Où va la France ?

Aux sources du mal-être français : essai psychosociologique, 2010

 

Avec la collaboration de Vera ALBERTINI

texte inédit et original d'André de Peretti,

 

entretiens avec André de Peretti (audio-mp3)    

Introduction     

 

Introduction     

Le présent libelle a été lentement élaboré : au long d’un jubilé d’évènements et de contrariétés ou d’indignations nationales qui ne se résument pas aux émois de la première décennie du XXIème siècle. Les propos relatés et les considérants qui les accompagnent ont été scrupuleusement discutés et composés, rediscutés et confrontés, à longueur de décennies, à largeur d’actualités, à hauteur de perspectives et de dépits.

On pourra jauger ou non de l’actualité de leurs termes. Ils pourraient apparaître insupportables ou acerbes. Sinon, eussent-ils été écrits, ou décochés, par des Français ? Il semble que leur teneur ne saurait impudemment être répudiée par tout Français qui se respecte, regardant ses compatriotes autour de lui, et si franchement frustré en raison de leurs

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Mais de quoi est-il question ? Pour ne pas dire, à la façon de Foch, de quoi s’agit-il ? Ou encore, pourquoi s’agite-t-on ? On nous propose « la France en dépit » ? De qui, de quoi ? De tout, naturellement ; des Français, en particulier, de leurs dépits réciproques, de leurs mutuelles mortifications, de leurs mauvaises humeurs.

Mais leur invocation est-elle pertinente alors qu’une Crise de la Civilisation, culturelle, économique, écologique,  vient nous saisir au collet et se moquer de nos provincialismes ? L’édition de notes disjointes et cliquetantes conviendrait-elle alors à une période agitée de turbulences planétaires, et tremblante de mondialisation ?…

Plus que jamais, nous apparaît-il ! Car le Monde ou l’Europe ne sauraient nous dissuader de nous préoccuper des dépits qui nous fondent et qui dressent notre Pays, par le dépit de nous que nous lui assurons. Voire ?

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Mais la France aurait-elle qualité pour être invoquée ou se dépiter, s’emporter, contre ses enfants (à supposer que certains se reconnaissent tels) ? Et la France préoccuperait-elle encore les jeunes générations au point de se quereller sur elle, identitairement ? Nous en sommes persuadés pour le conscient et l’inconscient de chacun. Et vous ?

Et même, nous osons prétendre qu’il est juste, franco-français parlant, de considérer la France comme la furieuse raison sociale des Français soucieux de s’emporter contre chacun et tous, mais réunis intimement par leur vœu perpétuel de se voir délivrés demain de toute indulgence civique, patriotique.

Depuis des temps anciens, que cela convienne ou non, chaque Français ne répète-t-il, secrètement ou à pleine voix (parfois avec des ponctuations explosives), les mots que Shakespeare plaçait dans la bouche d’un Hamlet, obsédé par un spectre paternel, dépité contre sa mère la reine, (indûment remariée à son beau-frère), agressif contre l’homme d’État Polonius dont il aime et rend folle la fille Ophélie, avant de tuer le fils Laërte et de mourir en entraînant outre-tombe l’oncle réputé usurpateur et empoisonneur : « Notre époque est détraquée. Maudite fatalité, qu’entre tous, je sois né pour la remettre en ordre ! »

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Si vous n’avez pas envie de parler ainsi, si vous n’avez rien entendu de la sorte, si vous n’avez pas pesté contre notre passé, si vous n’êtes pas excédé ou désemparé du présent et si vous ne proférez aucune menace contre l’avenir des Français, si vous ne jurez pas ou n’avez pas juré que la France ne vous insupportait pas, alors ce livre ne vous concerne pas. C’est que vous seriez déjà du côté des Pangloss pour qui tout est pour le mieux dans la meilleure des Frances ou des Europes ou des Chines (Afrique et Amérique provisoirement exclues).

Mais si vous êtes du côté des Candides, ergotant et protestant, ou écoutant les ergoteurs et cherchant entre les faits des intentions pour quelques réflexions, alors peut-être ce livre vous dira-t-il quelque chose, ne serait-ce que sur le point de savoir pourquoi le Français, né malin et léger, rappelle pourtant Hamlet « humanistiquement » !

Chapitre 1   Hamlet ou Alceste ?

 

Tout était-il pourri au royaume de Danemark, quand le jeune Hamlet y portait sa fureur ? Polonius, Ophélia et Laërte méritaient-ils d’êtres frappés ? Tout est-il vite et toujours pourri en France ? Les régimes, les mœurs, les hommes ? Il nous semble qu'on n'en pourrait douter, s'il fallait écouter, non certains critiques médiatiques mais chaque Français, jeune ou âgé.

 

YYY

 

Indépendamment du présent, depuis des lustres, et mises à part quelques trêves tremblantes, nous entendons, comme chacun, nos compatriotes reprendre, à leur compte et pour tout âge, les propos du jeune Hamlet. Rien n'est longtemps épargné, personne n'est exempt ; en France, l'autorité est bientôt suspecte et incestueuse, l'impôt scandaleux, les affaires en suspens, le pouvoir en procès, la justice même en suspicion, la nation rebutée ; et les partis ou les antipartis se conspirent de tous côtés, consciencieusement.

Des spectres familiers, morts idéalisés, arment nos cœurs pour un incessant jeu de massacre.

 

YYY

 

Figures idéales à droite : Jeanne d'Arc, avec Saint Louis ; mais on invective en leur nom. Et il faudrait, dit-on, pour eux bouter hors de France la moitié des Français et, pardi, tous les immigrés !

Richelieu assure aussi de nos misères ou tergiversations. Honni à son époque, mais regretté sous Mazarin, détesté par la Restauration et les Romantiques, il est souvent appelé en témoignage et en armure : pour confondre nos régimes et nos dérisoires négociations.

A gauche Robespierre et Jules Ferry sont considérés (et Napoléon ?…) Ils fouaillent en nous à notre gré, une impénitente nostalgie de l'homme fort, qui n'abandonne rien : celui qui nous a manqué, nous manque ou manquerait, ou nous aurait trompé.

Henri IV est parfois rappelé (même Vert-Galant, libéral et gaulois !) .

Ni Colbert, ni Voltaire, ni Marat, moins encore Talleyrand ne nous consolent du présent. Cependant que Poincaré et Jaurès, Clemenceau et Foch, Pompidou et Mendès France, naïvement réconciliés, nous galvanisent d'indignation. Robert Schuman nous apaiserait-il que de Gaulle rappelle qu'il fut à la fois acclamé et adulé, autant qu'exécré et démissionné.

Nos spectres, avec le Soldat Inconnu, peu nombreux heureusement mais actifs.

 

YYY

 

Inconnu, inconnus et idéalisés. Passe pour les Saints. Mais les querelles et les reproches sont oubliés pour tous les autres ! Chacun pense à soi.

On fait beaucoup de héros en France ; et on souhaite qu'ils soient agneaux. L'image d'Epinal a cours. Non plus des portraits ; mais des inconscients collectifs, projetés ou décriés en couleurs.

Ce peuple qui exalte puis lacère les vivants ou inversement, fait bon ménage avec ses spectres. Il est poli. Il ne lit pas les Grandeurs ou Misères d'une victoire : il ne sait plus que Foch et Clemenceau se sont entre-déchirés, ni que le Tigre fut suspecté, gravement. Il oublie les tentatives d'assassinat contre Charles de Gaulle.

Nous ne voulons pas savoir, nous voulons heurter : à raison ou à tort.

Car, retournés vers les spectres, vers les « Ombres du passé, ce formidable revenant » comme écrivait Foncin en 1898, nous entrons dans l'avenir à reculons. Sans vision directe, et donc avec bousculade ; maugréant contre qui nous touche. Nul ne sait trop où l'on en est. Est-ce vrai ?

 

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Comme pour Hamlet, « être ou ne pas être » reste notre indécise question. Être ou ne pas être dans un système à rebours, en pourriture, en défaitisme, en tyrannie, en décadences, en menaces civiles. « Le gouvernement était en pleine décomposition » : ces mots de Pierre Pflimlin visent la crise terrible, et oubliée, de novembre 1947, surmontée par ce même gouvernement, présidé par Robert Schuman, l'Européen, en plein début de la « Guerre froide ».

Tous parient pour le pire, toujours plus sûr (malgré Claudel qui nous dit en sous-titre du Soulier de Satin que « le pire n’est pas toujours sûr »). « J'accuse ». En France, Zola a fait souche. « Le débat français s'éternise » assure P. Legendre en 1966, pour un traité de Science administrative. Dix ans plus tard, Alain Peyrefitte, anxieux du Mal Français, peut confirmer que : « de tous les régimes qu’a connus notre peuple, pas un n’a su éviter la catastrophe », ce qui promet encore ! Il faut « refonder la République », « réparer le désastre », titre Le Monde d'un certain 5-6 mai 2002. Et depuis...

 

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Il suffit de lire et d'écouter ; la Nation et l'État sont aisément mis en cause. Par les uns, par les autres, et par tous.

Grande peur ou bourgeoise ou mal-pensante : « le régime nous a conduits à l'abîme ». Colères des Clercs : plus de mœurs, mais des atteintes aux libertés et le dégoût de leurs Figures. Accroissement du déséquilibre entre nantis et appauvris multipliés. Et le vulgaire, d'un seul cœur : ils sont tous vendus, à moins qu’ils ne trahissent. Antiparlementarisme, antiprésidentialisme, antigouvernementalisme, antipartisanerie… A l'unisson, nous entendons : « il faut que cela finisse ». Ou bien « allons, Enfants… » car « c'est la lutte finale »….

Qui finira ? et quoi ? Mais où finirait-on ? On doute de tout. « Les hommes n'ont pas besoin de maîtres pour douter » pestait Bonald au XIXe siècle. Parole française ! Et qu'y pouvons-nous ? Même quand ils ont raison !

Haine provisoire du temps, impatience du présent, « furia francese », haine permanente de l'entité « France » ou de l'État par les Français ? Comment en décider, si l'on voit que notre pays a toujours été injurié par ses plus indiscutables défenseurs ?

« Toutes les Frances au salon ! Vous n'aurez que l'embarras du choix, à condition de patienter quelques minutes, parce qu'en ce moment les pauvres filles sont couchées un peu partout avec un national dessus ».

Ainsi parle Bernanos, dans Les grands cimetières sous la lune. Nous songeons à Ophélie.

 

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Et Bernanos n'est pas seul. Bien sûr, cet autre nationaliste, Drieu de la Rochelle, trouvait « une puissance de syphilis dans la France ». Mais nous aimons, à l'opposé, Proudhon, socialiste généreux, reprenant Ackermann , à la française : c'est-à-dire que, défendant, il accable, implacablement.

« Toujours vous accusez la France, comme si la France, comme si une nation tout entière, la plus spirituelle et la plus généreuse des nations, pouvait être solidaire, aux yeux de ses enfants, des gouvernants qui la déshonorent, des coteries qui l'abusent, des charlatans et des scélérats qui l'exploitent ».

Déshonneur, coteries, charlatans et scélérats ? c'est beaucoup pour une nation !

Ce ton ne date guère chez nous, à droite ou à gauche, comme on a pu s'en apercevoir tout récemment !

 

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Pourtant, l'enthousiasme, autant que l'appétit, est grand en France : il manifeste dans la rue et dans tous les sens et il exige. Comme de Gaulle eut raison et reste entendu : « La France n’est réellement elle-même qu’au premier rang ».

Mais la déception est prompte ; Messire Gaster, trop gâté, s'aigrit sans délai. Et le ressentiment assure indéfiniment son règne ; il salive et il mord.

L'on ne s'échauffe entre Français, à vrai dire, que sur le commun espoir de digérer d'incessants dépits. Chaque régime ou gouvernement ne se consolide-t-il pas aux dépens de celui qui le précède ? Voyons réfléchissons ! Mais comme chacun veut prêter ses goûts au réel, l'impatience prend le pas ; et renaissent les luttes, proprement appelées intestines.

Alors les Français se parlent. L'oreille mauvaise, tournant le dos à la France, on cause. Et des questions sont vertement posées. Des revendications et des dédains à l'égard de l'État. « Soyez résolus de ne le servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez, ni le branliez, mais seulement ne le souteniez plus : et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas, et se rompre ». Ainsi parlait le doux La Boétie, en 1548. D'actualité, cinq siècles après.

Le désaveu de l'État n'est toutefois toléré chez nous que s'il fait long feu et s'il est réflexe : tendancieux, il est accueilli, encouragé par les Français. Il est national. S'il lui advient d'être lucide, il est excommunié. Si la critique s'attache à un détail gênant, si elle s'applique à des errements particuliers qu'il soit possible de réformer, elle est menacée par la réaction générale.

Une observation pertinente est identifiée à un « dénigrement systématique », mais le masochisme perpétué est tenu pour égal au patriotisme.

 

YYY

 

Mettez en cause successivement tous nos régimes, tous nos gouvernements, tous nos partis, vous êtes un patriote. Dénoncez les mœurs dans leur ensemble, et les hommes globalement : vous serez applaudis et suivis. Hamlet s'écrit Alceste en français.

Mais hasardez une proposition, une réforme ou une critique sur des errements licites ou des erreurs coupables, au plan local, international et jadis colonial : vous êtes un impie. Proposez des solutions partielles et raisonnables, des « réformes » : vous devenez un traître pour les Gouvernements et pour tous les partis. Tandis que vous seriez un héros national si vous proposiez de bouleverser de fond en comble et de refonder l'édifice français : pour remédier à la décadence dénoncée (sans rien changer ?…). Notre société n’est-elle pas bel et bien « bloquée », constate Michel Crozier, parlant « constamment de changement », mais se refusant « malgré ses apparences révolutionnaires, à envisager le moindre changement réel » ?

Désespoir bien léger !

 

 

 

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Français volontiers déçus, soyez prudents dans votre lucidité, évitez la sobriété dans l'analyse critique. Parlez avec excès, à condition de ne pas être pénétrant. N’écoutez pas Ernest Renan qui soutient que : « le mal français…est le besoin de pérorer, la tendance à tout faire dégénérer en déclamation » .

Si vous voulez être considérés, mélangez tout. Vivez dans les brumes d'Elseneur. Et ne vous avisez pas de parler raison, en vue de la grandeur morale, des intérêts ou de l'équilibre de votre pays: vous iriez peut-être en prison.

 

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Voulez-vous quelques exemples, puisés à même l'inépuisable histoire de France ? Le président Caillaux fut condamné en Haute Cour, pour avoir obtenu un traité avec l'Allemagne qui permit jadis l'œuvre française au Maroc. Pour avoir souhaité un équilibre européen. Pour avoir créé une fiscalité raisonnable et l'impôt sur le revenu.

Anciennement, Turenne et Condé se laissèrent l'un à l'autre opposer pour être ensemble abaissés. Ô revirements incessants de la Fronde !

Ferry, recréateur d'un empire qui fut colonial, et Joffre, vainqueur sur la Marne, furent décriés. Clemenceau, artisan d'une dure victoire, et Briand furent battus aux élections du Congrès. Léon Blum et Paul Reynaud ont été oubliés. Thorez et Georges Bidault momentanément en exil. Jean Monnet, créateur de l'Europe avec Robert Schuman, fut boudé.

Plus spectaculairement, il y eut deux fois Colombey. Et puis après ?

Tous ceux qui ont été, à tort ou à raison, mis sur le pavois comme ayant, à un moment donné, bien « mérité » de la Patrie, ont été craints, jugés, abandonnés, menacés ou reniés. Dès lors qu'ils n'étaient plus des machines à dénigrement ; des prétextes à protester, sourdement ou de façon obvie; des « gueules cassées » ou des « chênes qu'on abat ».

 

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Ne suspectez pas seulement les hommes d'État. N'assurez pas avec Clemenceau : « Je vote pour le plus bête ».

Mais dites que la France est une « catin ». Parlez de cette « gueuse », dont on ne sait plus, depuis Cassagnac et les Bonapartistes de 1870, si c'est la République, l'organisation économique, la majorité présidentielle, l'opposition ou la France. Par ces éclats, vous vous signalerez comme un bon Français-voire un grand homme - un Hamlet !

Et vous aurez dès lors le droit d'invoquer devant ces étrangers qui nous observent, la « doulce France » de toujours, qui doit redevenir (nationalement et internationalement) le plus grand pays du monde, à condition de mettre à la raison, la « tourbe de braillards impuissants » (Cambon), qui nous conduisent, droite, centre, ou gauche, bras dessus bras dessous, « à l'abîme ».

Voilà l'usum delphini, toujours en vigueur.

 

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Contrastes ! Notre frénésie d'abaisser trompe évidemment tous ceux qui n'ont pas la rage d'être Français, sinon nous-mêmes.

Étrangers, ne vous fiez pas à nos compatriotes écœurés de leur pays, de leurs mœurs, ou de leurs hommes d'état : si vous abondiez dans leur sens, vous subiriez très tôt des démentis outrageants (nous excellons aux voltes et autres figures de manège).

