Alors que les psychiatres soutenaient que la psychothérapie était un
acte médical interdit aux psychologues, je n’ai pas perdu mon temps à
discuter mais j’ai tenté d’améliorer la psychothérapie et de renforcer
la recherche en psychothérapie. J’avais la conviction que
l’argumentation perdrait de sa force si les psychologues faisaient de la
bonne thérapie et apportaient dans ce domaine, grâce à la recherche, de
nouvelles connaissances. Je pense que ce point de vue s’est révélé
justifié ».
L’activité à l’institut de guidance
infantile permettait de vivre : Rogers put mener à bien sa thèse de
doctorat consacrée à l’élaboration d’un test de personnalité pour les
enfants, encore utilisé actuellement. Mais cette activité eut une autre
conséquence capitale : l’enseignement et la méthodologie rigoureusement
expérimentalistes du Teacher’s College (centrés sur des mesures et des
statistiques) furent contrebalancés par « l’esprit hautement
spéculatif »
et le « freudisme éclectique »
qui régnaient à l’institut. Rogers ressentit la tension
(l’incompatibilité radicale, même, dira-t-il parfois) qui existaient
entre ces deux points de vue, au moment où il découvrait ses capacités
cliniques. « A la réflexion, je considère aujourd’hui que la nécessité
où je me trouvais de résoudre ce conflit en moi-même fut une expérience
précieuse », observe-t-il en 1961.
Il se laisse emplir par les
théories psychanalytiques, mais les expérimente et fait des progrès,
« malgré » elles. L’éclectisme de l’institut fut bénéfique à la longue,
reconnaît-il. Il y écoute des conférences d’Alfred Adler qui « choquait
tout le monde en déclarant qu’une observation très complète n’était pas
nécessaire ».
Cette libération par rapport à la minutie maniaque des diagnostics
deviendra de plus en plus fondamentale pour Rogers et soutiendra son
projet d’apporter une aide thérapeutique, qui soit épurée d’une volonté
de domination rationnelle.
A la fin de l’année 1928, Carl
recherche enfin un emploi véritable. On lui offre un poste à Rochester,
à la Société de protection pour l’enfance en danger, dans un centre
d’observation de l’enfance, un Child Study Department, où il se
retrouve isolé, avec trois psychologues. « Il s’agissait d’un cul-de-sac
professionnel ».
Mais, précise-t-il, « j’ai toujours pensé que du moment que l’on me
donnait l’occasion de m’employer à faire quelque chose d’intéressant,
le reste s’arrangerait bien un jour ou l’autre ».
L’esprit paysan, le goût du travail méthodique dans la solitude libre
l’inspirent de plus belle au terme de ses années universitaires.
Les années de Rochester
Douze années fécondes s’écoulèrent
alors à Rochester dans une petite maison de style colonial hollandais.
Peu après leur arrivée, une fille, Nathalie, naquit. Les deux enfants
ont vécu toute leur enfance à Rochester. « C’est grâce à eux que j’ai
appris beaucoup plus au sujet de l’individu, de son développement et de
ses relations, que je n’aurais pu le faire professionnellement »,
convient-il. « Je n’ai pas l’impression d’avoir été un très bon père
pendant les premières années de leur existence, mais, heureusement, ma
femme était très bonne mère, de sorte que je crois avoir appris
graduellement le rôle d’un parent meilleur et plus compréhensif. »
On becoming… !
Les Rogers achètent alors un petit
terrain au bord du lac Seneca, à soixante-quinze miles de leur domicile,
où ils passent agréablement beaucoup de temps, construisant leur
« cabanon et vivant tout à fait primitivement dans les bois sur le lac ».
Carl retrouvait là son goût pour la nature. Il dessine et construit
lui-même, pendant les hivers, aidé par Helen, un petit bateau, le
Snark.
Soutenu par cette chaude vie
familiale, Carl s’épanouit professionnellement, traitant des enfants
délinquants, menant des entretiens thérapeutiques, dans un relatif
isolement. « Nous devions vivre avec nos échecs aussi bien qu’avec nos
succès, ce qui nous forçait à apprendre »,
note-t-il pour cette époque, précisant : « Il n’y avait qu’un seul
critère pour juger des méthodes que nous employions avec les enfants ou
les parents et c’était : “Est-ce que ça marche ? Est-ce que c’est
efficace ?” » Il constate que les interprétations sexuelles en vogue
n’aident en rien le traitement d’un jeune pyromane, et que les
investigations trop hostiles d’un thérapeute tournent à
l’« interrogatoire de type policier » ou à la manipulation coercitive et
n’aboutissent pas. « Je commençais à découvrir que plutôt que de céder à
mon besoin de démontrer mon adresse et ma science, je ferais mieux de
faire confiance au client pour diriger le processus thérapeutique. »
La rencontre d’Otto Rank
A cette époque, à la demande d’un
collègue, il invite Otto Rank pour un week-end avec leur équipe à
Rochester. Cette brève rencontre de quelques jours laissera des traces
profondes : Rogers n’a cessé de citer Rank dans ses bibliographies, et
d’indiquer sa référence, parmi les rares influences qu’il souligne.
Mais quel fut l’impact de la
rencontre avec Rank ? « J’ai dit à quelqu’un, ensuite, que je n’ai pas
pensé grand-chose de sa théorie mais que sa thérapie avait beaucoup de
retentissement pour moi (made a great deal of sense to me). J’ai
bien connu une de ses clientes et j’ai reçu d’elle un long compte rendu
de sa thérapie avec Otto Rank. J’ai aussi connu des travailleurs sociaux
et d’autres gens qui avaient été influencés par la pensée de Rank à
l’école du travail social de Philadelphie. J’ai pensé qu’il savait
maîtriser sa relation avec les gens mais que ses théories, comme
beaucoup de théories psychanalytiques, me semblaient trop éloignées de
la réalité (farfetched) ».
Quel était ce personnage,
quinquagénaire quand Rogers le découvre ? C’était lui aussi un Viennois,
né Otto Rosenfeld, de milieu modeste. Son journal d’adolescent retrace
ses luttes pour conquérir l’autonomie entre un père alcoolique et une
mère pleine d’attention. Préparé à un travail manuel, il prend un emploi
de bureau, mais, attiré par l’art et la philosophie, il prépare dès ses
vingt ans un livre sur la psychologie de l’artiste et de la création
artistique, en s’inspirant des travaux de la psychanalyse. Freud est
séduit par son intelligence et en fait un disciple préféré, l’aidant à
reprendre des études universitaires. Rank passe une thèse de doctorat de
philosophie en 1912, sur la légende de Lohengrin. Secrétaire de la
société psychanalytique de Vienne (de 1910 à 1915), il explore la
littérature mythologique et fait des études sur le « Double » et sur le
« Mythe de la naissance du héros ». Mobilisé en Pologne de 1916 à 1919,
il revient à Vienne, marié, et connaît des difficultés pour s’installer
comme psychanalyste, puisqu’il n’est pas médecin. Au congrès de La Haye,
en 1920, il devient secrétaire du mouvement psychanalytique
international. Mais il se heurte à des inimitiés (celles d’Abraham et de
Jones), même s’il noue des amitiés (avec Ferenczi).
Les relations avec Freud se
détériorent, surtout après la publication d’un ouvrage sur Le
traumatisme de la naissance (1924). L’importance redonnée par Rank à
la mère, et au « rôle animateur de la femme »,
inquiétait Freud et ses émules, très occupés de l’Oedipe et du rôle du
père, incarnant pour eux le principe de réalité. On sait aussi que Freud
avait été très fortement attaché à sa mère, dont il fut le premier
enfant, alors qu’elle était très jeune, et qui l’appelait son
« merveilleux Sigi » (Sigismond, nom princier devenu Sigmund). On
conçoit les réactions que pouvaient susciter des affirmations de Rank
telles que : « La véritable libido de transfert, celle que le
psychanalyste a pour tâche de supprimer chez les sujets des deux sexes,
n’est autre que la libido maternelle, telle qu’elle est présentée par le
lien physiologique qui rattache l’enfant à la mère ».
Plus tard, Mélanie Klein put se permettre d’aller plus loin, tout en
restant dans l’orthodoxie freudienne : mais elle était femme.
Rank, dès la parution du
Traumatisme de la naissance, avait séjourné aux Etats-Unis où il
retourna fréquemment, avant de s’y fixer définitivement en 1934. La
rupture avec Freud fut complète en 1926. Rank, isolé en Europe,
trouvait un terrain propice en Amérique. Soutenu par une équipe solide à
l’université de Philadelphie, il développe des études sur la situation
analytique où il préconise une intervention active du thérapeute centrée
sur le transfert maternel, et donc sur une expérience émotionnelle
chaude. Il minimisa, par suite, l’Oedipe et la rationalité socratique
requise par Freud : ce qui ne pouvait manquer de convenir aux tendances
américaines, où Keyserling relevait une dominante féminine.
Habile, stimulé par l’accélération de la vie américaine, Rank optait
pour un traitement thérapeutique raccourci : il laissait, comme le note
son élève Jessie Taft, « au patient le rôle créateur dans le processus
thérapeutique, acceptant la réalité émotionnelle de la relation
thérapeutique ».
Ces attitudes purent frapper
Rogers, soucieux de se prémunir contre la prétention intellectualiste
et « interprétatiste ». Il fut aussi frappé par l’idée de fixer au
départ une limite de temps à la durée d’un traitement thérapeutique.
Toutefois Rogers ne suivit pas Rank dans cette direction : la décision
de finir une rencontre thérapeutique appartenait, pour lui, au client
aidé par le thérapeute à clarifier les questions que soulève une
cessation des rencontres.
Sur un plan plus personnel, Rogers
a pu être influencé, directement ou non, par des allusions relatives aux
études de Rank sur le Moi et son « double ». Partant d’œuvres
dramatiques ou littéraires, dès 1914, Rank précédait certaines
recherches de Lacan sur le stade du miroir ; il relevait dans Nietzsche
« l’ennui dans la société de son propre moi » ;
et il admettait que « la signification mortelle du Double s’allie
intimement au narcissisme ».
Rank portait attention dès lors à la rivalité fraternelle, aux mythes
sur les jumeaux et à leur rapport à l’agriculture (« en raison de l’idée
de l’indépendance de l’âme »).
Il observait encore, dans la fondation des villes par les jumeaux,
« qu’ils manifestaient ainsi leur indépendance de leurs parents »,
par autoréaction. « Le jumeau paraît donc être l’homme qui, en venant au
monde, a amené son Double immortel, c’est-à-dire l’âme et, de ce fait,
il est devenu indépendant de toutes les autres idéologies concernant
l’immortalité, y compris la filiation sexuelle avec ses parents. »
Rogers devait être intéressé par
cette orientation de Rank vers la vie biologique, associée à une mise en
valeur quasi « héroïque » de l’individu, arraché aux contextes
génésiques ou religieux : ne retrouvait-il pas ses problèmes personnels
à l’égard de ses frères et de ses parents, adossés à sa solitude
paysanne. Surtout à cette époque où son frère Ross, né en 1899, et avec
lequel il avait très affectivement vécu, « décédait très soudainement et
en quelque façon mystérieusement au début de ses trente ans ».
Originalité et praxis
Stimulé par ce que la rencontre
d’Otto Rank éveille en lui, Rogers s’intéresse dès lors davantage à
l’attitude individuelle et aux valeurs vécues par les thérapeutes plutôt
qu’à leur théorisation abstraite, ou à leurs références idéologiques. Il
s’attachera à la phénoménologie de la relation thérapeutique dans sa
réciprocité créatrice entre le psychologue et le client. Et il entretint
de « bons rapports confraternels » avec les psychiatres de l’université
de Rochester.
Il réussissait
professionnellement : il était devenu directeur du centre d’observation,
Child Study Department, de Rochester, dès 1930 ; il obtint de haute
lutte le poste de premier directeur du centre de guidance de Rochester,
créé en 1938, en dépit de l’opposition corporatiste des psychiatres,
pourtant amicaux. En 1935, il avait été invité à donner, pendant l’été,
quelques cours au Teacher’s College de Columbia. Il avait réussi à faire
des exposés-discussions avec des amphithéâtres de cent cinquante à trois
cents personnes, et soulevait les « applaudissements bruyants et
prolongés »
des étudiants. A l’université de Rochester, il commença « à faire des
cours au département de sociologie…, sur la compréhension et le
traitement des enfants-problèmes. Bientôt le département de pédagogie
réclame mon concours ».
Malgré ces succès, sa démarche,
l’éloignant des sécurités théoriques (dogmatiques) et des ritualisations
pratiques, renforçait sa solitude et ses anxiétés, dans son travail de
clinicien. Les résistances extérieures s’accrurent au point que lui-même
« éprouvait des doutes »
quant à ses qualités de psychologue. On le lui faisait sentir, à
l’université de Rochester, quoiqu’il y enseignât aux départements de
sociologie et de pédagogie, en ne l’admettant pas à enseigner au
département de psychologie, et il se sentait mal à son aise aux congrès
de l’Association américaine de psychologie (apa),
orientés vers des courants behavioristes plus que cliniques.
Dans cette période d’épreuve,
Rogers se recentrait sur lui-même et se cramponnait obstinément à sa
route sans trop se préoccuper de savoir s’il restait ou non « dans la
ligne » de son « groupe de référence ».
Il inaugurait dès 1938, en pionnier, l’enregistrement au magnétophone
(alors à ses débuts) d’entretiens thérapeutiques, dont il ferait tant
d’usage en formation pratique et en recherche théorique. Il découvrait
l’œuvre de Goldstein, La structure de l’organisme. Et il
préparait pendant ses loisirs son premier grand livre : Le
traitement clinique de l’enfant-problème, publié en 1939 (et non
traduit en français).
Le département de psychologie de
Rochester lui ouvrait enfin ses portes. Bien plus, une chaire de
professeur titulaire lui était offerte à l’université d’Etat de l’Ohio,
pour le début de 1940. En dépit de son regret de quitter son poste de
directeur du centre de guidance et malgré les réticences de son fils
David, Carl Rogers, pressé par Helen, acceptait : pendant vingt-trois
ans, il fut professeur dans l’enseignement supérieur, comme il l’avait
longtemps désiré, promu d’emblée à une chaire.
Et il en tire argument pour sa
contestation immédiate du système universitaire : « Je me suis souvent
félicité de n’avoir pas eu à subir le processus de concurrence parfois
humiliante de la promotion graduelle dans les facultés où l’on ne tire
d’autre enseignement que “de ne pas se mouiller” ».
Chapitre IV
Les débuts d’une carrière universitaire
Ce fut un autre « grand moment » (big
moment) dans la vie des Rogers, comme le note Helen. La famille se
rendit à Colombus en plein blizzard dans le courant de décembre 1939 :
deux jours de route difficile en raison des rafales de vent et du
verglas. Mort de fatigue, Carl se reposait sur le parquet de leur
nouvelle maison ; son fils s’activait si bien à décharger la voiture
qu’il bouscula avec un colis trop grand un lustre qui éclata en mille
morceaux : « Fils, tu apprends la voie difficile » (« Son, you learn
the hard way ») arrive à dire Carl, ouvrant un œil malgré son
épuisement, illustrant, comme le dit avec humour sa femme, son sens
inné de la non-directivité.
Cinq années allaient s’écouler avec
intensité pour toute la famille. Les deux enfants y joueaient leur
adolescence, dans une maison bâtie et embellie avec amour, entourés
d’amitié, pendant que la guerre mondiale se développait en Europe et en
Asie. David s’orienta (pointed) vers la médecine et entra à
l’école médicale de Cornell, à New York. « Je suis heureux de la
carrière de mon fils, écrira en 1971 Carl Rogers, mais si je l’ai poussé
à l’accomplir ce n’aura pas été une tentative consciente ».
David deviendra plus tard directeur du département de médecine de
l’université Vanderbilt, pendant huit ans, puis doyen de l’école de
médecine de l’université John Hopkins et vice-président chargé des
affaires médicales de cette même université. De son côté, Nathalie,
témoignant d’une vive sensibilité artistique, alla à Stevens College,
dans le Missouri, mais se tourna avec succès (« c’est une personne très
sensible et de grand secours [helping] »)
vers la psychologie clinique et la guidance infantile, le conseil
d’étudiants (actuellement dans la région de Boston). « L’intégrité et la
sensibilité de nos enfants nous ont donné d’énormes satisfactions »,
dira Carl en pensant à l’époque de Colombus. Médecine et psychologie,
en leur avenir, étaient différenciées et réconciliées.
Professeur à l’université d’Etat de l’Ohio
Parallèlement à l’adolescence de
ses enfants, cette période de cinq ans en milieu universitaire fut
professionnellement marquée pour Carl par la confirmation de sa
situation singulière, l’amorce de luttes difficiles et une publication
fondamentale. Entreprenant d’enseigner et de faire pratiquer activement
aux étudiants de l’Ohio ce qu’il savait sur la thérapie, son contrôle
scientifique, et le counseling, Rogers rencontra un vif succès
auprès des étudiants mais découvrit l’originalité radicale de son
expérience clinique et de sa théorisation propre. « J’étais arrivé à
l’université de l’Ohio au bon moment. De nombreux étudiants avaient été
formés dans une optique de psychologie expérimentale qu’ils trouvaient
sans intérêt. Quand j’entrai en scène, moi un psychologue qui m’occupais
d’êtres humains, ils vinrent en masse à mes séminaires et à mes cours et
nombre d’entre eux me demandèrent de patronner leur thèse de doctorat.
J’étais alors trop naïf pour me douter des jalousies que je déclenchais
chez les autres professeurs en acceptant toutes ces thèses. En revanche,
nombre de mes meilleurs amis sont issus de ce groupe choisi d’étudiants
en doctorat ».
Une étude de l’un d’entre eux
frappe notamment Rogers : celle conduite sous sa direction, à partir de
1941, par W.L. Kell, auprès de jeunes délinquants, en vue d’étudier les
facteurs permettant de prévoir leur comportement futur. Rogers se
souviendra longtemps des résultats de cette recherche et évoquera
encore la surprise qu’il en eut, quelque vingt ans plus tard, au cours
d’une rencontre avec des psychologues existentiels.
Alors que Kell avait pris avec soin
des notes objectives sur le climat familial, la vie scolaire, l’ambiance
culturelle et le quartier, les rapports sociaux, le carnet de santé et
l’arrière-plan héréditaire de soixante-quinze délinquants, établissant
(par surcroît seulement) une notation simple pour mesurer leur
connaissance de soi, il s’avéra que « pour leur réadaptation, à notre
grand étonnement, le degré de compréhension de soi était le meilleur
élément de prévision, donnant un taux de corrélation (inférieur) de 0,84
avec le comportement, tandis que la qualité des rapports sociaux donnait
0,55 et le climat familial 0,36. Nous n’étions pas du tout préparés à
admettre ces conclusions ».
Une nouvelle étude, sur un nombre
égal de cas, confirme le fait en 1944 : la variable sensible n’est
pas sociologique ou institutionnelle mais psychologique ; les vrais
déterminants de la délinquance éventuelle ne sont ni le milieu familial
ni l’influence des compagnons, mais bien le réalisme de la conscience
de soi, qui permet à certains de vivre « symboliquement toutes les
possibilités et de choisir la façon d’agir la plus satisfaisante »,
ce qui assure leurs chances de réadaptation.
La signification et la force de la
liberté sont là. La croissance de la subjectivité est fondamentale : en
dépit de beaucoup de résistance de sa part, Rogers découvrait ici une
confirmation de ce que lui avait inculqué Kilpatrick et qu’il allait
observer de plus en plus dans son expérience de psychothérapie.
Luttes et controverses
Un an après son arrivée à Colombus,
en décembre 1940, Rogers est invité à présenter ses idées à l’université
du Minnesota ; il provoque de très vives réactions : « Pour la première
fois, je compris qu’une idée nouvelle et personnelle qui m’apparaît à
moi-même comme brillante et grosse de possibilités peut présenter une
menace pour autrui ».
Rogers ne cesserait dès lors de rencontrer de virulentes oppositions,
de soulever des remous et des hargnes, de déclencher des agressivités et
de provoquer incompréhensiblement des anxiétés et des controverses :
ainsi avec ses gros sabots de paysan, invoquant expérience et liberté :
« […] Je me suis habitué à être sans cesse attaqué, mais je continue à
être étonné par les réactions que suscitent mes idées. Je suis conscient
de les avoir toujours énoncées comme sujettes à révision et comme
pouvant être acceptées ou rejetées par le lecteur ou par l’étudiant, et
pourtant mon point de vue a soulevé de la part des psychologues,
conseillers psychologiques et enseignants, des critiques virulentes et
méprisantes. Leur fureur s’est un peu calmée au cours des dernières
années (vers 1960), mais elle a été remplacée par celle des psychiatres
dont quelques-uns voient, dans mes méthodes, une forte menace contre
leurs principes les plus chers et les mieux établis ».
Dès lors, psychiatres et psychanalystes ou enseignants se relaieront
sans cesse pour entretenir des « critiques orageuses », avec la
complicité antagoniste de certains « disciples », « partant en guerre
contre tout le monde, armés d’idées parfois exactes, parfois erronées,
sur mon travail et ma personne ».
Rogers note avec humour : « Je me
suis parfois demandé si ce sont mes ennemis ou mes soi-disant amis qui
m’ont fait le plus tort ».
Cette boutade reste vraie en France comme on a pu s’en apercevoir depuis
1966 et 1968. Rogers ajoute : « C’est peut-être à cause de cette
situation désagréable qui me fait voir les gens se battre à cause de
moi, que j’ai appris à considérer comme un précieux privilège de
m’échapper pour être seul ».
On retrouve ici, dans l’adulte, la conduite de l’enfant de Chicago qui
ne s’attardait pas dans la cour d’école, emplie des affrontements
puérils.
Secoué, concassé, déconcerté, Carl
eut à douter à nouveau de lui-même et à se poser des questions
difficiles. Il avait dû, à peu près dans le même temps, « vers la
quarantaine » (during my forties), subir « une période de presque
une année » où il ne sentit « absolument aucun désir sexuel — pour
quiconque. Aucune cause médicale ne fut trouvée ». Et Carl précise
alors : « Helen était confiante que mes besoins normaux reviendraient et
simplement “resta avec moi” (stood with me) dans cette situation
difficile (predicament). Il est aisé de penser à de possibles
causes psychologiques, mais aucune d’elles n’allait (clicked) en
ce qui me concerne. Cela reste un mystère pour moi. Mais son amour
tranquille et continu m’apporta beaucoup et fut probablement la
meilleure thérapie que je pouvais avoir. En tout cas, progressivement
je redevins sexuellement normal ».
Dans ces circonstances, sentant
néanmoins qu’il avait quelque chose à dire, Carl se recentra avec
ténacité sur son expérience et ses convictions en rédigeant à Colombus
un ouvrage qui eut dès sa publication en 1942 un grand retentissement et
devint un « best-seller » de la psychologie : Counseling and
Psycotherapy (80 000 exemplaires en anglais vendus en 1967). Il y
donnait au terme de « non directivité » une notoriété qui n’a pas
cessé, et il y publiait le premier cas de psychothérapie intégralement
reproduit à partir d’un enregistrement. Il rédige également, en 1942,
dans la revue American Journal of Orthopsychiatry, une étude sur
« l’utilisation d’interviews enregistrées pour l’amélioration des
techniques psychothérapeutiques ».
La démarche thérapeutique des années quarante
Si on essaie de situer sa démarche
thérapeutique à cette époque, on peut constater, avec Léonard
Carmichael dans sa préface à Counseling and Psychotherapy :
« L’orientation (approach) actuelle de l’aide psychologique,
ainsi que le signale le docteur Rogers, consiste non pas à fournir comme
un service la résolution de problèmes spécifiques, mais à enseigner une
technique par laquelle des personnes adopteront des habitudes d’esprit
et de vie qui leur permettront de résoudre, au fur et à mesure qu’ils
surgissent, leurs propres problèmes. Le but du conseiller est la produc-
tion d’une attitude neuve chez la personne conseillée. Cette attitude
doit donner au client une nouvelle perception de plus en plus claire de
ses propres problèmes et l’aider à progresser dans l’intégration de sa
propre personnalité ».
Carmichael remarque également l’acception non plus « quasi mystique »
mais pratique et scientifique du mot insight ; ce mot « ici est
équivalent à la saisie autonome et spontanée d’un nouveau sens par
expérience personnelle, de telle sorte que les relations de cause et
d’effet sont reconsidérées d’un tout autre point de vue. Sont éliminés
par ce moyen les symptômes comportementaux qui auparavant avaient
déconcerté, effrayé ou déprimé le “client” ».
Le mot « client » est également relevé : il a été mis en avant, pour
écarter les termes péjoratifs de malade ou patient, et il prendra de
plus en plus d’importance dans le vocabulaire de Rogers pour désigner
son attitude centrale.
Dans le premier chapitre de ce
livre, Rogers pose pour celle-ci une hypothèse de base : « La
relation d’aide psychologique est une relation permissive, structurée de
manière précise, qui permet au client d’acquérir une compréhension de
lui-même à un degré qui le rende capable de progresser à la lumière de
sa nouvelle orientation. Cette hypothèse a un corollaire naturel :
toutes les techniques utilisées doivent avoir pour but de développer
cette relation libre et permissive, cette compréhension de soi dans
l’entretien d’aide, et cette orientation vers la libre initiative de l’action ».
Et plus loin, il ajoute : « Il y a
centration sur l’individu et non sur le problème ».
L’accent est donc mis sur « l’élément vécu » plutôt que sur l’aspect
intellectuel et « sur la situation actuelle plutôt que sur le passé de
l’individu ».
Rogers définit ensuite les quelque douze étapes caractéristiques de
cette « expérience de maturation » : « 1. l’individu vient chercher une
aide, se prenant progressivement par la main ;
2. la situation d’aide est normalement définie ;
3. l’aidant encourage l’expression libre des sentiments qui concernent
le problème ;
4. le conseiller accepte, reconnaît et clarifie les sentiments négatifs ;
5. quand l’individu a complètement exprimé ses sentiments négatifs, il
essaie timidement l’expression de tendances positives qui favorisent sa
maturation ;
6. le conseiller accepte et reconnaît les sentiments positifs exprimés
comme il a accepté et reconnu les sentiments négatifs… C’est
l’acceptation de ses impulsions de maturité ou d’immaturité, de ses
attitudes agressives ou de ses attitudes sociales, de ses sentiments de
culpabilité et de ses expressions positives, qui donne à l’individu la
possibilité pour la première fois dans sa vie de se comprendre lui-même
tel qu’il est. Il n’a aucun besoin de se défendre de ses sentiments
négatifs. On ne lui donne pas l’occasion de survaloriser ses sentiments
positifs. Et dans ce type de situation, la compréhension de soi (insight)
se met à affleurer spontanément ;
7. cette nouvelle perception, cette compréhension, cette acceptation de
soi, constituent le plus important aspect de toutes la méthode ;
8. mêlé au processus de compréhension de soi — et il faut souligner que
les étapes indiquées ne sont pas exclusives et ne se poursuivent pas
dans un ordre rigide — il y a un processus de clarification des
décisions et des modes d’action possibles. Souvent ceci est imprégné
d’une attitude quelque peu désespérée ;
9. nous rencontrons maintenant un aspect fascinant de cette thérapie,
l’initiation aux actions positives mineures, mais hautement
significatives ;
enfin en 10. se produit une compréhension de soi plus complète et plus
précise ;
en 11. une action positive intégrée de plus en plus importante… L’aidant
et le client travaillent maintenant ensemble dans un sens nouveau. Leur
relation personnelle est à son sommet ;
en sorte qu’en 12. il y a sentiment d’un besoin décroissant d’aide et le
client reconnaît que la relation doit cesser ».
Alors « le conseiller peut répondre à ces sentiments. Il n’y a aucun
doute que nous nous impliquons affectivement, jusqu’à une certaine saine
mesure quand le développement de la personne se produit sous nos yeux.
Un terme est fixé pour les séances, et quoique l’on mette fin à la
thérapie avec peu d’empressement, il est sain de la clore ».
Précautions, subtilité et modestie
Sur la base de ses étapes, Rogers
aborde avec précision et raffinement les phases initiales et
conclusives. Il se prémunit dès le premier instant contre toute
précipitation, toute lenteur ou toute intervention pesantes qui
accroîtraient la dépendance du client à son égard, et il juge peu
opportun le raidissement des attitudes du thérapeute dans une recherche
de diagnostic. Cependant il met l’accent sur le sérieux et l’intensité
de sa relation et de son étude : « Rester vigilant en permanence au
sentiment du client, utiliser des mots non pas comme des matraques mais
comme des outils chirurgicaux pour libérer la croissance, demande un
gros effort au praticien ».
Il étudie avec soin les notes ou
les enregistrements pris sur les entretiens successifs, afin de
« dégager l’interview de traitement de l’âge préscientifique où
“n’importe quoi est bon” pourvu que l’aidant ait de bonnes intentions…
pour aller vers un stade où toute expression, qu’elle soit de l’aidant
ou de l’aidé, est reconnue comme ayant son importance et ses effets,
qu’ils soient retardateurs ou stimulateurs, sur la croissance psychique
du client. En conséquence, les comptes rendus doivent être beaucoup plus
complets ; ils constituent des instruments de travail et non simplement
une activité pour avoir l’air occupé. Entre les entretiens, ces notes et
ces comptes rendus doivent être étudiés soigneusement ».
Et Rogers consigne cette remarque
essentielle : « Un examen attentif et minutieux de comptes rendus
enregistrés convaincra de l’évidence du fait que la plupart des aides
psychologiques et des soi-disant psychothérapies consistent à prendre un
couteau de boucher pour disséquer un moustique, ou un énorme tracteur
pour cultiver des plantes microscopiques. Il est absolument vital de
reconnaître que ce qui se passe dans l’entretien est très subtil et que
les potentialités de croissance peuvent être entièrement détruites par
la manipulation “sauvage” qui caractérise la plupart de nos relations.
Comprendre les forces subtiles qui opèrent, les reconnaître et coopérer
avec elles, exige un maximum de concentration et d’étude soigneuse, et…
de rigueur des comptes rendus complets qui décrivent le processus ».
Subtilité, « forces subtiles »,
Rogers reviendra sans cesse sur cette alerte de délicatesse dans la
force, très liée à une vision biologique et rurale. Contre l’esprit de
lourdeur, Rogers insiste également pour une thérapie sans durée pesante
(ou interminable), avec des visées modestes : l’aidant ne saurait être
un « superman psychologique, omniscient, hypersage, au-dessus des
petites réactions des gens ordinaires ».
En pratique
Pour donner une idée de la démarche
pratique de Rogers à cette époque, nous citerons un extrait d’une
thérapie, la première entièrement enregistrée et publiée. Cette thérapie
concernait un étudiant de vingt ans, Herbert Bryan, qui avait beaucoup
lu de psychologie et qui avait déjà cherché de l’aide auparavant, ce qui
compliquait son cas. La thérapie s’est cependant effectuée avec succès
en sept entretiens. Son étude complète devrait importer à tout chercheur
ou à tout praticien en thérapie ou en sciences humaines.
Voici, tiré de La relation
d’aide et la psychothérapie,
le tout début du troisième entretien avec son style parlé bien traduit,
assorti des remarques didactiques faites par Rogers.
C représente le conseiller ou
thérapeute,
S, le sujet ou client ; les
chiffres indiquent le nombre des phrases ou mots (items) antérieurement
et successivement prononcés par les interlocuteurs.
Troisième entretien
C 190. Alors, comment va la
bataille aujourd’hui ?
S 190. J’ai compris ce que vous
vouliez dire juste en quittant le bureau la dernière fois. L’idée m’est
venue que tous les aspects de la personnalité devraient être reconnus :
c’est-à-dire, devraient être considérés comme moi-même, et j’avais l’impression
que si la névrose était considérée comme une étrangère indésirable et
que je continue à mener une lutte pour son expulsion, il y aurait un
ressentiment qui ne pourrait que se barricader plus profondément.
C 191. M-Mm.
S 191. Alors j’ai pensé que
peut-être une autre méthode serait meilleure, c’est-à-dire… nous
pourrions dire que nous sommes tous citoyens, ce qui est vrai, et que
nous allons œuvrer pour faire un pays meilleur… en travaillant ensemble.
C 192. M-Mm.
S 192. Alors, j’ai… en d’autres
termes, j’ai réalisé qu’essayer de la pousser en dehors de moi, si l’on
peut dire, provoquerait une résistance comme… euh…, ce serait
exactement comme si… comme de se débarrasser d’une partie précieuse de
la personnalité. Je veux dire qu’après tout, il y a là mon énergie
nerveuse…
C 193. M-Mm.
S 193. […] et que tout essai pour
la pousser au-dehors ou s’en débarrasser se-
rait une amputation, en quelque sorte, de ma personnalité, de sorte que…
Commentaires
C 190. Une remarque
d’ouverture négligente comme celle-ci n’est peut-être pas si négligente
qu’il le semble. L’aidant a donné au client l’occasion de manifester
librement par sa réponse des sentiments optimistes ou pessimistes ou de
choisir n’importe quel autre sujet qui prédomine dans son esprit. Ce
type d’ouverture est beaucoup plus satisfaisant que des questions plus
directives : « Avez-vous remarqué une amélioration depuis notre dernière
entrevue ? » ou « Avez-vous réfléchi à ce dont nous avons parlé la
dernière fois ? »
S 190 - S 193. Cette
longue déclaration de M. Bryan a un intérêt théorique considérable,
parce qu’il indique l’assimilation d’une interprétation donnée par le
thérapeute trois jours auparavant. En dépit du fait que cette
interprétation a soulevé de la résistance et n’a pas été acceptée à ce
moment-là (voyez S 92 - S 103, et aussi S 176), elle a été peu à peu
acceptée dans l’intervalle. Il existe sans aucun doute des
interprétations qui, rejetées au début, finissent effectivement par
être acceptées. Nous savons peu de choses sur les conditions
d’apparition de ce phénomène.
C 194.
Vous pensez que peut-être, c’est une partie de vous-même après tout.
S 194. Oui, et que je devrais
changer… c’est-à-dire envisager la thérapie comme un changement dans la
personnalité plutôt que comme une méthode pour se débarrasser de
certaines choses. Il semble qu’avec cela à ma conscience, il n’y aura
pas autant de résistance au changement que si je considérais le
changement comme un rejet de quelque chose.
C 195. M-Mm. Et est-ce que cela…
vous aimeriez à nouveau considérer tout l’aspect intellectuel de cela…
est-ce que cela a changé quelque chose dans votre… sentiment sur les
choses, et ainsi de suite ?
S 195. Eh bien, j’ai adopté une
concentration non intellectuelle de cela dans mes moments perdus.
J’essaie d’obtenir un sentiment d’unité envers tous les aspects de ma
personnalité, et dans le même temps, ne pas nécessairement les prendre
tels qu’ils sont sans essayer de les changer, mais en même temps ne pas
me considérer moi-même comme moi et l’ennemi, mais plutôt faire que le
moi inclue tous les aspects. Et c’est une façon de collaborer avec les
négativités, et je ne sais pas exactement comment les faire se changer
en positivités, mais au moins j’ai décidé de ne pas essayer de les
rejeter, parce que ce sera… Je sens qu’il y a là quelque forme de
résistance à perdre, que ça pousse les sentiments négatifs à se
retrancher d’autant plus profondément que vous faites un effort pour les
rejeter, je pense.
C 196. M-Mm.
S 196. Maintenant, d’un autre côté,
j’ai senti qu’il pourrait y avoir une tendance, peut-être à l’autre
extrême, à adopter trop de l’attitude de Popeye… « Bon, je suis ce que
je suis, et voilà tout ce que je suis », et c’est tout. C’est très bien
philosophiquement, mais je ne pense pas que ce serait très bien
psychologiquement.
C 197. Spécialement pas depuis que
vous sentez effectivement cela si fortement. Je pense qu’il existe des
forces assez diverses, ou des forces travaillant à des buts divers, en
ce qui vous concerne. Vous ne pouvez revendiquer plus d’unité et plus de
satisfaction qu’il n’y en a.
S 197. D’accord… ce que je voulais
dire, c’est que je ne veux pas obtenir une autosatisfaction sereine en
disant : « Eh bien, je suis comme je suis ». Je ne veux pas être
autosatisfait, autrement il n’y aura plus aucune motivation pour un
changement. (Silence.) Il y a eu un recul dans mon travail. L’appareil
photo a besoin d’être encore réparé. Il ne sera pas prêt avant la
semaine prochaine, mais je pense que je peux m’en procurer un autre. Je
remarque que j’ai fait un effort pour en dégotter un autre, plutôt que
d’attendre jusqu’à la semaine prochaine, que le premier soit arrangé.
Commentaires
C 195. Ceci est une
question directive tout à fait superflue. Le lecteur peut facilement
formuler une réponse à lui substituer, qui clarifierait le sentiment qui
vient d’être exprimé. Le psychologue semble manifester les mêmes signes
d’impatience qui ont caractérisé le deuxième entretien.
C 197. L’aidant essaie une
interprétation basée sur la dernière entrevue. S 197 montre qu’elle
n’est pas acceptée par le client.
