PARCOURS DE VIE D'ANDRE DE PERETTI
extrait de Itinéraires de lecture, Perspectives
documentaires en sciences de l'Education, n°17, 1989
Les années de captivité (1940-1945)
Après la Drôle de Guerre comme sous-lieutenant d'artillerie dans la
première armée, j'ai été fait prisonnier avec ma Division à Dunkerque le 4
juin 1940. En arrivant dans mon premier camp, en Silésie, l'Oflag IID, j'ai
trouvé deux livres: un de Gide (je ne sais plus lequel) et Le Grand Meaulnes.
J'ai donc commencé le 10 juillet 1940, un cours sur le roman et inauguré une
première université à l'armée des Camps. Etant à l'époque dans les plus
jeunes, j'ai six fois changé de ccamp. Dans le dernier camp, nous étions 10000
officiers, une concentration d'intellectuels et un lieu de fermentation intense.
J'y rencontrai Jean Guitton.
En raison du cours de littérature que je faisais, je multipliais mes
lecture, en moyenne, un ivre tous les trois jours: Paul Valéry, Kierkegaard
(dont j'aimais l'analyse des trois stades: esthétique, éthique, spirituel, et
la distinction entre l'ironie et l'humour), Péguy encore, Stendhal, Anouilh,
Montherlant et Claudel, entre autres. Je suivais déjà mon tempérament avec un
besoin de structures que je trouvais dans la poèsie, le théâtre et la
philosophie (je me passionnais pour les oeuvres de Sartre).
Je profitais aussi de mes lectures étrangères: anglais (notamment Charles
Morgan, avec Fontaine et Sparkenbroke) mais aussi scandinaves (Sigrid
Undset) et américaines (Faulkner, Pearl Buck).
Les auteurs germaniques (Hegel, Schopenhauer, Keyserling, Jünger, Gertrud
von le Fort, Worringer) et surtout Nietzsche avec la Naissance de la
tragédie et Ainsi parlait Zarathoustra m'ont marqué et permis de
dégager une structure d'analyse des phénomènes de beauté pour un cours
d'esthétique. Je me donnais des définitions opératoires pour les distinctions
nietzchéennes, entre le phénomène apollinien (que je situais comme effet de
beauté obtenu en manifestation du dissemblable dans la continuité) et le
phénomène dyionisiaque (effet obtenu par la manifestation du semblable dans la
discontinuité). Les distinctions me servirent pour ma propre production
poètique et dramatique (inspirée autant par Valéry et Mallarmé que par
Péguy et Claudel).
L'importance de Nietzsche pour moi ne tenait pas seulement à l'esthétique
mais aussi à son rejet de toute limitation moralisatrice et réductrice, à sa
manière de décaper un vernis moralisant que je trouvais étranger au
christianisme (Camus me dirait plus tard que j'étais le second catholique
nietzschéen qu'il rencontrait.
Les influences espagnoles ont été aussi très importantes. Je retentissais
au Sentiment tragique de la vie avec Unamuno, ainsi qu'au
Schéma des crises avec Ortega y Grasset. Ce dernier me permettait de voir
où était la crise, qui intervient quand la culture ne donne pas les moyens de
comprendre la civilisation dans laquelle on est placé.
L'influence russe, enfin (Dostoïewsky: je me suis senti proche d'Aliocha
dans Les frères Karamazov; Merejskowsky avec Les mystères de
l'Orient et surtout Berdiaeff pour le nouveau Moyen-Age) fut
renforcée en fin de captivité par la rencontre de Nicolas Raiewsky, venu du
monde orthodoxe. Ce contact vigoureux compléta les influences juives et celles
protestantes des groupes d'Oxford pour me déterminer à une ouverture
oecuménique étendue à mes amis athées et franc-maçons en attendant mes amis
musulmans.
Je lus également nombres d'ouvrages de la littérature mystique ou
spirituelle. Je plaiderai en 1945, à mon retour de captivité, pour une
reconnaissance par l'Eglise cathologique de l'apport profond de Martin Luther,
en raison du quatrième centenaire de sa mort (1946): en fait, l'hommage fut
rendu en 1983 pour le cinquième centenaire de sa naissance. J'avais pris date. |