Voltaire vous a déjà prévenus. Et ce n'est pas d'aujourd'hui : « on ressemble à celui qui voulait bien dire à sa femme qu'elle était une catin, mais qui ne voulait pas l'entendre dire aux autres ».

André Siegfried pouvait répondre à un interlocuteur : « Si vous vous montrez sévère pour la France, ils vous traiteront de masochistes ; indulgent, ils vous taxeront de chauvinisme ».

 

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Il est pourtant des scrupuleux, des rigoureux, parmi les Français. Par chance pour eux, le gouvernement et l'administration sont des cibles méritoires pour atteindre le Pays sans avoir l'air de le viser. « Songez-y bien. S'il y a tant d'anarchistes, c'est qu'il y a beaucoup de gens dégoûtés de la triste comédie que depuis tant d'années nous donnent les gouvernements ». Ce plaidoyer de Louise Michel, approprié à sa propre défense, en 1883, nous appartient aussi toujours, ainsi qu'à Olivier Besancenot ou Arlette Laguiller. Par notre faute ?

La France assurément serait supportable si l'État-Employé comme l'État-Patron n'était coupable, bouc émissaire ou « Polonius » ! Et n'est-il pas coupable ?

« Dans toutes les affaires publiques que l'on a traitées depuis vingt ans, la légèreté, l'ignorance absolue, la phraséologie joviale ont été les caractères de l'Administration française, pour l'intérieur et l'extérieur ». Ainsi Gobineau expliquait-il posément « ce qui est arrivé à la France en 1870 ».

En 1870, ou de nos jours ? Aujourd'hui ou plus anciennement ? Et par quelle fatalité ou quel vice de notre part ?

 

 

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Faire, à tout bout de champ et de suite, le bilan rigoureux du Pays, du peuple, des partis, de l'État, de la Fonction publique ou plutôt, sans accepter de balance, critiquer chaque poste de la vie française comme s'il représentait le tout, majorer son déficit, ne consulter aucun actif, protester contre toute compensation ; répondre à toute raison de ne pas désespérer par la condamnation d'une part de la communauté : fonctionnaires ou peuple, régime ou partis, élites ou techniciens, banlieusards ou immigrés, étudiants ou paysans, la partie étant prise pour le reste. C'est la grâce qu'il faut consentir à un Français. Laërte convoqué en duel, éternellement !

 

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Patriotisme, haine, confusion, flou, progrès ou stagnation, régression, vérité, liberté ? Wellington avait-il dit vrai : « Cette nation n'a pas de principe »?

Ou dépit, dépit amoureux du Français en face d'une France insoumise, échevelée comme Ophélie…Tragédie ? La sévérité, l'amertume du langage (et quelque délire) sont-elles consubstantielles à la vocation de Français ? Et le dénigrement est-il une habitude, seconde nature, plutôt que le fruit amer du malheur ? ou une voie de la libération pour les individus ?

Être ou ne pas être en divisions incessantes, en dissolution ? Sur la voie de la décadence ou de la tyrannie, être ou ne pas être dupe de notre esprit critique, ou de notre passivité ?

Car si, pour Spinoza, vivre, c'était persévérer dans son être, pour un Français, vivre est peut-être persévérer dans le dénigrement ou l'opposition complice ? Mais Guillot criait au loup, jusqu'à ce que personne ne l'entendît plus. Sommes-nous à ce point ? Et y viendrons-nous ?

Ou la déconvenue instante des Français fait-elle bien la preuve que la France vit et subsiste ? Et faudrait-il juger que la France irait à sa perte si les Français se lassaient de l'annoncer ou de s'en menacer ?

 

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« Quand je cesserai de m'indigner, j'aurai commencé mon vieillissement ». Ce mot de Gide, dans les Nouveaux prétextes peut-il être un avertissement collectif ? Ou bien un rassurement topique ? Ou une douce manie ? Indignez vous ! rappelle Stéphane Hessel, par justice cependant.

 

Chapitre 2  D'une erreur commune aux Français..

Aussi loin que remontent nos souvenirs, n’avons-nous vu nos proches ou des inconnus hocher le chef et, après de vaines et courtes périodes de latence, déconsidérer tranquillement notre pays, son avenir, sa sécurité, ses institutions, ses valeurs, et toutes charges : s'ils étaient patriotes ou militants.

Ne cessant d'en être surpris, nous nous sommes piqués de savoir si cette attitude dépassait les temps que nous avons vécus et approchés : non par vaine curiosité ou pour surenchérir ; mais bien plutôt par apaisement. Car nous n'avons jamais cru la France moins sûre ou plus en difficulté aujourd'hui qu'hier, ni son destin moins déconcertant pour ses enfants ou pour les autres pays.

Nous avons donc tenté de retrouver les opinions d'antan, par-delà les supputations des historiens, nous souvenant de l'exhortation de Sainte-Beuve : « Ô historiens, qu'en dites-vous ? Et toutes ces grandes explications du passé où il n'entre pas le plus petit mot pour rire, qu'en pensez-vous maintenant ? Il y a longtemps, pour mon compte, que j'en pense ce qu'il faut : ironie et dérision universelle ».

 

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Ironie ! Comment les Français connaîtraient-ils leur Histoire de France, immédiate ou passée, s'ils en ont exclu les mots pour rire autant que pour se dénigrer.

Il importe, au contraire, de redécouvrir la chronique de nos diatribes, de nos satires (Ménippée ou non) et de nos incessantes contestations. Ou, comme le déplorait déjà, au XVe siècle, Alain Chartier, dans le Quadriloge invectif, de bien voir « la douloureuse fortune et le piteux état de la haute seigneurie et glorieuse maison de France ».

Le Quadriloge invectif : ce titre nous appartient. Et nous appartient aussi ce mélange de gloire et de « piteux état », portant sur tous nos démêlés internes et externes, depuis César et Alésia. Oui, depuis aussi loin !

Histoire de France ou Histoire de notre déception fatale des régimes et des gouvernements en cours. Et Histoire de notre citation, éperdument fausse, du passé, d'ordre ou de révolution.

« Français, vous avez la mémoire courte », proclama même Philippe Pétain. Hélas ! mais honni soit qui mal y pense.

 

 

 

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Voulez-vous que nous remontions, non les Champs-Élysées, mais les parcours infernaux de nos éternelles remontrances : erudimini…

Laissons peut-être Montaigne objecter doucement : « Ne voit-on rien aux histoires anciennes de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours ? »

Nos temps sont habituellement plus courtois ; encore que sous nos guerres, nos expéditions ou nos explications (et nos échauffements)…Henri Mendras put constater : « On lit tous les jours dans les journaux, et parfois même dans les rapports officiels, que la France est grandement menacée. Elle serait en passe de se fracturer…».

Mais écoutons aussi plus « frondement » : « En quel état, en quelle condition se trouve présentement la France ? Il semble qu'elle affecte de se dépouiller elle-même de tous les avantages acquis sur l'Angleterre dans les siècles passés …Tout branle… » Qu'aurait pu dire le Cardinal de Retz actuellement ?

Et quel secours nous apporte, pour une saine colère de redressement, la référence par certains au passé royal de la France, s'il faut entendre dire, une génération plus tard, par Saint-Simon, à l'apogée de Louis XIV : « L'esprit de vertige ou d'aveuglement était tellement répandu sur nous depuis très longtemps que l'ineptie était un titre de choix et de préférence en tout genre, sans que les continuelles expériences en pussent désabuser ».

On s'explique alors « les incroyables tempêtes sous lesquelles l'Église, l'État, le savoir, la doctrine, et tant de gens de bien de toutes les sortes, gémissent encore aujourd'hui ».

 

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A ce son de glas, répond le de Profundis de Fénelon, dans son Mémoire sur la situation déplorable de la France en 1710 :

« Pour moi, si je prenais la liberté de juger de l'état de la France par les morceaux de gouvernements que j'entrevois sur cette frontière, je conclurais qu'on ne vit plus que par miracle, que c'est une vieille machine délabrée qui va encore de l'ancien branle qu'on lui a donné, et qui achèvera de se briser au premier choc. Je serais tenté de croire que notre plus grand mal est que personne ne voit le fond de notre état ».

 

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Personne ne voit le fond, mais tous le regardent ou crachent vers lui. Ingouvernable nation! Et chacun est tenté de croire à quelque passé, spectre amical, pour regimber contre le présent et contre les chances de l'avenir !

« Le temps n'est plus comme il était il y a quarante ans ; tout le monde se portait bien ; on marchait ; on était gai ; on ne demandait qu'à rire et à danser. A présent, tout le monde est d'une tristesse insupportable ». Un moment après, la conversation tourne du côté de la politique.

« Morbleu, dit un vieux seigneur, l'État n'est plus gouverné : trouvez moi à présent un ministre comme Monsieur Colbert ».

A combien de nos contemporains n'avons-nous entendu tenir ce langage, ou peu s'en faut ? Nos conversations ne diffèrent guère des communications de Rica à Usbeck, dans les Lettres Persanes, en 1721, an de grâce.

Mais qu'aucun homme d'État ne trouve, en ce trait, absolution. Grâce !

 

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Bientôt deux siècles et demi. La France était biologiquement le premier pays d'Europe. Non moins en difficulté sur toutes ses frontières. Montesquieu s'affectait déjà des récriminations, de la neurasthénie, françaises. Les Misanthropes….

Et Voltaire annonçait à Frédéric de Prusse (27 mai 1737) : « Je crois que les Français vivent un peu dans l'Europe sur leur crédit, comme un homme riche qui se ruine insensiblement ».

Tandis que Necker, un demi-siècle après, se plaignait de la « vacillation continuelle du gouvernement dans ses plans et dans ses systèmes », qui « décourage les causes secondes et entretient les oppositions de tous ceux qui ont entre leurs mains quelques moyens de résistance ».

Diable ! nous connaissons toujours cela.

 

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Regrets du passé, dépit sur le temps qui court, instabilité française : aucun régime, aucune époque n'y ont coupé.

Ce qui vous paraît désespérant pour l'avenir ? ou le présent ?

Ceci nous console plutôt. Puisque ce qui fut dit, ou prédit, ou vécu, le fut autrefois, pour des temps que le recul a remis en leurs places hautes : grâce aux qualités du peuple. Car la nation souterrainement agit.

Vous ne nous en croyez pas ? Vous jugez qu'il y a des degrés dans l'avilissement. Et vous pensez que nos textes se rapportent à des siècles trop anciens ? Et qu'il y eut des éclats, il n'est pas si longtemps, quand Béranger chantait.

Mais écoutez encore les témoins de ce passé plus proche, et vérifiez s'ils laissent place aucune à votre incrédulité :

« Je dis seulement que sous la Charte de 1830, notre liberté n'ayant ni but ni boussole, est celle de tous les crimes, et notre ordre social une parfaite dissolution ».

Face à nous, la parole était à Proudhon.

 

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Théoricien de gauche, répondrez-vous. Mais vous auriez oublié Balzac : « Qu'est-ce que la France de 1840 ? Un pays exclusivement occupé d'intérêts matériels, sans patriotisme, sans conscience, où le pouvoir est sans force, où l'élection, fruit du libre-arbitre et de la liberté politique, n'élève que les médiocrités, où la force brutale est devenue nécessaire contre les violences populaires, et où la discussion, étendue aux moindres choses, étouffe toute action du corps politique ; où l'argent domine dans toutes les questions… ».

La France vue en 1840, ou regardée récemment ? Ce texte est-il contemporain des temps difficiles, ou reproduit-il si fidèlement la conversation ininterrompue de nos voisins, dans les transports en commun, les supermarchés, les universités, les bistros ou les salons ? Hier encore ? ou demain ?

« Nous casserons-nous le cou ? », interrogeait aussi, en 1847, Stendhal.

Au journal d'hier ou d'aujourd'hui, l'éditorial est de la même veine.

 

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Et voulez-vous, plus à droite, du côté de l'ordre, écouter mot à mot, ce témoin, ancien précepteur du duc de Bordeaux, dans une lettre du 28 octobre 1837 : « Que deviendra la France, l'année prochaine ? On s'est bien souvent trompé sur l'époque d'un nouveau bouleversement. Cependant, il faudra bien qu'il arrive ». Ne voilà-t-il pas une attitude française, d'hier comme de toujours ?

Mais la suite de la lettre de Monseigneur Tharin importe : « Il faut que cette nation soit punie pour ses crimes passés et présents, car elle n'a profité ni des châtiments, ni des bienfaits du ciel ».

La mère d'Hamlet, coupable. Notre dépit national !

 

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Mais on ne saurait résister au plaisir de lire encore la fin de cette lettre si pure dans ses stéréotypes :

« Or, mon cher ami, c'est en 1838 (traduisons : bientôt) que sera renversé dans le sang le trône de Juillet (écrivons : le Pouvoir) élevé dans la boue. Il sera renversé par les républicains (disons: l'extrême gauche) : ils seront la verge de fer dont le Ciel dans sa justice se servira pour châtier la France. Ils domineront pendant une partie de 1838 et de 1839. Mais le grand monarque les écrasera comme des vers de terre. Sa gloire sera courte. Il ne fera que passer, mais il aura aplani la voie au trône. Et notre Henri régnera paisiblement en 1840. Ainsi l'annonce une prophétie que je crois vraisemblable ».

 

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« Vraisemblable » ? et « Paisiblement » ! Nos contemporains auraient tort de rire. Il y eut de nos jours le recours à Sainte Odile et à Nostradamus. Même ironiquement, par Gaxotte. Et combien de prédictions de nos modernes astrologues, combien de discours politiques ou dominicaux ressemblent à ce texte mémorable de Monseigneur Tharin ! Glorioles à l’inverse des habituelles dénonciations.

D'autres écrits, imprimés de nos jours, parlent aussi de la Mission divine de la France. Où nous sommes avertis, après une restauration accomplie avec Jeanne d'Arc :

« Alors, mais alors seulement, la France redeviendra la plus puissante Nation, car le Christ renouvellera avec son Roi - qui seul a le droit et le pouvoir de le faire - l'alliance tutélaire en vue de laquelle a été créé notre peuple…Noël, Noël ! Vive le Roi ! Noël, Noël… ».

Ainsi rêve-t-on aux sapins illuminés. Et l'auteur porte le nom prédestiné de La Franquerie, légitime si l'on doit s'occuper aussi fortement de la France.

A droite, mais à gauche aussi, où sont prévus « des lendemains qui chantent ».

 

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Passion des révélations profanes, ou du Père Noël. Aucune désillusion, aucune détestation ne nous guérissent d'espérer en des actions ou apparitions providentielles qui doivent nous garder de nous-mêmes et de notre réalité constamment décriée, même à juste titre.. A bon compte. Et durablement.

De grands « Rassemblements », ou de grands Saint-Bernard. A qui nous demandons beaucoup. Trop. A qui nous nous rallions, provisoirement unanimes – Cent Jours !

« Arrêtez, vous ne nous convaincrez pas des écarts de notre Histoire », riposterez-vous. « Car il y eut de pauvres époques, et vous choisissez en elles vos opposants. Vous voici démasqué. La troisième, la quatrième, la cinquième, le dix-neuvième, Louis Seize ! Mais ne reconnaissez-vous pas qu'il y eut des périodes vigoureuses et prospères, sur lesquelles nous fondons légitimement nos espoirs de renouveau ? ».

 

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Les Français « s'aveuglent plus que tous les autres dans la prospérité et se perdent de cœur et de jugement dans l'adversité et les travaux ».

Cette observation de Richelieu en dit long. Le cardinal concluait de ce fait, pour sa politique fiscale : « Si les peuples étaient trop à l'aise il serait impossible de les contenir dans les règles de leur devoir ». Ainsi, les époques de prospérité sont en France dangereuses pour « l'ordre ».

Raymond Aron l'avait observé tout près de nous : « Rarement, une nation a connu trois années aussi prospères que les années 1953-1954-1955. Rarement des élections ont manifesté autant de mécontentement que celles qui suivirent cette prospérité exceptionnelle. En dépit des apparences, il faut dire mécontentement à cause, et non en dépit de la prospérité ». On en vit la conséquence : le changement de régime en 1958. Et en 2002, que vit-on ? et en 2007 ou 2012 ?

Gaxotte observe également que ce fut une période de prospérité qui conduisit, sur le fait d'une récession, à la Révolution, alors que, de 1715 à 1792, la France n'avait pas été envahie et que le commerce du Royaume avait atteint « à la veille de la Révolution, le chiffre énorme de 1 153 millions qui ne se retrouve plus avant 1825 ».

On en dira peut-être de même pour les puissants sursauts de 1968 : un début de récession dans une prospérité affichée (décriée au surplus en tant qu' engluante). Ne disons rien encore de temps beaucoup plus proches…

Nous ne nous sentirons donc pas le cœur de contester à Bonaparte ce qu'il écrivit en 1787 à Talleyrand : « le caractère distinctif de notre Nation, c'est d'être beaucoup trop vive dans la prospérité ».

Ce trait invite à réfléchir.

 

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Devenu Empereur, Napoléon était soucieux de continuité. Il prescrivait à son ministre de l'Intérieur, en 1808 :

« On doit être juste avec Henri IV, Louis XIII, Louis XIV et Louis XV, mais sans être adulateur…Il faut remarquer le désordre perpétuel des finances, le défaut de règle et de ressort dans l'Administration, cette France bizarre…; de sorte qu'on respire en arrivant à l'Epoque où l'on a joui des bienfaits dus à l'unité de lois, d'administration et de territoire ».