S 190-S 197. Il est
intéressant de voir que jusque-là le client répondait aux commentaires
faits par l’aidant lors de l’entretien précédent, en particulier à C 177
et C 178. Il épuise ce sujet à l’item S 197 et après un silence continue
en exprimant des attitudes plus significatives auxquelles il porte un
intérêt spontané.
L’aube des recherches
On peut réfléchir sur les
tendances, les souplesses et les exigences impliquées dans ce texte. Il
faut ajouter que les précautions, les subtilités essayées par Rogers
sont vérifiées par lui dans des processus de recherche raffinés dont
nous reparlerons longuement en raison de leur importance.
C’est à l’occasion de ces
recherches que naît sous sa plume et celle de Porter le concept de
clivage « directif/non directif » qui a retenti depuis lors. Il apparaît
que des comportements et des procédés sont utilisés de façon
quantitativement et significativement différente par les thérapeutes
directifs et les thérapeutes non directifs. Tout d’abord « il y a une
moyenne de cent sept interventions de la part de l’aidant par entretien
dans la catégorie des entretiens directifs, et seulement quarante-neuf
par entretien dans la catégorie des entretiens non directifs ».
Le conseiller non directif parle moins, mais il parle encore. En second
lieu, la fréquence moyenne des questions précises ou
d’explications est respectivement de trente-quatre et de vingt par
chaque entretien directif, alors qu’elle n’est que de cinq et de
quatre pour chaque entretien non directif ; mais pour ces
derniers, par contre, viennent, en tête, des comportements de
reconnaissance des sentiments ou de l’attitude vécus par le
client (dix en moyenne par entretien) ou même d’interprétation de
sentiments exprimés ou antérieurs (plus de six en moyenne) qui sont
rares pour les entretiens directifs.
Rogers pourrait écrire : « Pour le
groupe directif, c’est l’aidant (the counselor) qui choisit le
début désirable et socialement approuvé que le client doit atteindre ;
puis il s’efforce d’aider le client à l’atteindre. Une implication
inavouée est que l’aidant est supérieur au client, puisqu’on admet que
ce dernier est incapable d’accepter la pleine responsabilité du choix de
son propre but. L’entretien d’aide non directif est fondé sur
l’hypothèse que le client a le droit de choisir ses propres buts vitaux,
même s’ils sont en contradiction avec les buts que l’aidant aurait
choisis pour lui ».
Rogers opte pour l’indépendance
psychologique de chaque individu contre le conformisme social et le
« droit du plus capable à diriger le moins capable ».
On retrouve ici sa révolte rurale essentielle. Il ressent l’utilité de
son approche pour « l’immense majorité des clients qui ont la
possibilité de trouver à leurs problèmes des solutions raisonnablement
adaptées ». Ses affirmations sont cependant modulées de nuances et de
réserve provisoire : sa méthode ne peut être « la seule méthode »,
notamment pour des catégories particulières de clients (« les
psychotiques, les anormaux et peut-être d’autres »)
Ouverture
Centré sur sa thérapie et les
recherches qui lui permettaient d’approfondir et de clarifier sa
démarche, attaché aux travaux pratiques qu’il inaugurait pour la
formation des psychothérapeutes, Rogers ne se repliait d’autre part
aucunement sur lui-même : devenu président en 1944 d’une association
nouvelle, l’Association américaine de psychologie appliquée, il négocie
efficacement, sur des bases de structures démocratiques, la
réunification de celle-ci avec l’apa,
l’Association américaine de psychologie, dont il devint le président en
1946. Il a dit de ces négociations : « Ce fut un privilège d’être
impliqué dans cette entreprise “politique” (statesmanlike) ».
L’époque de Colombus s’achève sur
cette opération constructive ainsi que sur une participation « à
l’effort de guerre en enseignant les rudiments du counseling
psychologique aux membres du personnel de l’uso,
qui étaient submergés par les problèmes personnels des recrues ».
Il eut à former au counseling plusieurs milliers de cadres et de
volontaires.
Un cours d’été à l’université de
Chicago, en août 1944, offrit l’occasion d’une invitation plus ample :
l’un des dirigeants de l’université de Chicago et le président de
l’Association des étudiants pressèrent Rogers de définir, de mettre sur
pied, et de diriger un centre de conseil psychologique pour assurer
l’aide aux étudiants. Helen cette fois éprouva quelques réticences à
quitter leur agréable maison de Colombus, alors qu’il était difficile,
en raison de la guerre, de se loger. Mais les enfants étaient à leurs
collèges, et la chance aidant à nouveau, un grand appartement avec une
jolie vue sur la lac Michigan put être trouvé, à distance de marche du
centre de counseling. Carl, assuré des possibilités pour Helen
de recréer un environnement plaisant et accueillant, accepta un poste de
professeur de psychologie et la mission d’organiser le centre, pour la
rentrée 1945, après un été de « récupération depuis l’épreuve de la
guerre et une opération ».
Chapitre V
Chicago ou la montée
d’une carrière universitaire
Carl et Helen revinrent tous deux,
dans le prestige conquis, à la ville de leur enfance, en l’automne
1945, la paix étant revenue dans le monde, et les douze années qui
suivirent « furent les plus productives et les plus enrichissantes » de
la vie de Carl.
Pour ses loisirs, Carl découvrirait une nouvelle activité, un
« hobby » : la construction de mobiles où il se réjouit de combiner des
problèmes d’équilibre mécanique et d’esthétique créatrice, comme le
note Helen (et aussi, sans doute, de retrouver les problèmes des
structures flexibles, en évolution incessante).
Le Counseling Center à Chicago
L’organisation du Centre de conseil
psychologique passionna Rogers. Il en avait défini le principe dans un
texte présenté en août 1944 (quand il avait été pressenti) et qui reste
actuel pour des bureaux d’aide psychologique universitaire (bapu)
dont le besoin est de plus en plus urgent pour le monde étudiant, et qui
se sont largement développés dans le monde.
« Le but premier d’un organisme de
conseil psychologique aux étudiants est d’aider l’étudiant à se venir en
aide lui-même et à devenir plus intelligemment autonome (more
intelligently self-directing).
« Pour parvenir à ce but, le
conseiller doit chercher à créer une situation de profonde
compréhension et d’acceptation qui permettra à l’étudiant de
reconsidérer plus clairement ses problèmes et ses inquiétudes et de se
diriger plus intelligemment et d’une manière plus rationnelle.
« L’organisme doit avoir pour
objectif de traiter l’étudiant comme un individu pris dans sa totalité.
On n’y cherchera pas à traiter l’individu comme un faisceau de problèmes
séparés : pédagogiques, professionnels (vocational), sociaux,
etc. On y reconnaîtra clairement que c’est l’individu tout entier qui a
des difficultés d’équilibre (adjustement).
« Ce n’est pas le propos du
conseiller d’assumer une responsabilité dans la vie personnelle de
l’étudiant ni de le diriger (control) vers des solutions qui
pourraient paraître satisfaisantes au conseiller ou à d’autres. Ce n’est
pas, non plus, le propos du conseiller de contrôler l’environnement de
l’étudiant en manipulant ses programmes, les règlements ou d’autres
facteurs afin de faciliter l’équilibre (l’ajustement) de l’étudiant.
« En bref, le conseiller ne
cherchera à contrôler ni l’étudiant, ni son environnement
universitaire. Au contraire il offrira à l’étudiant une situation dans
laquelle il pourra travailler, en toute clarté et indépendance, à un
ajustement à l’expérience universitaire et à une vie ultérieure qui soit
réaliste au point de satisfaire son désir personnel de croissance et de
maturité.
« Les conseils psychologiques
doivent être gratuits pour les étudiants. Le conseiller doit être
toujours physiquement et psychologiquement accessible. Il reste à
étudier le nombre de conseillers nécessaires.
« On ne cherchera à juger cet
organisme ni sur la précision des dossiers, ni sur la complexité de
l’organigramme, mais sur le sentiment qu’aura l’étudiant d’avoir réussi
à élaborer un plan d’action satisfaisant pour lui (a satisfying plan
of action for himself) ».
Carl Rogers s’acharna à réaliser ce
projet, réunissant et animant une équipe au sein de laquelle il sut
faire régner un climat « d’immense liberté et de créativité ». Cette
ambiance chaleureuse se maintint en face d’oppositions qui vinrent
surtout du département de psychiatrie de l’université. Déjà, au cours
des dix premiers mois de son fonctionnement, plus de six cents clients
fréquentèrent le centre où ils bénéficièrent d’une aide psychologique
qui ne s’étalait pas sur de longues durées : le nombre moyen de séances
de thérapie fut alors de l’ordre de cinq (la thérapie publiée en 1942,
le « cas Bryan », comportait elle-même huit entretiens). Le chiffre de
séances tendit à devenir plus grand dans la suite, cependant que le
nombre des clients du centre s’accroissait considérablement.
approfondissements à Chicago
La notoriété acquise, Carl Rogers
dispose à Chicago de moyens importants et bénéficie d’un privilège de
son université : disposer d’un trimestre de congé hors du campus. Helen
et lui choisissent les mois d’hiver de Noël à mars, et vont refaire
leurs forces au Mexique ou aux Caraïbes, s’adonnant à la peinture et à
la photographie en couleur, explorant des îles, se livrant à la pêche
sous-marine, collectionnant des coquillages. Ce contact profond avec une
nature chaleureuse permit à Carl de soutenir et de développer une
activité professionnelle intense, même s’il dut en payer chèrement le
prix en 1949.
Tout d’abord, Rogers accroît et
approfondit le courant thérapeutique qu’il entraîne. Il prolonge son
intervention en vue d’organiser la profession de psychologue et de
thérapeute : il préside de 1946 à 1947 l’apa, s’intéressant à la mise au point de la formation
clinique, et soulevant dans un discours de président, mal reçu à l’époque,
des hypothèses marquantes sur la structure de la personnalité. Plus
tard, il présidera, de 1957 à 1958, l’American Academy of Psychotherapy.
Il lui est offert d’autre part de
réaliser son « rêve d’une recherche sur la psychothérapie ».
Obtenant d’importantes subventions, notamment de la Fondation Rockfeller,
il pourra coordonner une bonne douzaine de projets différents et
publiera avec R.F. Dymond, en 1954, Psychotherapy and Personnality
Change (« Psycho-
thérapie et changement dans la personnalité ») qui relate le premier
grand essai expérimental d’une validation de la thérapie. Comme par
hasard, ce livre n’est pas traduit en français. Nous y reviendrons dans
le chapitre consacré à l’ensemble de ses recherches.
Il rédige également de nombreuses
études : la nomenclature de ses publications, dans cette période de
douze ans, compte près de soixante titres, soit la moitié de sa
bibliographie entre 1930 et 1962. Il inspire dans le même temps de
nombreuses thèses brillantes, qu’illustrent les noms d’émules tels que
E.H. Porter, Victor Raimy, Thomas Gordon, Arthur Combs et Eugène Gendlin,
pour ne citer que les mieux connus en Europe. Porter publiera notamment
en 1950 un livre étrange, un manuel efficace d’introduction au conseil
thérapeutique (An Introduction to Therapeutic Counseling). Cet
ouvrage présente des extraits de séances de thérapie et propose, pour
leur analyse, une série d’exercices suggestifs, aidant les thérapeutes
en formation à une progression dans l’affinement des attitudes tout en
évitant un vain technicisme.
L’influence de Rogers se développe
à cette époque (1948) au Japon, par les soins de Fujio Tomoda et Ragan
J. Fox. Un centre japonais de counseling est ouvert ; des
séminaires de formation sont organisés, des recherches instituées. Moris
Suiji, Tadashi Masaki sont également très actifs. Et Masaki établira en
1954 un office de counseling à l’université de Kyoto ; de jeunes
rogériens s’attachent à répandre la pratique de la thérapie et de la
pédagogie centrée sur le client qui semble s’adapter d’emblée à la
mentalité orientale. Ils tentent d’en approfondir les fondements
théoriques.
Et l’inspiration rogérienne ne cessa de s’étendre au Japon, comme on le
précisera au prochain chapitre, à l’occasion d’un voyage triomphal en
1961.
Le paradoxe d’un « temps d’épreuve »
Paradoxalement dans cette période,
au sommet de sa notoriété, alors qu’il finissait son mandat de
président de l’importante American Psychological Association, au début
de 1949, Carl Rogers éprouva une « période de détresse personnelle », à
l’occasion de la thérapie d’une cliente profondément perturbée. « Je
comprends aujourd’hui, écrivait-il dans son autobiographie, que je la
pris en main maladroitement, oscillant entre une attitude chaude réelle
envers elle et une attitude beaucoup plus « professionnelle » et
réservée lorsque je me sentais menacé par l’intensité de sa perturbation
psychotique. Je déclenchais ainsi chez elle une intense hostilité à mon
égard en même temps qu’une dépendance et un amour qui bouleversèrent
complètement mes défenses. Je m’entêtais à penser que je devais être
capable de l’aider et je continuais à la revoir, bien après avoir perdu
tout pouvoir thérapeutique et pour seulement entretenir ma souffrance.
Je reconnaissais que beaucoup de ses prises de conscience étaient plus
appropriées que les miennes et j’y perdais toute confiance en moi. En
quelque sorte, je cessais d’être moi-même dans cette relation. La
situation est très bien résumée par un de ses rêves où un chat me
déchirait les boyaux en ne voulant pas réellement le faire. Cependant,
je continuais à maintenir cette relation, destructrice pour moi, parce
que je reconnaissais que sa situation était désespérément précaire, au
bord de la psychose et que je me sentais obligé de l’aider.
Progressivement je réalisai que j’étais moi-même en train de verser dans
une profonde dépression et soudain il s’imposa à moi que je devais
m’échapper. Je suis très reconnaissant envers le Dr Louis Cholden, le
jeune psychiatre plein de promesses qui travaillait au Centre de conseil
psychologique à cette époque, d’avoir accepté de prendre cette malade en
charge sur-le-champ. Peu après elle sombra dans un accès psychotique
avec de nombreuses idées délirantes et des hallucinations. Quant à moi,
je revins chez moi et dis à Helen que je devais partir sur-le-champ ».
Helen Rogers, de son côté,
précise : « Et nous l’avons fait. En une heure les valises étaient
faites (we were packed) et nous roulions en auto droit devant
nous — vers le sud et l’est — sans destination dans la tête. Il appela
ceci sa “période de fuite” (escapade period). Cela dura plusieurs
mois. Nous sommes finalement allés nous percher dans notre retraite du
lac Seneca et avons passé un mois de vie à la dure (roughing)
dans notre cabanon par les froides températures de mai (1949) dans
l’état de New York. Il y eut des périodes de réel désespoir que nous
partagions (weathered) ensemble. Il ne m’apparut jamais qu’il ne
pourrait pas ou ne voudrait pas recouvrer la santé (recover).
Nous errions sur les collines et je lui appris tout ce que je savais sur
l’art de peindre. Nous passions tous les deux beaucoup d’heures à
savourer, à explorer et à peindre la campagne ».
Ainsi ce qu’une femme avait défait
en lui, une femme allait aider à ce que cela se refît. Le voyage-fuite
du couple Rogers (the runaway trip) eut lieu en mai et juin 1949.
« Tout le temps Helen conserva la tranquille assurance que je m’en
sortirais en temps utile, et sa bonne volonté à m’écouter, lorsque
j’étais capable de parler, me fut d’un grand secours. Cependant, quand
nous revînmes j’était encore assez profondément convaincu de mon
incapacité totale en tant que personne, et de l’absence de tout futur
pour moi dans le domaine de la psychologie et de la psychiatrie ».
La situation était si sérieuse à
son retour que Rogers n’osait pas demander à un des membres de son
équipe de le reprendre en thérapie, comme cela était avant son départ.
« Je suis très reconnaissant à un membre de notre groupe qui m’a dit
simplement qu’il était évident que j’étais dans une détresse profonde,
que ni moi, ni mes problèmes ne l’affolaient et qu’il était prêt à
m’offrir une relation thérapeutique. J’acceptai en désespoir de cause et
graduellement arrivai à un point où je pus à nouveau me valoriser et
même m’aimer et être beaucoup moins craintif devant l’amour d’autrui. Ma
propre attitude thérapeutique vis-à-vis de mes clients est devenue plus
libre et plus spontanée depuis cette époque ».
Rogers ajoute à ce texte mémorable,
à cette « confession » où il se présente honnêtement et sans fard, avec
sa vulnérabilité, ce témoignage : « A cette époque où j’avais si
cruellement besoin d’aide sur le plan personnel, j’ai été heureux de
trouver dans les thérapeutes que j’avais formés des personnes de plein
droit (in their own right), indépendantes de moi, et capables de
m’offrir le genre d’aide dont j’avais besoin. Depuis, j’ai compris
encore mieux que le point de vue que je soutenais représentait la sorte
de psychothérapie que je souhaitais pour moi-même. Et quand j’en eus
besoin je trouvai cette aide ».
Cet aveu sincère éclaire de
nombreux problèmes. Tout d’abord on peut émettre l’hypothèse, à sa
lumière, que tout thérapeute construit sans doute la pratique et la
théorie qui traitent les problèmes auxquels il est personnellement plus
sensible. Ce qui veut dire qu’il n’est pas licite de reprocher à un
psychologue, à un formateur, ou à un thérapeute ses limites, ses crises
ou ses déficiences :
loin de l’empêcher d’être efficace, elles peuvent aider un individu dans
son activité professionnelle, s’il les aborde et s’il consent à ne pas
les camoufler et à ne pas « plastronner ».
La thérapie centrée sur le client
Au-delà de cette épreuve, à moitié
de son séjour à Chicago, en 1951, Rogers publia l’ouvrage qui donnait
une forme renouvelée à son approche thérapeutique, en lui offrant une
dénomination définitive : Client-Centered Therapy, « la thérapie
centrée sur le client ». Si le terme « non directif » est encore utilisé
dans cet ouvrage par lui, c’est presque toujours associé à « centré sur
le client » et entre guillemets. Il l’utilisera à peine dans les
ouvrages ultérieurs : deux titres le comportent, en 1945 et 1946, sur
plus de deux cents titres. En 1969, dans Liberté pour apprendre ?,
le mot n’est même utilisé que par une institutrice citée par Rogers et
parce qu’elle précise qu’elle lui préfère, pour la situation que sa
pédagogie crée, le terme d’« auto déterminé » (self-directed).
Sans doute la négation est ambiguë : elle donne une connotation
négative qui a contaminé des attitudes justifiant à tort leur distance
et leur silence ou leur opaque froideur. Rogers, visant une chaleur
plus grande, a recherché une dénomination plus positive et plus
rationnelle, vectorielle en quelque sorte. Cette désignation indique un
projet signifiant plus que des précautions signifiées qui se
révéleraient ensuite obsessionnelles dans une négativité non
suffisamment niée.
Le mot « client » s’est alors
imposé à lui et à son équipe de façon croissante, parce qu’en dépit de
ses imperfections, il renvoie de la façon la plus précise à l’image de
l’individu (qui vient activement et volontairement obtenir (gain)
de l’aide pour un problème, mais sans aucune notion d’abandon (surrendering)
de sa propre responsabilité sur la situation ».
Avec ces connotations, poursuit Rogers, ce terme évite celles de malade
ou d’objet d’expérimentation. Et il peut tout naturellement se
transformer en étudiant (student), client lui-même d’une aide
qu’il recherche sans se dessaisir de sa responsabilité d’apprentissage,
et à laquelle il a légalement droit.
La centration (centeredness)
sur le client implique d’autre part une dénotation active : le
thérapeute (comme l’enseignant) ne se fige pas sur ses propres
acquisitions ou sur ses titres ni sur ses réactions personnelles face à
l’interlocuteur ; mais il « se concentre pour essayer de comprendre le
client comme le client se voit lui-même ».
C’est la définition d’un concept de l’empathie dont Rogers fera le
succès et que nous approfondirons ultérieurement.
Rogers essaie donc d’abandonner les
« restes de directivité subtile » qu’il maintenait dans les débuts de la
thérapie non directive. Et il se remet plus souplement au vécu
imprévisible de la relation.
Par suite, « le thérapeute doit
mettre de côté sa préoccupation d’un diagnostic et sa perspicacité de
diagnostic ».
Il est attentif à lui-même dans l’entretien non pour connaître ses
projections et ses tentations de catégorisation du client, mais au
contraire en vue de se maintenir attentif, avec sensibilité, au client
en voie de devenir, reconnu et soutenu sans impatience comme
responsable de ses choix progressifs et par suite de ses évolutions.
La pratique approfondie
Rogers cite un exemple de dialogue
confiant, quoique difficile, avec une jeune fille, Miss Gil, qui s’est
montrée, dans nombre d’entretiens thérapeutiques, sans espoir à propos
d’elle-même, constatant le fossé (gap) entre son idéal du moi et
ce qu’elle est :
La cliente : « Et je suppose
que si j’acceptais le fait que je ne vaux rien, alors je pourrais aller
n’importe où — et avoir une petite pièce n’importe où — avoir un
travail mécanique n’importe où — et revenir clairement à la sécurité de
mon monde de rêve où je fais des choses, où j’ai des amis intelligents,
où je suis une merveilleuse sorte de personne ».
Le thérapeute : « C’est
réellement un dur combat — creusant en cela comme vous êtes — et à
certains moments l’abri de votre monde de rêve vous paraît plus attirant
et plus confortable ».
La cliente : « Mon monde de
rêve ou le suicide ».
Le thérapeute : « Votre
monde de rêve ou quelque chose de plus permanent que les rêves ».
La cliente : « Oui (un
long silence — un changement complet de la voix). Aussi je ne vois
pas pourquoi je gâcherais votre temps — en venant deux fois par semaine
— Je ne vaux pas cela — qu’en pensez-vous ? »
Le thérapeute : « C’est à
votre portée (up to you), Gil — Ça ne gâche pas mon temps — Je
serai heureux de vous voir — toutes les fois que vous voudrez — mais
c’est selon ce que vous souhaitez sur ce point — suivant que vous ne
voulez pas venir deux fois par semaine ? — ou suivant que vous voulez
venir deux fois par semaine ? une fois par semaine ? C’est à votre
portée »… Long silence…
La cliente : « Vous ne
suggérez pas que je vienne plus souvent ? Vous n’êtes pas alarmé et vous
ne pensez pas que je dois venir ici chaque jour — jusqu’à ce que j’en
sorte ».
Le thérapeute : « Je crois
que vous êtes capable de prendre personnellement votre décision. Je vous
verrai toutes les fois (whenever) que vous voudrez venir ».
La cliente : (une note de
terreur dans la voix) : « Je ne crois pas que vous soyez alarmé — je
vois — parce que je peux être effrayée de moi-même — mais vous n’êtes
pas effrayé pour moi ». — (Elle se lève — un air étrange sur son
visage.)
Le thérapeute : « Vous dites
que vous pouvez être effrayée de vous-même — et vous vous étonnez parce
que je ne semble pas être effrayé pour vous ? »
La cliente : (un autre
court rire) « Vous avez plus de confiance en moi que je n’en ai » —
(elle nettoie la saleté de son vernis à ongles et sort de la pièce)
— « Je vous verrai la semaine prochaine — (un court rire)
peut-être. » (Elle s’en va en marchant lentement).
Dans cette situation délicate, le
thérapeute ne pratique pas une méthode mécanique de renvoi de ce qui
est exprimé au client. Il réexprime avec beaucoup de nuance
(notamment dans sa seconde intervention, « quelque chose de plus
permanent que le rêve, pour réverbérer le mot “suicide” »). Il
explicite également ce qu’il ressent personnellement en profondeur
(troisième intervention, où il affirme « c’est à votre portée ») sans
toutefois prendre la place du client pour les choix décisifs, notamment
le choix de venir en thérapie et le choix de la cadence des entretiens,
mais aussi, plus dramatiquement, le choix de vivre.
Rogers, se posant alors la question
du droit pour le thérapeute de permettre sérieusement à un client « de
considérer la psychose ou le suicide comme une issue sans faire un
effort positif pour prévenir (prevent) ces choix »,
répond que dans ces moments pathétiques « plus profondément il se fonde
sur la force et les potentialités du client, plus profondément il
découvre cette force ».
Et il énonce après beaucoup d’interrogations, une assertion centrale :
« Il m’apparaît que c’est seulement si le thérapeute veut complètement (is
completely willing) que n’importe quelle conséquence, n’importe
quelle direction, puissent être choisies — qu’il réalise alors
seulement la force vitale de la capacité et de la potentialité de
l’individu à faire des actions constructives. C’est s’il est consentant
(willing) à ce que la mort soit le choix, que la vie est
choisie ; à ce que ce soit la névrose qui soit le choix, que la
mortalité de la santé est choisie ».
En ce point crucial où il appuie et
où il valide son hypothèse centrale, Rogers met en évidence que son
approche ne consiste pas à placer habilement le client en soumission aux
valeurs culturelles et sociales, mais en expérience de ses
propres régulations, base d’une confiance vitale. Il désigne une
propriété de l’organisme humain à se recentrer psychiquement, après
avoir pu analyser des tentatives d’excentrations grâce à un climat
chaud mais non contraignant ni restrictif : c’est à l’occasion de cette
propriété d’automodération que Max Pagès a proposé une « loi d’inversion
de mouvement »
pour les orientations et pulsions intérieures, quand elles sont
accueillies sans subtile contrariété ou réactionalité, sans reprise en
dépendance, sans reproche. L’angoisse accueillie se recueille, le dégoût
de soi constaté se mue en goût de devenir soi, la fuite énoncée mais non
dénoncée se stabilise en reprise.
Thérapie et transfert
Cette précaution à l’égard des
dépendances aux normes sociales se retrouve et se précise dans la
précaution avec laquelle Rogers déjoue les risques de dépendance
transférentielle. Le concept de transfert n’avait pas été évoqué dans
son précédent livre (il ne se trouve aucunement à son index analytique).
Il est au contraire fréquemment repris dans Client-Centered Therapy.
On sait comment le transfert de rapports et de statuts antérieurs
(affectifs et sociaux) se situe au centre des débats de la psychanalyse
et de la psychothérapie. Rogers cite un texte de Freud, dans l’encyclopédie
britannique : « Le transfert est une preuve du fait que les adultes
n’ont pas dépassé leur dépendance enfantine d’antan ; il coïncide avec
la force qui a été nommée “suggestion” ; et c’est seulement en
apprenant à en faire usage que le médecin est capable d’amener (induce)
son patient à dépasser ses résistances intérieures et à progresser
au-delà de ses régressions. Ainsi le traitement psychanalytique agit
comme une seconde éducation de l’adulte, comme la correction de son
éducation d’enfant ».
Rogers ajoute la description de la
méthode de l’analyste vis-à-vis d’un transfert, par Otto Fenichel : « La
réaction de l’analyste en transfert est la même qu’à l’égard de toute
autre attitude du patient : il interprète. Il voit dans l’attitude du
patient une déviation des pulsions inconscientes et il essaie de montrer
ceci au patient ».
Rogers reconnaît alors que, dans sa
forme de thérapie, il se produit habituellement des segments de
transferts, mais qui restent la plupart du temps discontinus et légers.
Une relation transférentielle structurée et dépendante ne se développe
pas, parce que le thérapeute rogérien ne la recherche pas et
parce qu’il ne soutient pas une situation de supériorité et de distance
affichée à l’égard du client.
La façon de recevoir les tendances
transférentielles sans se défendre contre elles apparaît dans les
entretiens où le thérapeute rogérien s’abstient d’interprétation et de
pression pour orienter la situation. Ainsi, dans le cinquième entretien
d’une jeune femme mariée, Mme Dar, celle-ci raconte un rêve où elle voit
son thérapeute la rejeter, son histoire étant, dit-elle, fort
« sordide ».
Le thérapeute : « Votre
sentiment était en quelque sorte que j’étais en train de juger plus ou
moins votre situation comme mauvaise, passablement mauvaise ».
La cliente : « c’est juste.
Que vous étiez… j’étais l’accusée et vous étiez le juge et… » (silence)
Le thérapeute : « Le verdict
était : “coupable” ».
La cliente : (elle rit)
« Je pense que c’est ça (elle rit). C’est tout à fait ça. Je ne
voyais pas comment je pourrais revenir sur la situation. Je veux dire
les circonstances ; vous m’aviez déjà jugée et, par conséquent, je ne
voyais vraiment pas, comment je pourrais parler encore ».
Le thérapeute : « Mhm… »
La cliente : « Sauf à propos
d’autres choses. Et, heu, cela ne m’a pas quittée. J’y ai beaucoup pensé
ces derniers temps ».
Le thérapeute : « Vous
pensiez presque que vous étiez toujours en train d’être jugée ».
La cliente : « Eh bien !
pourquoi aurais-je senti cela ? Heu, oui, bien sûr, j’ai probablement
transporté mes propres pensées dans votre cerveau et, par conséquent, je
heu…, il n’y avait pas de doute à leur sujet. C’était tout simplement
impossible de les changer. C’était le verdict. Je suppose, à ma façon,
je me jugeais moi-même ».
Le thérapeute : « Vous
sentez que peut-être, vous étiez vous-même le juge vraiment ».
Dans cet extrait, la tendance au
transfert se dénoue devant la « compréhension » du thérapeute, ainsi que
Rogers le note. La cliente a vu avec évidence que le thérapeute « n’est
pas en train d’essayer de la jauger, de diagnostiquer à son propos, de
l’évaluer scientifiquement, de la juger moralement… Conséquemment, quand
elle a le sentiment que le thérapeute fait un jugement moral sur elle,
et quand ce sentiment est aussi accepté, il n’y a rien sur quoi cette
projection puisse tenir. Elle doit être reconnue comme venant d’elle ».
Pour donner un exemple plus
extrême, Rogers présente, à partir de notes prises au cours des
entretiens, le cas d’une jeune femme d’une trentaine d’années, Miss Tir,
« si profondément perturbée qu’on l’aurait probablement diagnostiquée
comme psychotique en termes d’évaluation externe ».
Son traitement eût relevé d’un hôpital psychiatrique, plutôt que d’un
centre de counseling. Elle vint suivre une trentaine d’entretiens
au cours desquels elle fit beaucoup de progrès, qui s’accrurent dans les
dix mois suivants.
Au neuvième entretien, elle
explique qu’elle a enlevé son manteau avant d’entrer, parce qu’elle
avait peur que le thérapeute l’aide et qu’elle aurait pu se retourner et
l’embrasser :
Le thérapeute : « Vous
pensiez que ces sentiments d’affection pourraient faire que vous
m’embrassiez si vous ne vous protégiez pas vous-même d’eux ».
La cliente : « Bien, une
autre raison pour laquelle j’ai quitté mon manteau là est que je désire
être dépendante — mais que je veux vous montrer que je n’ai pas à être
dépendante ».
Le thérapeute : « Vous
désirez à la fois l’être, et prouver que vous n’avez pas à l’être ».
Et, vers la fin de ce neuvième
entretien :
La cliente : « Je n’ai
jamais dit à des gens qu’ils étaient la plus étonnante (wonderful)
personne que j’ai jamais connue, mais je vous le dis. Ce n’est pas
seulement sexuel — C’est plus que cela ».
Le thérapeute : « Vous vous
sentez réellement attachée très profondément à moi ».
Au dixième entretien, vers la fin :
La cliente : « Je pense
émotionnellement que je meurs d’envie d’avoir des rapports (intercourse)
sexuels mais je n’ai rien fait sur ce point. La chose que je désire est
d’avoir un rapport sexuel avec vous. Mais je n’ose vous le demander,
parce que je m’effraie que vous soyez non directif ».
Le thérapeute : « Vous avez
cette affreuse (awful) tension, et demandez vivement d’avoir des
relations avec moi ».
La cliente : (poursuivant
sur ce filon — Finalement) « Pouvez-vous faire quelque chose sur ce
point ? Cette tension est excessive ! Voulez-vous diminuer cette
tension… Pouvez-vous me donner une réponse directe ? Je pense que cela
pourrait nous aider tous les deux ».
Le thérapeute : (avec
douceur — « gently ») : « La réponse serait non. Je peux
comprendre combien désespérément vous sentez tout cela ; mais je ne
voudrais pas faire cela ».
La cliente : (silence, un
soupir de soulagement) « Je pense que cela m’aide. C’est seulement
quand je suis bouleversée (upset) que je suis comme cela. Vous
avez de la force, et cela me donne de la force ».
Rogers note la responsabilité selon
laquelle le thérapeute exprime une limitation et articule un « non ».
Il ne cherche pas à s’esquiver devant la pression de la cliente ; mais
il n’alléguera pas qu’un rapport sexuel ne l’aiderait pas, elle. Tout en
indiquant sa compréhension et son acceptation de l’expérience que la
cliente vit, il prend simplement la responsabilité de sa propre
conduite.
Par la suite, au douzième
entretien, la cliente se montre violente, agressive contre le
thérapeute, après deux minutes de silence, lui déclare sa haine,
souhaite qu’il ne soit pas né ou qu’il soit mort, sans le regarder :
La cliente : « Vous pensez
que mon père a fait de vilaines choses avec moi, mais il n’en est rien !
Vous pensez que ce n’était pas un homme bon, mais il l’était. Vous
pensez que je désire des rapports sexuels, mais je ne les désire pas ».
Le thérapeute : « Vous
sentez que je me représente absolument de travers (absolutely
misrepresent) toutes vos pensées ».
La cliente : « Vous pensez
que vous pouvez faire venir les gens ici vous raconter tout, et qu’ils
penseront qu’ils seront aidés, mais ils ne le seront pas ! Vous aimez
seulement les faire souffrir… ».
Le thérapeute continue à recevoir
le transfert négatif de Miss Tir et à réexprimer les sentiments
projetés avec une tonalité empathique dans la voix, difficilement
déchiffrable, remarque-t-il, sur les mots écrits qui paraissent pâles à
côté du vécu. La cliente arrive à parler de conflits profonds puis de
ses hallucinations avec une tension terrifiante dans la voix, mais une
attitude très différente. Elle en vient enfin à dire :
La cliente : « Je savais au
bureau que j’avais à me débarrasser de ceci quelque part. Je sentais que
je viendrais vous le dire. Je savais que vous comprendriez. Je ne
pouvais pas dire que je me haïssais. C’est vrai, mais je ne pouvais le
dire. Aussi ai-je justement pensé à toutes les choses laides (ugly)
que je pourrais vous dire à la place ».
Le thérapeute : « Les choses
que vous sentiez à propos de vous-même, vous ne pouviez les dire, mais
vous pouviez les dire à mon propos ».
La cliente : « Je sais que
nous atteignons un fond rocheux (rock bottom)… »
Le transfert se dénonce et se
dénoue de lui-même, dans la mesure où, même pour un matériel
profond, un client peut en venir à réaliser progressivement, sans être
tancé par des interprétations, que les attitudes qu’il a vis-à-vis des
autres et les qualités qu’il leur attribue, peuvent résider dans ses
propres perceptions. Non recherchée pour des raisons théoriques, non
alimentée par des interventions pratiques, non provoquée par des
obligations de « libre association », la dépendance (la remise de
responsabilité) ne se structure pas démesurément, mais se projette en
continu pour se dénouer. Le thérapeute n’ayant pas donné prise à sa
fixation, le transfert peut être un épisode, un ovule expulsable, mais
non un noyau fécondé dans la relation thérapeutique. Et c’est la
croissance de responsabilité qui peut se développer comme cela ressort
des essais toujours opiniâtres de validations scientifiques que Rogers
entreprend et renouvelle, et sur lesquels nous reviendrons.
La « rencontre » de Kierkegaard
Ses activités de thérapie et ses
activités de recherche à Chicago mettent Rogers en contact avec de
nombreux assistants et chercheurs. Il participe d’autre part à
d’importants symposiums sur les valeurs et la science. Il découvre
alors, en 1951, au-delà de son rétablissement, que sa réflexion et
l’aspect central de son travail thérapeutique « pouvaient légitimement
être qualifiés d’existentiels ou de phénoménologiques ».
Sous la pression de ses étudiants
et de ses collaborateurs, Carl se met en effet à lire l’œuvre de
Kierkegaard. Il citera dans ses ouvrages La maladie à la mort et
le Post-scriptum aux miettes philosophiques. Et c’est une
véritable rencontre : « Quoique Kierkegaard vécût il y a cent ans, je ne
peux m’empêcher de le considérer comme un ami, doué de sensibilité et
d’un haut degré de perception ».
Et Rogers ajoute que la lecture de son œuvre l’a détendu et l’a
encouragé à avoir confiance dans son expérience personnelle.
Kierkegaard exprime, en effet,
l’importance de l’existence et de l’expérience face aux séductions et
aux complications intellectualistes, représentées en son temps par une
hypersystématisation de la dialectique hegelienne. Il analyse le
désespoir, « maladie à la mort » aussi bien que l’angoisse. La
conscience de soi dont il parle ne se réduit pas à une dimension
intellectuelle, elle adhère à la vie. « Plus la conscience est
développée, plus le moi l’est aussi ; plus il y a de conscience, plus il
y a de volonté ; et plus il y a de volonté, plus aussi il y a de moi.
Un homme sans aucune volonté n’est pas un moi ; mais plus il a de
volonté, plus aussi il a de conscience de soi ».
Et envisageant le désespoir sous la synthèse du fini et de l’infini,
Kierkegaard ajoute : « Le moi est la synthèse consciente d’infini et de
fini qui se rapporte à elle-même et dont la tâche est de devenir soi, ce
qu’elle ne peut qu’en se rapportant à Dieu. Mais devenir soi, c’est
devenir concret, ce n’est devenir ni fini ni infini… Si donc le moi ne
devient pas lui-même il n’est pas lui-même ; mais ne pas être soi, c’est
justement le désespoir ».
Etre vraiment soi-même, par contre,
c’est échapper au désespoir, en ne demeurant plus une façade ou en ne
subsistant plus dans l’effroi, « la crainte et le tremblement »,
dépassés par la passion. « Ce que j’appelle proprement humain, c’est la
passion, dans laquelle chaque génération comprend entièrement l’autre et
se comprend elle-même — Ainsi, pour ce qui est d’aimer, aucune
génération n’a appris d’une autre à aimer… Mais la passion la plus haute
en l’homme est la foi… »
Et c’est dès lors affronter l’angoisse qui « est la réalité de la
liberté parce qu’elle en est le possible ».
Mais c’est aussi associer réflexion et imagination : « Le moi est
réflexion et l’imagination est réflexion ; elle donne du moi un reflet
qui en est la possibilité ; et l’intensité de ce médium est la
possibilité de l’intensité du moi. D’une manière générale, le
fantastique, c’est ce qui conduit l’homme dans l’infini en ne faisant
que l’éloigner de lui-même et en l’empêchant ainsi de revenir à
lui-même ».
Plutôt donc le paradoxe (où la limite et le dépassement de la limite s’équilibrent
dans la personnalité en compréhension d’elle-même) que le dévoiement
dans l’intellectualisme et le symbolisme échevelés (où se complaît
certaine psychologie ; on sait laquelle, pense Rogers).
La philosophie de la subjectivité
et la psychologie d’un moi intense, telles que Kierkegaard les présente,
se situent, on le sait et on le voit, en pleine réflexion religieuse à
un point où le luthérianisme rencontre l’orthodoxie et le catholicisme.
Quel fut l’impact de cette réflexion sur Rogers, au moment même où il
subissait la grande crise de sa vie ? Il est intéressant de noter qu’il
a étudié avec soin le long Post-scriptum aux miettes philosophiques :
même si on n’oublie pas qu’il déclare que « sur divers points,
Kierkegaard, par exemple, n’éveille rien en moi ».
Et il cite du Post-scriptum : « L’existant ne cesse d’être dans
le devenir ; le penseur subjectif qui existe réellement reproduit sans
cesse dans sa pensée cette existence qui est la sienne, et met toute sa
pensée dans le devenir. Il en va ici comme pour avoir du style ; n’a a
proprement parler de style que celui qui ne finit jamais quelque chose,
mais aussi souvent qu’il commence “les eaux de la langue se mettent en
mouvement”, en sorte que l’expression la plus quotidienne apparaît sous
sa plume avec une fraîcheur nouvelle-née ».
Rogers devait aimer aussi les pages ultérieures du texte qu’il a cité :
« L’existence elle-même, l’exister, est un effort, et est tout autant
pathétique que comique ; pathétique, parce que l’effort est infini,
c’est-à-dire dirigé vers l’infini, parce qu’il est réalisation d’infini,
ce qui signifie le plus haut pathos ; comique, parce que l’effort est
une contradiction interne ».
Et son sens rural devait s’accommoder d’un tel humour et de la remarque
que « l’effort continu devient la seule chose qui ne contienne pas de
déception ».
Devenir subjectif, se comprendre
soi-même en renouvelant et en dépassant l’invitation socratique,
c’est-à-dire accéder au simple, devient la grande affaire, la plus haute
tâche assignée à chaque homme. La vérité est vécue dans la tension d’un
paradoxe : « L’incertitude objective appropriée fermement par
l’intériorité la plus passionnée, voilà la vérité, la plus haute
vérité qu’il y ait pour un sujet existant ».
La vie, chacun doit l’apprendre par soi-même : « Et c’est pourquoi je
dois me comprendre moi-même ».
Mais, « le vrai savant ne détruit pas la vie. Il s’approfondit
amoureusement dans son magnifique travail ».
Rogers devait tirer parti des
incitations de Kierkegaard : non seulement dans son action de thérapie
et de recherche mais aussi pour soutenir des approches de plus en plus
« révolutionnaires » en pédagogie.
Radicalisme en pédagogie
A l’université de Chicago comme au
Centre, la démarche pédagogique de Rogers, redécouvrant les principes
établis par Dewey et Kilpatrick, tendit à se faire, en effet, radicale,
sur l’hypothèse qu’il est impossible d’enseigner dogmatiquement et
directement quelque chose d’important à quelqu’un. Il est seulement
possible de faciliter l’apprentissage des individus, autant que
ceux-ci perçoivent les connaissances acquises comme soutenant
la maintenance et le rehaussement de la structure de leur moi. La
possibilité de ramener la tension du moi à un niveau minimum coïncide
avec la recherche des connaissances signifiantes.
Ces principes ont été appliqués
aussi bien pour des cours de statistiques et de mathématiques qu’en
matière de relations humaines, de psychologie ou de thérapie : « Mes
cours devinrent de passionnantes réunions par petits groupes où l’on s’apportait
mutuellement des informations complètes sur les sujets d’un réel
intérêt. Se retrouver ainsi, libérés, était souvent une expérience
traumatisante. Un étudiant hors pair, qui devint plus tard un
responsable du Centre de conseil psychologique, quitta mon premier cours
en disant d’un air dégoûté à un de ses camarades : “Ce salaud ose se
dire professeur”. Cependant, le ferment qu’il avait reçu continua à
lever en lui, car il revint plus d’une année après ».
Cette méthodologie neuve avait des « effets-retards » ou provoquait de
soudaines accélérations : elle déclenchait des alertes en profondeur.
Rogers a raconté la procédure qu’il
se mettait à utiliser pour son enseignement. Dès le premier cours, il
réunissait en cercle les étudiants de psychologie et offrait à chacun
l’occasion d’expliciter le projet (purpose) personnel qu’il avait
en venant à ce cours. De son côté, pour faciliter l’exploration des
projets, il présentait, pièces sur tables, de façon succincte mais
précise, comme un ensemble de disponibilités, des matériaux et des
manières de travailler : « Des discussions de groupe, des exposés s’ils
le désiraient, des études de matériels publiés et de cas non publiés, l’observation
de sessions de thérapie par le jeu, la visite de thérapeutes au travail,
l’écoute d’enregistrements de thérapie, etc. »
Il proposait donc, pour les études
à faire, un lot important de possibilités auxquelles il attachait du
prix et qui l’engageait personnellement (en signe de congruence) :
mais il précisait d’emblée que ce matériel n’était en aucune manière
imposé aux étudiants. Il appartenait, en effet, à ceux-ci de décider,
individuellement et en groupe, des moyens qu’ils emprunteraient, en
élucidant leurs objectifs réels, et en usant pleinement de leur
spontanéité et de leur disponibilité : c’était mettre en œuvre et
signifier une prise en « considération positive inconditionnelle »
des étudiants.
Car, le matériel montré, Rogers
précisait par son écoute et la sobriété ou l’adéquation de ses
interventions en miroir ou en réponse, qu’il était à la disposition du
groupe, en tant qu’expert ou que source de renseignements (resource-finder)
mais aussi comme simple membre. Dans leur relation à lui, rien d’obligé,
rien d’exclu. Il était prêt à avoir des conversations, à faire des
exposés sur le savoir qu’il avait, ou à exprimer sa propre façon
d’envisager les choses : mais seulement « si on le lui demande », et
selon la condition expresse que les étudiants « se sentent libres d’accepter
ou de refuser cette offre »,
à tout moment, l’exposé fût-il commencé. Car « répondre aux sentiments
et aux attitudes des étudiants passe avant son intérêt personnel à
exposer ce qui relève de sa discipline ».
Quelque information que puissent demander un individu ou un groupe, il
était prêt aussi à en rechercher avec les étudiants eux-mêmes les
possibilités d’obtention.
Dans la rencontre pédagogique, à
ses yeux, comme il le précise encore dans le Développement de la
personne, rien ne doit être écarté : ni les problèmes réels vécus
par les étudiants (voire l’expression « des sentiments relatifs aux
parents, des sentiments de haine à l’égard des frères et sœurs ou à
l’égard de soi ») ;
ni ses sentiments à lui (« d’indifférence, de satisfaction,
d’étonnement ou de plaisir »)
à l’égard des activités des individus ou du groupe, au moins sous
réserve qu’ils n’exercent sur les étudiants aucune influence restrictive
et qu’ils ne soient donc ni une stimulation ni un frein. Et Rogers
répond à l’interrogation : « A-t-on le droit de laisser se manifester
pareils sentiments dans le cadre de l’école ? Selon ma thèse,
certainement. Ils sont liés à l’évolution de la personne, à l’efficacité
de sa connaissance et de son équilibre pratique ; et le fait de traiter
de tels sentiments avec compréhension et acceptation a un lien certain
avec celui d’apprendre la géographie du Pakistan ou de savoir faire une
longue division ».
Parce qu’une connaissance ne peut être acquise avec authenticité que
lorsqu’elle est reliée à des situations perçues comme touchant à des
problèmes personnels ; et parce que le fait pour les étudiants de
pouvoir considérer le cours comme un temps utilisable pour résoudre des
questions importantes pour eux les libère et leur permet de progresser
grâce à l’appui d’une compréhension « empathique ».
Il n’est pas trace de laisser-faire
ou de désinvolture dans une telle méthodologie. D’autant plus que, s’il
ne présente aucune restriction au contenu du travail interne que les
étudiants voudront choisir, Rogers juge cependant utile de produire, au
besoin, les exigences externes par rapport auxquelles ce travail doit
être accompli de façon responsable. La non-directivité ou la centration
sur le client n’ont pour lui de signification que par référence à des
limites externes,
ou à des limitations internes aux groupes d’étudiants, de même nature
que les contraintes contenues réellement dans la vie.
« L’étudiant saura utilement qu’il
ne peut entrer dans une école d’ingénieurs sans tel niveau
mathématique ; qu’il ne peut obtenir du travail dans telle société à
moins d’avoir un diplôme universitaire…, qu’il ne peut même conduire une
voiture sans passer un examen sur le code de la route. Ces exigences
sont requises non de l’enseignant, mais par la vie… Il pourrait y avoir
d’autres exigences analogues à l’intérieur de l’école. L’étudiant
pourrait être confronté avec le fait qu’il ne peut entrer au club de
mathématiques avant d’avoir atteint un certain niveau à des tests
mathématiques standardisés ; qu’il ne peut développer un film avant
d’avoir montré des connaissances adéquates en chimie et dans les
techniques de laboratoire ; qu’il ne peut s’inscrire à la section
spéciale de littérature avant d’avoir montré à la fois une large culture
et ses aptitudes à écrire. L’évaluation se place dans la vie comme un
ticket d’entrée, et non pas comme un gourdin pour récalcitrants… On
laisserait l’étudiant libre de choisir, en personne se respectant, se
déterminant par elle-même, s’il désire faire un effort pour obtenir ces
tickets d’entrée ».
Rogers avait dès le début précisé,
en regardant les diverses tentatives d’enseignement centré sur
l’étudiant : « C’est dans le cadre (within) des limitations
imposées par les circonstances et l’autorité, ou imposées par
l’instructeur comme une nécessité pour son propre confort
psychologique, qu’une atmosphère de permissivité, d’acceptation, de
confiance dans la responsabilité des étudiants, est créée ».
Le climat spécifique et ses phases successives
Un programme de cette nature ne
peut néanmoins être mis en application sans que des objections et des
anxiétés n’apparaissent. Sitôt qu’un enseignant tel que Rogers laisse la
parole au groupe des étudiants, celui-ci va instinctivement tester
l’authenticité, la cohérence des propositions qui lui ont été faites.
Une pression affective s’exerce donc très vite pour inciter
l’enseignant à reprendre la direction de l’enseignement, pour sonder ses
masques et ses retraits éventuels au lieu de la présence annoncée.
A cet effet, un climat particulier
s’établit, analogue à celui des réunions déstructurées (telles que le
training-group ou « groupe de base »). Les intéressés se sentent
déconcertés : ils avaient l’habitude de suivre, nolens volens,
les indications du professeur ; ils étaient rassurés par l’ordonnance
d’un cours, voire séduits par son éloquence persuasive ; ils sont
maintenant dans l’incertitude, mais en demeure de constater leur
ambiguïté et de se montrer responsables et libres ; frustrés de
direction et de guidage, ils sont mis au contact de leur angoisse propre
et en présence de l’anxiété de leurs interactions réciproques ; ils ne
peuvent plus se raccrocher à un martelage des normes extérieures,
agitées ou rappelées par l’enseignant. Celui-ci intervient, en effet,
mais pour donner de l’information à propos des choix formulés ou pour
refléter de temps à autre la situation émotionnelle qui s’instaure
inéluctablement, tout en contrôlant ses propres sentiments, afin de ne
pas suivre ses désirs de « prendre le pouvoir » et de « manipuler » le
groupe.
Le climat consécutif à la
méthodologie engagée a été décrit de façon pertinente par un étudiant
s’adressant à Rogers : « Je puis me souvenir des premières réunions.
Tension… attitude défensive… épaisses tranches de silence profond…
explosions impulsives d’hostilité… rapides éclairs d’intuition par-ci,
par-là… confusion et rationalisation… projections subtiles et
interprétations mordantes. Cela était dur pour nous d’aller au-delà.
Nous étions tellement dépendants de l’autorité habituelle. Nous nous
rebellions contre le fait d’avoir à prendre la responsabilité de notre
propre instruction. Nous voulions recevoir quelque chose de vous. Nous
voulions recevoir quelque chose du cours… Beaucoup d’entre nous eurent
des moments difficiles avant de sortir de cette dépendance. Quelques-uns
n’y arrivèrent pas. Quant à moi, je me dandinais pendant les trois ou
quatre premières semaines plutôt confus et parfois indifférent. Plus
tard, je commençais à lire et à penser à propos de ceci ou cela en
thérapie. Je lus ce que je voulais. Je me mis à approfondir. Je ne
ressentais aucune pression de votre part ou de la part de la classe. Je
lus pour moi, j’appris pour moi. J’étais satisfait de moi sans devenir
béat. J’allais en classe voir ce que je pourrais glaner, au cours du
libre échange des idées ; j’exprimais mes propres sentiments quand je
sentais que je le pouvais et j’écoutais les autres discuter sur des
problèmes. Je sentais que j’étais réellement « dans le coup». L’heure
parut chaque semaine plus courte… Je me sentais complètement libre dans
ce cours. Je pouvais venir ou ne pas venir. Je pouvais arriver en retard
et partir avant l’heure. Je pouvais parler ou être silencieux. J’appris
à connaître beaucoup mieux nombre d’étudiants. J’étais traité comme un
adulte. Je ne sentais aucune pression de votre part. Je n’avais pas
besoin de chercher à vous plaire ; je n’avais pas à vous croire. Je n’ai
jamais autant lu pour un seul autre cours comme je le fis pour le vôtre,
et en outre c’était les lectures les plus significatives et les plus
efficaces que j’aie pu faire. Je crois que cette confiance en moi qui
émergeait se transporta sur les autres études. Ma femme a noté mon
attitude nouvelle à l’égard de l’étude et mon intérêt vivant au
travail. Nous sommes tous les deux heureux de cela ».
Rogers demanda aux étudiants des
essais d’auto-évaluation de leur progression, avec diverses variantes.
Pour la mise en évidence de sa confiance dans les personnes, dans
quelques cas (not infrequently) il poussa au maximum d’extrémité
sa tendance, en dépassant les compromis pratiques dont il recommanda
depuis toujours l’utilité. Il se contentait alors, compte tenu qu’il
avait affaire à des groupes d’étudiants de troisième cycle et en
psychothérapie, d’ouvrir chaque séance avec quelque variante de « que
désirez-vous que nous discutions ou fassions aujourd’hui ? »
C’est cette méthode extrême (the most extreme) qui a souvent et
seulement été retenue de lui. Il recherchait en avant de lui les
élongations maximales de sa recherche pratique, mais sous le contrôle
des possibilités de la thérapie, et pour certains groupes définis et
mûrs.
Le défi à Harvard
Ce radicalisme affûté en forme de
défi, fut présenté de façon mémorable en avril 1952 à l’université de
Harvard, au cours d’un séminaire consacré aux problèmes de l’influence
de l’enseignement scolaire sur le comportement humain. On lui avait
demandé de faire une démonstration d’enseignement centré sur
l’élève (student-centered). Préparant sa contribution, à Mexico,
où il passait des vacances d’hiver (peignant, faisant de la photographie
et se plongeant dans Kierkegaard), Carl Rogers se souvint qu’il avait
« parfois réussi à déclencher en classe des discussions significatives
en exprimant d’abord une opinion très personnelle et en essayant
ensuite de comprendre et d’accepter les réactions et les émotions
souvent très divergentes qu’elle soulevait chez les étudiants ».
Il s’astreint donc à noter de façon accentuée ce qu’il ressentait de
son expérience d’enseignant et d’étudiant, en évitant toute banalité ou
convention.
Il présenta par suite devant un
aréopage d’une centaine d’enseignants de Harvard, en principe habitués à
l’autocritique, avec précaution croyait-il, des observations
interpellantes et concises (en quelque dix minutes) mitigées de ses
propres expressions de surprise et de commentaires, telles que : « Mon
expérience m’a conduit à penser que je ne puis enseigner à quelqu’un
d’autre à enseigner… Il me semble que tout ce qui peut être enseigné à
une autre personne est relativement sans utilité et n’a que peu ou point
d’influence sur son comportement…
J’en suis arrivé à croire que les seules connaissances qui puissent
influencer le comportement d’un individu sont celles qu’il découvre
lui-même et qu’il s’approprie… La conséquence de ce qui précède, c’est
que mon métier d’enseignant n’a plus pour moi aucun intérêt… Les
résultats de l’enseignement sont ou insignifiants ou nuisibles… — En
conséquence, je m’aperçois que je ne m’intéresse qu’à apprendre et de
préférence des choses importantes qui ont une influence sur mon
comportement. Je trouve satisfaisant d’apprendre, que ce soit en
groupe, en relations individuelles comme en thérapie ou tout seul ».
Rogers notait aussi l’efficacité
qu’il y avait, pour enseigner, à abandonner les attitudes défensives, à
exprimer aux autres ses incertitudes et à se laisser guider, par son
expérience, vers des buts encore obscurs. Il admettait néanmoins les
conséquences, « étranges voire aberrantes », qui résultaient de ses
considérations : serait-ce un renoncement à l’enseignement ? (dans le
sens d’Ivan Illich, parlant vingt ans après d’une « société sans
école »), aux examens ? aux diplômes ? ou à toute conclusion ?
Rogers avait espéré, par l’exposé
de cette problématique, susciter une réaction mais avoua ne pas s’être
attendu au « tumulte » qui s’ensuivit : au-delà des dénégations et des
discussions houleuses, les uns et les autres se mirent à s’exprimer,
« avec une franchise croissante » et une grande diversité, sur leurs
propres sentiments à propos de la pédagogie.
Une onde de choc
Ces descriptions montrent à nouveau
l’esprit précurseur de Carl Rogers. L’événement de 1952 fut l’épicentre
d’une onde de choc qui n’a pas fini d’ébranler les postulats
tranquillisants de l’enseignement, en Amérique et ailleurs. Max Pagès,
en effet, avait été un des étudiants de Rogers durant l’été 1951.
Il publiait en France, dans l’Evolution psychiatrique, dès son
retour en 1952, un long article présentant la thérapie rogérienne. Et
il entreprenait, d’autre part, de répandre les démarches concrètes de
pédagogie, dans leur forme plutôt radicale, d’abord dans les grandes
entreprises puis dans les universités (à partir de 1960). Il rappella
ultérieurement son expérience avec Rogers : « Nous étions quatorze,
nous nous assîmes tout autour d’une salle assez petite, après avoir été
accueillis par Rogers (que chacun d’entre nous avait déjà rencontré
individuellement). Rogers s’assit au milieu de nous et nous invita à
nous présenter. Chacun le fit brièvement et, je me rappelle, en ce qui
me concerne, avec une grande anxiété. Puis Rogers prit la parole très
brièvement pour indiquer un certain nombre de moyens qui étaient à notre
disposition si nous le désirions, pour nous aider dans notre travail :
des listes bibliographiques, la participation comme observateur ou
thérapeute adjoint à des séances de psychothérapie de groupe, l’étude
d’un matériel enregistré, le travail avec des instructeurs, dont
lui-même qui appartenait à l’état-major de la clinique de l’université…
puis il se tut, ayant clairement indiqué par son ton qu’il n’avait pas
d’autres indications à nous donner.
« Je me souviens encore du
sentiment d’intense excitation avec lequel je quittai cette séance : le
contact avec une attitude non directive vécue fut un choc
extraordinaire. Le fait de découvrir qu’une attitude exactement
conforme à celle qui était décrite dans les ouvrages de Rogers, pouvait
être, en fait, appliquée, m’enthousiasma et me rendit anxieux à la
fois. Jusqu’alors, au fond, je n’avais pas vraiment cru qu’une telle
attitude fût possible.
« Des autres séances, une douzaine
au total, je garde l’impression générale suivante : une grande
confusion des échanges, de monstrueuses tensions et rivalités internes
sous-jacentes ; Rogers intervenait dans l’ensemble ni plus ni moins
fréquemment que les autres et tout à fait sur le même plan, contribuant
à la discussion librement et semblant n’avoir rigoureusement aucun souci
au sujet de la conduite d’ensemble de notre travail. Il semblait
satisfait du point qui venait en discussion au moment présent, quel
qu’il fût. Mon état d’esprit personnel resta pendant toute la session
caractérisé par un mélange d’étonnement, de tension, et par dessus tout
de satisfaction et de bien-être ».
Quarante-cinq ans plus tard, Max
Pagès se souviendrait qu’il avait été attiré par la façon de Rogers
d’intégrer deux positions contraires : l’une, d’exigence scientifique
très rigoureuse et de subjectivité « où il allait plus loin que les
psychanalystes »,
mais aussi une autre, celle d’établir « un décloisonnement
professionnel ». Et il précise alors : « Je ne me suis jamais considéré
comme un disciple de Rogers. En fait, j’étais bien un disciple de
Rogers, mais je n’étais pas un disciple soumis, au sens ou cela veut
dire adhérer à une doctrine. Je n’ai jamais pu adhérer à une doctrine.
Je n’aliénais pas mon esprit critique mais j’étais enthousiasmé ».
Ainsi, aux Etats-Unis et par
rebonds au Japon, en Belgique ou en France, adossé à son activité
thérapeutique et à ses entreprises d’enseignant, associant pleinement
ses élèves à ses recherches, développant le counseling
universitaire, Rogers se plaçait délibérément du côté de ses puînés
(comme jadis avec ses frères). Il provoquait les mandarins, fustigeait
les dogmatismes, dénouait les conformismes : il éveillait beaucoup de
controverses (notamment avec Skinner en 1956) mais aussi nombre
d’espoirs créateurs.
Dès lors, pour l’atteindre, on
chercherait à saper sa propre sécurité de psychologue, en prétextant
qu’il n’abordait que des thérapies superficielles et qu’il ne faisait
pas grand-chose pour la formation des adultes. Il tiendrait alors le
défi d’une thérapie des schizophrènes.
Chapitre VI
Wisconsin ou l’apogée d’une carrière
A l’université du Wisconsin, près
de quarante ans auparavant, Carl et Helen avaient fait leurs débuts dans
la vie universitaire : et ils s’étaient retrouvés, grâce à cette alma
mater avant de s’épouser. Au printemps 1957, Carl, qui venait de
recevoir la première médaille d’honneur de l’apa,
est invité pour un semestre par le département des sciences de
l’éducation dans cette université. Il organisa, au cours de ces mois,
des séminaires fructueux pour le personnel enseignant, les étudiants de
troisième cycle en psychologie, en counseling et éducation.
En cette université où il avait
réussi comme étudiant, à partir de laquelle il était parti pour la Chine
et où il avait élaboré son autonomie par rapport au groupe familial,
Carl est à nouveau tenté de s’arracher à l’ambiance du Centre de conseil
psychologique et au Chicago de son enfance et de sa croissante
notoriété. On le pousse à rédiger le projet d’un poste qui le séduisait.
« Je décrivis, constate-t-il, un poste impossible : emploi à la fois en
psychiatrie et en psychologie, possibilité de former des psychologues et
psychiatres, temps libre pour la psychothérapie et la recherche avec des
individus normaux et psychotiques (les deux groupes extrêmes où je
sentais que mon expérience était insuffisante) et d’autres exigences
irréalisables ».
Le départ pour Madison
Toutes ses conditions sont
acceptées. Malgré le bouleversement de son équipe de Chicago, et
quoiqu’il dût s’aventurer dans des départements de psychologie et de
psychiatrie encore sceptiques, Carl précipite sa décision. A la fin de
l’été 1957, Helen et lui partent s’installer à Madison, dans une belle
maison également située sur les bords du lac Monona. « Cette fois, note
Helen, il avait l’occasion d’avoir plus d’impact en psychiatrie et de
faire des recherches en psychothérapie ».
Helen retrouvait avec joie le Wisconsin de leur jeunesse : elle aurait
aimé y vivre la fin de ses jours.
Carl abandonne, à son arrivée, la
clientèle individuelle pour se consacrer à la thérapie ardue des
schizophrènes. Il était « impatient de voir ce qui pourrait être
accompli là et était profondément impliqué dans un large programme de
recherche ».
Dans leurs projets, les Rogers se
retrouvent entourés de chaude amitié. Carl trouva de grands sujets de
photographies à faire sur les arbres givrés et le lac gelé. Et il est
appelé de toutes parts à de nombreuses et fécondes manifestations.
Le dialogue avec Martin Buber
Il rencontre à Ann Arbor, en avril
1957 à l’université du Michigan, Martin Buber, dont il avait beaucoup
apprécié l’œuvre en même temps que celle de Kierkegaard. Martin Buber
était alors professeur de philosophie à l’université de Jérusalem.
Existentialiste, il avait écrit dès 1923 Ich und Du (« Je et
Tu »), puis en 1925 Über das Erzieherische (« De la fonction
éducatrice »). On peut citer en 1930, Zurisprache
(« Dialogues »), en 1936, Die Frage an den Erirzelnen (« La
question qui se pose à la personne ») et en 1942, un ouvrage en hébreu
sur Le problème de l’homme. Il publia plus tard, en 1953,
Elemente des Zwischenmenschlichens (« Eléments de l’interhumain »).
Cette année-là, en août 1953, à la demande de Louis Massignon,
professeur au Collège de France, Buber prenait part à un jeûne collectif
pour demander la compréhension entre les musulmans, les chrétiens et les
juifs, quelques jours avant la déposition de Mohamed V — qui participa
lui-même, ainsi que trois mille Marocains à ce jeûne. Et Martin Buber
demandait le mois suivant au comité chrétien d’Entente France-Islam de
s’associer à un jeûne à l’occasion du Yom Kippour pour que s’établissent
la justice et la paix entre Arabes et Juifs, en dépit de leurs
différences et de leurs différends.
En 1958, après la rencontre avec
Rogers, Buber publia un Post-scriptum à Ich und Du (« Je et
Tu »). Il y fait allusion interrogative au « véritable psychothérapeute »
qui ne se contente pas d’« analyser » son malade, mais qui se donne pour
tâche « la régénération du centre atrophié de la personne ». Buber
précise : « On n’y parviendra que si, d’un grand regard de médecin, on
saisit l’unité latente, ensevelie sous les décombres de l’âme qui
souffre. Or, pour cela, il faut une attitude de partenaires, entre
personnes ; la considération d’un objet et son examen n’y mènent pas ».
Et Buber ajoute cependant, pour le thérapeute : « Comme le pouvoir
d’éduquer, le pouvoir de guérir n’est donné qu’à celui qui vit en face
de vous sans être livré à votre emprise ». Il y a donc une « limitation
normative de la mutualité », de la réciprocité, dans une relation
thérapeutique, ce qui pourrait altérer l’authenticité recherchée par le
thérapeute rogérien.
Mais cette limitation, cette incomplétude ne pouvait être dirimante
pour l’« approche », par construction approximative, tendue à s’ajuster,
pratiquée par Carl Rogers avec la coopération de son client.
Comment Rogers, de son côté, se
souvient-il de Buber ? « C’était un amical petit gnome » (a friendly
little gnome) écrit-il, « qui était réellement effrayé (frightened)
à l’idée de tenir un dialogue public avec moi parce qu’il ne connaissait
seulement qu’un petit morceau de mes écrits et il était plein de crainte
(fearful) de toute la perspective (prospect). Nous allâmes
ensemble fameusement, cependant, et je fus réellement touché de ce que,
le lendemain, quand il me rencontra pour le petit déjeuner (breakfast),
il fût encore en train de penser au fait que je n’avais pas classé les
schizophrènes à part comme une espèce (kind) séparée de
personnes. Il avait pris clairement conscience qu’il les regardait comme
malades (diseased), comme un groupe de gens définitivement
différents, avec lesquels on ne pourrait pas se rencontrer comme des
égaux ».
Rogers ne cesse de citer Martin
Buber, dans ses écrits, notamment depuis 1960. Dans Le développement
de la personne, il rappelle un passage de leur dialogue qui l’avait
beaucoup frappé, et où Buber propose, dans le projet de toute relation,
de « confirmer l’autre » : « Confirmer, dit-il, signifie… accepter
toutes les potentialités de l’autre… Je peux reconnaître en lui,
connaître en lui la personne qu’il devait devenir dès sa création. Je
le confirme en moi-même et puis en lui par rapport à ces
potentialités qui peuvent maintenant se développer et évoluer ».
C’est le sens d’une rencontre profonde, à un niveau de subjectivité
intense et en approfondissement croissant, dans un dialogue « Je-Tu ».
« Au commencement est la relation »,
pose Martin Buber qui constate d’autre part que les bases du langage ne
sont pas des mots isolés, mais des couples de mots, et qu’il dénomma des
« mots-principes ». « L’une de ces bases de langage, c’est le couple
Je-Tu. L’autre est le couple Je-Cela, dans lequel on peut aussi
remplacer Cela par Il ou Elle sans que le sens en soit modifié. Donc le
Je de l’homme est double, lui aussi. Car le Je du couple verbal Je-Tu
est autre que celui du couple verbal je-Cela ».
Mais alors que la réalité du mot fondamental Je-Cela implique une
séparation, et qu’il naît d’une distinction naturelle, la réalité du mot
fondamental Je-Tu, pour Buber, naît d’une liaison naturelle : et cette
liaison lui paraît analogue à celle que l’enfant ressent dans le sein de
sa mère : « C’est une liaison si vaste et si universelle qu’en lisant
certains textes mystiques juifs on croit déchiffrer à demi une
inscription primitive, lorsqu’on lit que dans le sein maternel l’homme
est initié au tout, mais qu’il l’oublie à la naissance. Et cette liaison
subsiste au fond de lui, elle est la figure secrète de son rêve ».
Comme pour Rank, Rogers a pu aimer cette structure maternelle (et
transmaternelle mais non pas régressive) explicitée dans la relation
Je-Tu.
Mais quels sont les caractères de
celle-ci ? « La relation avec le Tu est immédiate. Entre le Je et le Tu
ne s’interpose aucun jeu de concepts, aucun schéma et aucune image
préalable et la mémoire elle-même se transforme quand elle passe
brusquement du morcellement des détails à la totalité. Entre le Je et
le Tu, il n’y a ni buts, ni appétits, ni anticipation… »
Cette épuration du rapport
interpersonnel, malgré les appréhensions qu’avait exprimées Buber dans
son dialogue avec Rogers, convient bien aux attitudes rogériennes, en
prudence contre les préjugés et les diagnostics qui détaillent et
morcellent la considération d’autrui. Au surplus, Rogers avait pu
expérimenter en thérapie la remarque de Buber : « Quand un rapport
immédiat s’établit, tous les rapports médiats deviennent sans valeur ».
Seules, pour lui, se renforcent la réciprocité de l’échange, la
« mutualité » de l’action, dans l’intensité d’une présence vivifiée
entre partenaires différents mais mis à niveau d’égalité, d’équité.
L’homme devient un Je au contact du Tu. Car « relation est réciprocité.
Mon Tu agit en moi comme j’agis en lui. Nos élèves nous forment, nos
œuvres nous édifient… Nous vivons dans le torrent de la réciprocité
universelle, unis à lui par un lien ineffable ».
Cependant la re-lation intense doit être entretenue, car sinon, par la
pesanteur des rapports, « dans le monde où nous vivons, le Tu devient
immanquablement un Cela ».
Et Buber décrit les risques qui pèsent sur un monde de consommation,
d’objectivation maniaque.
« Le Je du mot fondamental Je-Cela,
le Je pour lequel aucun Tu concret ne s’anime, mais qui est environné
d’une multiplicité de “contenus” n’est qu’un passé, n’est nullement
présent. En d’autres termes : dans la mesure où l’homme se satisfait des
choses qu’il expérimente et utilise, il vit dans le passé et son instant
est dénué de présence. Il n’a que des objets… »
Buber critique alors les conceptions qui soutiennent la dégradation en
Je-Cela des rapports humains et qui accusent de sentimen-
talisme ou de tendance fusionnelle une relation de présence réciproque
et d’amour, dans un « qui-vive », une « magie de la vie » : « L’acte
essentiel qui crée ici l’immédiateté est le plus souvent interprété en
termes de sentiment et, pour cette raison, méconnu… L’amour est une
radiation cosmique. Pour celui qui habite dans l’amour, qui contemple
dans l’amour, les hommes s’affranchissent de tout ce qui les mêle à la
confusion universelle ».
Traitant plus généralement de
l’épanouissement des forces créatrices dans la personne, Buber s’en
prend aux aspects réducteurs qui viennent d’un usage abusif de concepts
et pratiques analytiques, ou de « routines pantechniques » : « En face
de ces doctrines et méthodes d’appauvrissement psychique, on ne doit
cesser de montrer la polyphonie primordiale de la nature intime de
l’homme, polyphonie où nulle voix ne peut être “réduite” à l’autre, et
dont l’unité ne saurait être trouvée analytiquement, mais seulement
perçue dans la consonance de l’instant ».
Polyphonie dans « l’instant » au
lieu du découpage dans le passé : une telle considération se raccorde
naturellement aux positions de Rogers par rapport à la psychanalyse.
Elle rejoint aussi ses concepts en pédagogie, laquelle ne saurait être
fondée sur le seul développement de l’« instinct d’auteur » (et de
propriétaire du savoir). « L’expérience de ce qui fait dire Tu, ce
n’est plus l’instinct d’auteur qui nous y conduit, c’est l’instinct des
attaches. Cet instinct-là est quelque chose de plus grand que ne le
savent les libidinistes : le désir de voir le monde devenir une
personne présente à nous, une personne qui vienne à nous comme nous
allons vers elle, qui nous élise et nous reconnaisse comme nous
l’élisons et la connaissons, qui se confirme en nous comme nous nous
confirmons en elle. »
Rogers se ressent comme « confirmé » par la
recherche enthousiaste et raffinée de Buber, en quête d’« entretien
authentique » et de « parole dialogique ». Et comme lui, il perçoit
l’importance du développement de la personne dans chaque individu,
l’aspect primordial d’une subjectivité puissante en chacun des membres
d’une structure sociale. Car, « une véritable communauté, une
organisation commune empreinte d’authenticité ne se réaliseront que
dans la mesure où deviendront réels les Individus dans l’existence
responsable desquels se renouvelle la chose publique ».
Toute autre position verse dans l’idéologie et l’essentialisme.
La thérapie existentielle
Encouragé dans ses références
vivantes à l’existentialisme, Rogers participe, en septembre 1959, à une
conférence de psychologie existentielle qui se déroule lors de la
rencontre annuelle de l’apa
(Association américaine de psychologie). Il se range délibérément aux
côtés de Rollo May, Abraham Maslow, Gordon Allport et du philosophe
Herman Feidel, quoiqu’il exprimât son intérêt concomitant pour une
approche expérimentaliste en psychothérapie. Car, pour lui, « notre
tradition positiviste, avec ses définitions opérationnelles et ses
recherches empiriques, peut nous être utile pour dégager ce que
comportent de vérité les principes ontologiques de thérapie établis par
Rollo May, les principes de dynamique de la personnalité définis dans
les commentaires de A.H. Maslow et aussi les conséquences qu’entraînent
les différentes perceptions de la mort telles qu’elles sont présentées
par Herman Feifel ».
Mais comme Rollo May, il pressent
« une profonde affinité entre la méthode existentielle et la pensée des
psychologues américains »,
tels que William James ou John Dewey, dans la mesure où ils insistent,
aussi bien que Kierkegaard, pour requérir « l’immédiateté de
l’expérience et l’union de la pensée et de l’action ».