Respirait-on vraiment durant le Consulat et l'Empire ? Et que penser de la « faiblesse constante du gouvernement sous Louis XIV même », relevée aussi par Napoléon ?

A ces lumières, on peut se demander ce qui nous porte à déplorer trop fort nos époques ou à craindre pour notre avenir, sans vérifier leurs mérites. Le recul ne leur donnera-t-il pas de la hauteur ?

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Autant que le passé, c'est le présent et le devenir, quoi qu'il arrive, qui seront perpétuellement contestés. « Nous débitions les plus mauvaises nouvelles ; nous disions que les affaires allaient changer de face, que Rome serait troublée par les divisions, que nos armées seraient défaites ».

Ainsi sera l'aveu de nos Mémoires d'Outre-Tombe. Nous n'aurons rien à envier à Chateaubriand.

 

XXX

 

Notre dépit sait même se réjouir de la précarité de nos systèmes. En ce sens, il y a plus d'un demi-siècle, dans son Enquête sur la Monarchie, Maurras remarquait : « Le gouvernement républicain n'est pas affermi, loin de là. L'opposition n'est pas affaiblie, au contraire. Les termes du problème sont les mêmes, aggravés encore, et leur rapport n'a pas changé. La solution de fait est seule en suspens… ».

Ce philosophe, qui connaissait bien Les Chemins de Paradis, maître en lucidité, se dupait évidemment sur son temps. A force d'être Français. Il voulait atteindre l'instant. Il croyait décrire une situation significative. Il dénonçait seulement un état de choses permanent. Il lui eût suffi d'effacer le mot « républicain ». Tout demeurait vrai, sur des siècles et aujourd'hui. Car tout système de gouvernement et de société, en France, par-delà les noms des régimes, est en suspens, et se maintient par sursis.

En ce pays, c'est le plus provisoire qui dure. Et la stabilité vite insupporte. Car alors « la France s'ennuie », ainsi qu'il était dit à l'époque de Guizot.

L'avertissement a été repris en mars1968 par Viansson-Ponté : « La jeunesse s’ennuie,les Français s’ennuient, un pays aussi peut périr d’ennui »…

Et plus récemment !

 

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De même, un autre Français écrit à son frère, pour le réconforter : comme on verra aussi, Paul à Jules, les deux ambassadeurs Cambon (l'un à Londres, et l'autre à Berlin).

Mars 1900. Qu'importe la date ?

« Il y a dans toutes tes réflexions du vrai et du faux. Du vrai si l'on se met à un point de vue absolu, nous n'avons pas de gouvernement digne de ce nom, pas d'institutions, pas d'esprit public, nous tombons de plus en plus dans les mesquines disputes et nous avons un air de Pologne, mais toutes ces causes ne produiront pas immédiatement leurs effets. Il t'arrive ce qui arrive à ceux qui voient de trop haut et de trop loin ; tu considères comme prochaines des catastrophes que nous ne verrons peut-être ni toi ni moi… ».

Si, la date importe : 1900, c'était la « Belle Époque ». 1900 !

 

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Même à cette époque, Paul Cambon, citoyen éclairé et soutien du régime, voit le pire, comme Jules. Il réprouve « cette lamentable tendance qui s'accentue de plus en plus à se servir des incidents de la politique extérieure pour des fins purement intérieures ». De la Russie à l'Angleterre et à la Chine…Il trouve encore, en 1907, que « les affaires de la France sont bien tristes. On a soufflé sur le feu et l'on s'étonne que tout brûle… ».

Mais il recule l'échéance, comme avait fait Louis (le quinzième). L'incendie, le déluge seraient pour plus tard. Après nous.

Ainsi se menace-t-on souvent entre Français. A retardement, ou à répétition - sans conséquence - par vertige.

 

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Faut-il ajouter : « Rien de plus juste que de réclamer, avec la dissolution d'une chambre discréditée, la révision de la Constitution » ?

Ne nous hâtons pas de montrer notre satisfaction ou notre stupeur, Français. Car cette considération est inactuelle. Elle provient d'une note du Comte de Paris, mais du 24 avril 1888.

Elle est restée vraie. Donc aussi la perpétuelle hargne contre nos diverses constitutions, même chez les républicains. Nous croyons, sans nous en lasser, aux révisions. Malgré l'avertissement de l'indiscutable Le Play :

« Les plus grandes intelligences se sont usées chez nous, pendant soixante-dix ans, à rédiger quinze constitutions inutiles … ».

On recommencera. On structurera à force d'aimer déconstruire et dissoudre avec délice, avant terme Ainsi en 1997, pour une Assemblée Nationale !

 

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Que nos compatriotes cèdent alors à la tentation, soit. Mais qu'ils se dupent. Car il faut enfin parler d'une erreur commune aux Français, comme fondement de la vie nationale.

Et cette erreur serait de proclamer ou de croire inlassablement que tout doit aller de mal en pis, mais pourrait devenir meilleur et que chaque nouvelle crise serait définitive mais salutaire, comme s'il n'y en avait pas eu déjà tant d'autres, aussi nécessaires ! Ainsi, en 1943, au plus profond du désespoir de l’Occupation, pour redonner un peu de moral à ses concitoyens, Dufourcq, un historien, publia un livre intitulé Les grands redressements français, nous rappelle Henri Mendras.

Il est vrai que des réformes capitales sont toujours possibles. Mais quelle chance ont-elles, alors que la contestation n'a souffert, chez nous, aucun répit ? Et que, dans l'heur aussi bien que dans le malheur, chaque Français enrage sans peine de son Pays, de son époque, de ses contemporains, des « adultes » ou des adolescents ; même quand il se hâte de les louer, afin de se préparer à la critique.

Nous ne parlons de catastrophe que pour provoquer des « anastrophes ».

Ici seulement tous se joignent.

 

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D'une erreur commune aux Français. D'une double erreur : crier en tout temps et faire comme si le Pays devait aller à la faillite ; et croire à l'avènement d'un Paradis national, pour demain ; tant le changement paraît salutaire, car à se dégoûter immodérément, on en vient à parier pour les retouches possibles, pour les nouveaux systèmes, ou les constitutions sans cesse amendées (ne disons rien des hommes). Comme si la situation des Français, en face d'eux-mêmes, ne tenait qu'à des formes, à des institutions, à des leaders défaillants, et non à un comportement endémique de remue-ménage, qui s'accommode d'ailleurs fort bien des stagnations et des illusions.

« Il suffit de dire la vérité au pays pour avoir le pays avec soi », déclarait Pierre Mendès France, avant 1958. Qui l'assurerait encore ?

 

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Dépit, images aberrantes du passé, sursis et illusions !

Si ces traits sont anciens, le présent nous paraît moins grave, et le malade Hamlet plus imaginaire. Dès lors que la France vit depuis toujours dans une situation frivole et dangereuse, comment n'être pas soulagé, ou désolé ?

Nous nous persuadons que les Français naviguent naturellement au plus près de la tempête et nous sommes enclins à l'indulgence pour nos compatriotes qui nous rebattent incessamment les oreilles, depuis que nous écoutons, avec les mots de leur pessimisme gourd. Le dépit perd même pour nous son venin et nous n'attendons point trop des systèmes. Nous espérons en la clarté, modérément, pour exorciser notre mutuelle dépréciation. Car il faut voir, une bonne fois, pourquoi la hargne est nécessaire à notre existence nationale. Et pourquoi, si consciencieusement, nous en sommes dupes.

 

Chapitre 3  Marianne ou le dépit amoureux...

« La France est un pays merveilleux - Quel dommage qu'il appartienne aux Français ».

Ce mot de Bernard Shaw porte loin. Par-delà son humour, il indique l'opposition qui existe au regard de la conscience universelle, entre les termes de France et de Français, telle qu'un diplomate nous la fit toucher du doigt en 1939 :

 « ...Le mot France évoque l'idée de justice, d'union ; le mot Français évoque le népotisme, les tiraillements, la désunion. Le mot France évoque l'idée d'une nation politique constante. D'une stabilité inattaquable ; le mot Français l'idée d'une variation et d'une incertitude ».

 

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Giraudoux constatait. Mais amoureux du paradoxe, il n'expliquait pas cette opposition. Il l'imputait ainsi que chacun, au relâchement des temps, réclamant des Pleins Pouvoirs.

Cet écart, entre les valeurs que supportent les mots de France et de Français, il nous importe pourtant de savoir ce qu'il signifie, car il est au cœur de notre commun dépit.

 

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Dans l'opinion des Français, la hiérarchie des paradoxes est retournée, il fallait s'y attendre. Face au jugement de l'Univers, nous exprimons volontiers une glose contraire.

« Nous autres, Français » - quoique Bernanos assure qu'il n'y a pas de forfanterie à se présenter ainsi (« il n'y a aucun orgueil à être Français ») – « tout ce qu'accompagne l'épithète de français est, pour notre propos, supérieur : le courage français, le droit français, la tradition française, la Révolution française, l'armée française, la langue française, la Civilisation française, la colonisation française, les oeuvres françaises, la mode française, l'art français, les inventions françaises, la conscience française…».

Le Français, au-dessus de tous ?

Paul Ricœur peut reconnaître : « Il faut toujours se rappeler que notre intention universalisante est en partie une prétention ».

 

 

 

 

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Si le Français est célébré par lui-même, nous savons, au contraire, comment peuvent percer contre la France nos critiques ou notre désenchantement : ce pays est incorrigible, il « ne va pas dans le sens qu'il faut », diagnostiquait pour 1960 Grandmougin ; les actes y sont velléitaires. Il « entreprend inconsidérément...se lasse de ses propres succès et se décourage par le premier échec », pronostiquait d'Argenson au XVIIe siècle. Il ne reste aucune place à l'initiative. Aussi rien n'y va, au travers des siècles et il serait toujours en déclin. Montherlant put dire en l'an de grâce 1932 : « La France est en pleine décomposition ».

En quelque sorte, la France est mise au-dessous de tout. Charles de Gaulle se singularisa à dire le contraire, de Dunkerque à Tamanrasset. On put le lui reprocher, avec indignation, avec injustice. Et juste raison ?

 

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Ainsi un homme réalise une oeuvre ; il lui semble bientôt qu'il l'accomplit malgré son pays, s'il est Français. Belime, ayant fait le Niger, accuse l'un à cause de l'autre.

« Avec une France dilapidant bénévolement ses avoirs, quand elle ne peut pas tout entière se donner en holocauste, il était inévitable qu'au Sahara, l'argent intervînt comme partie prenante. S'appuyant avec une grande logique apparente sur les insuffisances multiples de notre pays au regard des vastes investissements de technique  de capitaux et de personne que réclament, à un rythme accordé aux besoins, l'aménagement et la mise en valeur du grand désert, ses porte-paroles ont fait grief aux quelques Français acharnés à maintenir cette entreprise sous l'autorité et le contrôle de leur pays, du caractère, à leurs yeux déraisonnable, de cette attitude ».

Chaque initiative française essaie d'attirer le pays vers ses objectifs. Comme celui-ci est écartelé, le mot de Français a le beau rôle parce qu'il peut s'associer à quelques, pour réussir contre tous. Et ces « quelques » ne sont pas quelconques. Ils se savent légitimement « princes ».

 

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Princes des comices et des entreprises, ou princes de la plume et de l'éditorial ou princes des universités : « Maurras, au nom de l'imaginaire Pays réel, a toujours raison contre la France, qui fait ainsi, aux yeux de Bouvard et de Pécuchet, figure d'imbécile ».

Pas seulement M. Maurras !

Bernanos le sait bien, qui se reprend pour renvoyer dos à dos tous les Français et toutes leurs coteries : « le parti de Dreyfus n'a pas plus calomnié la France à travers le monde que le prétendu Parti National ».

Avertissement aux thuriféraires ou aux censeurs des Princes qui nous gouvernent !

Ah ! Michel Debré…avant 1958

 

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Parmi ses compatriotes d'antan ou du moment, un grand écrivain tel que Montherlant n'est pas un original, quoi qu'il en pense, quand il se plaint de la France, ou s'isole. Ce qui sonne faux, dans son ton, appartient au langage commun.

Et rien n'est plus français que son exclamation : « ... il n'y a que moi, ou à peu près, en France, à souffrir de la France, comme il n'y avait personne que moi en Afrique, à souffrir de la question indigène. Être patriote et être Français, en 1932, c'est vivre crucifié ».

Cette délectation morose nous sied : se désoler de son pays, et croire qu'on est seul à pouvoir le faire ! ou rêver Europe et Internationale, mais à la mode française. Et en dépit…

Un demi-siècle plus tard, Jean-François Revel réitère avec vigueur et singularité sa charge : « La France porte une lourde responsabilité dans la genèse du génocide rwandais et dans la décomposition du Zaïre qui a suivi. Elle s’est donc discréditée toute seule, et c’est ce discrédit qui a creusé le vide rempli ensuite par une présence croissante des États-Unis ». La « France seule » ?

Nous faisons ainsi les avantageux, Français, à vitupérer, plus ou moins ouvertement, contre la France. Nous pensons confirmer, à ce jeu, notre individualité. « La France, c'est avant tout les Français », écrit encore en 1959 Grandmougin.

Et nous nous plaisons avec raffinement à être singuliers ; au moment même où nous établissons, dans le parallélisme de nos imprécations, une collectivité nationale. Dieu merci, celle-ci permet providentiellement d'entretenir le système : déplorer et s'en croire.

 

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Menacée par chacun, la collectivité France paraît précaire. Mais notre individualisme trouve à la fragilité du tout une sécurité nouvelle. Et cette sécurité consolide notre réciproque appartenance.

Ouf ! « Comme il s'en est fallu de peu que nous ne fussions pas Français ». Ce cri de Bainville, ambigu, est nôtre. Il accuse et triomphe. Il ne décrit pas une genèse historique, mais notre Psyché.

Et celle-ci exprime encore plus ouvertement son ambivalence dans l'aveu complet de Drieu la Rochelle, en 1937 : « Il n'est qu'une façon aujourd'hui d'aimer la France, c'est de la détester, telle qu'elle est ».

Aujourd'hui ?

 

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Le propre de notre hargne est donc de conjuguer sans trêve une idée solitaire (ou excessive) de nous-même et des invectives monotones contre notre « raison sociale ». Nous n'acceptons pas son vrai blason. Nous voudrions que celui-ci fût différemment doré. Et que la France fût autre chose qui ne serait pas « déchirée »  ou stablement précaire.

« Être patriote, pour beaucoup d'entre nous, c'est être l'ennemi de l'ancienne France » regrettait anciennement Fustel de Coulanges, ajoutant : « Chacun se fait son idéal hors de France ».

 

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Valéry avait aussi bien vu que « ce qu'il y a de meilleur en France rêve d'une France neuve, mais plus vraiment France que jamais ». Et même ce qui n'y est pas le meilleur.

Mais puisque notre pays n'est jamais autant la France qu'il le faudrait, afin que nous puissions ressentir notre supériorité de Français, nous sommes arrachés de notre rêve. Nous sommes un peuple de gens furieux d'être réveillés. Il s'ensuit le commun « sursaut » qui nous redresse ensemble, en comités ou conseils.

 

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Ceux d'entre nous, dont le réveil est le plus pénible, émigrent.  Comme Descartes ou plus récemment Bernanos. « Au Canada », par exemple, où « trouver une France selon son cœur » (le conseil est de Montherlant).

À défaut de partir, ceux qui restent émigrent en eux-mêmes. Ils prennent, sur place, une mentalité de demi-soldes, ou plutôt des réflexes de « mauvais coucheurs » (dixit Maurras). Ils ressassent sur le ridicule.

Chacun se sent mieux qu'il ne parait, ou qu'il ne peut paraître. On est plus. On est contre. On se retourne sur sa couche. On souffre dans la dignité la qualité d'être trompé.

Courteline et Boubouroche ou, comme le notait un Suisse au XVIIIème siècle, Béat de Muralt : « le Français... ressemble au cerf de la fable, qui estime beaucoup son bois apparent, ornement qui peut lui être funeste tandis qu'il a honte de ses pieds menus, qui lui rendent de très bons services ». Français d'en haut, Français d'en bas ?

Il est vrai, nous jouons volontiers à participer à un Bal des Cocus, nous consolant en commun. Théâtre et Littérature illustrent, à répétition, nos susceptibilités à l'égard du féminin, qui est vite un prétexte à querelle et à rire, chez nous.

Où le même Suisse constatait : « Dans le commerce qu'il y a entre les deux sexes, il se fait un échange de caractère qui les fait un peu déroger l'un de l'autre ».

Et notre langage est lui-même plus sensible au sexe, fut-ce dans les « articles », que celui, invariable et pudique, des anglo-saxons. Intime, après tout respectable, il déroge facilement, non tellement au cours de la vie personnelle que dans la vie sociale. Vieille histoire.

 

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Bien sûr, Français, Francs sont masculins : ils en tirent avantage en France ! En ce que leur pluriel préserve la singularité de chacun. Plus anciennement les Gaulois ne souffraient pas une Gaule mais au moins trois Galliae.

Mais, France, venant au singulier, est un féminin plus récent. Nous le tolérons à peine, sous le signe d'une loi salique, invisible et pointilleuse. Rex Francorum : le Roi de France est venu avec des temps modernes ; mais la Révolution a fait un Empereur des Français, puis un Roi des Français. Nous autres ...Rêverions-nous d'un Président des Européens, toujours en dépit de la France ? Ah ! Giscard, ou Delors, ou...

 

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Un autre mot, selon son genre, est significatif : public, publique. Nous raisonnons avec fierté au nom du public ; mais nous avons facilement de la nervosité contre toute notion publique, fût‑elle la chose.

Il est très caractéristique que, nous disant très gauloisement portés vers elle, nous accordions cependant publique à fille, pour des considérations tendancieuses, qui ne disparaissent jamais de nos associations de pensées. Et nous voudrions que Marianne fût « soumise ».

Napoléon écrivait, lui-même, à Roederer en 1809 : « Je n'ai qu'une passion, qu'une maîtresse : c'est la France, je couche avec elle ».

Il a fait des envieux. Ou des pudibonds.

 

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Faut‑il conclure que la réalité, à laquelle nous sommes mariés, nous indispose apparemment, comme si elle trompait chacun de nous ? Il y a un soupçon d'adultère, ou d'extrême jalousie qui empoisonne notre conception du monde et provoque notre hargne. Nous redoutons partout la « main de l'étranger », ou de l’Europe, et là où il ne faut pas.

« La patrie,… cette femme de mauvaise vie, toujours veuve de ceux qui l'aiment », pestait Balzac.

 Au fond, nous voudrions que la France ne fût que de chacun ou à personne, et non à tous. La Madelon est trop bonne fille. Tyrans domestiques, nous disons Pitié pour les femmes, comme Montherlant, plaignant ou louant la femme ou la patrie, et idéalisant leur beauté : mais pour mieux les injurier des libertés qu'elles prennent à l'égard de nos exigences infantiles, insatiables.

Jean de Meung ne nous conseillait-il pas déjà il y a plus de sept siècles : « Aimez, mais sans chimère. Fuyez ce pays de convention où la femme est idole ». Nous essayons de fuir. Mais la féminité aurait‑elle tenu et tient‑elle encore une place excessive en France, de quoi vexer les mâles ?

 

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Car la France nous laisse mal dormir. Nous nous sentons dominés, chacun, par une belle image qui nous est personnelle et qui nous tourne le dos.

Cherche‑t‑on à nous montrer son visage ? Nous avons envie de frapper, ne reconnaissant rien : « Tout ce qui, en France, ressemble à la France, suscite bientôt un iconoclaste, et cet iconoclaste est Français ». Plus encore que l'écart entre rêve et réalité, ce trait de Giraudoux mesure notre rupture intérieure.

Il rappelle le mot éternel de Richelieu : « Il n'y a point de guerre contre la France où l'on ne trouve des Français ».

Charles de Gaulle le reconnut : « A l’origine des désagréments causés à la France Libre par ses propres alliés et des campagnes menées contre elle par leur presse ou leur radio, il y eut souvent l’influence de certains Français émigrés ».

 

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Si grand est notre élan de déception (ou notre contre‑dépendance, plus totale et obscure qu'une obéissance)... Car nous voudrions que notre « image » ait soin de nous, comme une Divinité. Nous nous sentons dans sa dépendance excessive : combien n'attendons‑nous pas de nos Pouvoirs publics, et plus exactement de « Marianne » pour tous nos passe-droits, pour nos caprices particuliers ! Mais nous ne tolérons pas les siens.

En mal de tromperie, nous sommes aigres devant les faits ; nous supportons difficilement les miroirs. Nous brisons les vitres, tels la Bête de Cocteau, à la recherche ultime de sa Belle.

Le Monde est alors plus compliqué : il est éternellement cassé, et nous marchons entre des fragments de réalité, titubant entre L'Être et l'Avoir, selon Gabriel Marcel, entre nous et notre Nation que nous souhaitons tenir comme une possession. Comme un miracle...

 

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Si fort est sur nous le poids du rêve que nous ne cassons, tous ensemble, que des reflets. Et nous restons solidaires de ce bris.

Ainsi la France n'est‑elle pas un pays « divisé » entre des millions de Français : c'est une vue en dehors, ce serait trop simple. Au-dedans, il y a plutôt des millions de Frances s’opposant, dans des éclats multiples de miroir, au cœur et au regard de chaque Français.

 

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Notre histoire nous fait déjà écarquiller les yeux. Les Gaules, Rome et les Francs ? Mérovingiens et Carolingiens ? France de Saint-­Louis ou France de Philippe le Bel ? Terre de Jeanne d'Arc ou pays d'Étienne Marcel ? Les Croisades ou les Guerres de religion ? Royaume de François 1er ou règne d'Henri IV ? France de Rabelais ou sol de Port-Royal ? Richelieu et Vincent de Paul ? Louis XIV ou Napoléon ? La Régence ou la Révolution ? Bossuet ou Voltaire ? La Fayette ou Bernadotte ? L'Orléanisme ou le Légitimisme ? Renan et Péguy ? Delcassé ou Jaurès ? La France des Classiques ou celle des Surréalistes ? Aragon ou Mauriac, Claudel ou Ionesco ? Breton ou Pierre Emmanuel ? Geneviève Anthonioz-de Gaulle ou Marguerite Duras ?

Nous avons droit à beaucoup d'hésitation. Nous y consentons.

 

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Aucun de nos passés n'est absent ; beaucoup nous indisposent ; et notre avenir à cause d’eux, soulève incessamment notre angoisse, devant sa multiplicité. Tant de possibles font de nous des Voyageurs traqués. Nous ne savons où nous reprendre, si nombreuses sont nos Fontaines du désir français. Nos gourmandises…(Voir du côté de Montherlant !)

Nous chercherions en vain un patron, une norme idéale qui nous fassent identiques, qui nous mettent en repos. Nous restons, les uns pour les autres, à cause de trop de choix, des « étrangers ». A défaut de nous regarder en face dans la confusion, nous préférons bouger et nous opposer.

 

 

 

 

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L’allemand Curtius, présentant affectueusement la France d’entre-deux-guerres Outre-Rhin, put reconnaître : »lorsque Victor Hugo écrit, il écrit contre Racine, contre Boileau. En France, le trait commun à toutes les écoles littéraires c’est le besoin de faire « autrement » que la littérature du moment » ; autrement aussi bien en conservatisme qu’en innovation, ou encore en retour à du classique ou en essai de baroque.

 

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Aussi tentons‑nous de manquer au présent, où se heurtent les pluriels, en le fuyant. Nous devinons ici le sens de notre lutte contre lui, et contre les figures qui l'incarneraient. Désespérant de fixer l'aujourd'hui à notre convenance, nous attendons mieux pour demain.

Mais rien ne change assez pour nous distraire de notre vertige, aucun miracle n'étant « impossible », aucun n'est suffisant, ni définitif. Nous avons par priorité le Mal du siècle. Les spectres du passé sont invoqués pour sortir à reculons dès l'instant où il faut choisir.

Nous luttons pour tromper l'angoisse d'être trompés, diluant le présent en provisoire. Et tapant sur la maréchaussée.

Nous n'allons nulle part.

 

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Claudel, Français, décrit dans un Art poétique le mouvement non pas comme une marche vers quelque chose, mais comme un « échappement », comme l'effet d'une intolérance, l'impossibilité de rester à la même place, d'être là, de subsister.

Connaissance du temps, à la française !

 

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Unis dans le mouvement qui est « ce que tous les êtres ont de semblable », à quoi les Français n'entendent-ils pas « échapper » ? Non seulement au présent et aux choix, aux mutations, aux réformes, aux cohésions qu'il exige. Mais au fisc, à la loi, aux règlements (construits dans cette perspective), aux procès-verbaux de contraventions, aux prix (chacun trouvant un système pour bénéficier de réductions), à la tranquillité, aux faits pratiques (nous avons la « phobie de l'économique » nous dit M. Morazé), aux Constitutions, à la durée. A une « direction ».

Plutôt que la stabilité de l'attente, entre nous la débrouillardise est de mise. Plutôt que la patience, l'indignation. Et, comme il fut chanté, en vue de notre instruction, pour la naissance du Dauphin, fils de Louis XV :

« Vous vous lassez dans le repos.

De guerre, on tient quelque propos.

Louis l'accepte pour vous plaire.

Bien loin d'en paraître contents,

Vous criez comme auparavant.

Comment faire ? »

Ainsi notre mouvement ne se dirige nulle part, il s'exerce réactivement. Le changement impatient est notre mode d'existence national : il en sort la mode tout court, heureuse sublimation.

Car décrochés des points fixes, nous gouvernons la variation. Magistrats universels, nous fixons, en normes, des changements. Nous excellons à la facilité. Nous provoquons de cette façon la fantaisie des femmes, trompant leur sens de la conservation : et compensant aussi notre dépit, nous nous étourdissons.

 

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« Furia Francese ». Pour aller, aucun de nous ne veut rester en arrière. Mais nous n'entrons pas dans le présent : nous en sortons. Nous nous pressons comme moutons pour « échapper » à une réunion ou une situation, pour serrer les mains au plus vite à l'issue d'une cérémonie de mariage, ou pour nous bousculer, en file devant les magasins, à moins que ce ne soit, en voiture, aux carrefours.  Et nous manifestons. De plus en plus, en corps et encore…

Dans cette presse, nous nous retrouvons frottés. Heurtant, heurtés, ralentis, mais jouant des coudes ; constituant un présent national où nous luttons, tels Jacob contre l’Ange. Sans reculer ni avancer beaucoup ; drapés dans la frivolité, attentifs à ne pas nous alourdir de considérations insipides (ainsi que Peter Ustinov nous représenta dans l'Amour des quatre colonels). Enfants gâtés ou Panurges ?

Nous tentons aussi d'échapper à tout, nous retrouvant seulement dans l'affrontement, où notre angoisse se délivre et s'exalte. Et notre oppression devient relation ; elle nous unit, poitrine contre taille.

 

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De cette façon, nous échappons à l'anarchie par le mouvement pendulaire que découvrit Barrès ‑ qui, à force de se sentir « solitaire », remarque Thibaudet, finit par se sentir « solidaire ». Notre bousculade individualiste nous assemble. Et nous nous ressentons entre Français, à nous presser si fort et à protester pour échapper. Même dans la lente brutalité paysanne.

 

Chapitre 4  Le Français révolté.

A force de bouger sur place, les Français accroissent leurs contradictions jusqu'à l'équivoque.

Sans aucune peine, en France, l'ambiguïté succède à l'échappement et au mélange.

Ainsi Stendhal aima Napoléon et la liberté. Quant à notre époque, elle fut invitée par Jean-Paul Sartre à réconcilier marxisme et liberté. Plus profondément, Charles de Gaulle associa-t-il monarchie et république.

 

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On connaît l'ambivalence du caractère français en matière militaire ; les mêmes ont décrié l'Armée et se pressaient pour acclamer un défilé ou célébrer une victoire. On insulte aussi bien les grades que l'on loue son propre commandant d'unité (ce mot fait rêver !). Et on est tout aussi facilement antimilitariste notoire qu'ancien combattant militant ; nous n'avons pas encore fini de nous référer au 11 novembre 1918 ou à la Résistance. Nous parlons à peine de mai 1945 ; nous commençons à évoquer le printemps et l'été 1962.

 Tout chef militaire est suspect (déjà sous Louis XIV). Mais le bonapartisme latent est intact. On se rend au prestige d'un officier supérieur ou général (voire maréchal), si décidément le vent tourne à l'orage et s'il faut être contre les « contres ». Non seulement, à « droite », du côté des possédants : les gouvernements à direction socialiste ou gauchisante eux aussi ne détestent pas jouer avec les étoiles, à défaut de lauriers ; ils ne connaissent pas le défaitisme, projeté à droite, et ils ont nommé maréchaux : Juin, de Lattre et Leclerc en 1952, Kœnig en 1984.

 

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En matière religieuse également, nos contradictions ne sont pas moins patentes. Gallican, on assommait ses adversaires à coup de références romaines. On était ultramontain, mais anticlérical. On vitupérait la foi, mais on appelait les « fidèles » au ralliement à la gauche, sinon à serrer « la main tendue » du parti communiste.

L'Action Française injuriait, pour le Pape et le Roi, puis injuriait leurs personnes. Et les hommes de gauche, d'aventure, ont confié leurs filles à des pensionnats religieux.

La séparation de l'Église et de l'État fut consommée au début du vingtième siècle par une libération de l'Église qui se redressa. Mais Herriot, champion du laïcisme, mourut en se réclamant de l'oncle curé qui l'avait élevé ; cependant que de bons élèves des collèges libres devenaient des radicaux ou des progressistes.

On s'exclame contre l'Église, mais on « adore » son aumônier, son curé ou un pape polonais. On croit de moins en moins, mais on dénonce toujours. Les Français manifestent en juin 1984 pour une école libre, à côté de leur propre laïcité. Et celle-ci, vingt ans plus tard, assemble et divise.

 

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La politique, en France, est depuis toujours mal vue mais elle ne cesse de passionner. Les partis politiques, tour à tour vifs et ternes, y ont été et sont constamment dénoncés ou plébiscités, selon les intérêts courtisés. « Intransigeants, radicaux, monarchistes, socialistes, en un mot tous les défenseurs des doctrines les plus diverses, poursuivent avec des étiquettes dissemblables un but parfaitement identique ; l'absorption de l'individu par l'État » écrit Gustave Le Bon en 1894 (crime suprême). Plus tard Charles de Gaulle se tailla un beau succès en pourfendant les partis, tout en créant le sien (avec ou sans godillots ?). Les jeunes de 1968 en firent autant, mais d'innombrables partis furent recréés qui à leur tour furent décriés.

En 2002 on se rassembla rageusement contre les extrêmes, après les avoir promus inconsidérément. Un mouvement pendulaire de rassemblement pousse tantôt à droite tantôt à gauche, à se fédérer puis à s'atomiser. La contradiction et les rivalités font partie des partis, même entre « amis de 30 ans » ! Les courants renaissent (quadras, quinquas…) !

 

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Ainsi le Français alterne ses positions et ses oppositions. Contre toutes les juntes, mais pour toutes les distinctions, références et même implications militaires. Contre le cléricalisme, mais pour l'alliance avec les « forces spirituelles », invoquées par Daladier en 1938, puis par d'autres depuis lors. Pour les libertés, mais contre le libéralisme. Pour l'autorité, mais contre l'obéissance ; contre l'autorité, mais pour la discipline. Contre les « partis », mais pour les cabales. Pour les excès libertaires, mais contre les extrémismes ; pour l'emprisonnement, mais contre les Bastilles.

Plaidant pour la paix, avons-nous jamais échappé à une guerre dans le monde ? Sauf…

Depuis l'aube de notre histoire, Saint Rémy nous a orientés : « Courbe la tête, fier Sicambre - Adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ».

Nous n'avons jamais cessé d'appliquer ce précepte, adorant et brûlant.

 

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A ce compte, nos « grands » hommes ne font pas long feu. Louis le Grand, déjà pris à partie sa vie durant, est à peine mort que des couplets l'accablent : « Louis le tyran, Louis le banqueroutier, Louis l'injuste… ». On le fait parler de ses pères :

« Je voulais avant le voyage

Détruire ici leur héritage ».

Et son testament fut cassé, devant le Parlement, par la petite main de Louis XV, âgé de cinq ans.

Il est vrai que Louis XIV lui-même, à l'âge de quatre ans, avait pareillement cassé le testament de Louis XIII, apprêté par Richelieu, « fourbe et scélérat cardinal » dans les libelles :

« Le fléau de la terre

Ce prêtre qui faisait la guerre

Qui vécut du sang des Français

L'auteur du mal qui nous désole

Et qui de sa nièce autrefois

Eut deux enfants et la vérole ! »

Et le passé antérieur n'a pas fait mieux : Henri IV ne fut plus guère populaire de son vivant, et Louis XI fut méprisé, Jeanne, relapse.

Pour l'imparfait, Louis XVI, Louis XVIII, Charles X, Louis Philippe, Napoléon III ont été notoirement vilipendés dans l'opinion collective, n'est-ce clair ? Seul Napoléon semble avoir sauvegardé son aura flamboyante, avec son aigle et ses abeilles.

Pour le futur antérieur, l'héritage de Charles de Gaulle serait-il respecté? Jusqu'où, jusqu'à quand ? Quant à la mémoire de François Mitterrand ou d’autres plus récents…

 

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Histoire de France ou Histoire des hommes décriés par les chansons et l'opinion. Baudelaire en fit une norme : « Les nations n'ont de grands hommes que malgré elles ». Les nations, ou plus spécifiquement notre nation ?

Car la notoriété n'est pas assurée chez nous, pour de bon, aux vivants. Napoléon le vit à Fontainebleau ou Saint-Cloud. Mais la disgrâce populaire n'est jamais longue : à tout prendre, quelques mois de faveur, puis quelques années d'éloignement, marquent la cadence de nos passions et le retour de nos transports.