Avec les psychologues et
psychanalystes existentiels, Rogers constate que le freudisme a pris une
texture dogmatique et rigide, abstraite, oubliant ce qui était demeuré
de vivant tragique en Freud. Mais « la méthodologie souffre toujours
d’un retard culturel », soutient Rollo May, alors que le problème
moderne de la thérapie est de mieux « rendre justice à la richesse et à
l’étendue de l’expérience humaine ».
Porté par ses intuitions subtiles
de non-directivité, Rogers devait être attiré par la proclamation
existentialiste de la liberté, malgré le poids des conformismes et des
déterminismes. « La méthode existentielle, assure Rollo May, remet à la
place d’honneur la décision et la volonté. Non dans le sens du “libre
arbitre contre le déterminisme” ; car cette solution est morte et
enterrée. Il ne s’agit pas non plus de nier ce que Freud décrit comme
l’expérience de l’inconscient, ces facteurs ont une action certaine et
les existentialistes qui insistent beaucoup sur le “fini” et les limites
de l’homme en savent certainement quelque chose. Ils soutiennent
cependant, que dans le processus de révélation et d’exploration des
forces déterministes de sa vie, le patient s’oriente d’une certaine
manière par rapport aux faits et se trouve ainsi engagé à faire un
choix, si insignifiant soit-il, à faire l’expérience de la liberté, si
fragile soit-elle. L’attitude existentielle en psychothérapie ne
“pousse” pas le malade à se décider mais, par cette mise en valeur de
ses pouvoirs de volonté et de décision, elle lui évite d’être engagé par
le thérapeute, doucement et par inadvertance, dans une direction plutôt
que dans une autre. Le fait important est que la conscience de soi, la
conscience qu’a la personne que le vaste flot d’expériences, complexe et
mouvant, est son expérience — apporte immanquablement au moment voulu l’élément
de décision. »
Rogers en convient à son tour. Si
le thérapeute est « franchement naturel » et rencontre le malade comme
une personne, celui-ci se voit « confirmé (pour employer l’expression
de Buber) non seulement dans son être mais aussi dans ses potentialités.
Il peut se manifester, craintivement bien sûr, comme un individu
indépendant et irremplaçable. Il peut bâtir son propre avenir à travers
la succession des prises de conscience. Cela signifie qu’étant plus
ouvert à l’expérience il peut se permettre de vivre symboliquement en
tenant compte de tous les possibles. Il peut de son plein gré vivre en
lui-même et ressentir, dans ses pensées et dans ses sentiments, les
forces créatrices qu’il possède, les tendances destructrices qu’il se
découvre, les risques de croissance et le défi de la mort. Il peut
juger, en conscience, ce que être signifie pour lui et ce que
signifiera pour lui ne pas être. Il devient une personne
humaine autonome, capable d’être ce qu’il est et de choisir son chemin ».
Il y a comme une sorte de procédure
de vaccination dans le processus thérapeutique ainsi décrit :
dans le fait de s’habituer à soi et de se fortifier dans le lieu profond
et atténué de l’entretien, grâce à des choix (si « insignifiants »
soient-ils), et selon une exploration « symbolique » de tous les
possibles, pour s’accoutumer à toutes les toxines potentielles, en
développant progressivement des anticorps d’équilibre.
Activités durant les années de Madison
En 1960, Rogers dirige, pour de
jeunes thérapeutes, un séminaire de dix jours, qui eut un grand succès à
l’université de Denver. Retiré à la suite de ce séminaire près d’Estes
Park, dans une vieille maison de bois, il assemble les matériaux de son
ouvrage célèbre Le développement de la personne, à partir de
différents articles et études qu’il sélectionne, réécrit et préface. Le
livre paraîtra en 1961, cependant que Carl fait durant l’été une tournée
triomphale au Japon : cinq séminaires d’une semaine (sur sept semaines
de séjour), à l’invitation même des Japonais, comble d’honneur pour un
Américain. On notera que la totalité de son œuvre a été traduite et
publiée en japonais, représentant seize volumes depuis lors.
C’est que l’influence rogérienne
s’est notablement étendue en ce pays où la pensée de Dewey avait été
répandue entre 1913 et 1926, durant l’ère Taisho. Le rapport à l’Unesco
de M. Misumi, en 1972, note : « Au japon, le counseling non
directif, ou psychothérapie centrée sur le client, forme le noyau des
conceptions de conseil et de thérapie. Quand on dit counseling,
il est presque exact de dire que cela signifie psychothérapie centrée
sur le client. Une étude d’Oki jette quelque lumière sur la vérité de
cette assertion. L’étude montre que 80 % du personnel travaillant dans
les offices de counseling des universités et des autres
institutions éducationnelles pratiquent une approche de “psychothérapie
non directive” et approximativement 45 % de ceux qui travaillent dans
les hôpitaux et les centres de guidance infantile agissent (opèrent)
selon cette orientation ».
Un questionnaire rempli par cent quatre-vingt-huit thérapeutes
cliniciens, en 1963, fait par exemple ressortir 44,70 % de formes de
thérapie rogérienne, contre 20 % de formes directives, 7 % de formes
psychanalytiques et 5 % de psychodrame, notamment. Le succès de
l’approche rogérienne au Japon tient vraisemblablement au côté
« oriental » qu’on observe souvent en elle et que Rogers trouva sans
doute jadis dans son séjour en Chine.
Un an après avoir accompli ce
retour vers l’Orient, Rogers passe l’année 1962-1963 comme collègue (fellow)
à Stanford, au centre pour les études avancées dans les sciences du
comportement. Il y fait la rencontre stimulante de deux anglais, Michaël
Polanyi, physicien devenu philosophe des sciences, et Lancelot Whyte,
historien des idées (un livre important sur L’homme et la science de
l’homme sortira plus tard d’un symposium tenu avec eux en 1966).
« Je subis une autre influence
importante, note Rogers, en rencontrant Erik Erikson (un homme admirable
dont le simple aspect est thérapeutique), ainsi que plusieurs autres
psychanalystes, étrangers ou américains. J’appris d’eux, ce que j’avais
au fond soupçonné, à savoir que la psychanalyse en tant qu’école de
pensée était morte, mais que par fidélité et autres motifs, personne, à
part des analystes très courageux, ne mentionnait ce fait, tout en
développant des théories et des directions de travail très éloignées,
voire entièrement opposées aux théories freudiennes ».
L’approche thérapeutique des schizophrènes
Rogers s’était donc orienté, dans
son activité de thérapeute, vers les cas difficiles : il fut amené à
une liberté plus grande et à une gamme plus étendue dans ses démarches
auprès des clients. Il fallait bien avoir recours, devant des individus
très perturbés, et souvent de niveau socioéconomique et culturel très
faible, « à des ressources autres que les verbalisations des patients
si on voulait établir des relations significatives (meaningful) ».
Dans une telle situation, « le thérapeute pourrait au moins partager, en
tâtant le terrain (tentatively) et sans peser (without
imposing), son flux vivant de sentiments (his own ongoing flow of
feeling) sa propre considération du patient, son espoir pour
l’établissement d’une relation, ses façons d’imaginer (his imaginings)
ce qui est en train de se passer dans le patient en ce moment. Cette
nouvelle façon d’être avec le client ou le patient requiert de la part
du thérapeute une conscience plus profonde du flux changeant de sa
propre expérience (experien-
cing)… quand le patient est silencieux le thérapeute peut faire une
référence directe à son propre vécu (experiencing) et en
communiquer les significations (mea-
nings)… »
Pour préciser ces indications,
Rogers transcrit l’extrait d’un « entretien » avec un schizophrène muet
(inarticulate) M. Vac, hospitalisé et passablement déprimé :
Le thérapeute : « Et je
suppose que votre silence me dit, soit que vous ne voulez pas, soit que
vous ne pouvez pas débuter (come out) maintenant, et c’est bien (okay).
Aussi je ne voudrais pas vous importuner mais je vous demande seulement
de savoir que je suis ici ».
Un très long silence de dix-sept minutes.
Le thérapeute : « Je vois
que je vais avoir à m’arrêter dans quelques minutes ».
Un bref silence.
Le thérapeute : « Il est
difficile pour moi de savoir comment vous vous êtes ressenti, mais il me
semble que pour une part du temps peut-être vous en aviez assez que je
ne sache pas comment vous vous sentiez. N’importe comment, il me semble
qu’une part du temps il est ressenti comme très bon de laisser aller (let
down) et de… relâcher la tension. Mais comme je le disais, je ne
sais pas réellement ce que vous ressentez. C’est seulement la voie de ce
qui m’apparaît. Est-ce que les choses ont été assez mauvaises
récemment ? »
Un bref silence.
Le thérapeute : « Peut-être
ce matin vous désirez justement que je la ferme et peut-être que je
devrais, mais je persiste à penser que j’aurais mieux à faire, je ne
sais pas, pour être en contact avec vous par quelque manière ».
Silence de deux minutes. M. Vac bâille.
Le thérapeute : « Cela sonne
comme découragé ou fatigué ».
Un silence de quarante secondes.
Le client : « Non, seulement
pouilleux » (lousy).
Le thérapeute : « Chaque
être est pouilleux, hein ? Vous vous sentez pouilleux ? »
Silence de quarante secondes.
Le thérapeute :
« Voulez-vous venir vendredi midi, à l’heure habituelle ? »
Le client : bâillements
et murmures inintelligibles.
Silence de quarante-huit secondes.
Le thérapeute : « Seulement
quelque chose de senti profondément est tombé dans ces sentiments de
pouilleux. Pouilleux, hein ? C’est quelque chose comme ça ? »
Le client : « Non ».
Le thérapeute : « Non ? »
Silence de vingt secondes.
Le client : « Non. Je ne
serais (ain’t) d’aucun bien pour personne, il n’y en a jamais eu,
il n’y en aura jamais ».
Le thérapeute : « Vous
sentez cela maintenant, hein ? Que vous êtes juste rien de bien pour
vous, rien de bien à quiconque, seulement que vous êtes complètement
sans valeur, hein ?… C’est cela réellement des sentiments de pouillerie.
Sentir seulement que vous n’êtes rien de bien du tout, hein ? »
Le client : « Et oui (yeah).
C’est ce que m’a dit l’autre jour ce type avec lequel je suis venu en
ville ».
Le thérapeute : « Ce type
avec lequel vous êtes venu en ville vous a réellement dit que vous
n’étiez bon à rien (no good). Est-ce cela que vous êtes en train
de dire ? Est-ce que j’entends correctement ? »
Le client : « Euh, hum ».
Le thérapeute : « Je devine
que la signification de cela, si je comprends bien, est qu’il y a
quelqu’un qui signifie quelque chose pour vous et par ce qu’il pense de
vous ? Mais il vous a dit qu’il pense qu’il n’y a rien de bon du tout en
vous. Et cela réellement renverse les étais qui vous soutiennent (Vac
pleure doucement). Cela fait justement venir les larmes ».
Silence de vingt secondes.
Le client : « Cela m’est
égal » (I don’t care through).
Le thérapeute : « Vous nous
dites que cela vous est égal, mais cependant je présume qu’une part de
vous s’en soucie, car une part de vous pleure à ce sujet ».
Sur cet extrait, Rogers observe que
les réponses sont clairement « centrées sur le client » dans le respect
pour la personne du client, mais que les catégories ne sont plus celles
de la première période où les thérapeutes s’expliquaient selon une
technique standardisée.
Les recherches à l’université de Wisconsin
Dans cette direction complexe, à
l’université de Wisconsin, travail et recherches furent loin d’être
aussi satisfaisants que les autres activités. « Professionnellement,
constate Rogers, il y eut des hauts et des bas. C’était la première
fois au cours de ma carrière que j’essayais d’être simplement un membre
du personnel enseignant et non le chef d’une équipe. Je ne réussis pas
trop bien à plus d’un point de vue ».
Rogers, dégagé de la position de
leader qu’on lui avait reproché de conserver, s’adapta mal au type de
négociations universitaires entre pairs et supporta de moins en moins le
système tatillon et élitique des examens, surtout en psychologie où
seulement un étudiant de troisième cycle sur sept parvenait au
doctorat. Il réussit mieux, paradoxalement, du côté de la psychiatrie,
malgré le niveau des internes en psychiatrie, qu’il trouva très faible à
son arrivée mais qu’il parvint à améliorer notablement, développant le
goût de la recherche où il s’engageait lui-même à fond.
Il mit, en effet, rapidement sur
pied (sans doute trop rapidement comme il le reconnaît) une équipe qui
finit par regrouper, autour de douze thérapeutes (dont lui-même),
d’orientations différentes, plus de deux cents chercheurs, pour une
étude relative à l’impact de la relation thérapeutique sur les malades
schizophrènes hospitalisés et relativement chroniques. Cette fois
Rogers abordait les cas les plus difficiles, affrontant ses détracteurs,
et tentant de montrer l’universalité de sa démarche clinique. Le projet
de recherche fut construit avec la coopération des médecins et des
administrateurs de l’hôpital d’Etat de Mendota. Il intéressa de nombreux
psychologues, des spécialistes, des secrétaires, mais également des
étudiants appelés à effectuer des choix et des tris statistiquement
traités. Il fallut de nombreuses et difficiles réunions de coordination
et de régulation. Mais dispersé entre trop d’activités, Rogers ne
consacra, pense-t-il « ni assez d’énergie, ni assez de temps »
pour développer les conditions d’autonomie de son équipe. Il y eut des
flottements, des incidents, des malhonnêtetés même, notamment pendant
qu’il séjournait à Stanford.
A son retour, Rogers eut du mal à
maîtriser la situation et jugea que cette période fut sans doute la
plus douloureuse et la plus angoissante de toute sa vie professionnelle.
Une grande partie du travail de recherche dut être refaite complètement.
« C’est le moment effrayant où beaucoup de données classées disparurent.
C’est la décision de recréer ces données par une nouvelle évaluation,
avec des instruments de mesure améliorés, de tous les segments
d’entretien établissant ainsi une nouvelle base de recherche sur
laquelle nos analyses et nos découvertes pourraient être plus solidement
bâties ».
A bout de bras, l’œuvre fut cependant publiée en 1967, sous le titre
The Therapeutic Relationship and its Impact, a Study of Psychotherapy
with Schizophrenics (« La relation thérapeutique et son impact, une
étude de la thérapie des schizophrènes »). C’est un livre
« monumental », comme le projet de recherche qu’il a lui-même décrit,
comportant, après vingt pages d’introduction, six cent vingt-cinq pages
denses d’études approfondies, utilisant les ressources de
l’informatique.
Mais Rogers tirerait entre-temps
les conséquences de la situation. Revenu à l’université du Wisconsin au
printemps 1963, il se dégagea d’abord du département de psychologie.
Tout en demeurant au département de psychiatrie, il obtenait du
président de l’université l’autorisation de diriger un séminaire
interdépartement, ouvert à la fois aux enseignants et aux étudiants. Ce
séminaire sur « la philosophie des sciences humaines » eut une grande
vogue, Rogers ne put répondre qu’à la moitié des demandes.
Sur ce succès, en fin de l’année
1963, il lui parut possible et souhaitable de répondre à une invitation
pressante et renouvelée qui lui était formulée par Richard Farson, au
nom d’une association fondée avec son appui dès 1959, le Western
Behavioral Sciences Institute (Institut de l’ouest pour les sciences du
comportement). Quoi qu’il lui en coûtât de partir de Madison,
abandonnant un environnement « délicieux », il décide, en accord avec
Helen, de quitter le monde universitaire, se libérant enfin, selon sa
propre logique, des contingences bureaucratiques, des cloisonnements et
de « la jungle anti-éducative du contrôle des connaissances, des
programmes, des examens et des diplômes accordés à contrecœur ».
Il s’estimait quitte également à l’égard du monde des hôpitaux
psychiatriques.
Ainsi, moins de six ans et demi
après le retour à Madison, Carl partait avec Helen pour la côte
orientale, se retrouvant dans la condition de « nomade professionnel »
qui fut toujours la sienne, comme il l’observe.
Chapitre VII
Groupes et humanisme
La Jolla
Depuis janvier 1964, les Rogers se
sont installés à la Jolla, en Californie. Cette fois ce ne sont plus les
flots fermés d’un lac, mais ceux de l’océan qu’ils aiment à voir de
leurs fenêtres, se ressentant devant leur miroir, dit Helen,
« comme une part très réelle du processus de devenir », pour une
méditation d’orientation plus positive que celle du Cimetière marin
de Paul Valéry.
Après quatre années de
compagnonnage direct au wbsi,
Carl fonde, en 1968, à la même adresse, avec quelques-uns de ses
collègues, un centre distinct pour les études de la personne, le
csp (Center for Studies of the Person).
Libéré des raideurs universitaires,
il se tourne dorénavant vers des problèmes institutionnels et éducatifs,
s’adonnant à la pratique de groupes « intensifs » entreprise dès avant
1946 et enfin à l’action auprès des individus « normaux ». Il
abandonnait, en effet, la pratique de la thérapie individuelle en
arrivant à La Jolla. « La raison en est que je ne peux plus me soumettre
à l’horaire régulier que la thérapie individuelle demande ; une seconde
raison est que je trouve une satisfaction de nature très semblable dans
le travail avec des groupes et ceux-ci peuvent être programmés (scheduled)
dans des blocs de temps intenses. Je ne conduis pas de nombreux groupes
durant l’année, je suppose seulement de six à dix, étant plus souvent
impliqué brièvement dans des groupes conduits par d’autres ».
Rogers se détendait des contraintes qu’il s’était imposées en s’insérant
dans les structures traditionnelles. Il se trouvait d’autre part avec
Helen dans une ambiance effervescente où de nombreuses écoles nouvelles
se manifestaient et foisonnaient (la Gestalt Therapy avec Perls,
la bioénergétique sous différentes formes, mais aussi la pensée
marcusienne et tant d’autres).
« Nos espoirs les plus fous se
trouvèrent dépassés », écrit-il, ajoutant : « Je m’étais toujours
arrangé, à peu de chose près, pour en faire à ma tête. Mais je
découvris soudain à quel point en faire à sa tête, en rencontrant
scepticisme et opposition, diffère d’une initiative prise dans une
atmosphère d’encouragement et de stimulation interdisciplinaire
fraternelle. Je me sentais plus inventif, plus productif que jamais ».
Le groupe intensif
En 1946 et 1947, à l’université de
Chicago, Rogers et ses associés au centre de counseling avaient
pratiqué, à la demande de l’administration des anciens combattants, un
entraînement de groupe pour des consultants. Ceux-ci avaient à s’occuper
de la réinsertion dans la vie active de
gi’s rapatriés : on les fit
se rencontrer et s’exercer à la communication en profondeur, à la
connaissance de leurs attitudes et de leurs procédures, dans le cadre
d’expériences de groupe intensif. Cette tentative parut si probante que
l’équipe du centre continua à organiser des séminaires d’été de ce type.
Des contacts avec les groupes organisés à Bethel, sous l’inspiration des
successeurs de Lewin, permirent d’accroître le champ des objectifs et
des méthodes applicables à des processus de groupe, notamment au moment
de l’installation à La Jolla. Rogers, cependant, ne se rendit jamais à
Bethel : « Je crois que c’est autour de 1963-1965 que je rencontrai
Warren Bennis, Lee Bradford et un certain nombre d’autres gens
remarquables du ntl. Je
pense que j’aurais à dire que le seul qui ait été pour moi
intellectuellement et personnellement important fut Warren Bennis,
quoique j’aime et respecte nombre des autres leaders des
ntl ».
Cependant Rogers distingue le « T.
group » (training-group ou groupe de diagnostic) façonné à
Bethel, du Basic Encounter Group (ou groupe de rencontre de base)
qu’il adopte plus habituellement. Dans le premier, l’accent est mis
souvent soit sur l’acquisition d’habiletés ou d’aptitudes en relations
humaines, soit plus profondément sur une exploration de phénomènes
collectifs et structures de groupe, alors que dans le groupe de
rencontre l’accent est placé sur le développement personnel et l’épreuve
de relations interpersonnelles à travers un processus expérientiel dans
une micro-institution. Rogers pour sa part note aussi, outre les deux
formes précédentes, la grande variété des formes de groupe : groupe de
sensibilisation (ou Sensivity Training Group), groupe à tâche,
groupe de conscientisation sensorielle ou corporelle, atelier de
créativité, groupe de développement organisationnel, groupe centré sur
la formation d’équipe, groupe de Gestalt Therapy, groupe de
traitement de toxicomanes ou « synanon ».
Comment se situent les caractères
particuliers du groupe de rencontre de base (Basic Encounter Group)
ou plus simplement groupe de rencontre ? Tout d’abord au niveau des
interventions de l’animateur, appelé préférentiellement le « facili-
tateur » : celui-ci présente une grande confiance aux individus et au
groupe qu’ils constituent, ressentant ce dernier comme un organisme
vivant, doué du sens de sa propre direction, et apte, comme le sang, à
détecter et maîtriser les éléments malsains qui apparaissent dans son
processus. Rogers n’a donc aucun but spécifique pour un groupe donné :
celui-ci peut se mouvoir, par lui-même si on prend soin de ne pas
entraver ses démarches.
L’espoir de Rogers est de devenir
autant un participant du groupe que son facilitateur, jouant
consciemment ces deux rôles. « J’essaie de progresser au-dedans de moi,
et dans les groupes où je sers de facilitateur, en donnant à la personne
entière, avec ses idées et ses sentiments — sentiments imprégnés
d’idées et idées imprégnées de sentiments — la faculté d’être
totalement présente ».
Rogers tend à commencer les groupes
de rencontre d’une façon extrêmement peu structurée, par de simples
observations du genre : « Je fais l’hypothèse (I suspect) que
nous nous connaîtrons beaucoup mieux à la fin du séminaire que
maintenant ».
Il écoute avec soin toute personne qui s’exprime, surtout sur la
signification immédiate de ce qu’elle dit et à quoi il essaie de
répondre : il tente de rendre la situation sauve (secure) pour
chacun, au moins par la qualité de l’écoute qu’il lui prête, à quelque
niveau (intellectuel, superficiel, émotionnel, interpersonnel, etc.) que
se placent la personne ou le groupe.
Le critère opératoire est, pour
Rogers, de vivre avec le groupe exactement là où il est, et non
pas de moraliser sur sa situation, en dénonçant les « fuites » des
membres ou leur échec de communication. Ce qui ne l’empêche pas, s’il le
ressent profondément, d’expliciter tranquillement un sentiment d’ennui
pour une conversation qui demeurerait indéfiniment superficielle. Il
répond davantage « aux sentiments présents qu’aux déclarations sur les
expériences passées »,
sans exiger cependant une règle de communication stricte sur l’ici et
maintenant.
Il se dispose à une présence
maîtrisée d’écoute paradoxale ou dialectique : d’une part cette écoute
est spontanée, néanmoins elle est maîtrisée, et cependant elle reste
sans contrôle sur ce qui arrive. Il s’efforce de réexprimer ce qui est
le plus significatif dans ce qu’une personne dit, s’il est besoin de
clarifier, ou de répondre à ce qui est le plus personnellement
signifiant. Il lui importe d’aider les individus à se dégager du langage
de conformisme ou de ce que j’appelle pour ma part l’« onfor-
misme », afin de s’exprimer de façon singulière personnelle : et cette
invitation à la souplesse et à l’authenticité progressive
(intellectuelle ou affective) vaut pour le facilitateur lui-même.
Il n’encourage donc pas des niveaux
d’épaisseur groupale dans les relations qui s’instituent, mais il met
l’accent sur le vécu des individus dans leurs rapports interpersonnels
et émotionnels ou sentimentaux. Il se garde explicitement de requérir un
« onzième commandement »
qui obligerait à exprimer toujours les sentiments qu’on éprouve. Il ne
se construit pas d’autre part pour lui-même un commandement qui
interdirait au facilitateur d’exprimer, qu’ils soient positifs ou
négatifs, ses propres sentiments profonds (une loi rigide
d’« abstinence », telle qu’elle existe pour nombre de psychanalystes, et
qui reprend curieusement un concept religieux). Il ressent, en effet,
l’importance d’une discrétion professionnelle nécessaire au
facilitateur (qui doit traiter ses problèmes propres dans des séances
de régulation ou de thérapie) mais à condition que cette conduite
habituelle ne soit pas abusivement défensive : parfois, en effet, il y
a opportunité à l’expression d’un problème propre au facilitateur pour
l’approfondissement de la vie d’un groupe.
Par contre, Rogers se garde, comme
à son habitude, des jugements et des commentaires interprétatifs sur
les individus. Même sur le processus suivi par le groupe, il ne fait de
commentaire qu’exceptionnellement (very sparingly, littéralement
de façon très frugale, avec beaucoup de parcimonie).
En revanche, Rogers se rapproche, sans excès, des tendances modernes
dans les groupes en Amérique et en France : où le non-verbal, les
mouvements et le contact physique (loin d’être interdits au nom d’une
loi proscrivant l’acting-out, le passage à l’acte) sont
encouragés pour leur valeur de signification et de spontanéité. Il se
trouve intéressé à ces modes d’expression par l’exemple même de sa
propre fille, Nathalie Fuchs et d’une de ses petites filles, Anne
Rogers, étudiante. Au cours d’une conversation entre eux, Nathalie
remarque : « Je pense que notre culture a un retard terrible (hang up)
sous le rapport du contact physique. On lui donne seulement la
signification sexuelle — qu’elle soit homosexuelle ou hétérosexuelle.
Nous nous privons de beaucoup de chaleur et d’un grand soutien en
interprétant le contact physique de cette manière ».
Rogers est sensible à cette voie de libération affective qui écarte les
restrictions puritaines, si apparentes dans la froideur anglo-saxonne,
comme il a toujours lutté contre les dogmatismes religieux,
scientistes, psychologisants ou psychanalytiques.
Voilà donc les caractéristiques du
travail au sein des groupes auquel s’adonne désormais de façon
préférentielle Rogers. Il reconnaît qu’on peut travailler autrement. Il
se défie profondément, pour sa part, d’une exploitation de la mode que
représente le groupe et des manipulations qu’effectuent certains
animateurs notamment : en édictant des règles, en cachant leurs
objectifs réels, en évaluant la qualité du travail par la dramatisation
obtenue, en se donnant trop d’importance dans leurs rôles ou leur
prétendue qualification, en attaquant des défenses des participants à
coups d’interprétations sur leurs comportements, en obligeant à des
exercices introduits sans discussion, en se faisant le centre
émotionnel du groupe, ou se maintenant sur une distanciation affective à
l’écart du groupe.
Rogers devait appliquer ses vues
dans des séminaires de groupes de rencontre, en Australie (du 24 janvier
ou 5 février). Il séjourna deux mois dans ce pays, donnant de
nombreuses conférences dans diverses universités et visitant les
régions.
Le dialogue avec Tillich
Peu après son retour d’Australie et
un an après son installation au
wbsi, ce fut semble-t-il pour Rogers, un événement signifiant que
son dialogue enregistré avec le théologien Paul Tillich. Robert Lee,
l’un des producteurs de l’émission, déclare : « Le 7 mai 1965, deux des
plus importants personnages de notre temps sont apparus devant les
caméras de la radio-télévision au San Diego State College. Le résultat
de la rencontre a été une conversation de qualité rare et vitale ».
Paul Tillich était alors âgé de
soixante-dix-neuf ans et il devait mourir quelques mois plus tard. Né en
Russie, il avait longtemps vécu et enseigné en Allemagne, à Dresde : il
y avait rencontré le mouvement psychanalytique en pleine croissance. En
1933, il avait été chassé par les nazis et il s’était installé aux
Etats-Unis à partir de 1940. Il avait continué à enseigner et à publier
des œuvres, ce qui l’avait placé au premier rang des penseurs chrétiens
modernes. On lui doit notamment une monumentale Théologie
systématique qui continue à exercer une influence profonde. Paul
Tillich a essayé de redéfinir le christianisme dans les termes de ses
liens au monde et de sa signification pour la culture occidentale du
xxe siècle.
Au cours de leur rencontre, Rogers
essaya de dégager leurs points d’accord, notamment sur « l’importance de
l’affirmation de soi (self affirmation), sur le “courage d’être”,
et par suite sur la critique de l’“approche” ultra-scientifique »,
positiviste, dans les sciences de l’homme. Tillich convint avec Rogers
que, de façon définitive, l’homme a une nature essentielle, reprenant
des propos qui lui importaient.
Cependant à l’affirmation optimiste
de Rogers : « Si je peux créer un climat d’extrême (utmost)
liberté pour l’autre individu, je peux réellement avoir confiance dans
les directions où il s’engagera »,
il oppose une première objection : « Qui est suffisamment libre pour
créer une telle situation de liberté pour les autres »,
étant donné le mélange de la nature essentielle de l’homme et de sa
nature tant altérée (estranged) qu’ambiguë ? Rogers répond à
cette objection par une proposition de non perfectionnisme : il n’est
pas indispensable de créer une complète liberté car « même des
tentatives imparfaites pour créer un climat de liberté, d’acceptation et
de compréhension semblent libérer une personne au point qu’elle puisse
se mouvoir vers des buts réellement sociaux ».
Mais Tillich évoque l’aspect
« démonique » de l’existence humaine, c’est-à-dire ses tendances
ambiguës et créatrices mais en définitive destructrices. Celles-ci
l’emportent sur le bon vouloir des individus, comme Freud ou Marx l’ont
mis en lumière (et les termes d’humanité déchue ou pécheresse ne sont
pas suffisants pour rendre compte de ces faits).
Rogers tente alors d’expliquer les
structures démoniques par l’altération (estrangement) que
l’enfant subit de la part des conduites éducationnelles répressives et
qui vont au rebours des sentiments de satisfaction réellement perçus par
lui. Tillich revient sur le problème de l’enfant, qu’il interprète en
termes d’état mythologique « d’Adam et d’Eve avant la chute », en
innocence rêvante (dreaming innocence) : « Pour moi, le lent
processus de transition de l’innocence rêvante à l’actualisation de soi
(self-actualization) d’un côté et à l’altération de soi (self-estrangement)
de l’autre… sont deux actes entremêlés de façon ambiguë ».
Cette réflexion amène Rogers à préciser que, pour lui, « la personne
peut seulement accepter l’inacceptable en elle qu’autant qu’elle est
dans une étroite relation au sein de laquelle elle fait une expérience
d’acceptation (acceptance) ».
Sur ce point Tillich est d’accord : « Je crois que vous êtes absolument
dans le vrai en disant que l’expérience d’homme à homme, de pardon (forgiveness)
ou mieux d’acceptation de l’inacceptable, est une pré-condition tout à
fait nécessaire à l’affirmation de soi ».
Mais il ajoute (par-delà les modalités de confession et d’aveu ou
d’élucidation en entretien thérapeutique) que l’acceptation est une
médiation, un « médium », à travers quoi on accède à une « dimension de
l’ultime ». Celle-ci interpelle l’individu au-delà des jugements et des
moralisations, et elle est le centre de ce qu’on appelle « la bonne
nouvelle » dans le message chrétien.
Ces remarques sur « l’ultime
signification de la vie », induisent Rogers à expliciter nettement sa
position : « Je réalise parfaitement que moi et beaucoup d’autres
thérapeutes, sommes intéressés dans le genre de perspectives (issues)
qui impliquent (involve) le travailleur religieux et le
théologien et cependant, pour moi-même, je préfère mettre ma réflexion (thinking)
sur ces perspectives en termes humanistes, ou attaquer ces perspectives
à travers les cheminements de l’investigation scientifique. J’avoue que
j’ai une réelle sympathie pour le point de vue moderne qui est en
quelque sorte symbolisé dans la proposition que “Dieu est mort” ;
c’est-à-dire que la religion n’a plus du tout à parler aux gens (no
longer does speak to people) dans le monde moderne ».
Et Rogers interroge Tillich sur son besoin d’exprimer encore sa pensée
en termes religieux et suivant un langage théologique.
Tillich oppose alors, à une
dimension horizontale de la vie, une « ligne verticale » vers quelque
chose qui n’est ni transitoire ni fini, mais inconditionnel et ultime,
non pas au-delà de la mort, mais dans l’expérience immédiate du
temporel, « de l’éternel dans le temporel ».
Cette dimension ne peut être exprimée que par les symboles des grandes
traditions religieuses, qui ont besoin de traduction et d’interprétation,
mais non pas de remplacement.
Carl Rogers imagine la dimension
verticale évoquée par Tillich non pas comme montante mais comme
descendante (going down). Et il explique qu’à certains moments
de dialogue en profondeur, dans une relation Je-Tu, il se ressent comme
en accord (tune) ou en ressourcement avec les forces de l’univers
opérant comme au travers de lui ; il se voit, alors, ainsi qu’un
scientifique expérimentant son pouvoir d’opérer la fission de l’atome (splitting).
De son côté, Tillich s’associe à
l’image de la ligne verticale descendante (aussi bien que montante), et
il évoque sa tendance personnelle à traiter du « sol de l’être » (ground
of being), telle qu’elle peut être rencontrée dans toute expérience
créative. En toute rencontre de personne à personne, « il y a quelque
chose de présent qui transcende la réalité limitée du Toi et de l’Ego de
l’autre et de moi, et je l’ai parfois appelé à des moments spéciaux la
présence du sacré, dans une conversation non religieuse ».
Ce qui lui permet de rappeler, à ce propos et à celui des scientifiques,
le principe de Thomas d’Aquin : « Si vous connaissez quelque chose,
alors vous connaissez quelque chose au sujet de Dieu ».
Rogers détourne de suite la
conversation vers le thème de la « personnalité optimale » (comme visée
d’un effort, en thérapie ou dans le domaine religieux). Elle se situe
pour lui dans une possibilité d’attention à ce qui se passe en soi-même
et dans la relation à l’autre. « Je sens que je suis tout à fait
satisfait (pleased) dans mon travail de thérapeute si je
constate que mon client et moi aussi, sommes en mouvement vers ce que je
pense être comme une plus grande ouverture à l’expérience. »
A cela Tillich opine que la notion d’« ouverture » lui est familière :
les symboles religieux « ouvrent » quelque chose en nous ; plus encore,
on doit se maintenir ouvert à l’expérience de l’Esprit ; et, à supposer
que dans la terminologie des psychologues on considère que cette
expérience est particulière, il reste, cependant, que « nous devons
nous garder ouverts à toutes expériences »,
et à la possibilité pour elles d’une « ultime expérience ». Devenir
social n’est à ses yeux qu’une partie d’un concept plus large, celui d’agapè,
c’est-à-dire d’amour qui vise à maintenir « la foi dans une
signification ultime de la vie ». Etre référé à l’ultime est au cœur de
la foi et de l’amour, à soi et aux autres, c’est-à-dire de l’affirmation
de soi et de l’acceptation de soi, « une des choses les plus difficiles
à atteindre ».
Retrouvant des accents de Dewey,
Rogers remarque que « l’individu qui est ouvert à son expérience établit
une valorisation continue de chaque moment et de la conduite à chaque
moment, en sorte (as to whether) d’être référé à son propre
accomplissement, à sa personnelle actualisation ».
Cette façon de situer le problème de la valorisation en forme de
processus et non de catégories sied également à Tillich qui resitue
cette valorisation dans l’agapè. Rogers, quant à lui, se retourne
vers une précaution d’écoute et vers l’exemple du jeune enfant, non
perturbé encore par des concepts et des standards construits par les
adultes.
On ne peut s’empêcher, en lisant
attentivement les termes de ce dialogue, de ressentir l’impression d’une
suite d’interrogations auxquelles Rogers refuse un retentissement
direct et un aboutissement, contrairement à son habitude. La
perspective religieuse ne le met pas à son aise.
L’homme et la science de l’homme
La perspective scientifique lui
sied mieux. Avec quelques collègues du
wbsi, Rogers s’était
proposé d’étudier fermement la philosophie des sciences du comportement,
et notamment les modèles de science auxquels elles se réfèrent, et ceux
qui seraient à prévoir pour l’avenir.
Il avait toujours été préoccupé par
la démarche scientifique et sa consistance particulière pour une
approche de l’homme. Dès 1955, il publiait un article sur « Personnes ou
science : une question philosophique « (repris ensuite dans Le
développement de la personne). Et en 1959, il notait face aux
tendances expérimentales, dans un texte qui fut publié en français, sa
conviction que « le point de départ de l’espèce particulière de
compréhension qui s’indique du nom de science peut se situer n’importe
où et à n’importe quel niveau de complexité. Ce qui importe par rapport
à la connaissance scientifique, c’est la pénétration de l’observation et
le caractère discipliné, créateur, de réflexion — non l’usage
d’instruments et de laboratoire ».
S’opposant au dogmatique des théorisations en alertant sur leur tendance
à l’éparpillement ou à leurs extrapolations indues, il explicitait aussi
sa conviction d’une vérité « une » mais imparfaitement connue, en sorte
qu’une théorie déterminée pourrait « fournir une explication de
domaines de plus en plus éloignés de sa source ».
Et il citait un poème de Tennyson, se déclarant comme lui convaincu « de
ce que la pleine compréhension d’une simple plante révélerait “la nature
de l’homme et de Dieu” ».