Car si les hommes s'usent vite parmi nous, ils ont le droit de se refaire une virginité. On n'a jamais fini de « réhabiliter » : Balzac avait donné le ton, avec Catherine de Médicis. Pays de la « répartie », la France est aussi le pays des retournements, ou des retours d'Elbe.

C'est ce qu'apprirent, il y a peu, à leur avantage ou à leurs dépens, des hommes politiques aussi divers que Briand, Daladier, Pétain, Mendès France ou Giscard d'Estaing, Raymond Barre, Mitterrand, Jospin. Et de Gaulle. Et Chirac. Pour ne pas citer tous les autres (présents ou à venir).

 

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Le retournement, mode de notre vie publique, fait « miracle », si l'on en est au pire. Par lui, les divisions s'effacent comme des fantasmes, les indécisions cessent inopinément ; mais il faut qu'on soit à toute extrémité. On attend la Marne. « La réforme viendra seulement des catastrophes », serinait Le Play, « si elles ne nous tuent pas tout à fait ».

L'étranger est dès lors dépité. Il n'en finira jamais d'être dérouté dans ses pronostics et ses stupéfactions. Il ne sait ni quand il faut craindre, ni quand il faut espérer ; il ne sait pas davantage lequel il faut louer ou plaindre.

Et l'étranger n'est pas plus défavorisé que le particulier français. Combien de « Journées de dupes » !

 

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Pareillement des hommes et des régimes ; ceux-ci subissent les retournements.

Ce serait une erreur de croire que la Monarchie n'a pas été ballottée en France, par des flux et des reflux. Chaque règne a connu des difficultés pendulaires. Jacqueries ou Frondes, il n'y eut guère de répit aux intrigues, aux désordres et aux revirements. L'historien Jacques Bainville n'écrit-il pas, à propos de ses chers Capétiens, cet étonnant aveu : « Les hommes de ce temps-là étaient plus difficiles à gouverner que ceux du nôtre…L'indiscipline était générale ».

Mais, dès 1780, l'alternance devint spectaculaire : la Monarchie absolue et contestée ; la Première République, conventionnelle ; le Directoire; le Consulat ; l'Empire ; la Monarchie ; les Cent jours ; la Monarchie restaurée ; la Monarchie ultra ; l'Orléanisme ; la Deuxième République ; le Second Empire; la Troisième République.

En un siècle, le chiffre treize : bonheur des Régimes !

 

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Née inviable, la Troisième République a duré, malgré elle, deux générations non sans une grande variété dans les ministères, les combinaisons et les projets de révision constitutionnelle. Scandales à gauche, scandales à droite, que « d'affaires » ! Et combien d'injustices en attente ? On aurait tort de croire que ce qui s'est passé récemment n'avait pas eu de précédent !

Après la dictature bourgeoise de Monsieur Thiers, puis la monarchie en préparation sous Mac-Mahon, le régime s'est prolongé dans les retournements. Dès 1878, Gambetta proposait une révision à ce qui commandait désormais le régime, le mode d'élection : le scrutin de liste devait remplacer le scrutin d'arrondissement. Il en fut ainsi en 1885. Le résultat fut l'inverse de ce qu'escomptaient les Républicains ; en 1889, le suffrage universel fut à nouveau exercé par arrondissement. Mais la querelle sur le mode de scrutin, commencé dès la « Chambre introuvable », ne cessa plus. Ne le constatez-vous pas derechef ?

 

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Charles Benoist et l'extrême droite, à partir de 1908, firent campagne pour la représentation proportionnelle. A gauche, Briand s'y rallia en 1911, comparant les arrondissements à des « mares stagnantes ». Après la guerre en 1914, la chambre « Bleu Horizon » naquit par l'opération du scrutin proportionnel corrigé et complexe. Quatre ans plus tard, le même système donnait des résultats électoraux inverses. L'année 1928 vit le retour à l'arrondissement. Mais la « Proportionnelle » resterait la revendication systématique de l'Action Française et de la Droite, jusqu'à ce qu'en 1946, appliquée au nom d'une nouvelle constitution, elle devînt propriété du centre et de l'extrême gauche. En 1951, le scrutin départemental avec apparentements vint s'associer, pour les campagnes, à un régime proportionnel appliqué aux grandes villes.

Et c'est alors que le scrutin d'arrondissement, usé avant 1914, exécré dans l'entre-deux guerres 1928-1939, retrouva des vertus virginales aux yeux de l'opinion en mal de « nouveauté », vers les ans 1949-1950. En attendant de nouvelles réclamations à l'extrême droite et chez les Verts pour la proportionnelle…

 

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Car la Troisième République finit dans l'indignité. Ce régime décrié, « cet enfant de vieux », disait Drieu de La Rochelle, fut remplacé, sans frais (?), sans lutte, en 1940, par « l'État Français », puis après 1944 par le « Gouvernement provisoire », enfin par la Quatrième République en 1946, avant une Cinquième en 1958.

Mais sitôt abaissée, la « Troisième » fut rappelée et regrettée.

L'opinion assurait que les crises ministérielles n'avaient pas eu la tournure inadmissible qu'elles prenaient sous la Quatrième République. Oubli léger : de 1879 à 1940, la Troisième République connut en soixante et un ans, 88 ministères (dont 6 pendant la guerre de 1914-1918), d'une durée moyenne de huit mois un tiers. De 1947 à 1958, en onze ans, 16 ministères meublèrent la Quatrième : durée moyenne de huit mois un tiers. Mais le « mythe du passé rose ou de l'âge d'or » (Sauvy) prévalait.

Il avait suffi d'attendre quelques années. Gaxotte évoqua, dans sa nostalgie, les « Républiques sages » qui ont un vrai Sénat. La constitution de 1875 redevint une référence. Chacun attendit le retour au passé ou le passage à un nouveau régime.

Maurras avait déjà résumé, dans un cri du cœur, au début de son Enquête sur la Monarchie, un tel comportement : « J'avoue que nos anciens eurent le malheur de vivre trop heureux ». Duperie significative ; que vivre trop heureux puisse être tenu pour un malheur, puisqu'il n'y aurait plus de raison d'être à la protestation.

Et que ce malheur soit du passé. Enquête sur l'Anarchie ? ou sur les Alternances, et d'aventure la Cohabitation ? Voire l’immigration...

 

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On peut dire plus généralement que nous nous précipitons contre tout état de fait ou de droit. Et nous protestons contre tout état de fait ou de droit. Et nous protestons aussi fort contre tout changement. « Les Français adorent les révolutions, mais ils ont horreur du changement » assurait Anatole de Monzie.

Ambiguïté : l'ordre ou le pouvoir établi autant que la subversion nous répugnent et la plus suave de nos contradictions est, sans conteste, celle qui fait soupirer chez nous après un pouvoir fort ceux mêmes qui amenuisent les chances de l'autorité. Nous n'en finissons pas de tout invectiver et de tout regretter. Nous acclamons et déchantons.

C'est bien dans notre Pays que les Réformés ont pris le titre de « protestants », et les soldats disciplinés celui de « Grognards ». C'est en se référant à nous que des députés furent protestataires.

Et il n'est pas jusqu'aux mousquetaires de Louis XIV que Saint-Simon nous montre en insubordination, quoique « Maison du Roi », « accoutumée à toutes sortes de distinctions ».

 

 

 

 

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Longue tradition !

« Autant de docteurs, autant d'erreurs, autant d'auditoires, autant de scandales, autant de places publiques, autant de blasphèmes…Marchands de mots ! ». La constatation est de la fin du XIIe siècle, par Etienne de Tournai.

Le ton qui plaît aux Français est celui du mécontentement. Même un journal de Gouvernement doit être écrit en termes d'opposition. Et l'hymne national ?

Les hommes publics de toutes tendances s'entre-regardent comme des provocateurs. Présentement, souverainistes et européens, mondialistes et antimondialistes, indépendants et socialistes, libéraux et marxistes, gaullistes et gauchistes, communistes et « maoïstes », « méditerranéens » et syndicalistes, sarkozistes ou écologistes.

Il est de fait qu’« impérialistes de la liberté », les Français se provoquent, pour vivre. Sur le forum, dans les universités, sur les routes ou les terrasses, dans les rues, nous protestons.

 

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La cinquième république s'enorgueillit de sa stabilité ministérielle. Elle connut en son début une stabilité premier-ministérielle (cinq Premiers ministres en quinze ans, Michel Debré, Georges Pompidou, Maurice Couve de Murville, Jacques Chaban-Delmas, Pierre Messmer) : mais elle usa une quantité de ministres, notamment au département de l'Éducation Nationale où quinze titulaires se sont succédé.

Et la stabilité des majorités de l'Assemblée Nationale fut compensée par l'instabilité de cette même assemblée, presque sans cesse dissoute avant terme. Car les crises intérieures ont succédé aux crises ; 1960, 1961, 1962 pour l'Algérie ; 1966 pour l'élection présidentielle ; 1968 et 1969 avec le départ de de Gaulle ; 1974 avec le décès de Pompidou ; 1981 marqué par la victoire de la gauche ; 1984 avec la manifestation pour l'école privée ; 1986 et le retour de la droite ; 1988 la réélection de François Mitterand et le retour de la gauche ; 1994 illustré par le retour de la droite ; 199È avec la dissolution aux dépens de la droite ; puis 2002, 2007, 2012…

En toute hypothèse, les moyens de stabilisation furent toujours mal acceptés en France : les Français paraissent apathiques en politique, jusqu'à des explosions soudaines et virulentes comme celle de 1968, qui remit en question toutes les stabilités, culturelle, financière, monétaire, politique, rurale, syndicale et sociale, d'un seul coup.

Chassez le naturel, il revient…à pied, à cheval ou en voiture !

« Un soldat parle de ce que son capitaine devrait faire, le capitaine des défauts qu'il imagine à son maître de camp ; un maître de camp trouve à redire en son général, le général improuve et blâme la conduite de la Cour, et nul n'est dans sa charge et ne pense à s'acquitter des choses à quoi elle l'oblige particulièrement ».

Cette description de Richelieu nous concerne toujours ; entre Français nous nous ressentons en révolte. Et nous acceptons enfin la France, parce qu'il est permis, dans son sein, de nous échauffer de nos divisions.

 

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« Je me révolte, donc nous sommes ». Cet axiome n'est pas universel. Albert Camus le sent bien et a pris la précaution de nous prévenir : « Il est évident qu'un paria hindou, un guerrier de l'Empire Inca, un primitif de l'Afrique centrale, ou un membre des premières communautés chrétiennes, n'avaient pas la même idée de la révolte. On pourrait même établir, avec une probabilité extrêmement grande, que la notion de révolte n'a pas de sens dans ces cas précis ».

On pourrait même établir…Mais il est typique que Camus ait posé, dès l'abord, son « homme révolté » ; et qu'il ait su proposer le fondement d'une sociologie sur l'existence d'un seul lien immédiat : la protestation. Voilà bien une vérité française.

 

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J'œuvre donc nous sommes : philosophie allemande. Je chante, donc nous sommes : lyrisme instinctif de l'Italie. Je me réserve, donc nous sommes : l'axiome a réussi aux Anglais. J'ai eu un passé, donc nous sommes : nul peuple n'a mieux conjugué au temps composé que le peuple espagnol. Je suis content, donc nous sommes : ce vœu ne serait-il à la base du comportement américain et de ses dilatations plus ou moins unilatérales ?

L'Islam a pu conseiller un style de vie sur le thème : je suis fier, donc nous sommes. Le Russe : je passe d'un extrême à l'autre, donc nous sommes. Le Chinois dirait-il « nous sommes nombreux donc je suis »? .

Tous ces axiomes sont également forts ; leur valeur tient à un trait dominant sur lequel ils s'appuient pour faire une norme. Ce trait appartient à l'âme universelle aussi bien qu'à un peuple qui l'incarne plus singulièrement. Il en est aussi bien de chaque attitude qui peut devenir une hièrophanie dans un coin de la terre.

On sait assez ce que la collectivité française incarne.

 

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Camus en tire raisonnement : notre vie en commun est dépourvue de charme, elle est « absurde » ; nous sommes des « étrangers » les uns aux autres ; et chacun « exagère » à notre endroit ; tous empiètent ; il vaudrait mieux meurtrir ou se « suicider ». A défaut, on peut se révolter : un agrément en revient, car on ne se trouve plus seul en France, non plus que dans le monde ; on se ressent riche de droits, « ils ne passeront pas ! » – Ils, Les tricheurs.

Et on perpétue un « passage vécu », un point de départ « qui revient à lui-même incessamment », « l'équivalent du doute méthodique de Descartes ». La protestation, le dénigrement méthodique font « table rase ». « Je crie que je ne crois à rien et que tout est absurde, mais je ne puis douter de mon cri, et il me faut au moins croire à ma protestation ».

Bien sûr, on commence très tôt par là. Et Camus cherche à découvrir, loin des extrémités, « le principe d'une culpabilité raisonnable ». La France !

 

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Raisonnable ? A la manière dont le sage Descartes se dépêche d'écrire au début de son Discours de la Méthode que « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » : par un humour qui dut soutenir le doute systématique dont il entendait user. Car, ajoute-t-il, « pour le bon sens, chacun pense en être si bien pourvu que ceux-mêmes qui sont les plus difficiles à contenter en toute chose, n'ont point coutume d'en désirer plus qu'ils en ont ».

En fait, notre révolte à la française maintient sa persistance en éludant le pathétique, en se dépêchant vers le rire avec Figaro. On nous dit alors frivoles, et nous sommes plutôt insaisissables, usant de scepticisme pour garantir une surface d'évolution, autour de laquelle brillent beaucoup de fragments de réalité.

L'emploi de la surface, de la danse légère est manifeste, chez La Fontaine et Marivaux, chez Watteau et Boucher, ou à l'époque moderne, chez des auteurs aussi dissemblables que Giraudoux et Cocteau, Renoir et Cézanne ou Boris Vian. Ces représentants les plus typiques du style de notre vie semblent virevolter au voisinage des flammes, couverts d'insolents miroirs. « Tous les quinze jours, je change de spectacle », consent à dire Cocteau, qui se veut, en poésie, presdigitateur, « imposteur ». Car nous bougeons, considérant que la distance de l'ironie est de rigueur, surtout dans les moments critiques : ne serait-ce que pour contrarier le sort, l'adversaire, et plus encore l'observateur. Doutant, plaisantant, brocardant. « Le Pouvoir est à l'imagination ? ».

« L'avantage et l'inconvénient de ce scepticisme, assure Emmanuel Berl, c'est que les croyances molles résistent mieux au démenti que le fait leur apporte ».

Ah ! Mais voulons-nous être démentis dans notre protestation ? Nous tenons à échapper à la réalité contre laquelle nous sommes irréductiblement révoltés.

« Après vous, je n'en ferai rien » ; cette coutume de politesse exprime involontairement le fond de notre conduite : apparemment négative et profondément indécise.

 

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Sans doute, nous allons au cœur des problèmes. Mais notre cœur est léger (on nous l'a souvent dit), et sont légers de même les exemples de révoltés cités à la barre par Camus, s'ils sont français : Sade, les dandys qui ne peuvent « se poser qu'en s'opposant », les poètes maudits, les surréalistes. Agressifs et confus, Ubu Roi, non plus en Pologne. Et parfois, très droits.

Apollinaire écrivait Alcools. « Vinaigres », aurait-on pu dire ; mais pas « acides ». Le corrosif, l'eau régale sont étrangers. Comme nous sont étrangères les insurrections métaphysiques, celles des Russes ou de Nietzsche.

Alors que la révolte française veut pour chacun « le respect », dans la mesure toutefois, « où il s'identifie avec une communauté mutuelle ». La France, acte de foi pour unir les Français dans la dispute, et non pas autodafé ?

« L’affirmation paraîtra paradoxale, mais plus les passions politiques sont vives et les divisions profondes, et plus elles soudent la solidarité nationale » observe René Rémond, pour une Mémoire Française.

 

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Il faut convenir pourtant que notre peuple fut régicide. Il y eut une Révolution, une Commune, dans laquelle la révolte réussit tellement qu'elle faillit se détruire. En sommes-nous à nouveau à ce point ? ou y reviendrions nous ?

Mais la Révolution française ne fit autant de bruit que parce qu'elle était paradoxale en France. Car nous préférons les dissensions perpétuées. Contre quoi fut poussé en hâte le bras du bourreau : par les Jacobins qui croyaient empêcher notre retour vers la féodalité mitigée, comme à l'accoutumée.

La « Guerre de Troie » a parfois lieu. Mais la discorde ne meurt pas sur l'échafaud. L'unité française se renforce encore de révoltes multipliées et consacre définitivement l'existence d'une variété menaçante, faisant pression sur notre vérité. Contre quoi lutta Napoléon, nouvelle image paternelle, dont nous avons tant de mal à nous dépêtrer, plus de deux siècles après sa naissance.

 

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« Je me révolte, donc nous sommes, mais nous sommes seuls ». Le plus extraordinaire de cette démonstration de Camus, c'est qu'elle ait pu apparaître, aux yeux des juges étrangers, comme universelle, quand elle est typiquement française. Elle exprime la situation des Français contre la France-mère, au travers de leurs jalousies et de leur angoisse d'être éparpillés, par-delà leur vertige devant les morceaux de leur histoire, ou dans le cours de leur échappement et de leurs pendulaires contradictions.

Les Français moyens contre leurs pays, dans la pratique quotidienne de nos fixations et de nos revirements, de nos ambivalences et de nos mouvements d'humeur, de nos mythes du passé rose et de nos obsédantes révisions, de nos révoltes et de nos solidarités coupables, de notre commune et frivole solitude. Soit.

Mais pourquoi donc la France a-t-elle réputation de justice, d'union et de stabilité, malgré tous nos efforts en ordre dispersé et cependant concertés? Une France obsédée de variété ; pour quelle prodigieuse raison de nature, au bord de tant de risques ?

La France en dépit des Français ? La France moyenne ?

 

Chapitre 5   Variétés et hybrides français

« Si la France d'aujourd'hui est celle d'hier…il faut donc croire que c'est sa destinée de rouler et de tanguer plus que d'autres vaisseaux mieux construits, d'avoir toujours la pagaye à bord, et dans la cale cette perpétuelle voie d'eau, et cependant, avec tout cela, d'arriver au port comme les autres, et quelquefois avant eux ».

La France arrive au port. Comment fait-elle pour exister encore ? A l'avis de Montherlant en 1932, correspond la méditation d'Etienne Pasquier, au XVIe siècle :

« Toutes les fois que je considère en moi les traverses qu'a reçues notre Royaume, je ne puis qu'avec grande admiration je ne m'estonne, et ne mette entre les choses qui se sont passées plus miraculeusement en ce monde, comme il a esté possible que sain et entier, il se soit perpétué jusques à nous ».

A ces jugements, au travers des temps, fait écho un cardinal étranger, né Alexandre de Médicis, et venu s'entendre avec Henri IV, de façon si prophétique :

« Ce pays que l'on gouverne au petit bonheur, c'est miracle qu'il puisse subsister ».

Et pourtant, il dure.

 

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La France est soumise à de puissants courants de dissociation. Son équipage semble incessamment prêt à se révolter. Tirée entre les diverses directions cardinales, elle paraît avoir perdu le Nord et le Midi aussi bien que le reste. Comment garde-t-elle encore une cohésion ? Pourquoi croit-on toujours à sa destinée ?  Même après les extravagantes et justes démonstrations de 2002, qui se sont renouvelées et répercutées en série après 2002, et la suite : agriculteurs, avocats, gendarmes, infirmiers, instituteurs, médecins généralistes, médecins spécialistes, pêcheurs, policiers, pompiers, professeurs, transporteurs, en mal public de considération et en revendications salariales, égoïstes et contradictoires !

Tout passe par l'opération même de sa tragique diversité. Car sa structure disparate se maintient non seulement en raison de la commune colère contre le présent et de l'incertitude de l'avenir, mais aussi par la vertu des liens du passé, trop embrouillés pour être défaits, au sein du Peuple, de connivence avec les élites.

Henri Mendras nous dit, dans La France que je vois, que la société d’aujourd’hui est comparable à un tapis persan : « elle est faite d’une trame complexe de réseaux sociaux enchevêtrés et de nœuds innombrables qui font son dessin et ses couleurs ; plus le tapis est souple et plus il est solide ; un trou ne peut le déchirer… ».

Une telle réalité apparaît dès la réalité biologique.

 

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Une multiplicité de peuplements persiste d'abord : Amédée et Augustin Thierry ont décrit le tapis inextricable où nous nous répartissons au travers des régions et des races : « Tous tant que nous sommes, Français de nom et de cœur, enfants d'une même patrie, nous ne descendons pas des mêmes aïeux. Dès les temps les plus reculés, plusieurs populations de races différentes habitaient le territoire des Gaules : les Romains quand ils envahirent ce pays, y trouvèrent trois peuples et trois langues. » L'immigration n'est pas d'aujourd'hui !

Depuis ces temps reculés, il y eut bien d'autres « envahisseurs » : Bretons, Germains, Sarrazins, Normands, Espagnols, sans compter les immigrations récentes (arménienne, polonaise, russe, nord-africaine ou centre-africaine, italienne, portugaise, turque,vietnamienne, extrême-orientale ou autres…).

Ces peuplements, localisés, se sont mis au travers les uns des autres. Ils ont donné naissance à des mélanges et à des réseaux.

 

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Ici Seignobos nous instruit : « Les Français sont un peuple de métis ; il n'existe ni une race française, ni un type français ».

Voilà une Histoire sincère de la Nation française ! Seignobos est pudique ; il ne dit pas en ce passage un peuple de « bâtards ». Louis XIV pourtant se préoccupait d'en légitimer quelques-uns ; et lui-même ! liens embrouillés. En France, la moitié d'un sang suffit à faire un pur-sang.

Seuls les maquignons sont purs. De fait, ils sont rois (ou hommes publics?).

A ceux qui s'en préoccupent, il n'est plus possible d'être surpris par le mélange ou la confusion des races, en France. L'enfant de chez nous est étrange, divers, fort peu enfant ; de toutes les couleurs de cheveux, de pupilles et de peau ; de toutes tailles ; irrégulier, sans race.

Mais le bâtard est facilement intelligent. Inadapté au départ, il doit s'adapter. Il peut être original, les normes collectives étant altérées en lui. S'il a perdu une force naturelle, il doit la reconquérir et redoubler d'agressivité prudente. Jouant sur divers tableaux, il perd ou gagne à proportion.

Bâtard ou métis, ne nous offusquons donc pas. Attendons, laissons venir.

 

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Jadis, leçon de deux chiens pendant une « drôle de guerre ». Le pure-race interdisait l'approche des lieux ; lâché, il attaquait infatigablement ses congénères, voire les humains. Mais sans esprit, ennuyeux, servile sous nos coups, dominateur et dominé.

Le bâtard, aux oreilles pendantes, était drolatique. S'il se dérobait piteusement devant le pure-race, il s'adaptait aux hommes et se débrouillait en mille circonstances, en leur désobéissant impudemment.

A l'heure des combats, au premier bombardement, le pur s'aplatit. Mais le bâtard trottait. Le bruit ne le frappait pas excessivement ; il sentait confusément ; il se heurtait mieux à n'importe quoi. Fraternité ! Et pas de fausse honte ! « Fanfan la Tulipe ». « Né de Nez de cuir »(La Varende dixit ).

 

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Métis, bâtard ? Qu'est-ce qu'un mélange de races ? Sinon la disparition, dans les individus, des caractères réguliers de l'une ou des autres races : viennent alors, avec les singularités, des personnes sans commune mesure. « Tout en France est imprévu, parce que tout y est emmêlé », dit Emmanuel Berl.

Nous y sommes – les historiens s'accordent pour reconnaître combien nombreuses furent les populations qui s'unirent région par région, sur le sol de France. Il en est résulté ce que le psychologue Le Senne, pour la moitié du vingtième siècle, appela « l'hétérogénéité caractérologique de la Nation française ». « Le Flamand et le Picard, le Lorrain et l'Alsacien, le Marseillais et le Breton, le Toulousain et le Vendéen, que de types, souvent dessinés, souvent opposés ».

De quoi Gobineau fut au dix-neuvième siècle navré. « En France, les mariages ethniques ont été bien autrement nombreux et variés. Il est même arrivé que, par brusques revirements, le pouvoir a passé d'une race à l'autre ».

Et même si des peuplements restèrent cois, refermés sur eux-mêmes, dans certaines régions, leur contraste avec les mélanges d'alentour ne pouvait que faire ressortir le disparate. Nous comprenons le « cette France bizarre » de Napoléon.

 

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La double multiplicité française des apports raciaux et de leur mélange s'ordonne finalement selon deux raisons irréductibles : le peuple de ceux qui ont cru garder une race, et le peuple de ceux qui n'en ont cure. Le premier est constitué de minorités fixées en conflit, le second se forme d'une masse ou majorité en mouvement et sans lien.

Ce fait est français : au delà de nos frontières, le rapport est la plupart du temps inverse, une majorité ethnique stable entourée de minorités mélangées. Mais la France est lieu de passage et de séjournement. Lieu de coup d'épées et d'effusions.

« Nous croyons être une nation, dit Augustin Thierry en 1820, et nous sommes deux nations sur la même terre, deux nations ennemies dans leurs souvenirs, inconciliables dans leurs projets ; l'une a autrefois conquis l'autre ; et ses desseins, ses vœux éternels sont le rajeunissement de cette vieille conquête énervée par le temps, par le courage des vaincus et par la raison humaine ».

Du moins, on peut le croire.

 

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Dans ce pays morcelé par les oppositions, où chaque petite province s'affirme, en se fermant jusqu’à une indépendance nouvellement réclamée selon « la France d’en bas », Paris est la capitale des rencontres et mélanges, la capitale du dépaysement et des énarques, mais aussi la capitale de l'Etranger. Il y a un siècle, Gobineau remarquait :

« Prenons la France, je ne dirai pas seulement que la différence des manières y frappe si bien les observateurs les plus superficiels, que l'on s'est aperçu depuis longtemps qu'entre Paris et le reste du territoire il y a un abîme et qu'aux portes mêmes de la capitale commence une Nation tout autre que celle qui est dans ses murs. Rien de plus vrai ; les gens qui se fient à l'unité politique établie chez nous pour en conclure l'unité des idées et la fusion du sang, se livrent à une grande illusion. Pas une loi sociale, pas un principe générateur de la civilisation compris de la même manière dans nos départements… ». Décentraliser ou ne pas décentraliser ? Là est toujours la question !

 

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Au fait, ces départements, créés à la Révolution, n'ont effacé le souvenir des provinces royales qu'en retournant au plus lointain passé : leurs limites retracent celles des jalouses cités gauloises, dans la très grande majorité des cas. Le cloisonnement dans lequel s'étaient installés les Celtes avait donc bien duré, grâce aux Paroisses : suffisamment pour qu'une Révolution, faisant du neuf, retrouvât le plus ancien.

Bouleversements, invasions, conquêtes, annexions, révoltes, tant d'histoire et de mouvements populaires se sont juxtaposés dans le moule dont les Gaulois s'étaient accommodés : celui-ci étant fractionnement et factions. On y hésitait déjà sur la race ou les races, les Gaulois ayant des cousinages avec tous leurs voisins ou ennemis.

Ce labyrinthe s'est bien compliqué depuis les temps modernes. Mais dès avant la Révolution, la France se découvrait, avec délices, gauloise et non plus seulement franque, romaine, orientale ou « troyenne ». C'est-à-dire tout en même temps. Et rien d'autre…

Mais maintenant, quid des départements et des régions ?

 

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En fait, les nations et les sangs se sont mélangés en France, ou ont été criblés, dans un réseau strict et presque immuable de systèmes économiques hostiles. L'historien Marc Bloch a signalé combien les diverses régions de la France s'opposent dans leurs structures agraires, et s'opposaient plus encore, jadis, entre elles.

Sur les terroirs, les civilisations agricoles les plus différentes se sont tenacement maintenues et contrebalancées, chacune reliée à un passé mystérieux, et apparentée aux usages immémoriaux d'une portion distincte de l'Europe.

Comme trois fleurs de lys ou trois couleurs dans nos étendards, trois systèmes agraires n'ont cessé de régler, en France (au Nord, au Midi et à l'Ouest) depuis les temps néolithiques pour le moins, les dévolutions et usages de la terre, selon des coutumes et des façons culturales aussi dissemblables qu'il est possible. Jusques à quand ?

Interdiction de clore ou clôtures, parcelles régulièrement allongées ou champs irréguliers et plutôt carrés, charrue ou araire ; chaque système a différé des deux autres sur deux de ces trois critères fondamentaux au moins.

Remémorons nous...

 

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Dans la civilisation septentrionale, la terre était partagée en longues lanières, dévolues à des maîtres distincts, mais assujetties à d'impératives règles d'assolement triennal et à l'usage de la vaine pâture : aucune barrière ne devait empêcher l'animal de quiconque de paître les champs moissonnés, les terres en jachère, ou les communaux. Dure discipline, forte cohésion, mais licence de vivre pour les plus démunis de terre. La charrue expliquait l'allongement des champs, car elle est faite pour courir comme un char.

L'araire s'imposait au contraire dans la civilisation méridionale : à cause de son soc facile à diriger, et grâce auquel il était possible d'entrecroiser des sillons sur une terre moins épaisse, dans des champs plus individualisés déjà, carrés, irréguliers. Mais l'interdiction de clore (par conséquent la vaine pâture) y subsistait, de même que la règle d'un assolement biennal : chaque champ une année sur deux en friche pour servir de pacage, assurant ainsi l'équilibre des troupeaux et des cultures. La vie se groupait dans des cités méridionales, en acropoles.

Vers l'Ouest enfin, de la Bretagne au Pays basque, dans les bocages et le Massif Central (jusqu'à une pointe au Pays de Gex) une civilisation des enclos a dominé, propre à un sol pauvre et à une occupation assez lâche du territoire, les champs y étant séparés par d'importantes zones en friche ; et les cultivateurs, connaissant la charrue ou l'araire, étaient répartis par petits groupes, dans d'humbles hameaux.

Trois civilisations, trois régimes sociaux, logiques et résistants : « Il n'est pas interdit de penser que ces contrastes, si vifs, dans l'organisation et la mentalité des vieilles sociétés rurales n'ont point été, sur l'évolution du pays en général, sans profonds retentissements », nous a fait remarquer Marc Bloch.

 

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Ainsi les partages et les usages immémoriaux, les fractionnements expliquent l'immobilité des régimes de propriété et de culture. Au surplus, on a souvent remarqué combien la circulation en France est à la fois engageante et contrariée. Le Pays est ouvert mais cantonné. Charles Morazé en a tiré l'explication du retard subi, chez nous, par l'installation des chemins de fer. Trop de barrières moyennes, trop de seuils de niveau moyen. Les communications, les transformations sont, de ce fait, ralenties et amorties.

Ce sont encore les Pyrénées et les Alpes qui firent le moins opposition aux échanges. Mais les petits obstacles géographiques, se levant à chaque pas, ont freiné les déplacements et renforcé les autres limites. Collines, plateaux, forêts, bocages, haies, enclos, vergers ou rideaux picards : autant d'entraves. Le pays, partout sillonné de rivières, est organisé par la nature, puis par l'homme, comme une série de bassins dans un marais salant.

Le Massif Central, le Massif Armoricain, le Jura, sans compter d'innombrables ressauts de terrain, se placent au travers des parcours. Rien des plaines danoises ou prussiennes ; et rien du soleil italien ou espagnol, dominant les terres. Rien non plus du véritable cloisonnement suisse, ou de l'insularité anglaise. La voie paraît toujours libre ; mais elle est tout du long hérissée d'incessantes difficultés.

Le Nord, accessible, est du mauvais côté de l'entonnoir européen. Il travaille à la compression des peuples. Car Vosges et Ardennes referment les brèches. C'est là que les niveaux de vie, de scolarité et d'équipement économique ont pu être les plus contrastés. Mais c'est là aussi que la France travaille à s'ouvrir à l'Europe.

Notre pays a une multitude d'accès à l'extérieur et vit affluer beaucoup de peuplements : une circulation intérieure entravée y fit cependant déposer, par ralentissement progressif, les races et les mélanges, limitant les invasions.

 

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Marais salants ; damier ; polycultures ; ressources minérales diverses, mais moyennes ; reliefs alternés ; régimes climatiques multiformes ; races mélangées ou opposées ; façons culturales différentes. Haies et Haines. « La France est variété…c'est qu'il n'y a point de nation plus composée ».

Paul Valéry complète ses remarques : de même que « Paris change en Parisiens quantité d'êtres singulièrement exotiques », « la France fait les Français ». Nicolas Sarkozy l’aurait-il oublié ? On doit comprendre ces mots : ni le climat, ni la géographie, pas plus que la race ne fixent chez les Français un caractère univoque, mais la nature irrégulière et moyenne entretient la multiplicité des types en les rendant par le fait même compatibles, favorisant la coexistence de toutes les variétés. Péguy avait bien vu la France telle qu'un pays de jardins. Espèces et hybrides y abondent en sorte que la variété, portant figure d'universalité, devient caractère national. Pourtant, en contradiction, peut s’y développer une suspicion populaire à l’égard des organismes génétiquement modifiés !

 

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Contraste des États-Unis : où le type occidental peut sembler s'uniformiser. Pourtant l'Amérique a été faite avec la profusion des races européennes. Mais le mélange a pu être plus total, dans les dimensions neuves d'un continent immense. Et tous les peuplements se trouvèrent dans un situation identique, à leur débarquement, coupés pour toujours de l'Occident, empoignés par une nature toute puissante, émus vers l'action dans leurs profondeurs. Alors que le cadre français, parcellaire, a fixé des relations et des différences ; il a sauvé la complexité des origines et de l'histoire; il a stabilisé une évolution dépourvue d'évasement. Il a permis aux occupants de prendre du temps pour goûter les différences, et savourer les oppositions. « Dans le village, écrit Raymond Caizac, ils ne voulaient même pas lire le même journal. Chaque famille avait une voiture, mais chaque famille avait une voiture différente ». Et se confrontait dans des querelles : Clochemerle !