La chance d’une présence en
Californie de divers savants, philosophes et chercheurs, permit en 1966
une rencontre de grande ampleur. A celle-ci participèrent des
personnalités du Salt Institute for Biological Sciences (notamment Jacob
Bronowski et Jonas Salk), des professeurs de la nouvelle université à
San Diego, mais aussi Yehoshua Bar-Hillel, philosophe de l’université
hébraïque de Jérusalem qui se montrera un ardent débatteur, et enfin
Michael Polanyi que Rogers avait déjà rencontré en 1963.
Polanyi était professeur
emeritus à l’université de Manchester et au collège Morton, à
Oxford. Initialement, il avait fait carrière en médecine et en chimie
avant de devenir, en 1948, professeur d’études sociales. Il avait publié
des ouvrages, tels que The Logic of Liberty, The Study of Man
(et une étude devenue un classique, Personnal Knowledge (le
savoir personnel). Il avait indiqué que sa préoccupation professionnelle
la plus forte était « d’établir des fondements meilleurs que ceux dont
nous disposons actuellement pour assurer les croyances sur lesquelles
nous vivons et devrons vivre, même en étant incapable de les justifier
adéquatement aujourd’hui ».
Sa pensée rencontre celle de Teilhard de Chardin qu’il cite, et que
Rogers découvrit aussi dans une œuvre de l’auteur du Phénomène humain.
Parmi les autres protagonistes,
Jacob Bronowski s’était distingué comme mathématicien, il était bien
connu d’autre part pour des travaux sur l’histoire de l’intelligence et
la philosophie de la science et notamment par des ouvrages aux titres
significatifs : Science and Human Values (Science et valeurs
humaines) et The Identity of Man. De son côté, William Coulson
était un des directeurs du wbsi, docteur en philosophie (à l’université Notre-Dame) et
en psychologie (à l’université de Berkeley).
Rogers et Polanyi, en précurseurs
des évolutions scientifiques de la fin du siècle, se rencontrèrent sur
la nécessité de développer des méthodologies scientifiques qui
n’évacuent pas la personne réelle dans l’être humain considéré (par
exemple un enfant délinquant), et qui ne traduisent pas en termes de
fatalité mécanique des hypothèses d’évolution dans les comportements.
Polanyi évoque l’origine de la révolte hongroise de 1956 : les
intellectuels communistes hongrois se rebellèrent contre le point de
vue affirmant que les idées des individus ne seraient que des
superstructures du processus économique et devraient par suite tomber
sous le contrôle nécessaire du Parti ; ils ressentaient, au contraire,
dans la recherche de la vérité, un pouvoir et une responsabilité
intrinsèques et irréductibles. On sait ce qui advint après 1989 et les
positions d’hommes tels que Soljetnitsyne, Vaclav Havel, ou Mandela.
Mais une telle position n’est pas toujours vécue dans les milieux
scientifiques qui, en Amérique comme ailleurs, induisent un
déterminisme strict, mécaniste, inerte, face aux contestations de
personnes. Le terme de « science » devrait être oublié pour une dizaine
d’années, propose Polanyi (pour une cure de désintoxication) afin
d’éviter de lui donner une acception réductrice et magique ;
laquelle se fait au dépens de la créativité et corrompt la psychologie
(behavioriste) ou la sociologie qui ne proposent plus de choix
significatifs ou d’issues.
Rogers énonce une « responsabilité
éthique » qui s’impose aux psychologues et sociologues : il leur faut
placer la connaissance selon des formes et des voies qui puissent
s’insérer dans le champ réel des situations raciales, nationales et
internationales et qui aident à traiter de façon compréhensible les
tensions interpersonnelles et intergroupales. Cette position engagée
retrouve les lignes de vue que Mounier avait établies en créant, il y a
soixante ans, le « personnalisme ».
Rogers précise néanmoins que traiter les tensions n’est pas
nécessairement se donner pour but de les réduire en toutes situations.
Mais il convient avec Polanyi qu’un savant ne peut se désimpliquer, dans
son travail, de ses jugements de valeurs, surtout s’il faut bâtir une
nouvelle culture.
Au cours des échanges avec les
autres participants, un conflit se manifeste entre leur conception et
une tendance défendue notamment par Bar Hillel. Pour celle-ci,
relativement traditionnelle « le savant (scientist) ne parle pas
de lui-même ou pour lui-même. Quand il parle, il n’exprime aucune
opinion, aucune croyance ni aucune conviction. En tant que savant, il
médiatise un savoir vrai provenant de la méthodologie de la science,
laquelle prévoit l’erreur par elle-même. Ainsi, la science est
autocorrective (self-correcting) et les questions de valeur (value
issues) qui s’élèvent dans les sciences du comportement sont
essentiellement des pseudo-problèmes ».
La science résoudrait les problèmes de valeurs dans son propre
mouvement, de façon impersonnelle et presque automatique.
Polanyi et Rogers défendent, au
contraire, en précurseurs toujours, l’importance de la subjectivité dans
la démarche scientifique qui se fonde aussi sur la « vérifi-cation
interpersonnelle et intersubjective ». Des choix de direction et de
valeurs sont à faire constamment et ils ne se présentent avec aucune
évidence. Rogers avait précisé antérieurement, au cours d’une
controverse avec Skinner, que, lorsque celui-ci « indique que la tâche
des sciences du comportement est de rendre l’homme efficace, bien élevé,
etc., il est évident qu’il faut un choix. Il aurait pu aussi bien
choisir de le rendre soumis, dépendant, grégaire par exemple ».
De plus, « la science, loin d’être
automatiquement en état d’autocorrection, est habituellement la plus
grande source de l’erreur humaine, précisément parce qu’elle est aussi
perçue comme la source de la certitude et de la vérité ».
Il n’est pas possible de fermer les yeux sur les grandes questions
morales qui sont au centre de l’entreprise scientifique, pas plus que
sur le fait que les chercheurs sont mus par un désir de vérité. On ne
peut « rétrécir » la science au point d’ignorer l’importance des
personnes et leur poids dans les démarches de recherche et
d’investigation.
C’est dans l’effervescence de ces
échanges intellectuels, religieux et philosophiques que Rogers, ayant
voyagé vers le Japon et l’Australie, se laisse séduire par l’idée d’un
voyage en France et en Europe, pays de la controverse et des précisions
« précieuses ».
Chapitre VIII
La rencontre de l’Europe en 1966
Il y eut un long échange de lettres
dans l’année 1965, entre Max Pagès et Carl Rogers, avant que celui-ci ne
se détermine à venir en Europe avec sa femme. Il pesait soigneusement
les termes de sa venue, et discutait les formes de sa participation. Il
arriva à Paris le 14 avril 1966.
Dès son arrivée, il dirige d’abord,
à Paris, des journées préparatoires à un séminaire de huit jours qui se
tient à Dourdan, près de Paris, du 18 au 24 avril 1966, réunissant
autour de lui et de Max Pagès une centaine de participants encadrés par
neuf « moniteurs ».
Rogers, après une conférence à la Sorbonne, est ensuite trois jours au
centre d’un colloque de quatre cents personnes, les 28, 29 et 30 avril.
Il fait avec sa femme quelques journées de tourisme en France et tient
en Belgique, en Hollande, des meetings qui lui furent réconfortants. Il
en avait besoin car le travail en France fut difficile.
Préparations
Dans la préparation du séminaire,
les « moniteurs » avec Max Pagès s’étaient ingéniés à répartir les
échanges entre des réunions plénières autour de Rogers, des réunions de
petits groupes autour de chaque moniteur, des projections de films et
des activités de rencontre à l’initiative de participants (notamment de
sous-groupes par catégories).
Ils s’étaient avisés de tenir une conduite flexible dans les séances de
petits groupes (plus que pour des T-group habituels), compte tenu de
l’incertitude sur l’impact qu’auraient les séances plénières avec Carl
Rogers. Ils s’étaient préoccupés, principalement des problèmes que
devait soulever la relation triangulaire entre les participants, Rogers
et eux-mêmes : par le jeu des transferts sur les uns et les autres, les
moniteurs risquaient d’apparaître comme des « ersatz » de Rogers, des
« écrans » (screens) entre lui et les participants ; des
« complices » mais aussi des « rivaux » (des élèves qui veulent
surpasser leur maître, des Européens réagissant à un Américain).
Le fait que la principale figure
d’autorité devait rester extérieure aux petits groupes, même si Max
Pagès en faisait de même, allait créer un problème spécial : les
moniteurs durent participer aux séances plénières et coopérer avec
Rogers pour analyser les relations des participants à l’égard de leur
« staff ».
Ils durent aussi faire attention à la solitude de Rogers parmi eux,
accrue par le fait du recours permanent à la traduction, Rogers
ignorant le français.
Le séminaire de Dourdan
Malgré ces alertes et en dépit de
la préparation durant deux jours en petit groupe avec Rogers, les
moniteurs allaient curieusement tenter de capter Rogers, de l’isoler des
participants du séminaire ; ils refuseraient longtemps qu’il prenne à
son gré ses repas avec ceux-ci ; ils se défendraient aussi (dans leur
ensemble) de tenir leurs réunions de régulation avec Rogers et Pagès
devant les participants, comme Rogers le demandait et comme jadis Lewin
l’avait expérimenté positivement (à l’origine de la création du
T-groupe).
Continûment les moniteurs
exercèrent des pressions multiples sur Rogers. Certains l’accusèrent
même, devant lui ou dans les couloirs vis-à-vis de leurs propres
participants de petits groupes, d’être « destructeur » (et même
« paranoïaque », « vulnérable », etc.) : jusqu’au moment où les conflits
dérivés sur lui se réverbérèrent en retour sur le staff et provoquèrent
la fin des séances de régulation fermées et un débat plus ouvert
devant tous les participants.
Rogers devait résister, d’autre
part, à la séduction de certains sous-groupes des participants (des
psychiatres, notamment) qui cherchaient à se réunir de façon secrète
avec lui pour discuter de la thérapie par exemple : il propose
invariablement, en mesure de décloisonnement, l’ouverture des échanges à
tous les participants. Les films sur la thérapie, tournés par un
institut de recherche et qu’il avait apportés, donnèrent lieu à de
nombreuses interrogations : le film sur lui-même et sa cliente d’un
jour, Gloria, une jeune femme récemment divorcée, fut apprécié davantage
que celui sur une séance de Gestalt Therapy de F. Perls avec la
même Gloria, Perls apparaissant trop peu à son avantage physique dans
les images. Un film de télévision sur une séance de groupe de rencontre
donna lieu à de nombreuses querelles, tant il apparaissait que Rogers
se déplaçait avec liberté et se centrait volontiers sur des catharsis
émotionnelles chez les participants.
Rogers, soutenu par sa femme, par
quelques animateurs et par un nombre croissant de participants, devait
sortir victorieux de cette épreuve très dure. Au cours de la dernière
séance plénière (précédant l’ultime réunion des petits groupes), il fut
question du combat de Jacob contre l’ange, Jacob blessé retrouvant
davantage de force de ses blessures mêmes. Et ultérieurement, un
participant du colloque où se retrouvèrent nombre de participants du
séminaire, posa l’interrogation caractéristique : « En écoutant
certains participants du séminaire de Dourdan, on avait l’impression
qu’ils avaient participé à une mesure grandiose au cours de laquelle ils
avaient vu le Christ. Ce n’est pas une question mais j’aimerais que vous
puissiez donner votre impression ou votre explication ».
Les évaluations sur Dourdan
Les évaluations sur ce séminaire
ont été recueillies et analysées à la suite d’une proposition de
questionnaire établi par Rogers lui-même en France à la mi-mai 1966,
au cours d’un voyage à petites étapes vers le Midi. Ce questionnaire fut
légèrement remanié par l’arip,
et envoyé tardivement (six mois plus tard).
Il ressort d’une analyse d’une
soixantaine de réponses au questionnaire (soixante-neuf reçues pour cent
trois envoyées) quelques constatations. Tout d’abord l’hétérogénéité des
témoignages, la « diversité des attitudes des participants devant la
relation de leur expérience »
frappent les personnes qui ont dépouillé les réponses.
Ceux des dix-huit participants qui
se montrent le moins impliqués indiquent « simplement » qu’ils ont
« fait une belle expérience », « participé à une très intéressante
démonstration ». On relève dans ce sous-groupe, des propos tels que :
« Mon impression sur ce séminaire est d’avoir assisté à un conflit
violent entre quelques membres du staff ». « Très grande satisfaction en
constatant que la personnalité de Rogers était congruente avec ses
écrits ». « Séminaire très important, où j’ai vu un homme réagir très
librement et vivre une théorie qui est issue de toute sa vie ».
Un deuxième sous-groupe de dix-huit
personnes manifeste une implication moyenne, ayant trouvé « une occasion
de comprendre, vivre, échanger, rencontrer ». Par exemple, un
participant écrit : « Dourdan a été pour moi l’occasion de rencontres
avec des personnes, avec des idées, avec moi-même ».
Enfin vingt-cinq personnes
présentent des références à un vécu profond. Par exemple l’une d’elles
témoigne : « Le séminaire de Dourdan a été comme un tournant dans ma
vie ; pour la première fois, alors que j’avais fait un certain nombre de
groupes déjà, j’ai pu me situer librement ».
En ce qui concerne la
caractérisation de l’expérience, dix-sept participants la décrivent
comme instructive, enrichissante, signifiante. Quinze la reconnaissent
comme un point culminant, un tournant dans leur vie. Huit signalent
qu’elle a été une expérience riche, « extraordinaire » mais
« difficilement communicable ». Pour cinq participants, cette expérience
a été facilitatrice d’une évolution déjà amorcée ; pour cinq autres
personnes elle a été une rencontre à un niveau exceptionnel ; et pour
quatre elle va jusqu’à évoquer « des sentiments religieux ». Cependant,
huit participants la décrivent comme une épreuve déroutante, irritante,
douloureuse : mais « nous n’avons pas d’exemple où l’aspect déroutant,
irritant, douloureux ne soit pas assorti de propos plus positifs »
notent les commentateurs.
La rencontre avec Rogers a fait
l’objet de nombreuses réactions et appréciations : sa personne apparaît
plus importante que l’image qu’on s’en était faite (d’après ses écrits
ou ceux qui lui sont consacrés) sauf pour « un participant isolé dont
les propos sont par ailleurs désabusés ».
Les appréciations « ont en général un caractère positif voire
dithyrambique. Quelques-uns font pourtant état d’une certaine irritation
devant le comportement de Rogers, lui reprochant sa superficialité, son
anti-intellectualisme ».
Le dépouillement des réponses fait
apparaître un sentiment fréquent de nostalgie pour la grande richesse
des moments vécus à Dourdan, nuancé de la part d’une dizaine de
participants, par des attitudes critiques. Ainsi un participant assure :
« Une compréhension systématiquement chaleureuse m’a paru une façon
subtile de réduire l’autre, et de maintenir le groupe dans une attitude
infantile.
Toutefois, je crois que ce rôle de maître a été créé bien plus par
l’attente démesurée des disciples qui enfermaient Rogers dans ce rôle
que par Rogers lui-même. Il me semble que Rogers devait avoir peur de
rater son séminaire avec des Français, peur qui a dû s’amplifier au
cours de ses contacts avec l’équipe de l’arip
et que cette peur l’a poussé plus ou moins consciemment à “anschlusser”
le grand groupe par-dessus l’arip… »
Cette réflexion critique ne donne
pas l’image de ce qui a été communément vécu par les participants de
Dourdan. Le commentaire général se conclut, en effet, par la remarque :
« Tout se passe cependant comme si les critiques en général adressées
n’étaient qu’un aspect secondaire du témoignage des participants. On ne
trouve aucun protocole exclusivement négatif ».
Cette remarque indique assez que, malgré les difficultés rencontrées,
Rogers avait conduit avec les moniteurs une action enrichissante et
originale, par-delà tous les problèmes de lutte entre l’imitation (et la
tartuferie) ou la contre-orthodoxie, face à Rogers.
Le colloque de Paris
Quelques jours après le séminaire
de Dourdan, un colloque devait réunir à Paris, tout près de la place
d’Iéna et de la statue équestre de Washington désignant de son épée le
cœur de Paris, quatre cent douze participants.
Ceux-ci travaillèrent trois longues journées « épuisantes et fécondes ».
Chaque journée prenait son départ sur une communication de Carl Rogers,
écoutée par la plupart selon un dispositif de traduction simultanée, et,
grâce à la voix de deux interprètes : Maggy Misrahi et Georges Carasso.
Un débat par échanges oraux et
questions écrites se déroulait alors, suivi de dialogues avec des
personnalités diverses, et entrecoupé par des réunions de groupe sans
animateur : les participants avaient été répartis de façon hétérogène,
en mêlant des origines et professions diverses, en une quarantaine de
groupes installés dans diverses salles de travail (notamment dans le
sous-sol du musée Guimet, consacré à l’art oriental).
La première journée était consacrée
à une présentation d’ensemble et aux préoccupations thérapeutiques.
Carl Rogers fit un exposé sur le thème : « Etre en relation ; quelques
réflexions sur des découvertes personnelles ». Dans l’après-midi, après
une réunion de petits groupes, fut projeté le film sur la thérapie
centrée sur le client, où Rogers est filmé avec « Gloria ».
Cette séance entraîna de nombreuses controverses, notamment en raison
d’un moment du film où Rogers montra sa liberté à l’égard des problèmes
du transfert ; Gloria lui disant : « Mince, j’aurais aimé vous avoir
pour père, je ne sais même pas pourquoi cela m’est venu à l’esprit »,
Rogers répond directement, sans ambages : « Je vous trouve une bien
gentille fille (daughter)… mais vous regrettez vraiment de ne pas
avoir eu la possibilité de causer ouvertement avec votre propre papa ».
Dans le commentaire qui terminait le film, Rogers précisait : « Ma
réponse a été absolument spontanée : elle m’apparaissait comme une fille
bien gentille, c’est-à-dire ma fille ».
En soirée se tint un dialogue
difficile entre Carl Rogers et le docteur Clavreul, secrétaire de
l’Ecole freudienne de Paris (et ami fidèle de Lacan).
Le lendemain, Rogers présenta des
idées relatives à la pédagogie : « Relations interpersonnelles,
et facilitation d’un processus d’apprentissage authentique ». La suite
de la matinée fut remplie par un dialogue de Carl Rogers avec des
enseignants de l’Institut national de recherche et de documentation
pédagogique, notamment, à l’époque, MM. Dieuzede, Brunswic et Marquet.
Il y eut aussi un échange de vues avec M. Haby qui fut nommé en 1974,
ministre de l’Education nationale et qui était à l’époque au cabinet du
ministre de la Jeunesse. L’après-midi, après une réunion des petits
groupes, Max Pagès et Guy Palmade ouvrirent une controverse serrée sur
l’orientation non directive.
L’intérêt central du troisième jour
était philosophique. Après un discours sur « quelques réflexions
concernant les tendances actuelles de la philosophie dans les sciences
du comportement », Rogers dialogua avec Paul Ricœur (à l’époque
professeur à la Sorbonne, mais enseignant aussi à l’Union Theological
Seminary de New York). La clôture du colloque s’effectua l’après-midi,
après une dernière réunion des petits groupes.
Animation et contestation
Dès l’ouverture du colloque, Rogers
avait fait d’emblée une déclaration qu’il avait soigneusement pesée pour
éviter d’être emprisonné dans le carcan de la notoriété : « Je suis
Carl Rogers. Je suis ici et maintenant. Je ne suis pas une autorité, un
nom, un livre, une théorie, une doctrine… Je suis une personne
imparfaite qui essaie de trouver la vérité dans ce domaine difficile des
relations humaines. Allons-nous pouvoir parler, nous rencontrer en toute
vérité, partager quelque chose ensemble ? »
Ainsi, Rogers luttait-il contre ses
doutes, pas seulement contre la culpabilité de la notoriété mais bien
plutôt contre le mythe de Carl Rogers : mais son défi à se revendiquer,
en tant que personne vivante, limitée, démunie, sans armes ni armure,
différente des images et attentes que s’en faisaient les participants,
et soucieuse de rencontrer ceux-ci à neuf et à nu, frustra, alimenta des
soupçons et des incrédulités, souleva de nombreuses controverses ; il
fit émerger, au sein de l’auditoire, de fortes oppositions, et il
encouragea l’ironie. Devant la surenchère des sarcasmes, Rogers en vint,
à la seconde ou troisième matinée du colloque, à analyser avec humour le
paradoxe de tant de Français empressés à se réunir autour de lui aux
fins de le critiquer ; il trouvait plaisant qu’on s’efforçât de
démontrer si pesamment la futilité qu’on accordait à sa pensée.
Déjà, dans la préparation du
séminaire et du colloque de Paris, un animateur anglais qui participait
à notre équipe, Gurt Higgins, avait bondi littéralement quand Rogers
avait explicité les termes de sa présentation « in Europe » : « Mais
Carl, vous êtes une autorité, vous êtes un nom, vous êtes des livres…
vous n’avez pas le droit de dire cela ! » Je revois la scène et la
réponse, tendue mais sans raideur, de Rogers, disant en substance : « Je
comprends, Gurth, que vous ne soyez pas d’ac-
cord avec moi et je conçois que vous l’exprimiez vivement, ici et même
au séminaire ou au colloque. Mais vous ne pouvez pas m’ordonner ce que
je dois dire ou ne pas dire. Laissez-m’en la responsabilité ». Il devait
bien choquer les « mandarins ».
Par la suite, au travers de son
programme dense, le colloque se révéla très animé. Rogers fut pris à
partie pour ses conceptions qualifiées d’« angéliques », mais aussi en
raison de ses critiques à l’égard du dogmatisme de la psychanalyse aux
usa, et enfin sous des
références politiques. On lui reprocha de n’avoir pas « pu soutenir le
dialogue »
(notamment par son refus de la discussion théorique), de prendre « des
accents prophétiques qui souvent surprennent… On pense à l’optimisme
américain, pour qui l’homme est invariablement tourné vers le progrès,
et le bonheur, et on peut imaginer que la psychologie rogérienne est un
produit du puritanisme américain et une réaction contre la psychologie
freudienne, issue, elle, du puritanisme européen que dévore l’idée de
la douleur, du mal et de la mort ».
Un certain nombre des participants
furent déçus (et vexés) du dialogue avec Clavreul : Rogers se montra un
débatteur coriace et ne se laissa pas conduire ou réduire par son
interlocuteur. On lui fit rigueur du « fading » de la communication, de
son inaccessibilité et en même temps de son accueil des mouvements
affectifs. « Rogers apparaissait aux uns comme vaguement paranoïde, aux
autres comme parfaitement sympathique… Finalement Rogers est plus
stimulant par ce qu’il ne dit pas, que par ce qu’il dit. Il offre
matière à réflexion, à contestation : il verse à profusion le scandale
dans les esprits ».
On s’offusqua de la sincérité de
son subjectivisme, de son « ton prédicant » (Roustang), de son désir de
se présenter comme personne imparfaite et non comme autorité ; on
incrimina sa culture américaine, on lui fit grief de la guerre du
Viêt-nam (Rogers murmura placidement alors : « On a l’air de connaître
mes sentiments mieux que moi ») ; on objecta : « Sa psychologie qui
traite tous les conflits sociaux comme de simples malentendus,
n’est-elle pas finalement une idéologie qui sert bien les intérêts et la
bonne conscience de la classe possédante ».
On l’interpella sur les difficultés rencontrées par l’application de la
non-directivité dans les établissements d’enseignement.
Les assauts furent sévères ; on
prétendit qu’il était « très peu rogérien ».
Rogers se sentit terriblement seul, défendant sa personnalité contre
toutes les images que quatre cents personnes s’étaient faites de lui et
voulaient lui imposer. Il n’était pas soutenu par la plupart des
organisateurs du colloque (une crise s’ensuivit au sein de l’arip).
Le président de l’association critiqua ses positions de façon sévère.
Je le revois encore, partant seul un soir, avenue d’Iéna, visiblement à
bout de patience. Il me confia plus tard : « A Dourdan, j’ai beaucoup
apprécié que les membres du staff
arip soient capables d’apporter et d’exprimer les sentiments
négatifs qu’ils avaient à mon égard et vis-à-vis de ma façon de penser,
car j’ai pensé que cela rendait le séminaire meilleur. Pour le
colloque, où il n’y avait pas beaucoup de chances de travailler les
choses en profondeur, je ne crois pas que cela ait été si constructif ».
Comme le nota plus tard, à tête
reposée, dans le Bulletin de psychologie de la Sorbonne,
Georges Quintard, certains des organisateurs avaient enfermé Rogers
« délibérément dans une situation qui lui était pénible »
et qu’il pouvait ressentir comme un « piège ».
Cependant, malgré difficultés et
controverses, en dépit du « caractère encore imparfait du support
théorique », Quintard, comme un très grand nombre de participants,
retenait les apports positifs de ces journées : « On ne peut discuter la
nouveauté de sa technique thérapeutique, elle rappelle au psychanalyste
qu’avant même d’interpréter, l’essentiel est d’entendre et de comprendre
et que c’est particulièrement difficile ; elle met l’accent sur cette
communication avec soi-même, libre, et qui évoque le rêve par la
richesse de ses contenus. Elle se base sur un type de relation beaucoup
plus souple qu’en psychanalyse, permettant au thérapeute différents
rôles dont celui du frère dont nous avons considéré l’intérêt
thérapeutique. Sur le plan théorique, Rogers ne parle pas de structure
de la personnalité. Il la voit comme « un devenir, une tendance
permanente au changement, allant ainsi de façon audacieuse et originale
au-delà de la psychanalyse ».
Quintard concluait, en raison des conséquences multiples (notamment en
pédagogie), que ce colloque restait « un événement sociologique
important ».
Non-conformisme, audace et sentiments positifs
Rogers, sur la route de Dijon,
écrivit le 15 mai 1966 à Max Pagès et aux membres de l’arip
une lettre où il consignait quelques constatations d’importance. « Je me
rends compte, à la fois à partir de l’observation de votre groupe et à
partir de notre expérience en Californie, de la force des pressions à
être conventionnel et prudent. Je sais que vous avez essayé de résister
à de telles pressions ». Il ajoutait : « Le fait de penser à cela m’a
aidé à comprendre dans quel sens j’ai paru à certains d’entre vous à la
fois dangereux et destructeur. C’est dangereux d’exprimer des
sentiments vrais et spontanés. C’est destructeur car une telle
expression peut démolir les défenses intellectuelles des autres, érigées
avec tant de soin. Cela a été tout à fait mystérieux pour moi que je
puisse être considéré comme dangereux et destructeur mais je pense que
je comprends vraiment comment j’ai pu le paraître. Je ne ressens le
besoin de faire aucune excuse et je n’éprouve aucun regret à l’égard du
séminaire de Dourdan ni à l’égard du colloque à Paris. Je pense que nous
avons travaillé tous ensemble, pas toujours facilement, de façon à faire
de ces rencontres un grand succès ».
Réfléchissant sur la différence
« absolument incroyable » entre les Français d’une part et les Belges ou
les Hollandais de l’autre (ceux-ci ayant accueilli avec simplicité et
chaleur les mêmes exposés qui avaient été reçus à Dourdan de façon très
froide et critique), Rogers en vient à une observation capitale : « Ma
seule réaction est que l’idée que j’ai eue concernant le cauchemar du
Français est plus profondément vraie que je ne l’ai réalisé à ce
moment-là… De façon exagérément simplifiée, cela signifie simplement
que l’expression ouverte, sans inhibition, des sentiments chaleureux
est quelque chose qui vous rend à tout le moins mal à l’aise, et au
pire, vous fait très peur et vous rend exagérément prudent et négatif ».
Rogers concrétisait cette
observation en se référant aux réactions qu’avait soulevées le film où
il apparaissait avec Gloria dans un tournage réalisé par l’institut de
recherche. « Par pur hasard, j’ai reçu une lettre qui m’a été transmise
de Gloria le dernier jour de ma présence à Paris ». Rogers rappelait
qu’il ne l’avait vue qu’une demi-heure en entretien thérapeutique, qu’il
l’avait entraperçue ensuite deux fois, par hasard et qu’il avait reçu
deux lettres en vingt mois. Il transcrivait des passages
caractéristiques de la lettre reçue à Paris : « J’espère que mes enfant
auront des sentiments à mon égard, dans les années à venir, semblables
à ceux que j’ai éprouvés pour vous », « la dernière fois que je vous ai
écrit, je me sentais seule et vide. Je veux donc vous dire maintenant
que ma vie est si pleine, je ressens tellement d’amour et je trouve
effectivement que c’est plus facile d’être moi-même. Il m’est difficile
d’exprimer ma gratitude et mon amour ».
Rogers ajoutait alors le
commentaire suivant : « Si je cite si longuement, c’est parce que je
pense que ce sont précisément de telles expressions qui amènent
beaucoup d’entre vous à se tortiller avec malaise et à être prudents et
réservés. Comment est-il possible que de tels sentiments puissent
exister chez une femme avec laquelle j’ai passé moins d’une heure ? Je
suis certain que vous pouvez expliquer tout cela en des termes très
psychanalytiques mais je vous demande de considérer les simples faits.
Elle m’a aimé comme son père pendant cette interview et il est évident
que ce sentiment a duré parce que je lui ai totalement permis de le
ressentir. Je me suis senti très proche d’elle pendant l’interview et je
lui ai volontiers laissé savoir, spontanément, que je ressentais cette
proximité. Et qu’en a-t-il résulté ? A-t-elle exercé des demandes sur
moi ? Non. A-t-elle été dépendante de moi ? Non. Cette proximité lui
a-t-elle causé du tort ? Non. L’a-t-elle aidée dans une faible mesure à
devenir une femme plus mûre et plus complète, aimant un père, laissant
derrière elle toute dépendance affective à son égard ? Je le crois.
Tout ceci illustre ce que j’ai dit dans ma première causerie à Dourdan
que “j’ai appris que ce n’est pas dangereux ni de donner ni de
recevoir des sentiments chaleureux et positifs” ».
Face aux susceptibilités
françaises, de telles considérations expliquent les profonds conflits
qui avaient animé le séjour de Rogers en France. Pour beaucoup, de
telles prises de conscience des différences réciproques furent
libératrices. Elles concrétisaient en France le défi de Rogers, ouvert
au devenir et à ses positivités, conçus selon une perspective
néo-personnaliste.
Objections ou oppositions
Ce qui se passait à ce colloque
devait cependant tendre à se perpétuer en France. Au vif attrait, à
l’intérêt marqué, qui furent portés aux idées et pratiques rogériennes
dans les années soixante (et qui eurent leur acmé en 1968), succéda un
reflux affectif sinon même passionnel. Il y avait eu séduction, il y
aurait rétraction, dans les milieux universitaires oscillant entre une
déception et un rejet à l’égard de la personne et des thèmes porteurs de
Carl Rogers. Ceux-ci furent significativement contractés dans
l’expression de non-directivité, devenue pourtant anecdotique sinon
anachronique pour Rogers et ses coéquipiers : mais elle fut en France
exagérément déclinée et partialement interprétée, comme nous l’avons
déjà fait remarquer.
Alors qu’il y avait de denses
problématiques sur lesquelles débattre avec Rogers, il faut déplorer que
des procès de tendance superficiels en aient écarté trop vite.
Rappelons-les sans insister. Il était américain, donc naïf et
conquérant ; il ne faisait pas allégeance au marxisme, il était donc
indifférent à la politique et aux injustices sociales ou coloniales ;
il était réticent, ou sévère, pour la psychanalyse dans son pays, il
aurait donc été superficiel ; il insistait sur le primat de la personne,
c’est donc qu’il était insensible aux structures et aux institutions ;
il rappelait l’importance des sentiments et intuitions accueillis, il
négligeait donc les savoirs, professionnels ou savants, et mettait par
suite en discrédit la pédagogie et les didactiques comme toute
expertise.
Il y eut beaucoup de « donc » dans
les propos ou écrits qui lui étaient consacrés, mais aussi beaucoup
d’à-peu-près et de négligences. Je ne reprendrai pas ici l’analyse
serrée que j’en avais entreprise et publiée, en 1974, dans la rédaction
de Pensée et vérité de Carl Rogers : les curieux pourront la
consulter dans les bibliothèques. J’y détaillais, sur une quarantaine de
pages, les licences, les extrapolations impatientes, les outrances de
style et les imperfections de forme qui entachaient nombre de
publications ou de déclarations le concernant. Il y eut trop d’erreurs
matérielles : de dates, de lieux, ou de pagination. Il se trouva trop
d’inexactitudes dans les références, comme trop de fautes de traduction
à propos des termes utilisés par Rogers. Il fallut déplorer trop de
citations tronquées ou coupées des contextes éclairant leur réelle
portée. Il en résultait, par suite, ou il s’y ajoutait, nombre de
reformulations négligentes en lieu et place des citations réelles, des
imputations inexactes d’assertions qui n’étaient pas celles de Rogers,
des amalgames et mélanges douteux avec des œuvres ou des pratiques de
personnalités aux antipodes, sans compter les interprétations aussi
hasardeuses que péremptoires. Péchés de jeunesse ? Mais le temps les a
dissous ou les absout de lui-même, nous laissant le soin de les
expliquer ou d’apercevoir leur signification.
Significations
Il faut reconnaître, en premier
lieu, l’obstacle des langues, ou des langages, en réception orale ou en
lecture. On connaît, dans l’apprentissage de l’anglais, le dan-
ger des « faux amis » (l’anglais acceptance signifie sans doute
plus « accueil et bienvenue » qu’« approbation », terme plus facilement
associé à « acceptation » en français : les nuances dans la
compréhension des mots sont d’importance). Le sens du mot feeling,
en anglais et pour Rogers, est insuffisamment rendu par celui de
« sentiment » ; et il faudrait relever bien d’autres termes dont la
traduction peut prêter à des imprécisions ou à des confusions.
Plus profondément, sur le plan
grammatical, les Anglo-Saxons, et tout particulièrement Rogers,
utilisent pour leurs verbes des formes « progressives », en ing,
qui caractérisent des modes « de déroulement de ce qui est exprimé par
un verbe : … en aspect progressif ou continu ou duratif ».
Le sens d’on becoming a person traduit par « le développement de
la personne » risque d’être altéré par nos habitudes françaises : on
peut penser à un état atteint ou à une visée générale, alors qu’il est
question d’un mouvement continu, d’une évolution non terminée, et d’un
processus singulier à poursuivre. Ces simples remarques nous mettent
sur la tonalité d’une dissonance des cultures d’outre-Atlantique et de
France.
Cartésiens ou réputés tels,
rationalistes ou plutôt intellectualistes viscéraux (si on convient
d’une telle formulation à la limite d’être taxée d’« oxymoron » !),
psychologues ou universitaires, nous sommes, en effet, portés à
substantiver des faits plus qu’à accompagner des processus, quitte à
risquer l’absolutisation, si naturelle au tempérament français. Nombre
d’entre nous ne pouvaient donc concevoir sans les radicaliser les
positions et dispositions fluides exposées par Rogers. Il devait en
résulter une insuffisante prise en compte des indications prudentes
inhérentes à leur audace.
On ne lui sut pas gré des
précautions énoncées dans ses formules opératoires avec des « si »
conditionnels :
nous en reparlerons. On omit de considérer les relativisations
qu’il introduisait, clairement, dès leur départ, dans ses pratiques par
l’énoncé et la maintenance de limites ; dans la prise en charge ;
dans le temps de relation ; dans les actions agressives ; dans
l’affectivité induite.
Cette relativisation par des limites (d’elles-mêmes limitées) était
pourtant inhérente à la négation qui est introduite dans l’expression
« non-directivité » : pour son enseignement universitaire, il la
concrétiserait, comme on le verra dans un prochain chapitre, selon des
exigences (requirements) que devaient honorer ses
étudiants.
On oublia ou négligea aussi le
traitement sérieux qu’il consentait aux contraintes
intellectuelles, institutionnelles ou sociales, qui s’imposent en toute
relation : notamment en psychothérapie ou en enseignement. On
s’offusqua même des approximations successives énoncées par
Rogers, malgré ou à cause de sa rigueur, en ses pratiques ou
formulations : et qu’explicite son terme favori d’« approche », qu’on ne
saurait dévaluer en laisser-faire.
Plus gravement, on déforma en
modèles, à reproduire à l’identique, les exemples de
pratiques qu’il proposait ouvertement, aux fins d’arrimer les échanges
ou les discussions à des réalités concrètes et d’établir une variété. On
crut volontiers qu’il voulût n’admettre qu’une forme unique d’éducation
et d’enseignement ou de psychothérapie :
lui imputant, dès lors, les discrédits universitaires, pourtant
chroniques depuis des siècles en France, portés sur la pédagogie ou la
psychologie. Dans le même temps, on l’accusa, contradictoirement, et
d’un dogmatisme « prédicant » et d’un scepticisme lié à la distance
qu’il prenait vis-à-vis des radicalisations.
Ses concepts-repères,
permettant au psychothérapeute de s’orienter dans le flux changeant de
son psychisme au cours d’une relation, furent dûment transformés en
principes inflexibles, en règles impératives. La
« congruence » devait être établie d’emblée et sans oscillation ; elle
devenait irréelle. La considération positive inconditionnelle était
déviée en « libre acceptation inconditionnelle » : « libre » appelant la
règle de libre association, en psychanalyse, et quelque automatisme ;
« accepta-
tion » introduisant une nuance d’approbation des propos quels qu’ils
soient et non pas d’accueil neutre. L’empathie pouvait être perçue comme
une démarche d’identification, à l’encontre des avertissements
incessants de Rogers.
De telles réductions, de tels
raidissements pouvaient-ils être évités ? Et aurait-on pu accéder aux
problématiques profondes auxquelles l’approche rogérienne convoquait la
pensée française ?
Portée des problématiques
On ne peut nier que cette approche
devait heurter nos habitudes de catégorisations séparatives, comme nos
logiques coupantes excluant toute marge paradoxale. Elle devait faire
ressortir nos réflexes de défense professionnelle (catégorielle ou
disciplinaire), la défiance de nos procédures de thérapie ou d’éducation
à l’égard des émotions ou de l’affectivité, notamment des sentiments
positifs, mal reçus ou suspectés en raison de nos traditions
intellectualistes, brillantes ou jansénistes.
Des questions étaient par son fait
posées à nos tentations absolutistes, à nos prétentions quasi
nobiliaires, à nos goûts de classicisme et de classements clos, à nos
propensions à l’abstraction sans grand retour aux singularités
concrètes, ainsi qu’à notre intolérance jacobine à l’égard de toute
simplicité ou différence. Carl Rogers, psychologue paysan, solide mais
subtil, déconcertait nos contenances citadines (courtisanes ?…).
S’il faut aller cependant aux
questions ou thèses qui restent en attente, on pourra retrouver une
topique de l’optimisme en procès, une autre de la conception du
conflit en mesure ou en démesure, un questionnement sur les
limites de la rationalisation, sans oublier l’interpellation
profonde sur les rapports de la personne humaine et des structures
sociales en toute relation. Nos réactions, malgré tout,
soulevaient de vraies problématiques. Car, en formes interrogatives, il
pourrait être posé : a-t-on le droit d’être systématiquement,
méthodologiquement optimiste, à propos de la nature humaine et
des réalités sociales ? La confiance pratiquée à l’égard de tout
individu, inconditionnellement, est-elle sur le plan technique et
responsable, décente ? Quid alors sur les droits de l’Homme
(1789) ou de l’Enfant (1989) ? Et quid du rapport au Mal, à la
Religion ? Mais aussi comment traiter les conflits,
intropersonnels ou interpersonnels et collectifs : en les euphémisant ou
en les surdramatisant ? en les dénouant ou en accédant à des ruptures
insolites et à des déflagrations catégoriques ? Jusqu’où peut aller le
devoir de rationalité, sans obérer les marges d’un irréductible
irrationnel, sous-jacent, récursif (au sens où le délimite Michel
Serres : « Le réel n’est pas rationnel : il est intelligent, et
rationnel par plaques ») ?
Enfin, jusqu’où peut aller l’affirmation de la personne humaine en prise
avec les institutions de toutes sortes, et en double risque : d’un
narcissisme obtus (sinon paranoïaque) ou d’une dissipation dans les
structures par identification (l’Etat, Le Parti, La Profession, Le Pays,
La Cause, etc.) ? Comment résister à toutes les inerties d’émotion
fusionnelle et de conformisme, ou d’enfermement ? Ou, comment maîtriser
les penchants au chantage affectif et à la manipulation ?
Par rapport à toutes ces questions,
qui restent brûlantes pour notre fin de siècle, on ne peut minimiser
au-delà de ses attitudes et de ses audaces, la force interpellante de
son approche. Car il reste que l’essentiel de sa praxis est de
travailler à l’émergence des personnalités hors des conformismes
de toutes natures, idéologiques, affectifs, groupistes, dogmatiques,
institutionnels, pour que ces personnalités s’affrontent de plus en
plus librement aux idées, aux relations et aux institutions qui les
environnent. Comme l’écrivit Gilbert Mury, « contribuer à ce qu’un jeune
travailleur, un étudiant, un salarié, une mère de famille, trouvent la
force d’être eux-mêmes par-delà les modèles de comportement en place,
est-ce, ou n’est-ce pas déjà de la subversion ? »
Le passage à une démarche plus autonome (plus cartésienne) s’effectue
en constatant à tous les niveaux (intellectuels, affectifs,
relationnels) les pressions subies, afin de les désenfler, de les
dépressuriser : en sorte de les utiliser sans s’immerger en elles de
façon panique, construisant alors des fantasmes groupaux (et
inhibiteurs).
Je pense souvent sur ce thème à la
présence invisible et mythique de l’« Ange exterminateur » dans le film
de Buñuel qui porte ce titre. De grands bourgeois espagnols n’osent
plus quitter la riche demeure où ils sont venus souper au sortir de l’opéra
(et où ils sont restés sans personnel de maison, seuls avec le maître
d’hôtel), parce que chacun convainct chaque autre qu’il est impossible
de franchir les portes. Toute initiative est sapée ; et bien que les
portes soient réellement ouvertes, personne n’ose les approcher ;
l’énergie des individus va dès lors être usée en conflits de
neutralisation et de ressentiment ou de destruction. Et les gens de
l’extérieur n’osent venir au secours, jugeant que si nul ne sort c’est
qu’une puissance ou un mal fantastique interdit le passage des seuils.
Ainsi un tabou mythique rend des êtres prisonniers de leur promiscuité,
de leurs rapports institutionnels ou secrets : jusqu’à ce qu’une femme
aide chacun à revenir au moment précédent celui où chacun a cru que les
portes étaient closes irrémédiablement ; alors, tous ceux qui ont
résisté ressentent la disposition de leur liberté réelle et sortent sans
problème.
A la façon de ce mythe, trop
souvent les individus se murent dans la dépendance (en groupes ou en
organismes), non seulement par le travers de relations biaisées qui
restreignent abstraitement leurs dispositions réelles d’accessibilité,
mais encore par des symbolisations autodissuasives (les « Tigres de
papier » dont parla Mao-Dsedung). Ces symbolisations amplifient la
puissance contraignante des structures internes ou externes, elles
placent l’ange exterminateur sur beaucoup de voies possibles : il
importe que les individus explorent ces négativités, puis découvrent à
tâtons les issues, restreintes mais réelles, qui leur permettent de
cheminer hors de leurs fascination réciproque. Le groupe ou séminaire de
rencontre pour Rogers peut être un lieu de démythification des tabous,
des dogmatismes, des inféodations : non pour inviter à l’isolement, mais
pour soutenir une personnalité dans la croissance de sa singularité
étayée par celle des autres. Car il est faux que les structures
(approximations pour stabiliser le tourbillonnement des relations et des
actions de production ou de consommation) soient supérieures à chaque
individu, et, minotaures modernes, qu’elles le dévorent absolument.
En réalité, les structures sont
souvent invoquées de façon magique, et leurs pressions de coincement sur
l’individu sont fantasmatiquement amplifiées. J’ai déjà décrit le combat
d’Oedipe, le rationaliste, répondant avec simplicité aux questions du
Sphinx — Structure ; et comment, au lieu d’être dévoré en se fascinant
de complication hypothétique, il fit disparaître le Sphinx, s’ouvrant
la route de Thèbes.
Ce combat correspond, en des temps modernes, à la lutte sur le
positivisme d’Auguste Comte. Et je vois Rogers aller dans une direction
analogue, dans sa lutte contre les interdictions aussi bien que les
licences, dans son débat contre toutes les formes de l’inertie infiltrée
dans les institutions sociales.
Dans le travail de groupe, si des
débordements d’affectivité se manifestent, ce n’est pas en tant qu’ils
sont le fond de l’être qu’ils importent, mais parce que des énergies de
l’individu se sont incurvées en bouchons obturant des voies de
communication et d’accessibilité : leur émergence est par suite, non le
signe d’un envahissement émotionnel de l’individu, mais au contraire le
symptôme d’un dégagement des libres circulations et des équilibres
indifférents nécessaires à la croissance de la rationalité et de la
présenciation.
Dans le travail d’enseignement et
de pédagogie, Georges Snyders qui fut un censeur impitoyable de Rogers,
reconnut néanmoins après quarante-six pages de réquisitoire : « En
attendant, Rogers nous amène à nous poser des questions essentielles :
à quelles conditions une coopération pédagogique est-elle possible entre
deux personnalités — ou plus réellement entre la personnalité du maître
et celle du groupe-classe, sans que l’une écrase l’autre ? A quelles
conditions un maître peut-il juger, évaluer et en même temps comprendre
ce qui se passe dans l’expérience de l’élève, la ressentir
“empathiquement” ?… Rogers dévoile les risques inhérents au rapport
pédagogique et incite par là l’enseignant à une vigilance constante…
Rogers nous fait prendre conscience que le métier d’enseignant doit être
un long effort pour échapper à cette sorte de pesanteur qui risque
d’entraîner la relation pédagogique vers des formes dégradées ».
Qui dirait mieux ?
Chapitre IX
Vers le personnalisme
Rentré d’Europe, où il venait de
prendre un nouveau « baptême du feu », Rogers investit son énergie dans
la vie chaleureuse de son institut. Il est intéressant de regarder les
rapports d’activité, destinées au conseil de direction, et qu’il
consacre à la période de juillet 1966 à avril 1967.
Activité au wbsi
Il relate d’abord, sur le terrain
de ses activités de groupe, la conduite de huit séminaires importants (workshops)
réunissant des effectifs nombreux (trois supérieurs à la centaine, deux
de l’ordre de soixante à soixante-quinze) et s’adressant aussi bien à
des éducateurs, des enseignants, des présidents qu’à des formateurs de
puéricultrices ou à des jésuites. Il note un cours sur la motivation et
la conduite humaine à l’université de Californie, la supervision de
trois thèses de doctorat d’état, des conférences à des auditoires
nombreux de psychologues ou de travailleurs sociaux (de 1 000, 2 000,
3 000 et 4 000 auditeurs) ou à des groupes universitaires ainsi que des
consultations pour groupes étendus. En fait de production écrite, il a
terminé l’édition de son travail de recherche (avec deux cents
collaborateurs) sur les schizophrènes, coopéré à l’édition de Man and
the Science of Man, publié plusieurs des articles sur le groupe et
la pédagogie (qui sont réunis et édités ultérieurement les uns et les
autres), rédigé son autobiographie. Il fait état des nombreux articles
qui ont suivi sa visite en France, ainsi que des progrès de la
publication de son œuvre complète au Japon.
Il conclut son rapport et reconnaît
qu’il a été actif (busy) : « […] Probablement trop actif. Je
réponds trop aux demandes des autres plutôt que de suivre mon propre
courant. Egalement, j’ai été un peu plus influencé par des motivations
économiques cette demi-année qu’auparavant. Vivant sans salaire, j’ai
senti la nécessité d’accepter parfois des obligations que je n’ai
acceptées que parce qu’elles payaient très bien ».
Rogers se proposait de tenir plus
libre son calendrier pour l’été et l’automne 1967 afin de rédiger deux
livres sur l’éducation et les groupes : « Quand je regarde en arrière
vers ma carrière, je ressens que, tandis que j’ai toujours besoin d’être
immergé dans des activités pratiques telles que le groupe de rencontre,
l’enseignement et le reste, mon plus grand impact est venu du fait
d’abstraire les principes centraux et les concepts qui surgissent de ces
expériences et de les écrire dans une forme suffisamment claire pour
qu’elle puisse être donnée comme test de recherche aux autres. J’espère
suivre ce mode (pattern) d’activité ».
Rogers note aussi son souci de
rester en dehors des responsabilités de direction et d’administration du
wbsi. En fait, il se
détache de celui-ci progressivement à partir d’un projet important, qui
a renouvelé son action sur le monde de l’enseignement.
Une démarche pédagogique renouvelée
Libre de ses mouvements, se
dégageant d’un enclavement dans la psychothérapie, Rogers approfondit,
en effet, sa démarche pédagogique. Il lui donne une allure moins
radicale, il l’assortit de précautions et de formes nouvelles ; il
l’étend enfin, avec fougue, à des dimensions institutionnelles. Car,
préparant la publication de Liberté pour apprendre ?, Rogers se
sent effectivement surpris par un sentiment d’urgence : il désire aider
de toutes ses forces « les maîtres et les éducateurs dans un moment de
crise particulièrement saisissant ».
Au sein d’un monde marqué par un
changement constamment accéléré, Rogers s’interroge avec anxiété sur les
possibilités des systèmes actuels d’enseignement : sont-ils à même de
préparer les individus et les groupes à vivre heureux, ou serait-ce
impossible ? Peuvent-ils résoudre des tensions raciales, chaque jour
plus explosives, ou aboutira-t-on à une guerre civile généralisée ?
Préparent-ils des êtres responsables, « capables de communiquer avec
autrui, dans un monde où augmentent les tensions internationales en même
temps qu’un nationalisme absurde », ou conditionneront-ils « un
holocauste devenu inévitable » ? Seront-ils capables d’entrer en prise
directe avec les problèmes concrets de la vie moderne, ou
s’enfonceront-ils dans le conformisme et la régression à moins qu’ils ne
capitulent devant des organismes à but lucratif. Enfin « est-ce que les
enseignants seront capables de “rencon-
trer” la révolte grandissante des étudiants de l’enseignement secondaire
et de l’enseignement supérieur, révolte qui se dresse contre l’ensemble
de notre système social de valeurs, contre le caractère impersonnel de
nos institutions d’enseignement, contre les programmes imposés ? Ou
bien, verra-t-on l’apprentissage déserter les locaux scolaires,
abandonnant ceux-ci aux seuls conformistes ? Je l’ignore ».
Devant le défi des changements
vertigineux qu’apportent la science, la technologie, les communications
et les relations sociales, Rogers constate qu’on ne peut s’en tenir aux
réponses fournies dans le passé : il faut mettre sa confiance dans les
processus par lesquels les nouveaux problèmes sont rencontrés. C’est
pourquoi, proposant le plan d’un « changement autodirigé » (self-directed)
au sein d’une institution scolaire, Rogers avoue qu’il aurait aimé
annoncer sa perspective sous un appel sans équivoque : « Plan pratique
pour une révolution scolaire ».
Cette révolution indispensable ne peut être réalisée que par les
enseignants, mais en contact renforcé avec toutes les parties prenantes
de la relation éducative, étudiants ou élèves, parents et
administration, monde extérieur ; et à condition de leur procurer des
moyens précis de s’engager dans l’expérimentation avec leurs classes,
ainsi que des bases théoriques et des vues personnelles.
C’est une entreprise aussi bien concrète que philosophique, orientée
vers le dégagement des libertés dans les élèves ou les étudiants autant
que dans les enseignants eux-mêmes.
Rogers reprend et développe, par
conséquent, ses thèses sur l’apprentissage signifiant pour l’individu,
dans l’initiative, suivant la profondeur progressive et par
l’autoévaluation croissante. C’est à un enseignement expérientiel qu’il
convie, avec la médiation de procédés concrets et pratiques autres que
le seul exposé (trop fréquemment utilisé) ou la notation. Mais Rogers,
cette fois, prend la précaution de souligner ce qui était jusque-là
implicite dans sa démarche ; il ne présente pas de nouveaux modèles
contraignants, propres à être répétés identiquement, mais des
exemples démontrant la possibilité d’inventer d’autres
choses que le mode traditionnel (et présentement obsessionnel)
d’instruire. Décrivant une expérience tentée par une institutrice, il
renchérit sur son alerte : « Bien entendu, l’expérience menée par Melle Shiel
ne représente d’aucune manière le modèle que d’autres devraient imiter.
En effet, l’une des choses les plus importantes dans l’expérience ici
rapportée est le fait que l’auteur n’a pris le risque de donner la
liberté à ses élèves que dans la mesure où elle pouvait s’y hasarder,
et qu’autant qu’elle se sentait raisonnablement à son aise en le
faisant ».
On retiendra le critère : être et demeurer raisonnablement à l’aise.
Rogers présente en deuxième lieu la
méthode d’un professeur de College, le Dr Faw, qui donne une
liberté dans certaines limites (within limits) à ses étudiants.
Et il fait à ce propos deux remarques : tout d’abord, il se dit
« émerveillé de voir de combien de manières différentes certains
enseignants parviennent à donner une certaine liberté à leurs élèves » ;
en second lieu, à défaut de prendre l’exemple de A.S. Neil à Summerhill
qu’il apprécie, il a choisi la méthode du Docteur Faw, « notamment parce
que ce dernier lui paraît être à la fois un homme prudent dans ses
hardiesses et un novateur plein de modération. Son exemple démontre
qu’il n’est vraiment pas nécessaire d’être un révolté incendiaire pour
entreprendre une approche nouvelle des problèmes pédagogiques, pourtant
bien éloignées des principes traditionnels ».
Prudence et hardiesse, novation et
modération ou aise, exemples multiples mais étendus sur toute une gamme,
par ces contrastes et ces paradoxes réfléchis, Rogers entend signifier
qu’il ne fournit pas des modèles à reproduire obsessionnellement et
impulsivement, mais des exemples à partir desquels découvrir, pour soi,
des modalités de pédagogie personnalisée favorisant la personnalisation
des enseignés. Il s’est aperçu que certaines de ses formulations
antérieures, au lieu de libérer des inspirations éducatrices, avaient
produit des modes d’imitation forcée et, par suite, contradictoires à
son projet essentiel. Il avait déjà vu combien la « non-directivité » au
lieu d’être respectée dans sa démarche de liberté et de créativité,
s’était réduite, trop souvent, par le fait de zélateurs ou la mauvaise
interprétation de contradicteurs, à une sur-modélisation du
silence, de la distance, de la rigidité, de la froideur, et de
l’autocensure (et du surcontrôle sur les élèves, par contrecoup) chez le
professeur ou l’éducateur. Les exemples de ses démarches antérieures,
tels qu’il les avait décrits comme exemples et questionnement, étaient
devenus malgré lui des modèles entraînant dépendance et imitation : en
sorte que la non-directivité, au lieu de rester dialectique, en tant
qu’alerte pour réduire l’intervention du responsable (enseignant ou
thérapeute) à des minima utiles, s’était dogmatisée en modèle absolu et
univoque de silence et de rigidité emprunté à l’image (plus ou moins
fantasmée) de la cure psychanalytique. La non-directivité ne saurait
signifier pour l’enseignant (ou le thérapeute) masque de ses propres
valeurs et castration de ses pensées sur les hommes et les situations,
mais délimitation transactionnelle : pour mieux être aux autres comme à
soi, dans la relation pédagogique ou institutionnelle. Et de la sorte,
non-directivité en mesure rogérienne renvoie immédiatement à
non-modélisation, c’est-à-dire, non pas une destruction chimérique
des modèles, mais une délimitation des modèles à leur valeur incitatrice
de modalités multiples, assouplissant les possibilités et les choix.
Sur cette non-modélisation, Rogers
s’exprime avec force dans Liberté pour apprendre ?, une
troisième fois, à propos de sa propre expérimentation pédagogique :
« Tout véritable enseignant possède une manière bien à lui d’aider ses
élèves à apprendre. Il y a sûrement plus d’une voie qui mène à ce
résultat. Mais malheureusement on n’a guère publié de comptes rendus
sur la manière de travailler d’un enseignant donné. Je crois que les
professeurs qui débutent pourraient tirer profit de ces rapports ».
Et plus fortement, à nouveau : « Il serait regrettable que quelqu’un
s’efforce de donner son cours exactement comme moi ».
L’enseignement autodirectionnel
Ces alertes bien rythmées, Rogers
attire l’attention sur diverses caractéristiques. Tout d’abord, proposer
un contrat de liberté ne peut être entendu comme s’imposer à soi non
plus qu’offrir une formule unique, en tout ou rien. Ainsi, Melle Shiel,
tentant une expérience de liberté dans une classe, constate qu’un
certain nombre d’enfants se sentent « frustrés et mal à l’aise devant
l’absence de direction par la maîtresse ».
La discipline aussi reste complexe avec des enfants-problèmes dont il ne
faut pas « attendre trop et trop tôt ».
Pour ajuster la non-directivité, ou plutôt pour assurer un enseignement
centré sur l’élève, elle établit une intervention sur un mode
pluraliste : « J’ai alors divisé la classe en deux groupes. La plupart
font partie du groupe non dirigé. Les quelques autres sont dirigés par
moi : ce sont des enfants qui ont demandé à en revenir à l’ancienne
méthode et ceux qui, pour diverses raisons, se sont montrés incapables
de fonctionner dans la situation d’autodétermination ».
Remarquons au passage que, dans
tout son livre, Rogers ne cite qu’une seule fois le terme « non
directif », et encore par la voie d’une citation de Melle Shiel
déclarant : « Pour décrire notre régime, j’emploierais plutôt le terme
d’“autodé-
terminé” (self-directed) que celui de “non directif” (non
directionel). La méthode est dirigée en ce sens que nous devons
travailler dans le cadre d’un programme et d’un horaire. Elle est
autodéterminée en ceci que chaque enfant est responsable de son propre
plan de travail au sein de cette structure. Pour le moment il n’y a que
quatre enfants qui ne sont pas intégrés dans le système. J’essaie de
leur ménager chaque jour un certain laps de temps où ils ont l’occasion
d’assumer certaines responsabilités et de prendre certaines décisions.
Il s’agit d’enfants qui ont besoin d’une aide supplémentaire importante,
qui manquent de sécurité et se sentent frustrés si je ne les guide pas ».
Rogers note que, dans cet exemple,
l’enseignante garde du réalisme et de la souplesse dans sa démarche, et
qu’elle « se fie à son jugement pour savoir ce qu’il convient de
tenter et quand il faut battre en retraite. Elle n’essaie pas
d’appliquer le plan conçu par un autre ».
Il en est de même pour l’exemple du professeur Volney Faw, proposant une
méthode plastique, facile à adapter. Cette « méthode ne menace
personne » ;
ni l’enseignant qui continue à instruire, ni l’étudiant qui a un choix
d’initiatives cadrées dans un ensemble pourtant traditionnel. Rogers se
rend compte qu’il ne sert à rien, par des radicalismes, de faire
monter les angoisses et les défenses individuelles ou institutionnelles.
Réfléchissant sur sa façon de
faciliter un cours (en 1969), Rogers observe alors : « Je constate qu’il
est très facile de donner la liberté à un groupe ». Il rappelle qu’il a
découvert, depuis quarante ans, que c’était avantageux, mais que ceci
peut constituer pour d’autres éducateurs un risque et un danger, en
sorte qu’il est légitime de ne donner que le degré de liberté qu’on est
capable d’offrir « en toute sincérité et sans (se) sentir mal à l’aise ».
Et il ajoute la précision capitale : « En fait, il y a dix ou quinze
ans, j’aurais probablement donné encore davantage de liberté au groupe :
je leur aurais donné l’occasion (et le devoir) de construire tout le
cours. J’ai constaté que ceci éveille une grande dose d’anxiété et
beaucoup de frustration, de colère contre moi (“Nous sommes venus pour
que vous nous appreniez quelque chose”, etc.). Je ne suis pas
certain que ces ressentiments soient nécessaires. Dès lors, soit lâcheté
de ma part, soit sagesse, j’en suis venu à formuler assez de limites et
d’exigences (“requirements”) — ce qui peut être perçu
comme une structure — pour que les étudiants puissent, sans malaise,
commencer à travailler. Ce n’est qu’au fur et à mesure que le cours
avance qu’ils saisissent que chaque “exigence” prise à part et toutes
ensemble ne sont que d’autres manières de dire : “Faites exactement de
ce cours ce que vous voulez en faire et dites et écrivez exactement ce
que vous pensez et sentez”. Mais la liberté paraît moins pénible et
moins anxiogène lorsqu’elle est présentée en des termes classiques comme
une série d’“exigences” ».
Ce texte fondamental rappelle, par
conséquent, que la liberté n’est recevable que si elle n’est pas une
source excessive d’incertitude et donc d’angoisse. Mais les
délimitations qui maîtrisent celles-ci, sous forme d’exigences (requirements),
doivent être conçues de façon à permettre leur dépassement progressif,
par leur intériorisation au cœur de l’apprentissage. Par exemple,
Rogers demande, comme requirement, à chaque étudiant de donner
un compte rendu simple mais honnête des lectures qu’il a faites dans des
livres indiqués ou non sur la liste bibliographique remise par lui,
mais avec une appréciation du niveau de profondeur des lectures. Cette
exigence est évidemment intériorisable. « La seconde exigence est que
vous rédigiez une note, aussi brève ou aussi longue que vous le désirez,
au sujet des valeurs personnelles les plus importantes pour vous. Vous
indiquerez comment ces valeurs ont changé — ou n’ont pas changé — en
fonction du cours. Une troisième exigence est que vous me fassiez
parvenir votre propre évaluation de votre travail ainsi que la note que
vous estimez mériter ».
Rogers demande que lui soient communiqués les critères de jugement sur
le travail accompli, et annonce qu’en cas de différence dans
l’estimation de l’étudiant sur lui-même et son estimation à lui, il y
aura échange afin de se mettre d’accord sur ce qu’ils pourraient signer
en conscience. Il demande enfin une réaction personnelle et
confidentielle sur le cours, à n’ouvrir éventuellement qu’après la
notation. Ces exigences d’auto-appréciation sont des appuis pour le
dégagement en chacun d’une liberté : elles ont pour objet de canaliser
l’angoisse, par une confiance signifiée opératoirement et soutenue. Ces
exigences se révélèrent efficaces et utiles, à l’expérience.
Elles apportent leur correctif
dialectique à des formulations qui pouvaient apparaître dissolvantes,
« incertaines, effrayantes »
dans une non-directivité imaginée sous sa forme excessive, car celle-ci
paraîtrait faire fi de l’angoisse et de la progressivité utiles pour
une approche de la liberté en apprentissage.
Et Rogers rappelle l’importance de
la relation interpersonnelle entre l’enseignant et chacun des enseignés
pour favoriser un apprentissage où chaque personne est concernée et
prend en profondeur la responsabilité de sa formation : le professeur
peut « utiliser avec grand profit » ses « capacités didactiques », sa « compé-
tence scientifique », la façon « dont il répartit la matière du cours »,
les « moyens audiovisuels », l’« enseignement programmé », ses exposés
et « leçons » qu’il fait, l’« abondance des ouvrages dont il se sert »,
mais l’essentiel réside dans certaines qualités d’attitude.
Celles-ci (congruence, considération-confiante, compréhension
empathique) peuvent se développer dans le cadre du counseling ou
de la thérapie, mais plus complètement dans celui des groupes de
rencontres qui deviennent dès lors des moyens privilégiés pour la
formation et le perfectionnement des enseignants, ainsi que pour la
transformation des institutions scolaires et universitaires.
L’intervention institutionnelle en pédagogie
Le groupe de rencontre permit à
Rogers de faire le joint entre l’expérience acquise dans des relations
interpersonnelles et la mise au point d’une stratégie, d’un « plan »
d’évolution nécessaire et naturelle des structures sociales, et
particulièrement des institutions scolaires.
Le « plan » revenait à réunir dans
des groupes de rencontre d’une semaine environ (avant la rentrée
scolaire) tout d’abord des administrateurs scolaires, mis ainsi en
mesure de mieux affronter les tensions émotionnelles consécutives à des
changements (de relation et de rapport) avec leurs subordonnés, leur
entourage, ou leurs supérieurs. Puis il proposait, au cours de petites
vacances, de réunir des groupes d’enseignants volontaires,
ultérieurement une classe ou un cours entier, professeurs et élèves
réunis, enfin des groupes mixtes, administrateurs, enseignants élèves ou
étudiants et parents. Pour que l’action se poursuive et s’étende, des
« facilitateurs » de nouveaux groupes de rencontres étaient choisis
parmi les premiers participants, et recevaient une formation accélérée
(en trois semaines, au cours de vacances) en vue de relayer les
animateurs initiaux qui ne gardaient qu’un rôle de consultants des
nouveaux facilitateurs. Le plan devait être ramassé dans le temps, en
sorte que neuf séminaires (de un à dix groupes de rencontre),
rassemblant des centaines de personnes, touchent « une partie
suffisante du corps administratif, du corps professoral et de la
communauté des étudiants pour que les effets n’en soient pas perdus ».
Rogers mettait beaucoup de soin au choix des « facilitateurs » retenus
suivant leur comportement peu défensif et sincère. Il entendait diriger
avec cohérence le séminaire de leur formation, ayant un souci de
définir le groupe de rencontre sur un exemple de simplicité : au cours
de ce séminaire, les facilitateurs en formation auraient à animer des
groupes de rencontre proposés à des personnes de leur entourage, afin
de réfléchir ensuite sur un essai vécu des fonctions de facilitation.
Rogers prenait mesure des risques calculés qui pourraient se présenter
au cours de toutes les phases de son plan. Il entendait contrôler les
effets produits par le recours à une évaluation renouvelée mais aussi
grâce à une recherche complémentaire conduite simul-
tanément par des personnalités extérieures à son équipe.
Le projet, après deux ans
d’attente, fut enfin appliqué à partir de l’été 1967 dans un groupe
institutionnel comportant une faculté (College) de pédagogie,
plusieurs établissements secondaires et un grand nombre d’écoles
primaires. Ce groupe, dans la région de Los Angeles, était animé par un
ordre religieux féminin.
Des crédits provenant de diverses fondations purent être réunis,
permettant un début de recherche, et surtout la rémunération d’une
équipe d’animateurs-facilitateurs, « qui devint par la suite le Centre
d’études de la personne ».
Le plan avait, ainsi, sa première conséquence institutionnelle.
En quatre-vingt-dix jours (dans le
dernier trimestre de 1967), après quelques modifications apportées au
plan initial par un comité mixte de responsables appartenant aux deux
institutions, toutes les premières phases furent réalisées :
quarante-cinq administrateurs et professeurs du College,
volontaires, répartis en quatre groupes, firent successivement deux
expériences de groupes de rencontre. Ensuite trente-six personnes,
volontaires également, professeurs ou administrateurs de trois
établissements secondaires, participèrent à deux week-ends de groupe de
rencontre. Puis quarante élèves déléguées des trois établissements de
second cycle, en trois groupes, firent un groupe de rencontre pendant un
week-end ; et un mois plus tard, elles furent réunies avec les
professeurs volontaires, toujours en week-end, en groupes mixtes, après
le dénouement des résistances. En quatrième lieu, cent quatre-vingts
personnes — enseignantes, personnel administratif et directrices de
vingt-deux écoles primaires — furent réunies en groupes de rencontres,
au cours de deux week-ends, à un mois d’intervalle. Enfin des réunions,
rassemblant des professeurs du College avec certains membres du
Centre pour les études de la personne, permirent d’étudier le
renouvellement de l’enseignement d’une part, et le programme des groupes
de rencontre d’autre part : et une assemblée des étudiants du College
fut tenue avec la participation de professeurs et des facilitateurs.
Par-delà les analyses, les
critiques et certains « désarrois » (surtout, au début, chez les
administrateurs), des réactions positives et des changements
constructifs (autodéterminés) dans les relations et les méthodes
d’enseignement furent constatés, de façon croissante. A partir du
printemps de 1968, la communauté de la faculté de pédagogie (College)
se révéla divisée (bipolarisation), et le recours aux animateurs du
Centre d’études de la personne diminua, cependant que de nouvelles
procédures étaient utilisées pour la prise de décision et les relations.
Les chercheurs associés au projet constataient de nombreux changements
chez les individus qui avaient participé aux groupes de rencontre,
étudiants ou professeurs. Les communications étaient transformées ainsi
que les structures, au College aussi bien que dans les
établissements primaires ou secondaires : la « participation » se
développait, malgré la « bi-
polarisation » dont l’effet, surtout chez les administrateurs, se révéla
plus fort que prévu. « Nous n’avons essuyé qu’un seul échec important,
notait en 1970 Rogers : nous n’avons pas poursuivi la recherche
expérimentale jusqu’au terme initialement prévu ».
Et ce changement touchait des personnes devenues plus fortes pour vivre
dans des institutions sans s’y laisser réduire.
Le Centre d’études de la personne (The Center for Studies of the
Person)
Le plan pour une révolution
éducationnelle conduisit, comme on le voit, à la création du Centre
d’études de la personne, en fin d’année 1967. Une brochure définit dès
le départ les buts de ce centre qui groupa assez vite à la Jolla une
cinquantaine de membres (dont trente-quatre docteurs d’université, et
huit candidats au doctorat). Ces buts étaient :
— explorer (exploring) les richesses de la
personne ;
— aider (helping) les individus à découvrir
et à faire plus pleinement l’expérience de leur vie ;
— approfondir (deepening) les relations
interpersonnelles ;
— découvrir (discovering) ce que signifie
pour les gens être plus personnel, humain et communicatif dans leurs
organisations et leurs sociétés.
Dans ces perspectives, différents
projets d’activité furent mis en chantier :
— un projet d’innovation éducationnelle, pour un
changement autodirigé (avec Carl Rogers et Doug Land) ;
— un programme relatif à l’abus de la drogue chez
les adolescents ;
— un programme « La Jolla » (une rencontre de trois
semaines d’été pour des éducateurs, des psychologues, des conseillers
et des membres du clergé) ;
— un service d’organisation de conférences et
colloques ;
— un centre de recherche informatique (design)
au service des étudiants ;
— un projet pour les institutions communautaires ;
— un service d’organisation de séminaires de
formation ;
— un plan de rencontres interraciales ;
— un institut pour l’éducation vis-à-vis de la
drogue ;
— un projet de « psycréation « (production de jeux,
d’audiovisuel, pour les besoins des formateurs, des entreprises, etc.) ;
— un projet de développement universitaire
(innovations pour des formes expérimentales de cours dans les sciences
humaines) ;
— un projet d’entraînement à l’entrée au travail
(pour des gens sans formation professionnelle) ;
— un service de conférenciers et de matériel
d’enseignement ;
— un projet de thérapie et conseil pour
adolescents, adultes et couples.
Mais ce centre n’était pas comme
les autres et les projets d’activité ne peuvent masquer l’originalité de
sa contexture affective et administrative.
Voici comment Rogers décrit la
perception qu’il a de celle-ci : « C’est une organisation (ou une
non-organisation comme c’est peut-être le cas) en continuel changement.
Initialement, nombre de nos politiques étaient adoptées en dehors de
nécessités financières extrêmes aussi bien qu’elles pouvaient se
différencier avec antipathie des organisations structurées.
Graduellement, nous en sommes venus à réaliser que nous étions peut-être
en train de construire une non-organisation dans laquelle la personne de
demain pourrait être heureuse ».
Et Rogers se met à énoncer un
certain nombre de principes (features) inhabituels : « Si vous
désirez nous rejoindre, vous ne pouvez solliciter un emploi, parce qu’il
n’y a pas d’emplois au sens ordinaire. Vous aurez à trouver un moyen
d’être intégré à quelqu’une des activités que les membres du centre
conduisent. Si vous deveniez significativement impliqué sur une période
de temps importante et que vous désiriez vous joindre à nous, alors le
groupe pourrait voter pour savoir si oui ou non les membres désirent
vous avoir comme associé. Si vous êtes pris comme membre, vous vous
obligeriez vous-même à quelque participation modeste aux fonctions
communes du centre. Vous sauriez également que vous devez être
responsable de trouver votre propre support. Celui-ci pourrait être
trouvé dans la conduite d’une recherche ou bien dans celle de projets
d’éducation (grant) ou de groupe, acceptant un emploi
d’enseignant ou de conseiller, écrivant ou gagnant (earning) des
royalties, faisant des films ou dans quelque modalité qui ait un sens
pour vous. Vous saurez que, si vous perdiez votre source de revenu (support),
le groupe se sentirait concerné en définitive et essaierait de vous
suggérer d’autres tâches, mais ne vous garantirait pas votre revenu à
venir (further). Vous aurez à tabler sur vous comme vous le
désirez. Notre directeur, tout à fait correctement, s’appelle lui-même
le « non-directeur », il n’a aucune autorité sur personne (mais il
apprécie le titre parce que cela lui permet de parler au nom du centre
pour les gens extérieurs, et de développer des opportunités variées
pour les membres du centre). Pour chacun de nous vous serez simplement
un « membre », mais pour vos relations avec le monde extérieur vous
pourrez choisir n’importe quel titre (excepté directeur) qui vous
aiderait le plus dans votre travail. (J’ai choisi « collègue résident »,
resident fellow.) Si vous désirez démarrer un nouveau projet, il
ne serait pas nécessaire d’obtenir l’approbation du groupe (à moins
qu’il n’y ait un risque d’interférence avec notre statut d’activités
sans profit) ».
Malgré l’aspect étrange de ces
considérations, le centre fait l’objet de nombreuses demandes
d’admission, en raison de l’esprit communautaire qui relie ses membres.
« En aucune façon nous n’avons à être ensemble. En conséquence, nous
pouvons plus librement partager nos espoirs et nos frustrations, nos
sentiments de friction interpersonnels, nos déceptions et notre fierté à
l’égard du groupe ».