 

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Un symbole typique de la variété française, né des fruits de la Terre, ne serait-il pas la gastronomie ?

Rien ne différencie mieux, en effet, les régions de France que les spécialités de la « gueule » ; et le style de la nourriture et de la boisson façonne le physique et le moral des habitants. L'extrême diversité culinaire entretient des modes d'existence et des caractères distincts. Des savoir-faire gourmands, impatients. Aucune recette ne se perd, dans la patrie de Rabelais, où les usages féodaux sont célébrés encore, grâce à la chevalerie du « Tastevin » et à quelques autres « connétableries ». Et personne ne soutiendrait que les honneurs de la table soient secondaires pour les Français. De quoi laisser à de Gaulle la chance de grommeler à propos de la difficulté de gouverner un pays dans lequel existent plus de 365 sortes de fromages.

Au contraire de l'Amérique, où le régime alimentaire est facilement monotone, et où des gommes sont mâchées, par hygiène. Où prolifèrent et d’où s’exportent impérialement des fast food monotones…

« La nourriture, c'est l'homme », déclare le professeur Trémolières, qui ajoute : « Une unification des besoins alimentaires de l'homme est un des meilleurs moyens d'aboutir à une unification économique et éthique ».

Nous n'en sommes heureusement pas là en France. N'en déplaise aux hot dogs…

 

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« Ce sont les conditions de vie et non la race qui définissent la France ». M.Morazé ajoute : « Des conditions de vie similaires nous invitent à rattacher tel morceau de France aux structures et réactions italiennes, ou aux structures et réactions espagnoles ».

Non seulement le Midi est rattaché à ses voisinages, mais cuisines, goûts, folklores, conditions de vie, se répartissent sur tout le territoire en zones, aussi bien que les niveaux de vie :

« La répartition des revenus par tête à l'intérieur de la France nous révèle des zones de richesse à l'anglaise, le Bassin Parisien ainsi que le département du Rhône ; un Nord du type prolétariat anglais ; un Est du type allemand ; un Sud-Est du type riche italien, et dans la vaste zone atlantique deux très importantes masses départementales du type plus voisin (en France) des niveaux de vie latins (Italie du Sud, Espagne et Outre-Atlantique)…La France est bordée par tous les types fondamentaux  d'économie et en constitue la moyenne ».

Cette analyse est également vraie en remontant l'histoire. La France a dû, à chaque instant, prendre la moyenne des variétés de sang, et des appartenances propres à tous ses fragments. La moyenne de ses avidités. Et cette moyenne est devenue une fin. Ne nous en déplaise…L’actualité en crise y échapperait-elle ?

 

Chapitre 6   La France moyenne

L'importance de la réalité moyenne dans la vie française fut exprimée, au milieu du XIX siècle, par Proudhon, avec quelle éloquence ! :

« La France est le pays de l'aurea mediocritas, chantée par les utopistes de tous les siècles. Facilité des mœurs, sécurité de la vie, égalité et indépendance des fortunes, tel est le rêve du peuple français…Est-il étonnant que ce peuple ennemi de toute espèce de faste, qui toujours se vit et se croit si près de son idéal, se montre indifférent aux idées et aux inventions dont l'esprit novateur l'accable, indocile aux réformes qu'on lui propose ». « Tous les gouvernements comme tous les novateurs ont pu s'en apercevoir, au grand dam des opinions » !

Est-il non moins étonnant « qu'il dénigre et contrecarre tout ce qui dépasse les habitudes prises et les idées faites ; qu'il ne se lève que pour la défense de son petit bien-être, et que sa tendance constante soit d'arriver, par le chemin non le plus court, mais le plus uni, à cet équilibre des conditions que lui ont promis les théoriciens du juste milieu, et qui est pour lui le bonheur? » Un bonheur petit mais non médiocre sous réserve qu'il ne soit pas compromis, même petitement. Ne l’a-t-on vu dès le nouveau millénaire et notamment en 2002 ? et ce rêve n’apparaît-il pas compromis, une dizaine d’années après ?

Car « toutes les fois que la Nation française s'est montrée violente, soit dans la réaction, soit dans la révolution, ç'a été uniquement parce que son bien-être, tel qu'il lui est donné de le concevoir et de le comprendre, lui semblait compromis…Toujours la révolution a surgi en France du juste-milieu froissé ». Avertissement ? À revoir...

Ce sont les Confessions d'un révolutionnaire qui ajoute : « Courbe la tête, Gaulois goguenard : fais toi extrême afin de rester moyen ».

 

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En pendant à Proudhon, Villèle écrivait, à propos de la classe moyenne, placée entre la noblesse et le petit peuple, qu'elle « compose la partie révolutionnaire dans tous les états ». A droite, au centre, à gauche comme aux extrêmes ?

« Si vous voulez » ajoutait-il, que la noblesse « arrive dans nos assemblées, faites la nommer par les auxiliaires qu'elle a dans la dernière classe, descendez aussi bas que vous pouvez et annulez ainsi la classe moyenne qui est la seule que vous ayez à redouter ».

La classe moyenne est redoutable en France. En elle se fondent les différents partis. Intermédiaire, elle tient tout le pays. Les luttes, contre elle, des grands et du petit peuple sont au cœur de l'Histoire de France. Elle a délimité les parcelles de la campagne française et bâti la grande banlieue de Paris ; d'elle émane l'administration d'exécution.

Ne serait-elle celle qui a fait et qui fait la France ?

Il en put paraître ainsi à la Révolution.

 

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« Votre peuple de petits bourgeois est celui des grands seigneurs »…assurait le réjouissant Major Thompson de Daninos.

Aussi  bien, dans la classe moyenne, ou étudiante, tous veulent être des seigneurs. Par le sang, ou en dépit de son mélange ou des métissages ; le Mariage de Figaro !

Chacun y est incité par sa qualité particulière : mais celle-ci ne peut être insérée dans un groupe homogène, inexistant, où elle se compenserait dans la communion.

Le contrat collectif est donc compétition, réduction. L'individu y prend pour titre « le particulier ». On se bute, on se limite (ou on milite) sur une multiplicité de singuliers. Les oppositions se renforcent, sans pouvoir s'annuler ; les origines se repoussent mais s'épousent. Les morceaux régionaux ne peuvent se séparer, appareillés par le mortier du métissage. La société devient une mitoyenneté militante, dont l'hostilité latente fait le ciment. Petit appareil !

Le besoin de grandeur est pourtant revendiqué médiocrement par chacun en « reconnaissance » jusque dans la rue, des pompiers aux gendarmes en passant par les enseignants, comme nous l’avons déjà rappelé ; comme cela apparut de façon éclatante en préface aux élections de 2002 ; alors nul ne s'abstint ! Il se manifeste pour compenser la frustration de communauté, il exclut enfin la grandeur de la Nation. Tout finit par être réduit à la moyenne ; les projets individuels ont souvent raison des hauts desseins. « Un Anglais d’autrefois nous qualifiait de nation comique » nous rappelle Roger Peyrefitte, « Monsieur Jourdain, Monsieur Dimanche, Monsieur Prudhomme sont des Français de toujours » !

Las ! la France est par excellence la terre des petits bourgeois, des petits bénéfices, des petites réformes où les grandes fortunes provoquent. Après Proudhon, Marx ou Keyserling furent les témoins, désappointés, de cette vérité.

 

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Mitoyenneté. Obstination. Localisation.

A l'aube des temps historiques, Rome, pour assurer sa conquête, délia en Gaule les classes moyennes de toute obligation militaire ; réduisant le système du patronat à des rapports de protection et de déférence légère : « l'homme qui prenait un patron », dit Fustel de Coulanges, « devenait le serviteur d'un autre homme, et cessait en fait d'être celui de l'État ». Nous en supportons encore les conséquences, bienfaits et maléfices.

L'œuvre romaine se soutint par suite sur l'esprit libertaire des classes intermédiaires. Il en fut de même de la domination franque : elle reposa sur l'octroi de « franchises », consacrant des autonomies relatives, autorisant les communes, mais excluant chez les notables toute prétention au gouvernement national, domaine propre de la dynastie et des nobles guerriers.

Les classes moyennes exercèrent ensuite leur influence, sans interruption, au cours de la formation de « l'unité française ». A cause d'elle, Charles du Moulin peut dire au XVIe siècle : « La France est une monarchie, avec un assaisonnement, composition et température d'aristocratie et de démocratie des Estats ou ordres ». Ce qui continue…

Le Tiers-État fut souvent l'allié principal du Roi. Louis XI y gagna le royaume de France.

 

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Écartelée par sa variété, composée de morceaux de pays étrangers, soumise à des régimes agraires contraires, la France a été faite et défaite sans cesse. Faite très lentement, à force d'être défaite à chaque instant par les « grands » ; et donc faite invisiblement, presque de façon sournoise, par moyens mesurés ; comme reconquise sur des marées renouvelées.

Le suisse Herbert Lüthy l'a bien senti. La Monarchie capétienne fut à l'enseigne du gagne-petit. Elle a tiré « toutes les conséquences possibles de l'heureuse situation centrale du domaine royal ». Mais, alors que « les débuts de l'Empire allemand se perdent dans la mythologie tragique et la gigantomachie, ceux de l'Empire français sont d'une logique et d'un prosaïsme désarmant ».

Ce gagne-petit assembla, au milieu des doutes, à l'aide d'une multitude de tractations à son échelle, un royaume hétéroclite, avec une persévérance roturière, paysanne, bourgeoise :

« L'histoire de la France pourrait être écrite comme celle de son administration : anonyme, prosaïque, continue - et au sens profond du mot -apolitique. En elle, non dans quelque idée grandiose de conquérant ou d'un grand homme d'État, se trouve la garantie de la durée ; elle travaille obscurément pour le lendemain et, à la longue, elle reprend toujours ce que la politique du roi ou de son Cabinet a joué et perdu. Car pour ce qui est de la myopie, de l'inconstance et de la frivolité, la politique française suivie par les rois, leurs courtisans, aussi bien que par les  hommes d'État et les tribuns, ne le cède en rien à celle d'un quelconque État balkanique. Ce n'est pas sur le trône qu'on trouve l'esprit de continuité qui imprègne l'histoire de la France… ».

Napoléon s'en impatienta. Et vous ?

 

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Il est vrai qu'en France, nous l'avons dit, les chances de la gloire sont courtes. Mais les hommes qui s'imposent dans la durée sont de nature moyenne ou savent mimer génialement la médiocrité (certains premiers ministres savent en tirer profit…). Car « la France a toujours cru que l’égalité consiste à trancher ce qui dépasse » ironise Jean Cocteau. Ceux qui ont fondé ou arrondi la France furent des prudents, visant des gains médiocres et de lentes consolidations. Alors que les conquérants aventurèrent le pays dans des difficultés qui ont révulsé toutes ses parts.

A ce compte Henri IV le rusé fit mieux que François Ier ; Mazarin réussit à faire signer les traités de Westphalie ; Louis XVI laissa la France plus grande que Louis XIV n'avait pu le faire. Talleyrand, ce médiocre de génie, dura et répara la démesure napoléonienne ; Broglie entrevit la grâce du compromis par lequel il fallait : « une république qui touche à la monarchie constitutionnelle, une monarchie constitutionnelle qui touche à la République ». Jules Ferry, dans la très moyenne République surclassa alors Napoléon III ou la monarchie : grâce à des monarchistes, il donna un grand Empire à la République (pour paraphraser un mot connu) sans qu'elle s'en aperçut, à la remorque des grandioses agissements de l'Angleterre.

Et les plus sûrs rassembleurs de la France moyenne furent Louis XI, grand roi dénué de grandeur, et Charles VII qui doutait s'il n'était pas bâtard !

 

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Moyennes, bâtardises ; et méfiances ou prudence épargnante, même dans la pensée, doutant et redoutant. Par origine ou conditionnement, par géographie ou par lente histoire, les Français baptisés « moyens » par Edouard Herriot entre autres, sont obligés à composer dans la moyenne. Il en résulte pour les idées exprimées, l'éclectisme de Victor Cousin, et la clarté très trouble du plus moderne Alain : « Je suis né radical ; mon père l'était ; mon grand-père maternel aussi ; et non seulement d'opinion, mais de classe comme dirait un socialiste : car ils étaient de petite bourgeoisie et assez pauvres. J'ai toujours eu un sentiment très vif contre les tyrans et une passion égalitaire. Je montrai bientôt avec tout cela, comme tous les bons élèves, une grande dextérité de rhéteur, et une aptitude trop visible à comprendre n'importe quoi et à prouver n'importe quoi »…

Un « sentiment très vif » contre les grandeurs et les extrêmes, avec un goût excessif du « contrôle » : mais une moyenne qui peut basculer d'un côté ou d'un autre, vers « n"importe quoi ». Voilà l'ambiguïté retrouvée dans la variété même.

 

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Cette ambiguïté transparaît dans le projet, typiquement français, que se fixe Jean Guitton, pour Apprendre à vivre et à penser :

« Je veux que la tâche de l'homme soit conforme à tout ce qui est dans l'homme : qu'elle se limite le plus possible, qu'elle se fasse avec le plus d'aisance et de facilité ».

A cette règle « d'effort sans effort » et de « maîtrise sans hauteur », Guitton ajoute aussitôt le vœu que la tâche humaine « se hausse et se dilate, qu'elle se sublime, qu'elle respire dans un immense horizon ».

En ce contraste, nous voyons apparaître l'une des faces de la moyenne, avers de la médiocrité : la mesure.

 

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« Ne quid nimis », annonçait André Gide. « Rien de trop » ; cette règle qui devrait réduire les dimensions, peut être loi de beauté. Elle inspire la littérature classique, qui veut, selon l'auteur des Nourritures Terrestres, une écriture « par défaut ». Elle nous donne le goût de la litote. Le goût tout court.

Elle commande la sobriété des lignes de Chartres, le dessin de la Sainte Chapelle, l'architecture de Louis XIV, le style Louis XVI, l'éloquence de Saint-Just, le décor du Directoire, la peinture de Manet et le dessin de Matisse. Malgré la succession des Écoles, elle ne disparaît jamais : dans l'une ou l'autre de ses têtes, l'hydre de l'art français la conserve. Et la mesure, par elle, est présente. De Lully à Debussy, de Fauré à Olivier Messian ; de Racine à certain Montherlant, de Marie-Madeleine de La Fayette à Marguerite Yourcenar, de Descartes à Camus pour qui elle est la « pensée de Midi ».

 

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Autant que l'art, la mesure touche le tréfonds de la vie française. Non seulement « l'honnête homme » condamne les situations ou les expressions trop intenses, tout ce qui est excessif ne comptant pas, comme le rappela, pour nous tous, Talleyrand. Mais son idéal inspire notre comportement face aux tentations modernes ; nous préférons une médecine moyenne et clinique à des spécialisations démesurées, des ingénieurs polytechniciens à des techniciens trop particuliers, une culture générale à des connaissances indéfiniment compartimentées, une épargne à des risques ; les entrepreneurs savent quelque chose de la sempiternelle frilosité, voire frivolité « lyonnaise », des établissements de « crédit » français. Jusqu'en automobile, nous recherchons, constate Daninos, une « belle moyenne », cette « toute puissante déesse du Français moyen ». Et la moyenne a été dictatoriale jusqu'ici dans nos lycées.

Cette mesure, enfin, gouverne notre incrédulité : nous n'en croyons pas nos oreilles quand des misères locales, des trafics, ou des violences proconsulaires nous sont rapportés. Nos scepticismes ou nos colères viennent des présentations ou des faits outrés. Le scandale naît et déplait : par une même pudeur froissée, dans l'acte et la réaction. Partant, il s'entretient. Pour être vite oublié…

Aussi prêts à croire aux turpitudes, spécialement politiques, les Français commencent par en douter à cause de leur excès, mais manifestent bientôt une outrance qui enfin les fait revenir en arrière. Et tout finit par des commissions ; ou des constitutions ; ou des compromissions…Jusqu’aux plus hauts sommets !

 

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Par des chansons, aussi – le Français raille parce qu'il désire minimiser. Le mal comme le bien, le désordre comme la vertu, l'indignité comme la grandeur. La référence reste ce qui est moyen, sans inégalité de ton ou de dimensions. C'est la fine et joyeuse rosserie des chansonniers ou du « Canard », voire des « Guignols » : mais « on ne peut pas plaire à tout le monde. ». C'est aussi l'impitoyable esprit de Molière ou de Voltaire, de Beaumarchais ou de Giraudoux.

Ce dernier défendait l'une de ses héroïnes, Isabelle, des attraits d'un « au-delà » : alors qu'il existe pour elle un en-deça, sous les traits d'un fonctionnaire, moyen et « lyrique », et qu'il s'agit pour chacun de vivre un Intermezzo, une vie intermédiaire, à l'écart des abîmes.

Mesure de la France, le titre est de Drieu la Rochelle.