Et Rogers relève la gaieté et le
caractère stimulant des réunions hebdomadaires de staff. Une somme
raisonnable mais minimum d’affaires y sont traitées. « Nous avons une
organisation qui est une famille (a psychological home) que tous
chérissent, mais duquel nous nous éparpillons pour accomplir une
myriade de choses hautement diverses. Le seul élément qui peut-être lie
nos activités est que presque tous les membres ont comme part de leur
objectif l’enrichissement et l’étayage de la vie des personnes et
l’effort pour comprendre davantage ce qui constitue un tel
enrichissement et accomplissement. »
Ce n’est pas une utopie pour une
nouvelle abbaye de Thélème. Mais c’est une « non-organisation »
effective qui renouvelle sur le plan institutionnel l’orientation non
directive : par elle est testé un système d’association souple et
légère, non empâtée dans des préoccupations de continuité ou d’argent,
et permettant à des individus de se soutenir efficacement dans leur
autonomisation radicale, au lieu de se réduire et de se censurer comme
il est trop habituel. Préfiguration de formes sociétales nouvelles pour
une civilisation à venir ? Ou mode de ce « Temps des tribus » dans
lequel nous serions entrés, selon le sociologue Maffesoli ?
Une activité renouvelée, soutenue et toujours contestée
On conçoit que Rogers, émancipé des
lourdeurs bureaucratiques de l’université et même de celles des comités
et associations traditionnels, respire et se ressente en pleine
créativité, accomplissant enfin les rêves réalistes de sa jeunesse.
Son emploi du temps est
significatif. D’octobre 1968 à septembre 1969, le compte des activités
de Carl Rogers permet de relever sept séminaires importants : pour des
présidents ; le staff d’un centre de consultation universitaire ; un
groupe de soixante-dix enseignants, éducateurs et étudiants, de
l’université de Columbia (après une crise), des enseignants, des
animateurs de groupes d’une assemblée de travailleurs pour la santé
mentale (quatre cents personnes).
Il accomplit un enseignement dans
une université sur les valeurs et la condition humaine, et un autre sur
le commandement et le comportement humain, il assure la supervision de
quatre thèses de doctorat ; il participe au jury d’oral de deux
personnes ainsi qu’à la sélection de futurs « thésards ». Il démarre
enfin son projet d’innovation éducationnel. Et il conduit trois
programmes de formation pour des « facilitateurs » de groupe de
rencontre, à la Jolla et dans diverses universités.
Il prononce d’autre part de
nombreuses conférences (une douzaine) avec des auditoires de plusieurs
centaines ou de milliers d’auditeurs. Il participe à six dialogues de
groupe (directement ou par téléphone). Il coopère avec Coulson à
l’édition d’ouvrages sur la personne et produit des enregistrements
d’interviews sur les techniques de groupe. Il fait l’objet de sept
interviews, à la télévision ou directement. Il écrit de nombreux
articles. Il publie enfin, en début 1969, Freedom to learn,
traduit en 1972 sous le titre Liberté pour apprendre ?, où sont
rassemblés toutes ses entreprises en pédagogie depuis 1966.
Malgré ces activités créatrices, il
ne faudrait pas imaginer que la tâche soit encore facile pour Rogers.
En Californie, il doit toujours se battre contre le scepticisme de ses
compatriotes, et contre l’inertie ou le goût de la complication qu’il
rencontre même chez les plus créateurs. Edgard Morin put s’en rendre
compte, en janvier-février 1970 : « C’est un con ! Il est dépassé ! A
chaque tentative pour rencontrer Rogers, je me heurte à ce dédain, et je
n’insiste pas trop. Finalement la présence de la piquante Escoffier-Lambiotte
me stimule, et je me persuade qu’il faut absolument qu’elle le
rencontre, afin de moi, le rencontrer. On m’avise avant le rendez-vous,
qu’il y a eu scission dans son Centre d’études de la personne et qu’il
reste presque seul. Villa harmonieuse, sur la très haute colline, un
homme avec un beau masque, mais amer, incapable de s’arracher à une idée
fixe. Oui, mais : cette idée fixe, c’est la grande idée qu’il a
apportée ; cette idée est simpliste, enfantine, sommaire, mais comme
toute grande vérité, isolée et hypostasiée. Ce n’est pas encore le
nouvel Emile, mais c’est le nécessaire anti-Emile : “Learning in
great. Teaching is ridiculous”. (Lire Freedom to learn,
Merril, 1969) ».
En fait, en dépit des dédains et
des rumeurs, ou malgré la distance et le silence de beaucoup
d’Américains des Etats-Unis (un long rapport sur l’utilisation du groupe
dans les institutions scolaires et universitaires, rédigé pour l’Unesco
par un professeur de Stanford, en 1972, ne fait aucune mention de lui),
Rogers voit se développer l’activité du Centre d’études sur la
personne. Il peut tranquillement se réjouir de l’ambiance de jeunesse
qui l’environne. Il lui est possible d’écrire en février 1973 : « Le
Centre d’études de la personne continue à prospérer (flourish).
Il me donne un splendide groupe de gens plus jeunes avec lesquels je
puis interagir (interact) personnellement et professionnellement
et je l’aime ».
Assuré de cette entreprise, Rogers
coopère à des interventions dans de multiples institutions sociales,
notamment celles du « mariage » (animé par tant de renouvellements et
d’incertitudes), mais également celles des milieux hospitaliers. Il s’engage
(working for) pour les élections présidentielles, en faveur de
Mac Govern.
Il soutient l’action d’un centre pour la communication interculturelle (Center
for Cross-Cultural Communication) qui étend ses entreprises sur les
deux Amériques mais aussi en Europe et en Asie : ce centre devait lui
fournir l’occasion de plusieurs séminaires en Allemagne, en France, en
Hollande et en Suisse, pour l’automne 1974.
Si sa santé se maintient, celle de
sa femme a été éprouvée par des crises d’arthritisme, l’immobilisant
complètement. Une opération avant l’été a redonné à Helen ses
possibilités de mouvement après une alerte difficile. « Helen a fait
beaucoup de progrès (much improved). Elle nage chaque jour ! »
Et Carl Rogers regarde son époque,
s’intéressant aux courants nouveaux. Quelques livres récents, qui « ne
sont pas nécessairement de grands livres », lui paraissent signifiants
et ont eu un réel impact sur lui : Bodies in Revolt (Corps en
révolte), de Thomas Hanna, paru en 1970 ; The Teaching of Dom Juan
(Les enseignements de Dom Juan) et The Natural Depth in Man (La
profondeur naturelle de l’homme).
Il avait été intéressé, auparavant par The Greaning of America,
de Chas Reich, paru en 1970 ; par The Making of a Counter Culture
(La fabrication d’une contre-culture), de Téo Roszat, paru en 1969 ; et
par The Pursuit of Loneliness : American Culture at the Breaking
Point (La poursuite de l’isolement : la culture américaine au point
de rupture), de Philip Glater, paru en 1970.
Sa pensée et son œuvre se
poursuivent.
Chapitre X
L’ouverture institutionnelle
Comme on vient de le voir, les
rencontres avec de multiples groupes sociaux, et sur des domaines
d’activité multiples, échappant à l’université et à ses contraintes,
encouragèrent en Carl Rogers une prise de liberté par rapport à ses
réserves ou à ses rigidités personnelles.
Ses implications dans des groupes de
rencontre, amorcées dès 1958 grâce à l’insistance de ses anciens
assistants Gordon et Farson (auquel il dut, rappelons-le, son installation
en Californie) l’avaient touché en profondeur, comme le raconte sa fille
Nathalie : « J’ai vu un formidable (tremendous) changement en
lui ». Auparavant, « il pouvait aider d’autres gens à s’ouvrir par rapport
à eux-mêmes mais il ne disait rien sur lui-même. Les expériences de groupe
qu’il a eues l’ont changé dans sa manière d’être, devenue beaucoup plus
révélatrice de lui-même (self-revealing), beaucoup plus ouverte sur
ses besoins (needs) et se montrant affectueux ou démonstratif… Je
ne pense pas qu’il lui serait arrivé de se lever et de se mouvoir
physiquement vers quelqu’un, et de façon très proche, avant qu’il eût été
dans des groupes de rencontre, connaissant que ce serait solide (matter)
et ressenti comme bon aussi bien pour lui que pour l’autre personne ».
La présence des époux Rogers en
Californie avait effectivement accru le nombre et la qualité des
implications de Carl dans des séminaires et des groupes de rencontre de
1964 à 1968, comme on l’avait vu également en France en 1966 (même si sa
démarche avait paru réservée ou distante à certains). Il rencontrerait
alors aussi bien des psychologues que des chefs d’entreprise, des
administrateurs d’université, des travailleurs sociaux et des infirmiers,
mais aussi des groupes interraciaux de prévention sanitaire, des couples,
des adolescents, des professeurs et des élèves, ainsi que nombreuses
autres personnes.
Premières rencontres institutionnelles
Dans les années soixante-dix, un
nouveau pas fut franchi : et ce serait en 1971, d’abord avec son fils,
David. Celui-ci après avoir exercé comme doyen et directeur dans le cadre
de l’université et de l’hôpital John Hopkins,
était devenu président de la fondation Robert Wood Johnson, la seconde
grande fondation privée, aux Etats-Unis, pour le soutien (sponsoring)
de la recherche médicale. Il fut proposé à Carl et David, par Orienne
Strode, membre du Centre pour l’étude de la personne (csp),
de l’aider à mettre en œuvre un projet portant sur les dimensions humaines
dans la formation médicale. Il s’agissait, par des groupes de rencontre,
d’aider des formateurs de médecins à devenir plus conscients de leurs
propres mouvements et retentissements intérieurs (feelings), mais
aussi de ceux de leurs étudiants et des patients.
L’expérience extensive qui s’ensuivit
donna à Carl l’occasion de rédiger les termes d’une étude sur les groupes
de rencontre dans les champs aussi bien professionnels que populaires. Il
publia, chez Harper et Row, en 1970, Carl Rogers on Encounter Groups,
qui eut un succès foudroyant (« An impressive quarter million copies »).
Cet ouvrage fut publié en français, en 1973, par Daniel Le Bon qui m’avait
demandé d’en assurer la préface.
L’Irlande du Nord
Cependant l’évolution des intérêts et
des engagements de Carl Rogers allait prendre un nouvel élan. Jusque-là,
en effet, il n’avait jamais pensé que sa démarche pouvait avoir quelque
particulière signification politique. Sans doute, il s’était
personnellement exprimé, antérieurement, en politique, mais comme
citoyen, notamment contre la guerre au Viêt-nam (et il nous avait confié
ses sentiments sans ambiguïté à ce sujet, en 1966, à Paris, alors même
que des assistants du colloque l’incriminaient à propos de cette guerre,
comme américain).
Mais il y aurait plus cette fois : en
1972, il fut invité, par les soins de Bill Mac Gaw, à coanimer avec un
prêtre catholique, Pat Rice, un difficile dialogue de seize heures, sous
caméras, en vue de réaliser un film documentaire sur les échanges
possibles quoique véhéments au sein d’un groupe constitué de huit
Irlandais de Belfast et d’un Anglais : soient cinq protestants et quatre
catholiques. Le tournage eut lieu à Pittsburgh, dans les studios de
wqed.
Carl Rogers consacra quelques pages à
cet événement, dans son ouvrage On personal Power qui fut traduit
en 1979 sous le titre Un manifeste personnaliste : « Pendant nos
séances, les haines, les soupçons, les méfiances des deux groupes en
opposition étaient tout à fait manifestes ; présents parfois sous une
forme déguisée, ces sentiments s’exprimaient peu à peu de façon plus
ouverte. Les individus ne parlaient pas seulement en leur propre nom, ils
se faisaient les interprètes des rancœurs et idées préconçues accumulées
depuis des générations. Il y a eu seize heures d’échanges en groupes,
pourtant, au cours de cette période incroyablement courte, ces haines
vieilles de plusieurs siècles ne se sont pas seulement atténuées, dans
certains cas elles se sont même profondément transformées. C’est la
preuve que des attitudes de facilitation peuvent créer une atmosphère
grâce à laquelle peut se produire une expression ouverte. L’expression
ouverte, dans ce genre de climat, mène à la communication. Une meilleure
communication mène très souvent à la compréhension, et la compréhension
balaie beaucoup des anciennes barrières ».
Sa biographe Howard Kirschenbaum
commente pour sa part cet événement modeste mais significatif : « Quoique
le degré de sincérité émotionnelle et d’intimité (closeness) ne fût
pas aussi grand qu’il apparaît habituellement dans les groupes de
rencontre, une réelle communication et une compréhension améliorée (improved)
prirent place finalement. En fait les participants apprécièrent si
fortement leur expérience, qu’au risque de leurs propres vies, ils
travaillèrent en équipe, revenus en Angleterre et en Irlande, pour montrer
le film dans des salles de cinéma et conduisirent des discussions avec
les assistants ».
Et Rogers se demanda ce qui serait arrivé, si au lieu d’un seul groupe, il
y en avait eu progressivement des dizaines, puis des milliers, en
économie sur les coûts militaires. Précurseur !
J’ai personnellement vu le film de ce
dialogue dur projeté à l’Unesco, avec Charles Devonshire qui l’avait
apporté. C’est un document pathétique, témoignant de la violence des
haines politico-religieuses et de leur difficile expression : mais il
rendait sensible l’importance cathartique de leur déroulement accompagné
et soutenu par une médiation empathique et confiante, respectueuse des
dignités réciproques. Le film reste visible.
Il importe de noter que dès cette
époque, Charles Devonshire, « Chuck », allait développer un Centre de
rencontre interculturel (Center for Cross-Cultural Communication),
depuis San Francisco, en liaison intime avec Rogers et l’équipe de la
Jolla. Il travaillera bientôt intensément en Europe : en France où il
aidera certains d’entre nous à mettre sur pied et à conduire des
séminaires approfondis ; en Angleterre, en Italie, en Espagne, mais aussi
dans les Pays de l’Est où il entraîne Carl, comme on le reverra. Avec son
appui, il édifie, basé à Lugano, un Institut international pour
l’approche centré sur la personne, le Person-centered Approach
Institute International (pcaii).
Politique enfin !
Le déclic final est dû à Alan Nelson,
interpellant en 1973 Rogers à propos de « la politique (The Politics)
de l’approche centrée sur le client ». Comme le note sa biographe,
« Rogers répondit qu’il n’y avait aucune politique de l’approche,
signifiant qu’aucun programme (agenda) politique, partisan,
libéral ou conservateur, n’y était impliqué. Nelson éclata de rire à cette
réponse, arguant que la philosophie centrée sur le client était
révolutionnaire en ce qu’elle mettait les traditionnelles relations de
pouvoir sens dessus dessous, cherchant à donner aux clients et aux
étudiants un pouvoir et un contrôle sans précédent sur leurs vies, que ce
soit en thérapie ou en modalités éducationnelles. N’était-ce pas politique
cela ? Ceci fit déclic (clicked) pour Rogers ».
Carl put en ces conditions se
rappeler, en cette année 1973, alors qu’il avait reçu la haute distinction
professionnelle (Distinguished Professionnal Contribution Award) de
l’importante Association américaine de psychologie (apa),
ce qu’il avait fait, dans ses débuts, pour bousculer les politiques des
milieux universitaires et médicaux, ouvrant à lui-même et à de nombreux
psychologues le droit de pratiquer des thérapies malgré la résistance des
psychiatres : en donnant un statut scientifique au counseling. Et,
faisant allusion aux oppositions incessantes et aux ambivalences qu’il dut
affronter, sur presque un demi-siècle d’activité professionnelle, non
« politiquement correcte » au gré des conformistes, il put dire alors avec
humour : « D’après ce qu’on m’en a rapporté, je serais faible d’esprit,
non scientifique, fanatique, trop facile pour les étudiants, bourré
d’enthousiasmes étranges et déroutant à propos de choses éphémères, comme
le moi, les attitudes des thérapeutes ou les groupes de rencontre. J’ai
jeté le discrédit sur les mystères universitaires les plus sacrés : les
cours magistraux et tout le système d’évaluation, depuis les grades les
plus élémentaires jusqu’au sommet convoité du doctorat ».
Il était donc déjà entré dans les
luttes publiques, alors que d’importants mouvements politiques et sociaux
s’étaient dans le même temps développés, pour les droits civiques, la
Paix, les étudiants et les femmes. Et il était patent que « tous s’étaient
mis à parler d’un commun langage de la reprise du pouvoir (empowerment)
par les individus. Ils rejetaient la conception d’un contrôle venant du
haut, des limitations artificielles à propos de la capacité des Noirs,
des Vietnamiens, des étudiants et des femmes à accomplir leur plein
potentiel. Ils cherchaient à rendre “le pouvoir au peuple”, à rendre les
gens capables de prendre les décisions qui affecteraient leurs vies ».
Rogers put réaliser « que l’œuvre de
sa vie apportait un fondement psychologique à ces mouvements politiques
et que ces mouvements suggéraient une dimension politique à son travail
qu’il n’avait pas reconnue ».
Il put ajouter à sa réflexion la connaissance des idées de Paulo Freire,
dont La pédagogie des opprimés parut, traduite en anglais, vers
1970.
Il déclara bientôt, dans On
Personnal Power en 1977, que l’approche centrée sur le client, définie
par rapport à la thérapie et à l’éducation, devait s’élargir à une large
variété de champs d’application (mariage, familles, administrations,
minorités, rapports interraciaux, interculturels et même internationaux).
Il lui sembla alors que ce serait une meilleure solution d’adopter un
terme aussi large que possible : « Cen-
tré sur la personne (person-centered) ».
L’approche institutionnelle
L’actualisation de cette nouvelle
ouverture d’exploration et d’intervention devait s’effectuer cette fois
par l’entremise de la fille de Carl, Nathalie (Natalie), comme elle le
raconte elle-même : « Alors que j’avais étudié avec mon père et fait des
recherches pour lui, je n’avais jamais été sa collègue. En 1974, je
rendais visite à mes parents, à La Jolla, et je demandais à mon père (Dad) :
“Aimeriez-vous que nous travaillions ensemble ?” “Bien sûr, je le
voudrais” répondit-il. Que devons-nous faire ? Je m’assis à la machine à
écrire et tapais un projet de séminaire (workshop) résidentiel de
dix jours. Nous avons invité une équipe (staff) de cinq personnes,
repris mon projet initial et reformulé ensemble (co-designed) un
programme résidentiel sur le thème : “L’approche centrée sur la
personne”. Pendant six étés nous avons travaillé ensemble dans diverses
parties du monde, de San Diego à Nottingham en Angleterre, avec de
soixante à cent cinquante participants à chaque “programme” ».
Nathalie ajoute : « Ces séminaires
pca (approche centrée sur la personne) étaient de formidables
expériences d’apprentissage pour tous, “staff” ou participants tout
autant ».
Ainsi donc s’ouvrit et put
s’amplifier une longue suite de séminaires approfondis, de grand
« format » (par le nombre important de personnes notamment réunies en
plénières (community meetings) et implantés sur un large domaine de
pays et d’institutions : offrant à Rogers « la décade la plus
satisfaisante de sa vie ».
Howard Kirschenbaum a fait la
recension suivante de cette « décade » : « De 1977 à 1985, à côté de la
douzaine de séminaires et de conférences qu’il tint aux Etats-Unis, Rogers
se rendit au Brésil trois fois, au Mexique cinq fois, en Espagne deux
fois, en Angleterre trois fois, en Italie deux fois, en Autriche quatre
fois, en Allemagne de l’Ouest trois fois ; en Finlande, au Venezuela, en
Afrique du Sud, au Japon, en Suisse, en Hongrie et en Irlande, en vue de
répandre (spread) l’approche centrée sur la personne. Nombre de ces
voyages duraient plusieurs semaines et comportaient deux séminaires ou
plus dans chaque pays. Il fit également, sur le plan personnel, des
voyages en Chine, en Suisse, au Kenya et au Zimbabwé ».
La France n’est pas mentionnée !
Pourtant Carl Rogers passa avec nous cinq jours au cours d’un long
séminaire, à Evry, dans la première quinzaine de juillet 1979. Il tint
aussi une conférence de presse, à Paris, le 4 juillet, pour présenter « un
manifeste personnaliste ». Il y eut, parmi ses interlocuteurs, Stéphane
Lupasco et Didier Anzieu.
Enfin, en 1986, à l’âge de
quatre-vingt-quatre ans, lui-même et sa collègue Ruth Sanford entreprirent
un voyage de quatre semaines en Afrique du Sud comportant des séminaires
centrés sur la personne à Johannesburg et le Cap ; un voyage de trois
semaines en Union Soviétique, avec deux séminaires intensifs et trois
grands meetings publics à Moscou et Tbilissi ; et un voyage d’une semaine
en Hongrie pour un séminaire à Szeged, près de Budapest.
Le séminaire en Espagne (1978)
A défaut de détailler les éléments
marquants de toutes ces nombreuses manifestations à l’étranger, il peut
être utile de s’arrêter quelques instants sur des séminaires tels que ceux
tenus en Espagne, puis en Afrique du Sud, en Autriche et en
URSS.
Le séminaire en Espagne a été de
« grand format » :
cent soixante-dix personnes, de vingt pays différents furent réunis pour
une douzaine de jours, d’abord dans un grand hôtel de Madrid, ensuite dans
un centre d’études à l’Escorial.
L’une des originalités de ce
workshop devait être la présence en continu de deux équipes de
cinéastes, l’une allemande, l’autre américaine, libres de filmer les
divers moments de la vie du séminaire.
Une autre originalité était la
participation de cinquante Espagnols (dont trente ne parlant ni ne
comprenant l’anglais) : en pleine période effervescente, politiquement
décisive pour l’Espagne sortant de l’époque franquiste avec l’aide du
roi Juan Carlos, depuis son avènement en 1975. Et le séminaire se
déroulait au cours de la semaine sainte et de la semaine pascale, dont on
sait l’importance qu’elles prennent en Espagne.
Une troisième caractéristique tenait
à la composition internationale du « staff » : outre Carl Rogers, il y
avait vingt « facilitateurs », dix Américains et dix Européens (Allemands,
Anglais, Espagnol, Français, Italien, Néerlandais et Suédois). Ces
facilitateurs devaient travailler en couples mixtes américano-européens :
j’eus à cofaciliter un groupe de rencontre avec mon amie Gay Swenson, qui
parlait le français (et l’avait enseigné) et que j’avais rencontrée avec
chaleur l’année précédente à La Jolla.
Une quatrième originalité fut qu’il
photographia chaque arrivant, et en lui remettant le cliché « Polaroïd »
instantané à coller sur un tableau de « trombinos-
cope », lui serrait la main en se présentant : « I am Carl Rogers ».
On sait le goût qu’il avait pour la photographie.
Le déroulement du séminaire devait
comporter, comme habituellement, une suite (non programmée d’avance) de
réunions plénières des cent soixante-dix personnes (community meetings),
des séances de groupes de rencontre (réunissant entre quinze et vingt
participants avec un couple de facilitateurs), ainsi que des activités ou
ateliers multiples, proposés à tous ou à quelques-uns, et dirigés aussi
bien par des participants ou des facilitateurs, à leurs initiatives. Il se
ferait aussi beaucoup d’échanges informels.
Avant que les participants
n’arrivent, le « staff » se prépara. Les uns et les autres firent
connaissance. Sans doute, il y avait au départ un large consensus sur
l’orientation et le style du séminaire. Carl Rogers, plus tard, devait
transcrire, pour un séminaire analogue, ce qui s’était dégagé,
progressivement, de la praxis de ces grands groupes : « Le but sera
d’associer un apprentissage expérientiel et cognitif — l’approche
personnelle et intellectuelle. […] Les étapes initiales seront organisées
par l’équipe responsable, mais la structure d’ensemble et les modalités
seront une production commune, créée pour répondre aux besoins des
participants, y compris des facilitateurs ».
Il y eut donc, dans cet esprit, des
discussions très ouvertes, patientes, au sein du « staff », en vue de
préciser les dispositions de conduite, notamment pour les « étapes
initiales », qu’adopteraient les facilitateurs. Le premier débat vif se
souleva à propos de la langue qui serait utilisée au cours du séminaire.
Certains européens, comme Reinhardt Tausch de l’université de Hambourg,
insistèrent pour qu’il y eut obligation du seul usage de l’anglais : Taush
n’avait lui-même autorisé à rejoindre le séminaire que des participants
allemands pratiquant couramment cette langue. Avec quelques autres, et
soutenu par Charles Devonshire (qui avait développé des relations
interlinguistiques dans des actions organisées par son Center for
Cross-Cultural Communication), je plaidais pour que la liberté soit
laissée à chacun de choisir la langue qui lui permettrait l’expression la
plus sûre, la plus sincère, de ses sentiments et de ses idées, quitte à ce
que lui-même ou tout autre membre du groupe traduise ses propos ou ses
sentiments en anglais et aussi en espagnol. Car il eût été politiquement
maladroit et culturellement indécent de ne pas prendre en considération
et en charge les trente espagnols n’ayant pas l’usage de l’anglais.
Et il importait d’expérimenter, d’« expériencer »,
la solidarité d’une communication interculturelle la plus ouverte, en
évitant de donner l’impression d’une domination américaine ou d’un dédain
des minorités linguistiques de notre groupe. Les facilitateurs américains
étaient restés discrets au long du débat, qui les intéressait vivement.
Mais il leur parut, comme à Rogers et comme à presque tous, en fin de
compte, opportun que la liberté de la langue soit offerte.
Il fut ensuite décidé qu’au cours de
la première réunion plénière chaque facilitateur pourrait se présenter à
son gré et selon son choix de langue (je me souviens de m’être présenté
brièvement en anglais et d’avoir traduit moi-même en français, attendant
qu’on traduise en espagnol). On évoqua ensuite, librement et sans
précipitation, les multiples possibilités d’organisation, en petits et
grands groupes, comme en éventualités d’atelier. Il importait de voir
explicitées, par les divers participants, des idées et des suggestions,
selon leurs besoins et leur créativité : en sorte que puissent émerger, à
partir des propositions et des échanges en désordre, la structuration de
chaque jour et celle du séminaire, à un terme de mûrissement non défini à
l’avance. Le seul cadre temporel annoncé serait celui imposé par les
contraintes hôtelières fixant les repas.
Au cours du déroulement du séminaire,
on doit noter que, pendant les deux premiers jours, les participants ne
purent se décider à rompre avec l’envoûtement du grand groupe plénier, ni
à provoquer une structuration hâtive. Pour beaucoup, cependant, la
situation, chaotique, sans références, était à la limite du supportable.
Dans cette « eau-mère » en surfusion, un petit groupe, animé notamment par
Brian Thorne, proposa, à la fin du deuxième jour, un noyau de
cristallisation des échanges et rencontres par l’affichage d’une
répartition quotidienne d’activités définies.
Ce partage établissait trois temps :
une matinée consacrée aux groupes de rencontre (la composition des divers
groupes fut fixée au hasard, par tirage des noms selon un critère de la
plus grande différenciation des origines). L’après-midi était ouverte aux
offres d’organisation d’ateliers ou autres activités. Le soir de 18 h 30 à
21 heures était réservé à une réunion plénière, officielle, en
community meeting.
Cette structure, à l’expérience, se
montra féconde : en intensité des matinées, en créativité incroyable des
après-midi, mais aussi en profondeur des échanges multiculturels,
multilingues, des séances plénières. Bien des caractérisations
émotionnelles et intellectuelles que décrivit Carl Rogers dans le
chapitre huit d’un Manifeste personnaliste, pourraient être
reprises pour aider à discerner et comprendre la valeur des relations et
des conflits, la qualité des évolutions personnelles et des projets
institutionnels qui ont pris place et forme dans les petits groupes et
surtout dans le grand groupe, soumis d’autre part au miroir des prises de
vues par les cinéastes.
Il est possible de dégager trois
caractéristiques qui furent signifiantes dans ce séminaire. Tout d’abord,
dans les premières séances plénières, un Espagnol maîtrisant bien
l’anglais, fut tenté de devenir un interprète officiel, et unique, du
grand groupe, dans la traduction de l’espagnol en anglais ou de l’anglais
en espagnol. L’initiative d’un autre Espagnol permit de sortir de cette
situation réductrice en raison de la prise de pouvoir monopolistique
qu’elle impliquait : il se mit à parler en catalan et requit de son
compatriote une traduction en castillan. La bonne humeur du groupe permit
ensuite une entraide très variée, sans monopole, dans les communications :
les uns ou les autres, à tour de rôle et selon leurs compétences
linguistiques ou leurs sensibilités, s’employèrent à traduire dans les
divers sens les paroles émises, pour tout l’auditoire ou pour un voisin
selon les cas.
L’expérience nous montrait que cette
forme coopérative, compréhensive et empathique, de traduction, loin de
freiner les communications et les spontanéités, enrichissait au
contraire, par sa tranquille régulation, l’approfondissement des émotions
ou des idées et des sentiments exprimés. Et il en fut de même dans les
groupes de rencontre, où certains remplirent sans exclusive un rôle de
médiateur linguistique et culturel. Et il se fit la même convivialité
interculturelle dans les réunions du « staff », chaleureuses ou
passionnées selon les moments, assurant par la prise en considération de
ses propres remous émotionnels, en écho du vécu multiple des
retentissements individuels, la régulation d’ensemble du séminaire.
Un second caractère singulier de
celui-ci provint de sa situation temporelle, en Espagne, pendant le temps
pascal. Le jour de Pâques 1988, la messe fut dite, au centre qui nous
abritait, par un jésuite irlandais, travaillant courageusement, dans son
Irlande du Nord, à la réconciliation entre Catholiques et Protestants. Il
fut assisté au cours de cette messe par un pasteur américain. Nombre de
participants de toutes croyances tinrent à assister, avec ferveur et
respect, à cet office qui leur fut ouvert et qui prit un caractère
émouvant ; Carl Rogers fit lui-même partie de l’assistance. Au moment de
l’Eucharistie, le prêtre invita tous ceux qui le souhaitaient à prendre
part au partage de la communion, en rappelant avec précision ce que
celle-ci signifiait pour les croyants catholiques. Ce furent des moments
poignants.
Enfin, un troisième caractère tint à
l’ambiance, sensible en Espagne à cette époque de reconstruction
historique, fortement connotée sur le plan politique. Très vite, dans les
propositions d’atelier, un groupe de jeunes Espagnols, fortement motivés,
proposa d’organiser un après-midi d’étude sur le sens et l’impact
politiques de l’approche centrée sur la personne. Rogers indiqua qu’il y
participerait volontiers.
Un jeune attaché culturel américain,
très au contact de ces Espagnols, accepta de les aider. Et je leur fis
part de ma participation à leur projet. Au fil des jours, l’implication de
ces jeunes Espagnols dans la multiplicité des activités de chaque journée
empêchait toutefois la tenue d’une réunion préparatoire. Devant cette
difficulté, ils vinrent me trouver un jour, me proposant de quitter la
réunion plénière du soir pour assurer la préparation requise afin
d’honorer leur proposition. Je leur donnai mon accord, à condition de
nous expliquer devant tous. Le soir, ces jeunes exposèrent donc, dès le
début du community meeting pourquoi ils comptaient quitter bientôt
le grand groupe, afin de préparer un atelier sur la politique en rapport
avec l’approche centrée sur la personne. Il y eut alors des réactions
véhémentes : le temps du community meeting était sacré ; il y avait
d’autres moments dans les après-midi ; le sujet de la « politique »
surprenait, et il était plutôt suspect ou à tout le moins secondaire
sinon étranger à un auditoire à dominante de psychologues, d’enseignants,
de membres des professions libérales ou médicales et de travailleurs
sociaux. La plus vive protestation venait, à ma surprise, de plusieurs
facilitateurs américains. Mais Rogers restait silencieux. Je fis savoir
que j’accompagnerais le groupe des jeunes Espagnols dans leur travail ;
j’eus à supporter une verte prise à partie, en raison de ma
responsabilité de facilitateur. J’indiquai que je ne quitterais la réunion
plénière que lorsque je serais suffisamment sûr, dans mon expérience
interne, de ne pas partir par dépit, par ressentiment, ou par
réactionnalité contre les réactions que nous supportions. Et je rappelai
que les jeunes Espagnols, et moi-même, aurions pu nous absenter sans
prévenir : personne ne s’en serait aperçu, et, d’ailleurs, chacun avait le
droit, objectivement, s’il ne se sentait pas dispos, de ne pas assister à
la réunion plénière ou à d’autres activités.
Notre annonce ouverte était une
marque d’esprit démocratique et posait le problème de la souplesse des
normes dans une collectivité, et de la marge responsable consentie à des
minorités. Les échanges continuèrent assez vifs. Quand je me sentis
suffisamment détendu, en équilibre intérieur, je sortis avec les jeunes
Espagnols. Nous travaillâmes ferme. Plus tard, le jeune attaché culturel
américain vint nous rejoindre : la réunion plénière avait continué, avec
une forte émotion, à se saisir du problème de la politique, après notre
départ. Et Rogers, qui n’était pas intervenu jusque-là, mais avait
patiemment laissé s’exprimer les points de vue divers, exprima sa vive
surprise de voir comment, au nom de l’approche centrée sur la personne, un
grand groupe voulait censurer certains de ses membres et leur interdire
une activité responsable. Ultérieurement, l’atelier préparé par notre
petit groupe se tint, et il y eut de profonds échanges centrés sur les
positions de Carl Rogers et les préoccupations des Espagnols.
De ce séminaire, j’ai retenu aussi la
remarque d’un jeune Français disant en substance qu’auprès de Carl Rogers,
il éprouvait le sentiment qu’il laissait à chacun une place, aussi bien
physiquement que moralement et intellectuellement. Beaucoup d’engagements
profonds s’établirent à partir de ce mémorable séminaire de l’Escorial,
au niveau européen. Les lieux m’invitèrent à parler avec Rogers du style
baroque et de son inspiration dans ce qui se passait entre nous tous, de
façon non « classique » mais foisonnante. On peut aussi évoquer ses
positions vis-à-vis du phénomène religieux.
Le refus du phénomène religieux ?
Cet homme qui reconnaît dans son
autobiographie que sa vie a été marquée par la chance, si proche de sa
femme et de ses amis, et aussi sensible à son rôle « d’unité infiniment
petite au sein d’un vaste univers », s’est relativement peu exprimé à
propos de ses positions métaphysiques et religieuses. Il s’en était
expliqué à notre demande, dans une lettre du 20 février 1972 : « On m’a
souvent interrogé sur mes vues religieuses ; et cela me rend toujours
perplexe de savoir comment répondre. Je sens vraiment que c’est une chose
très constructive d’en être venu à reconnaître que « Dieu est mort ». Ce
que cela signifie pour moi est que, quoi qu’il arrive à un homme, ou aux
hommes en général, maintenant ou dans le futur, cela ne dépend que de
l’homme lui-même. Je ne crois pas qu’il y ait aucune force surnaturelle
qui puisse venir en aide. Je n’ai aucun recours (I have no use for)
à une foi ou à une religion organisée, à une église ou à la prière, à la
vie après la mort, ou à d’autres choses qui sont communément regardées
comme des parts de la religion. Je pense que Jésus a été un
révolutionnaire réel, et que beaucoup de ses idées sont encore
signifiantes aujourd’hui ».
Issu d’une famille aux fortes
convictions religieuses, fondamentalistes, Carl Rogers a été amené à
prendre, relativement tôt, ses distances, et à laisser dans l’ombre le
domaine religieux. Il précisait, à la suite du texte précédent : « Si cela
sonne tout à fait négativement, j’ai aussi la conviction (belief)
qu’il est manifeste qu’il y a quelque sorte de force qui est à l’œuvre
dans cet univers changeant, et que cette force opère dans les hommes aussi
bien que dans les planètes. Je n’ai aucune idée de ce que ce peut être,
soit que nous la pensions comme une force personnelle soit comme quelque
chose entièrement au-delà de notre compréhension. Je crois qu’il y a dans
l’univers un ordre défini par des lois (a lawful order) et que nous
sommes bien plus efficaces (effective) quand nous sommes en accord
avec cet ordre, que nous soyons en train de parler de la fission de
l’atome ou de l’achèvement d’un progrès thérapeutique avec un individu.
« J’espère que ceci explique
clairement que je refuse d’être étiqueté (labelled) dans le champ
religieux. L’affirmation que je produisais quand on me poussait au pied du
mur sur cette question était que “je suis trop religieux pour être
religieux”. Je crois que ce paradoxe résume très bien ma position. Je suis
un idéaliste, un humaniste, et je travaille vers quelques-uns des mêmes
buts que ceux vers lesquels travaillent des personnes religieuses, mais
je n’ai que peu ou pas besoin des étiquettes (labels) ou des
concepts (constructs) de la religion. »
Une des fondatrices du Counseling
Center de l’université de Chicago avec Carl, Elisabeth Sheerer devait
dire, dans une interview de 1990 : « Il s’agissait d’un domaine pénible
pour lui. Nous avons appris très tôt qu’il ne convenait pas de parler
religion avec Carl. C’était un sujet tabou parce que cela le mettait mal à
l’aise ». Brian Thorne, qui cite ce texte, pouvait à bon droit penser à
une évolution progressive vers la spiritualité à la fin de sa vie,
notamment par le commentaire de Carl, en 1986, à la description d’une
rencontre thérapeutique : « J’ai parfaitement conscience que ce compte
rendu participe du mystique. Ce que nous éprouvons en nous, c’est évident,
comprend du transcendant, de l’indescriptible, du spirituel. Je suis
poussé à croire que comme beaucoup d’autres, j’ai sous-estimé l’importance
de la dimension spirituelle ».
Maladie et mort d’Helen
Les voyages à l’étranger, son
importante production d’ouvrages denses (Le manifeste personnaliste,
1977, traduit en français en 1979 ; Way of Being, 1980 ; Freedom
to Learn in the 80th, 1983), durent se faire alors que Carl eut à
vivre des moments éprouvants dans la relation avec sa femme. Helen devint
en effet gravement malade à partir de 1977.
Déjà, au cours d’un voyage à La Jolla,
l’été de cette même année 1977, nous avions rencontré Helen, fatiguée mais
si accueillante, et Carl, chez eux, dans leur agréable villa ceinte du
jardin où Carl s’adonnait à sa passion pour les plantes. Il y avait dans
ce jardin des colibris et je fis remarquer à Carl que « l’approche » des
fleurs par ces oiseaux était, métaphoriquement, analogue à celle qu’on lui
devait, en pratique interpersonnelle : s’approchant et s’éloignant
incessamment des corolles par l’effet de leurs ailes (puissamment
articulées dans leur corps minuscule), sans les blesser ni s’en éloigner,
pour recueillir leur nectar. Je songeais à cette maîtrise d’une
présence-distance ajustée, ou, plus précisément à cette régulation d’une
présenciation-distanciation, si on veut bien utiliser le terme de
distanciation proposé pour définir, selon Berthold Brecht, l’attitude
adéquate d’un acteur par rapport au personnage dont il remplit le rôle. Et
je proposai aussi à Carl, avec son acquiescement, le concept de « non-défensivité »,
pour illustrer également l’alerte constitutive de sa démarche, de façon
moins contestable que le terme de non-directivité.
Dans cette rencontre amicale avec les
Rogers, nous avions pu comprendre, ma femme et moi, les difficultés de
santé d’Helen. Par la suite, nous avons rencontré Rogers seul, dans
diverses réunions, dans des rencontres sur la plage de La Jolla, ou à des
invitations au restaurant qui nous furent faites par lui-même ou par ses
proches amis.
Les préoccupations pour la santé de
sa femme éprouvèrent fortement Carl. Sans doute, à cette époque, était-il
attiré par des relations avec d’autres femmes. Dès 1975, il se lia
intimement avec Ruth Sanford à un congrès de l’American Academy of
Psychotherapists, à la suite duquel, ayant dîné avec le physicien Tretjof
Capra, ils allèrent danser, comme ils le firent souvent ensuite.
Rogers se sentit bientôt partagé entre d’une part le souci d’être présent
à Helen devenue très dépendante de lui en raison de la maladie et des
hospitalisations (avec des alternatives d’espérance et de désespoir) et
d’autre part, le besoin de préserver sa propre personnalité, ses
activités professionnelles et son évolution affective. Celle-ci était
désormais accélérée par sa moindre réserve à l’égard des autres personnes,
au plan sensible et physique.
Carl écrit courageusement, dans A
way of being, qui paraîtra en 1980 : « Elle faisait de remarquables
progrès dans sa lutte pour retrouver, souvent par une pure (sheer)
force de volonté, une vie plus normale, bâtie autour de ses propres
projets. Mais cela n’a pas été aisé. Elle eut d’abord à choisir si elle
désirait vivre ou s’il n’y avait pour elle aucun attrait, aucun sens, à
continuer de vivre. A ces moments, je l’ai défiée, contrecarrée,
contrariée (baffled) et blessée par le fait de ma propre vie
indépendante. Quoiqu’elle fût si malade, je me sentis gravement encombré,
écrasé (burdered) par notre étroite façon confinée d’être ensemble
(close togetherness) renforcée par son besoin de sollicitude.
Aussi, j’ai décidé, pour ma propre survie, de vivre une vie de mon choix (of
my own). Elle est souvent blessée par cela, et par le changement en
cours de mes valeurs. De son côté, elle se replie sur le vieux modèle
d’être une femme qui aide et supporte. Ce changement la met en contact
avec sa colère contre moi et la société lui donnant ce rôle socialement
approuvé. Pour ma part, je m’irrite contre chaque impulsion à revenir à
notre ancienne communauté complète ; je résiste opiniâtrement à ce qui
m’apparaît comme un contrôle. Aussi il y a beaucoup plus de tensions et de
difficultés dans nos relations que jamais auparavant, beaucoup plus de
sentiments que nous nous efforçons de dépasser (to work through),
mais il y a aussi plus d’honnêteté, dans la mesure où nous tentons de
construire de nouvelles façons d’être ensemble. Ainsi cette période a
comporté luttes et tension. Mais elle a contenu une profusion
d’expériences positives ».
Carl eut besoin d’être aidé par un
collègue dans cette douloureuse situation, si déchirante pour lui, comme
il avait dû l’être autrefois à Chicago, après son retour de leur
« voyage-fuite » en 1949. Il y eut aussi entre eux, avant que la santé
d’Helen ne déclinât trop, la rencontre avec un médium, désintéressé, qui
avait fait expérimenter à Helen un « contact » avec sa sœur décédée,
impliquant des faits que le médium ne pouvait avoir connus. Les messages,
reçus sur une table de leur salon, étaient « extraordinairement
convaincants », reconnut Carl.
Plus tard, Helen fit des rêves à
propos de membres de sa famille qui la rendirent certaine de les retrouver
« de l’autre côté ». Elle fut même éprouvée par des visions de figures
méchantes et du diable. Un ami lui ayant suggéré que ce pouvait être des
créations de son propre esprit, elle les rejeta, disant avec humour au
diable qu’« il avait commis une faute de venir et qu’elle ne partirait pas
avec lui ».
De fait, il ne réapparut jamais. Et, en revanche, Helen eut des visions
d’une lumière blanche et inspirée qui la soulevait de son lit d’hôpital et
la reposait à nouveau.
De son côté, Carl avait senti la
distance entre elle et lui se creuser considérablement. S’il désirait
prendre soin d’elle, il n’était plus sûr du tout de l’aimer. Un jour,
cependant, alors qu’elle était proche de sa mort et qu’il allait à
l’hôpital comme d’habitude pour l’aider à manger son repas du soir, il se
sentit intimement pénétré par l’importance de l’amour qu’il lui avait
porté, de la signification qu’elle avait eue dans sa vie, du nombre des
initiatives positives auxquelles elle avait « contribué » au cours de leur
long compagnonnage. Il perçut également qu’il lui avait déjà dit toutes
ces choses auparavant, mais que, cette nuit, elles avaient pris une
intensité et une sincérité décisives. « Je lui dis qu’elle ne devrait pas
se croire obligée de vivre, que tout était bien avec sa famille, et
qu’elle devrait se sentir libre de vivre ou de mourir, comme elle le
désirerait. Je lui dit aussi que j’espérais que la lumière blanche
reviendrait à nouveau cette nuit. D’une manière évidente, je l’avais
libérée du souci de sentir qu’elle devait vivre — pour les autres.
J’appris plus tard, après l’avoir quittée, qu’elle appela ensemble les
infirmières du palier, les remercia pour tout ce qu’elles avaient fait
pour elle et leur annonça qu’elle se préparait à mourir (she was going
to die). Au matin, elle était dans le coma, et le matin suivant, elle
mourut paisiblement, avec sa fille tenant sa main, plusieurs amis et
moi-même présents ».
Des amis, au cours d’une séance avec
le médium mentionné plus haut, eurent l’impression d’un dialogue avec elle
dont ils firent part à Carl : elle aurait entendu tout ce qui s’était dit
quand elle était dans le coma ; elle aurait revu la lumière blanche et des
esprits venant pour elle, elle restait au contact de sa famille ; elle
avait la forme d’une jeune femme ; sa mort avait été très paisible et sans
tristesse.
Rogers eut le sentiment, comme il
nous le confia à un séminaire à Evry, en 1979, trois mois plus tard,
qu’Helen lui envoyait le message d’être heureux. D’une incrédulité totale
à propos de l’au-delà ou des manifestations paranormales, il devenait
alors moins ferme dans son agnosticisme : « Je considère maintenant qu’il
est possible que chacun de nous soit une essence spirituelle continuant et
durant au-delà du temps, et occasionnellement incarnée dans un corps
humain ».
« A cause ou en dépit » de la mort de
sa femme, Rogers accepta plus d’invitations immédiates que jamais à
participer avec ses amis à des séminaires en Amérique ou ailleurs : au
Venezuela, pour des éducateurs ; à Rome, avec une équipe internationale,
pour une turbulente manifestation ; à Paris, pour des facilitateurs en
formation mais aussi à Long-Island, à Princeton (ce lui fut dur), en
Pologne (fascination workshop, près de Varsovie) et aussi à New
York.
Un peu plus tard ce serait notamment
les interventions en Afrique du Sud, en Autriche (pour l’Amérique
centrale) et en URSS, qu’il
est intéressant d’analyser.
Il nous faut observer, auparavant,
que pendant ces intenses années, à partir de 1980, Carl avait « rejoint la
jeune génération. A l’âge de soixante-dix-huit ans, il développa des
relations intimes, amoureuses, sexuelles, avec trois femmes et maintint
ces trois relations simultanément pour les six ou sept années
suivantes. C’étaient des femmes d’âge mature, professionnelles, qui
comprenaient et acceptaient la situation et chérissaient leur relation
avec Rogers, comme il le fit avec elles ». Howard Kirschenbaum précisait :
« Il s’arrangeait pour maintenir chacun de ces compagnonnage (partnership)
comme une relation discrète, délicate et précieuse ».
Afrique du Sud (1982 et 1986)
Carl Rogers effectua ses voyages en
Afrique du Sud, accompagné par Ruth Sanford : le premier en 1982, du
25 juillet au 17 août, le second en 1986. Sur sa demande, il avait reçu
la promesse de rencontrer une large « variété » de gens et de groupes : en
1982, avec Ruth, ils rencontrèrent près de quinze cents personnes, Blancs
ou Noirs, Métis, Indiens et Chinois, de milieux fortunés ou de ghettos
noirs, universitaires, étudiants, membres d’organisation d’aide ou de
conseil, directeurs d’école, mineurs, écrivains, journalistes,
psychologues, hommes d’affaire, sorciers soignant des malades.
Carl et Ruth en faisaient la
recension détaillée en tête du rapport de cent quarante-trois pages,
établi à partir d’enregistrements dictés par l’un ou par l’autre et
réciproquement vérifiés. Ils notaient aussi les activités touristiques et
culturelles réalisées, notamment l’assistance à des danses tribales chez
des mineurs et la visite du Parc national Kruger.
Entre autres expériences, au cours de
leur rencontre avec les directeurs d’école noirs de Soweto (ouverte et
conclue avec des prières et des chants), Carl parla de l’universelle
curiosité des jeunes, mais aussi, en référence à des recherches récentes,
à l’extinction progressive de leur enthousiasme. Et il évoqua sa propre
expérience de vie responsable, attachée à la terre, dans la ferme où il
avait grandi. Interrogés sur le point de savoir s’ils avaient eu des
problèmes analogues, les directeurs évoquèrent leur problèmes
d’aliénation, le petit nombre d’enfants restant plus de quatre ans à
l’école, leurs bas salaires, la pénurie des moyens, et du côté des
familles, l’absence des pères éloignés par leur travail de survie
difficile et le travail des mères comme personnel de maison dans des
familles blanches. A propos du maintien de la discipline et de l’intérêt
des élèves, Rogers cita une phrase d’une étude d’Aspy-Rœbuck : « Cela paie
d’être humain dans la classe », ce qui déclencha un échange émotionnel. Il
fut question des punitions corporelles sévères, pouvant aller jusqu’à des
blessures. La majorité des présents soutenait l’idée de considérer
l’enfant comme une personne digne de respect quoiqu’il ait besoin de
discipline et de guidage. Mais un directeur intervint avec une véhémence
sincère : « Si vous épargnez les verges, vous spoliez l’enfant ». Carl et
Ruth répondirent que quoique en désaccord avec sa déclaration, ils
respectaient son courage de s’exprimer à rebours des opinions tenues par
ses collègues et par eux. Cet accueil des sentiments réels et non pas
convenus, autorisa des témoignages approfondis portant sur les difficultés
à renoncer à une conduite autoritaire, mais aussi sur les résultats
obtenus par un participant pratiquant avec patience une attitude plus
respectueuse des enfants. Ruth observa, d’autre part, que dans cette
assistance dont la moitié était féminine, les hommes parlaient la plupart
du temps.
Mais ce fut une constatation plus
générale que firent alors Ruth et Carl ; l’Apartheid, l’oppression
dominatrice se propageait des uns sur les autres, en droit comme en fait.
Elle n’existait pas seulement entre blancs et noirs, mais aussi, de façon
troublante, entre hommes et femmes noirs, entre noirs collaborationnistes
ou non, entre adultes et enfants, entre enseignants et élèves, mais aussi
entre maris et femmes noirs (obligées de demander la permission à leurs
maris aussi bien pour aller à l’église que pour assister aux réunions,
même avec Ruth et Carl, alors que les hommes pouvaient se permettre toutes
les libertés hors du foyer sans qu’il soit possible de les questionner ou
d’en parler avec eux).
Devant travailler souvent avec de
vastes auditoires (de plusieurs centaines de participants) au cours de
séminaires de week-end, sans possibilité d’organiser de petits groupes,
Carl et Ruth adoptèrent plusieurs dispositifs. Tout d’abord ils
introduisirent une procédure d’échange interpersonnel approfondie, entre
eux deux. Ils firent également, avec des volontaires, mais choisis au
dernier moment par Ruth, des démonstrations d’entretiens avec Carl,
centrés sur la personne, notamment devant six cents participants,
comportant pour Carl et son interlocuteur un moment initial de
recueillement tranquille en vue d’oublier toute technologie suspicieuse.
Dans une université blanche, à
Stellenbosch, devant deux cents étudiants et pro-
fesseurs, au cours d’une de ces expériences (ou démonstrations ?) de
relation thérapeutique centrée sur la personne, avec Carl, un volontaire
se révéla être (ce qu’il avait caché à Ruth), un psychologue avec le grade
de commandant dans l’armée sud-africaine. Il explicita ses difficultés de
porter deux uniformes, l’un militaire, l’autre civil, mais il tenta de
manœuvrer Carl et de diriger l’entretien aux dépens d’une expression
vraiment personnelle de lui-même. En sortant de ce meeting et en se
rendant à une réception dans un club, ébloui par de vives lumières, Carl
heurta une branche d’arbre (il crut sur le moment que c’était une pierre
de l’édifice et en rit plus tard). Blessé, il fut soigné et conclut :
« Etrange après-midi ».
Carl et Ruth conduisirent aussi
devant leurs grands auditoires des entretiens de groupe entre personnes
blanches et noires (sept Blancs et quatre Noirs). Malgré les fortes
difficultés rencontrées, ces grandes réunions se terminèrent
habituellement par des manifestations d’enthousiasme intense : elles
firent prendre conscience des possibilités potentielles de dialogue entre
les communautés opposées, mais aussi entre femmes et hommes.
Au terme de leur premier périple en
Afrique du Sud, s’ils étaient frappés par la dureté des conditions de vie
dans ce pays où les populations noires étaient malmenées et parquées dans
des ghettos, et où les Afrikaners affirmaient une culture rigide basée sur
une conception austère de l’Ancien Testament, ils constataient aussi l’extrême
complexité de la situation interculturelle : non pas fondue selon un
« melting-pot », mais cloisonnée comme dans un pigeonnier, selon des cases
hermétiquement closes, « chacune séparées des autres par une multitude
mystificatrice de lois et de règlements ».
Ils pouvaient, en forme de bilan
(prophétique ?) néanmoins conclure : « Nous avons trouvé les Blancs de
l’Afrique du Sud accueillants, intelligents, courageux, amicaux,
d’orientation conviviale, loyaux à l’égard de leur pays. C’est une
population belle, avec d’énormes capacités. Nous avons trouvé les Noirs
avec lesquels nous sommes entrés en contact généralement gais, en dépit de
leur angoisse sous-jacente, incroyablement patients, riches de leur lien
à la nature, pleins d’espoir, fiers de leur héritage — présentant encore
un grand réservoir de potentiel humain. Nous avons trouvé ici une
émouvante ardeur pour le dialogue. Les gens ont été depuis trop longtemps
fermés les uns aux autres. Ils désirent déborder les barrières qui leur
ont été imposées et réellement se toucher. […] Il y a une réelle chance
qu’un changement significatif dans le système puisse s’effectuer sans
violence ».
Cette vue prophétique, en 1983, était
consolidée en 1986 par une nouvelle aventure de cinq semaines en Afrique
du Sud, marquée par des rassemblements en nombre égal de Noirs et
de Blancs en grands groupes et en groupes de rencontres articulés. Rogers
pouvait en dire « qu’il n’avait jamais eu l’expérience de telles
profondeurs de rage, de dépit et de souffrance (de la part des Noirs) et
d’une telle peur et d’une telle culpabilité, ou de tels torts reconnus (de
la part des Blancs). La meilleure conclusion de ce voyage fut
l’invitation urgente de revenir en 1987 ».
De son côté, Ruth prenait acte des progrès réalisés depuis leur précédent
voyage : « Les gens étaient visiblement plus confiants, ouverts et
désireux d’engager une rigoureuse confrontation avec leurs propres
sentiments ».
Rogers ne pourrait accomplir le
voyage projeté pour 1987, en raison de sa mort. Mais peu après celle-ci, à
la suite de deux ans de préparation, en 1990, Nelson Mandela fut libéré et
l’évolution vers la démocratie, annoncée, souhaitée et prévue par Carl et
Ruth, allait devenir effective par la rencontre interpersonnelle du
président de Klerk et du futur président Mandela, consacrée par le prix
Nobel de la Paix.
« Le défi de l’Amérique centrale » (1984)
Parmi les dernières activités par
lesquelles Carl Rogers manifesta son intuition pionnière (prophétique ?)
de l’évolution des temps, il faut noter le séminaire portant sur « le défi
de l’Amérique centrale » et qui se tint en Autriche, près de la frontière
hongroise, à Rust, du 1er au
4 novembre 1984.
Cette année 1984, Carl Rogers avec
l’aide de Gay Swenson et du Centre d’études de la personne, avait créé un
Institut pour les applications à la paix des approches centrées sur la
personne. Une des réalisations d’un projet pour la paix (Carl Rogers
Peace Program) fut alors ce séminaire de Rust, « The Central American
Challenge », notamment centré sur les conflits relatifs au Nicaragua, et
organisé avec la collaboration de l’université pour la paix, des Nations
Unies, dont le président-fondateur était le professeur Rodrigo Carazo,
ancien président du Costa-Rica. Après une laborieuse préparation (en
raison des distances et des différences de cultures), la « conférence »
eut lieu avec l’aide du gouvernement autrichien.
Une cinquantaine de personnalités
furent alors réunies, sans ordre du jour (agenda) prédéterminé, ce
qui est plutôt inhabituel pour une rencontre internationale, sous la
responsabilité de Carl Rogers et de Rodrigo Carazo, assistés de huit
facilitateurs du Centre d’études de la personne. Les participants
parlaient anglais ou espagnol, trois interprètes assurant une traduction
« consécutive » : celle-ci permettait une première prise en considération
de l’attitude expressive de chaque personne qui parlait, en attendant la
traduction immédiate de son message verbal.
Après les surprises et les
tâtonnements perplexes des premières réunions plénières, une organisation
souple fut mise en œuvre le deuxième jour : le matin, réunion plénière de
dix heures à treize heures ; l’après-midi, quatre réunions simultanées de
petits groupes (de dix à douze personnes) avec la présence de deux
« facilitateurs » s’appliquant à laisser ouverts les échanges de vue, de
quinze heures à dix-sept heures trente ; en soirée, des exposés, l’un par
Rogers, l’autre par Carazo, suivis de discussions.
Rogers avait, dès le début, assuré
les présentations du « staff », remercié tous ceux qui avaient aidé,
souligné qu’on pouvait utiliser toute voie qu’on voudrait choisir. S’il se
trouva des représentants qualifiés des pays d’Amérique latine, Carl
Rogers, malgré ses efforts et quoiqu’il y eut la présence de personnalités
des Etats-Unis, n’avait pu obtenir la participation de représentants
officiels du département d’Etat, qui, après une acceptation initiale,
s’étaient récusés au dernier moment. Parmi la cinquantaine de participants
(équilibré en nombre pour les sexes et les bords politiques), il faut
noter, en contrepartie, outre l’ancien président du Costa-Rica, l’actuel
vice-président de ce pays, trois représentants de ministères des Affaires
étrangères, sept ambassadeurs, sept parlementaires, mais également les
anciens présidents de l’Honduras, du Salvador et de la Colombie ; deux
ambassadeurs, l’un du Nicaragua, l’autre du Venezuela. Il y avait aussi
douze académiciens et dix-sept représentants d’institutions et de
fondations intéressées aux problèmes de la paix (peace-oriented).
Tous ces gens venaient de dix-sept pays : Allemagne de l’Ouest, Autriche,
Chili, Costa-Rica, Colombie, Etats-Unis, Honduras, Hongrie, Inde, Israël,
Mexique, Nicaragua, Philippines, Pologne, Salvador, Suède, Suisse. Notons
qu’à la moitié du séminaire, Leopold Gratz, ministre des Affaires
étrangères d’Autriche rendit solennellement visite aux participants avec
l’appui des médias.
Dans le climat de sécurité
psychologique établi par le « staff », soutenant l’expression des
sentiments les plus vifs, des relations de confiance purent se stabiliser,
après un démarrage pourtant brutal. Un Américain interpella, en effet, un
officiel nicaraguayen, en lui demandant : « Pourquoi restreignez-vous la
liberté de votre peuple ? ».
Le Nicaraguayen regretta que ce soit à propos de son pays que commencent
les échanges de vues, mais il exprima le souhait que les participants des
Etats-Unis repartent dans leur pays avec certains faits précis ; et il
raconta quelques modalités d’intervention des Etas-Unis, traitant son pays
de « république bananière ». Des Vénézuéliens intervinrent aussitôt pour
dériver vers d’autres sujets ce thème brûlant du face à face trop immédiat
entre Américains du Nord et Nicaraguayens — Rodrigo Carazo devait, par la
suite, souligner dans son groupe, la totale franchise qui se manifesta
dans l’approche de tous les problèmes. « Il n’y a pas eu de langage
diplomatique. Sur le plan politique, il y a eu des clarifications. Nous
avons même été rudes à certains moments, et cela a été dur pour moi de me
montrer ainsi. Les hommes sont un mélange de cœur et de raison ».
Carl Rogers pouvait observer : « Ce
fut une expérience positive, profondément satisfaisante. Nous avons appris
que des gens de haut statut, responsables politiques, hauts
fonctionnaires, façonneurs (shapers) éminents des opinions
publiques, sont dans une importante mesure, vraiment semblables aux gens
avec lesquels nous avons habituellement affaire. Ils désirent un contact
plus personnel, une communica-
tion plus profonde, plus proche, plus en recherche et en dialogue intime ».
Et il concluait : « Nous avons accompli un premier pas. Nous avons créé un
précédent. On peut espérer que cette action volontaire sera suivie par
d’autres séminaires de personne à personne, basés ou inspirés par la
moisson (gathering) ramassée à Rust ».
« Optimisme prudent », reconnaissait
de son côté Larry Salomon qui fut facilitateur. Ou naïveté américaine ?
Ou rêve de Rogers qui commencerait à devenir vrai, comme le titrait le
Los Angeles Time du 30 octobre 1985 ? Rappelons que, par la suite, des
négociations impulsées par le président (en fonctions) du Costa-Rica
établirent la paix au Nicaragua, valant à ce président un prix Nobel de
la Paix. On peut se souvenir aussi qu’une parlementaire suédoise, présente
à Rust, annonça son désir d’organiser à Stockholm un séminaire analogue et
qu’un Palestinien demanda si une telle approche était possible entre
populations du Moyen-Orient. Il n’est pas interdit de penser aux
négociations entre Shimon Pérès et des représentants d’Arafat qui eurent
lieu en Suède, permettant une grande avancée vers la paix.
« Réception enthousiaste » en URSS (1986)
Rogers avait, en juillet 1985,
participé à un séminaire de deux semaines, à Budapest, avec trois cents
participants, organisé par Charles Devonshire et Alberto Zucconi. Avec
eux, accompagné de Ruth Sanford, il alla au printemps de 1986 en Italie et
en Grèce. Mais l’étape cruciale, et la dernière, fut effectuée dans ce qui
était encore l’empire d’urss.
Carl, aidé de Ruth, écrivit un large rapport, qui fut publié par le
Journal of Humanistie Psychology (vol. 27, n° 3), en été 1987 (et
republié dans The Carl Rogers Reader).
Cette fois, à la suite de
l’intervention patiente d’un ami de l’association de la psychologie
humaniste, parlant russe, Francis Macy, Rogers et Ruth Sanford furent
invités officiellement avec lui, en juin 1986, par le docteur Alexei
Matyushkin, directeur de l’Institut de psychologie générale et
pédagogique de Moscou, leurs frais de séjour payés intégralement. Il
s’agissait d’un programme réparti entre le 25 septembre et le 15 octobre,
où furent alternés des séminaires résidentiels de cinq à six jours et des
conférences publiques, à Moscou et à Tbilissi : sur les thèmes (topics)
de l’éducation humaniste, de l’instruction individualisée et des méthodes
en vue de stimuler la créativité : « Nous eûmes du mal à croire que ces
deux thèmes étaient désirés par les officiels soviétiques, mais ils
l’étaient ».
Les rencontres publiques (public
meeting) rassemblèrent des auditoires très nombreux : près de quatre
cents à l’Institut du dr Matyushkin, neuf cents à l’université de Moscou
(étudiants et professeurs) et, finalement presque deux mille au total à
Moscou, en comprenant les participants aux séminaires résidentiels. Les
meetings « publics » duraient trois heures dans la matinée et trois
heures l’après-midi. Ruth et Carl adoptaient la procédure qu’ils avaient
mise au point en Afrique du Sud : un échange approfondi entre eux, traduit
par deux interprètes, Dima et Irina ; la proposition agréée puis la
réalisation devant le grand public d’un entretien de thérapie conduit par
Carl, avec une personne (choisie, pendant une interruption de séance, par
Ruth), entretien qui malgré les difficultés pratiques se révéla, non pas
« artificiel » mais « intense et profond » ;
enfin une longue et large discussion ouverte avec le public.
« Nous avons trouvé, écrira Carl, un
énorme intérêt porté à la psychologie humaniste et à l’approche centrée
sur la personne. Il y avait une très large connaissance de mon travail.
Quand je demandais à l’auditoire de l’université combien de gens avaient
lu au moins un article ou un chapitre de moi, au moins 85 % d’entre eux
ont levé la main ».
Nombre d’articles et de textes de Rogers se révélèrent avoir été traduits
en russe et diffusés. Et Rogers apprécia la qualité professionnelle des
nombreux thérapeutes et psychologues, plus nombreux, de fait, que les
éducateurs, ainsi que leur ouverture personnelle, même s’il fit quelque
humour sur la complication des procédures bureaucratiques locales (« plus
compliquées même que les politiques semblables aux Etats-Unis »).
Avec l’aide de Francis Macy, Ruth et Carl surent discerner les voies
d’adaptation de ce qu’ils apportaient à des personnes de cultures si
différentes des leurs.
Les séminaires intensifs posèrent de
difficiles choix d’admission, tant il y eut de demandeurs. Ils réunirent
une quarantaine de personnes, au lieu des trente souhai-
tés par Carl et Ruth. Les premières journées se révélèrent difficiles :
conflits entre les participants par rapport à la différence, à
« l’antagonisme » ressentis entre les deux facilitateurs, ressentiments
exprimés, disputes acrimonieuses. Sans que ceux-ci interviennent, comme
certains le leur demandaient pour arrêter le flot de ces querelles, au
deuxième jour, les participants entrèrent dans une modalité de partage
plus personnelle et d’écoute réciproque mais seulement pour quelques-uns.
Rogers explicita alors ses propres sentiments, observant la vulnérabilité
à laquelle s’exposait quelqu’un qui s’exprimait personnellement, et la
façon dont le groupe en profitait pour formuler des interprétations et des
jugements négatifs : « Je me sentais horrifié par ce qui se passait
et je le dis ».
Cet éclat entraîna un long silence et eut un impact puissant.
Beaucoup de problèmes personnels qui
furent alors exposés étaient en rapport avec la grande fréquence des
divorces et avec les enfants dans ces situations. Une enseignante
s’exprima très longuement à propos de ses élèves et de son travail dans
une école expérimentale.
Le troisième jour, Carl et Ruth
proposèrent une expérience d’empathie par triades : un observateur, un
« client » et un « thérapeute » volontaire, en échange réel (et non pas en
jeu de rôles) avec une rotation successive des positions. Après une
première démonstration devant tout le groupe, celui-ci fut distribué en
triades, qui furent efficaces pour faire constater par tous que les gens
avaient effectivement pratiqué « ce qu’ils avaient lu à propos de
l’écoute, parlé à son propos, enseigné à son propos ! »
Il devint possible à Carl de relater,
brièvement mais significativement, les changements qui apparurent chez
certains participants : arrivant à se rencontrer personnellement ; ou
trouvant une signification à leur vie propre (en référence à l’un des
facilitateurs) ; faisant un geste affectueux à l’égard d’une enfant
rejetée ; établissant de nouvelles relations professionnelles avec leurs
subordonnés ; changeant d’attitude vis-à-vis de leurs conjoints ;
retrouvant la possibilité de pleurer.
Dans l’ensemble, il sembla à Carl que
si les participants étaient souvent insensibles les uns aux autres,
cependant tout changeait quand quelqu’un s’exprimait avec son cœur ou avec
des sentiments viscéraux. Ils se sentaient souvent dépourvus d’aide pour
changer. Mais, aussi bien à Moscou qu’à Tbilissi, une grande libération
d’expression libre apparaissait à la fin des séminaires : de façon tout à
fait analogue à ce qui se passe « dans les groupes semblables aux
Etats-Unis, au Brésil, au Mexique, au Japon, en Pologne, en Hongrie, en
Italie, et au Royaume-Uni » observait Carl. Il ajoutait, en incluant
alors spécialement l’Afrique du Sud, que dans chaque culture, il y a « la
faim pour une communication plus profonde et plus personnelle et le désir
d’être accueilli (accepted) comme une personne réelle ».
Ruth avait constaté avec Carl la
tension qui existait entre les femmes et les hommes, et qui ne fut
discutée ouvertement qu’à Tbilissi. Ils remarquèrent aussi qu’il n’y eut
jamais de discussion ouverte à propos des systèmes de gouvernement, mais
qu’il y eut souvent l’expression d’un désir aigu pour plus de dialogue et
de compréhension entre leurs nations, ainsi qu’une espérance pour la paix.
A leur surprise, Carl et Ruth furent
aussi invités par le Dr Matyushkin a une rencontre avec son conseil
scientifique, composé de membres de l’Académie des sciences et d’autres
instituts, en présence de participants du séminaire et de trois cent
cinquante personnes. Le principe fut que les participants au séminaire,
hommes et femmes, prennent la parole sur leurs expériences, en l’ayant
demandé par écrit : trente d’entre eux demandèrent à parler ; neuf
seulement purent s’exprimer dans la durée d’une heure et demie. « Il était
clair qu’ils s’étaient réappropriés leur pouvoir (they had empowered
themselves), et qu’ils entendaient simplement dire la très grande
audience que le séminaire avait signifiée pour eux. Leurs propos étaient
très impressionnants, couvrant à la fois les aspects personnels et
professionnels de leur expérience ».
Tous ces propos furent enregistrés.
Certains portèrent : sur l’aspect scientifique de l’approche centrée sur
la personne ; sur la nature de la science elle-même ; sur la thérapie et
l’écoute libératrice ; sur la manière d’être attentive de Carl et de Ruth
avec leurs silences et leurs voix ou leurs regards offrant de vraies
réponses ; sur l’entente possible entre les deux grands pays ; sur la
possibilité d’être réel ; sur la juste situation d’un psychologue
entre des professeurs et leurs élèves ; sur la façon d’apprendre à
l’intérieur de soi-même au cours des silences ; sur les voies pour être
soi-même.
Les principes de l’approche avec sa
formulation en termes d’hypothèse (si certaines conditions
existent, toutes définissables et, même, mesurables, alors un
processus définissable devrait émerger, avec des caractéristiques qui
pourraient être décrites) se voyaient explicités comme une expérience
vraiment scientifique en termes soviétiques, mais en permettant leur
compréhension de façon expérientielle autant que cognitive, selon une
confiance courageusement maintenue par les facilitateurs à l’égard des
individus et des groupes.
Dans des périodes de temps aussi
limitées (quatre jours pour les séminaires) des changements notables
d’attitude et de comportement étaient donc observables, à la grande
surprise des collègues soviétiques. « Le fait qu’un homme et une femme
pouvaient travailler confortablement ensemble, sans compétition, en tant
qu’individus séparés et différents, fut souvent commenté, et sembla avoir
eu un impact net sur cette société dominée par les hommes ».
Carl et Ruth apprirent beaucoup de
leurs rencontres sur les attentes professionnelles et personnelles des
gens, leur faim de communication avec les Américains, la grande variété
des cultures dans l’urss, la
grandeur de l’histoire de la Russie, la crainte de la guerre accentuée par
les souvenirs encore vifs des ravages dus à la précédente. Ils revinrent
en espérant un nouveau voyage en ce pays, avec un grand nombre
d’Américains, pour des rencontres à une grande échelle.
Retour, fête et nouveau départ
Le retour d’urss,
en cette fin de l’ère gorbatchévienne, aurait donc un caractère
prémonitoire sur l’ouverture des pays de l’Est qui allait se produire à
partir de la chute, aussi symbolique que réelle, du mur de Berlin en 1989,
trois ans plus tard. Précurseur des mouvements en préparation ? Sourcier
des courants sous-jacents ? ou personnalité empathique, comprenant les
évolutions en cours dans la civilisation en cette fin de siècle (dont le
sociologue français Maffesoli, dans son ouvrage Le temps des tribus,
avait assuré (p. 24) : « On peut dire qu’on assiste tendanciellement au
remplacement d’un social rationalisé par une socialité à dominante
empathique ») ?
En toute hypothèse, Carl Rogers
apparaissait en cette fin de l’année 1986, comme un homme de son temps. Et
ses amis lui préparèrent une digne et chaude célébration de son
anniversaire, pour ses quatre-vingt-cinq ans, avancée au 22 décembre 1986,
afin de profiter des vacances et pour ne pas gêner son départ vers
l’Afrique du Sud, prévu pour janvier 1987.
Cent cinquante collègues et amis
honorèrent Carl Rogers et le Centre d’études de la personne au Lyseum
Theater de Horton Plazza. Parmi les messages de vœux, on peut noter ceux
du docteur Jonas Salk (célèbre pour son vaccin contre la poliomyélite) et
de l’acteur Dennis Weaver, mais surtout celui de l’ancien président
Carter : « Votre œuvre comme faiseur de paix (peacemaker) est
internationalement connue et hautement respectée, le monde devrait
utiliser un plus grand nombre de citoyens tels que vous ».
Ainsi, en légitime euphorie et en
fête se préparait un ultime voyage de Carl Rogers avec Ruth Sanford,
« l’esprit dansant », comme il l’avait appelée un jour. Et, certes, ils
dansèrent souvent ensemble, sur des airs classiques, jusqu’à même cette
nuit de janvier 1987 où, après une longue séance de travail, Rogers
suggéra à sa compagne d’aller à Las Vegas pour le week-end, ce qu’il
n’avait jamais fait ni imaginé faire jusqu’ici et qu’il trouvait amusant
de réaliser.
« Ils y allèrent. Ils visitèrent les
night-clubs, dansèrent, jouèrent un peu (gambled a bit) et eurent
beaucoup de bon temps. Plus tard, revenus à La Jolla, ils mirent des
disques et chantèrent ensemble des airs à la mode (show tunes). Au
milieu de la nuit, Rogers fit une chute en se rendant à la salle de bain
et fut conduit en urgence à l’hôpital avec un col du fémur cassé. Il
supporta bien l’opération, mais la nuit suivante, il eut une crise
cardiaque et tomba dans le coma. Selon ses vœux, les systèmes de
réanimation artificielle furent débranchés après trois jours, le 4 février
1987. Carl Rogers mourut avec autour de lui sa famille et quelques-uns de
ceux qu’il aimait »,
le jour même arrivait au Centre d’études de la personne la lettre
annonçant « sa nomination pour le prix Nobel de la paix en 1987 ».
Ainsi se finit sur des pas de danse
et des chansons, mais aussi sur une espérance de gloire, un grand destin
de psychologue rigoureux et de révolutionnaire « tran-
quille », d’humaniste.
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