 

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Cette mesure mobilise notre sensibilité et nous rend hostiles aux intensités. Notre prudence va loin ; « nous vivons de demi-mesures », allègue Alain, prévenant les réformateurs de l'État. Il rappelait Renan : « La vie nationale est quelque chose de limité, de médiocre, de borné. Pour faire de l'extraordinaire, il faut déchirer ce réseau étroit ; du même coup, on déchire sa patrie… ».

Une hauteur devient vite, devant nous, extrémité ; une vitalité se change pour notre critique, en boursouflure.

« C'est précisément pour cela qu'en France on juge souvent profond ce qui est plat et important ce qui est borné », et « nébuleux » ce qui est « simplement du nouveau ». Le baron balte, von Keyserling, ajoute : « C'est pour cela même que la France ne peut prédominer que dans les périodes de perfection, où il s'agit de donner aux choses déjà existantes la retouche finale ».

A ce compte, les grands hommes ne doivent pas être trop grands. « Nous ne sommes pas partout les premiers, mais nous sommes partout », se réjouit le psychologue Le Senne. Et Madariaga prétendit : « La France et l'Italie sont les deux mères de la civilisation européenne…Cependant, dans l'histoire littéraire française ou italienne, il n'est pas possible de trouver des humains immortels, comme l'Espagne, l'Angleterre, la Russie, la Norvège en ont donné… ».

En fait, nous entendons à peine Shakespeare ou Goethe, nous persiflons parfois Wagner, nous hochons la tête devant Einstein, Picasso ou Le Corbusier, nous sommes déconfits devant Claudel ou Jean Monnet ; Charles de Gaulle a intrigué ou frustré, pour le moins. Les hommes grands,en France, sortis de la mesure…

 

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La dictature de la moyenne, fille naturelle de la diversité, ne peut manquer d'exaspérer les individualités puissantes. Elle pousse certaines à l'exil, d'autres aux grandes entreprises, ou, sur place, aux compensations suprêmes de la forme.

Car la frénésie de la littérature permet de réconcilier les pédants moyens et les caractères. Et le culte de la Beauté console les Français de leur manque d'unité ; il calme leur nostalgie d'une pureté de race, inassouvie.

Harcelés par la France « mitoyenne », les Français aux particularités trop fortes se délivrent par des expressions parfaites ; leur importance paraît avec éclat, sur un fond neutre ; elle devient exemplaire. Marcel Proust…

Ainsi toute grandeur dans le monde culturel peut faire référence aux gloires françaises nées dans d'improbables batailles. Ce qui explique que tout homme a deux patries, dont la France. Car il réfère à celle-ci la révolte de sa tension créatrice, opposée aux mœurs moyennes, sans être conscient que la France est aussi bien la Patrie de la Moyenne que la Patrie des Révolutions, l'une expliquant ou provoquant les autres.

 

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Les personnalités puissantes entravées : de la révolte et littérature. Mais celles-ci, l'une et l'autre épaulées par la collectivité : où personne ne veut être en reste. D'où les dissensions perpétuées et l'anarchie évitée de justesse, par un renforcement des formes, toujours mieux préservées.

La France est donc style : elle critique et louange bruyamment. Elle distribue des prix. Elle peut rendre l'étranger attentif à sa consécration, par de complaisantes proclamations. Elle s'enchante de L’insoutenable légèreté de l'être, comme Milan Kundera sut s'en prévaloir.

Ainsi, arc-boutée sur sa médiocrité, elle applaudit avec fracas au succès de ceux qui arrivent à se jouer de sa jalouse limitation.

Elle les acclame, avec le bonheur de la surprise, puisque leur gloire a été faite sans elle, et malgré elle, pour se rengorger. La France « a des semences plein ses poches, dit Cocteau, et les laisse négligemment tomber derrière elle ». Mais elle s'attendrit sur l'image du « Méconnu », inventeur et défricheur, artiste ou politique : sa solitude exemplaire attriste et révolte, console de soi-même et accorde, pour finir, de participer à un chœur de détestations et de congratulations.

L'apothéose ramène au Panthéon, où la moyenne est de nouveau retrouvée, en un contraire exubérant avec Alexandre Dumas !

 

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Et Sartre s'en irritait. Il avait besoin de pourfendre le receleur médiocre de la gloire d'Agamemnon. Il voulut chasser Les Mouches, collaboratrices de la vie moyenne et des faibles. Il entendit déniaiser la pusillanime satisfaction des bâtards.

Il voulait détruire le « tiers », qui, à côté d'autrui, le saisit dans ses relations : « sans le tiers, quelle que soit l'adversité du monde, je me saisirais comme transcendance triomphante ; avec l'apparition du tiers, je nous éprouve comme saisis à partir des choses et comme des choses vaincus par le monde ». Gageons qu'il a conçu son tiers dans la considération exaspérée des petits bourgeois du Tiers État, critiques et médiocres.

Fouaillé par la platitude nationale et par l'insipidité universitaire, Sartre se déterminait à encourager son disciple Oreste à bousculer les Essences, régulatrices des destinées moyennes, afin d'assurer des Existences sans excessives entraves.

A ce projet, il advient que « les mains se salissent » ; et il faut choisir entre L’Être et le Néant, entre la singularité agressive et la mitoyenneté castratrice, entre le « pour-soi » exotique, et « l'en-soi » massif, petit-bourgeois.

 

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Finalement, sa révolte contre la médiocrité des « Tiers », de même que celle de Lautréamont dépasse parfois la bonne mesure ; qu'importe en effet, de conclure qu'« une liberté qui se veut liberté, c'est…un être-qui-n’est-pas-ce-qu'il-est et qui-est-ce-qu'il-n'est-pas, qui choisit, comme idéal d'être, l'être-ce-qu'il-n'est-pas et le n'être-pas-ce-qu'il-est » ? Sinon la dominante d'une négation, mise à toutes les sauces, sauf la considération que nous lui gardons.

« Dans sa cuisine romanesque, il y a répétition excessive d'avortements », remarquait tristement Camus. Et certains disciples de Sartre, après quelques excentricités, n'agissent guère plus que ne le fit Gide. Pâles Lafcadio, sans actes bien gratuits, dont les « caves » ont offert leur rendez-vous aux bourgeois détestés. « Aussi revient-il au même de s'enivrer solitairement ou de conduire des peuples ».

Sartre a-t-il pu réussir une grande œuvre aventurière dans le contexte français, où tout revient au même ? Rimbaud, plus intuitif, prit Le Bateau ivre pour fuir loin du marais des lettres françaises, témoignant que « les Français, réputés pour leur tempérament casanier, ont toujours été de remarquables explorateurs, aventuriers et missionnaires » comme se réjouit Michel Crozier, au passage de ses réflexions sur Le Mal Américain.

 

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Marais, mais sel - et bousculades. Variété, toujours - Valéry, méditerranéen, y fut docile. Le contraire de la monotonie. Qui peut être vulgarité, ou, comme l'avait vu Gobineau, mélange, « agitation extrême, ensuite de la torpeur morbide, enfin la mort ». A mi-chemin, l'abâtardissement. « Plus ça change, plus c'est la même chose ».

Agitation et torpeur universitaires, mais aussi chances d'intelligence et d'originalité. Et, en vérité, la France littéraire, comme toute la France, est,  à la fois, race et manque de race, puzzle, en même temps qu'éventail de possibilités, et donc réussite permise entre beaucoup d'essais malheureux. Pays de M. Jourdain, la France est littérature, volontairement ou à son insu : par conséquent médiocrité et grandeur, l'une grâce à l'autre, par moyenne et par exception, par lettres, plagiats, critiques et contrastes.

Ou pour dire autrement, la France est le pays des « classes moyennes », si chères à Bainville, ou la Patrie du « Français moyen », à force d'être le pays de la variété irréductible et des plus romanesques débats entre la France élitaire d'en haut et la France réputée d'en bas.

 

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Lettres ou mœurs, originalité et conformisme se disputent l'importance : ils coopèrent à l'ambiguïté de la France, à la fois moyenne et mesure.

En cette dialectique, une seule médiation est possible : celle de la qualité. Laquelle doit combiner des artisans aux mains moyennes et une délicatesse consommée. Des vies patientes et quelques sensibilités intolérantes aux excès.

« Ses artisans servent la France, ses ingénieurs, ses pyrograveurs, ses miniaturistes la servent, car on ne peut plus servir qu'en l'ornant, fût-ce sur un centimètre carré ». « Miniature » : Giraudoux en fut friand. Art de vivre et d'orner. Mesure et moyenne.

Ou la qualité, œuvre de la « mitoyenneté » nationale et chantée par Dautry, sûr des tranquilles Métiers d'hommes, ou par Valéry, compagnon du très bourgeois Monsieur Teste.

Une qualité qui fait référence dans le monde entier, en saveurs, parfums et robes. Et qui sert l'idée d'une France stable et conservatrice, par delà ses remous inattendus et incessants.

 

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Car c'est la silhouette de cette France de qualité et de savoir-faire, opposée aux excès et aux totalitarismes, qui surnage sur l'océan superficiel de nos vicissitudes. La France des eaux moyennes, sans remous et sans monstres, la France calme, au niveau des petits bonheurs.

Et un pays où l'étranger croit lire la justice dans la volonté de justesse qui s'exerce, par la vertu des moyennes. Une cité où la célébration des gloires, interrompant à peine des controverses, donne une impression de sûreté. Une nation où les divisions font croire à l'unité, par la mesure des coalitions en lesquelles elles s'entremêlent.

Le miracle français ? ou le Paradoxe de la France ? et d'une « France éternelle », stable malgré les Français et même rétrograde en dépit de ses idées avancées. Il faut encore étudier comment ce nouveau prodige, au-delà des structures, peut naître des travers de notre mobilité.

 

Chapitre 7 Friches et « vaines pâtures »

Un pays moyen et partagé, groupant dans son sein des Français plus ou moins dépités, « révoltés », inconscients du caractère tutélaire de leur mécontentement, même s’ils ont de nouvelles raisons d’en souffrir : nous n'avons pas fini de tirer toutes les conséquences de ces données. Fut-ce en mécontentant encore les lecteurs français rebelles !

 

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Mais il importe d'ajouter, d'abord, aux conditions dictées par la géographie et par ses cloisonnements, un fait qui éclairera aussi le choix de l'histoire. Au cours des temps, et malgré des populations nombreuses, la France ne fut jamais assez opportunément peuplée (et dut ouvrir ses portes à une immigration modérée ininterrompue et malgré nos protestations musclées). De sorte que les vicissitudes démographiques ont pu gouverner la formation du caractère de ses enfants, et marquer profondément ses institutions.

Car la masse du peuple, clairsemée et cloisonnée, n'a pas toujours été dans des difficultés économiques qui l'eussent prise à la gorge et contrainte de développer toutes ses possibilités. La nature, la terre, en France, ont été gardées avec âpreté : elles n'ont pas été forcées. Une trop stricte nécessité n'a pas mis en demeure d'agir les Français : ils ont pu en prendre à leur aise, et s'y sont évertués. Ils ont peu émigré et s’en tiennent encore là ; même si, pour des jeunes...

Aise, il est vrai, ne signifie pas fatalement prospérité. Comme le constatait Alfred Sauvy, « une population à l'aise ne profite pas toujours pleinement de ses conditions favorables au niveau d'existence… » ; elle peut perdre « le sens de l'entreprise », et le goût des occupations productives, du moment qu'un moyen lui est fourni de « végéter » ; « elle subit une dépression qui fait parfois plus que compenser l'effet bienfaisant du faible nombre… ». La Bretagne, la Corse connurent ce fait (et des Hollandais, ou des « pieds-noirs » mirent en valeur des exploitations qui jusqu'à leur arrivée, avaient calmement peu donné). Beaucoup trop en France se contentent d’assistance (ah ! RMI), alimentant le commun et dépressif dépit.

Les Français ont vécu et vivent dans l'appréhension d'une dépression latente. Ils ont peur de manquer et ont vécu chichement, alors que leur domaine est toujours trop vaste. L'angoisse de manquer de terre fut même si forte, après l'annexion de l'Alsace Lorraine, qu'elle explique la passion mise à occuper des colonies peu peuplées, voire même d'immenses déserts. (Le Sahara fut longtemps un symbole !).

Réserves, épargnes, friches, vaines pâtures : amour des aises et médiocrité.

 

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La France handicapée dans son aise même ? Le paradoxe n'est qu'apparent : M. Sauvy en a signalé un autre aspect récent  : « En 1952, la France à population clairsemée, qui a trop de terres, dont l'élevage devrait être surabondant, en est réduite à importer du beurre et du fromage de Suède, du Danemark, de Hollande ». On n’en est plus là !

Avec lui, M. Morazé constatait que ce fait d'une dépression périodique dure, depuis un siècle et demi, au travers des crises de natalité, « conséquences des guerres napoléoniennes » ! « Tous les vingt ans environ, depuis 1820, la France présente une génération de jeunes adultes (de 19 à 25 ans), en état de relative faiblesse numérique ; tous les vingt ans, sa force productive dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique, subit une forte réduction. Cette prédisposition à la crise appelle les catastrophes : elles surviennent presque immanquablement. Surtout quand adviennent ensuite des générations numériquement plus nombreuses ». On en est toujours là !

Si la France a subi aussi dangereusement les conséquences des guerres de la Révolution et de l'Empire (ou celles du vingtième siècle), c'est qu'elle était déjà dans une situation démographique incertaine ou moyenne. Autrement, elle eût compensé sans difficulté la perte de ses « Marie-Louise ». Il faut donc porter son attention plus loin. Emmanuel Todd peut remarquer pour le début du XXe siècle que : « la stagnation démographique de l’Hexagone, combinée à l’expansion de la population allemande, avait fait de la France une nation apeurée ».

Toute l'histoire de la France, avec ses passions et ses peurs, devrait être considérée sous l'angle des déficiences ou fantaisies cycliques de sa natalité (et des stupéfactions de quelques surnatalités !).

 

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Depuis l'aube des temps historiques, l'occupation du sol, en Gaule, soigneusement établie selon des règles anciennes, néolithiques même, nous l'avons rappelé, est complète : la mise en valeur du terroir procède de techniques assez avancées par rapport à celles de l'Italie. Les Gaulois ont inventé, dit-on, la charrue : signe d'une technologie évoluée. Mais la population, malgré son importance, est distribuée sur un trop riche domaine.

César ne manque pas de nous rapporter qu'après un temps où « les Gaulois surpassaient les Germains en bravoure », « et n'avaient pas assez de terres », ils ont appris, grâce au voisinage des provinces romaines et au commerce maritime, « à connaître la vie large et à en jouir : peu à peu, ils se sont accoutumés à être les plus faibles et, maintes fois vaincus, ils renoncent eux-mêmes à se comparer aux Germains pour la valeur militaire ».

La vie « large », ou du moins au large, expliquerait la facilité avec laquelle les populations gauloises ont fini par accepter la conquête romaine. César put établir ses légionnaires sur des terrains non défrichés, sans créer de rancœurs insurmontables. Ainsi, à l'entour de Lutèce qui, de sous-cité, fut promue cité « à part entière », par la main romaine.

Le droit romain n'eut pas de peine à faire reconnaître ses vertus, préparant déjà « la force de la propriété paysanne, née de la coutume, en un temps où  la terre était plus abondante que l'homme », selon les mots de l'historien Marc Bloch. Ainsi en fut-il ? Ainsi en serait-il ?

 

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Et la terre est demeurée plus abondante, ou à proprement parler, plus féconde que l'homme dans les vicissitudes ultérieures des Empires. La natalité très moyenne de la Gaule romaine explique sa moindre résistance, sa vulnérabilité aux invasions barbares, quand le glaive de Rome fut brisé.

« Nous sommes frappés, écrit Gaxotte, en lisant les épitaphes et en voyant les images des tombes gauloises, de la rareté des familles nombreuses. Un, deux, trois enfants, voilà l'ordinaire. Au-delà de trois, c'est l'exception. Alors, les fléaux deviennent funestes parce que les pertes qu'ils causent ne sont pas réparées. Jusqu'au IIème siècle, les historiens latins n'ont guère signalé d'épidémie : à partir de Marc Aurèle, elles se déchaînent. C'est que le pays en souffre davantage ; c'est que leurs conséquences apparaissent plus durables et plus cruelles. La dénatalité s'accompagne d'une décadence de l'esprit militaire ».

 

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Décadence de l'esprit militaire, pour un temps…et rétrécissement de la Société civile, quand le « limes » fut enfoncé. Les diverses migrations du peuple germanique trouvèrent sans peine des failles par où elles purent se glisser puis se fixer ; et le cloisonnement des régions favorisa des séparations, quand le lien impérial se fut relâché. Cependant, les émigrants, en petits groupes et en nombre restreint, occupèrent de riches voies d'accès, s'y maintinrent, et défendirent dès lors l'intégrité du territoire. Un numérus clausus fut compté. Il n'y eut pas de raz-de-marée sur toute la France.

Dans la lente restructuration qui suivit ces mouvements, une inflation de seigneuries se produisit sur tout le territoire « par tache d'huile » dit Marc Bloch. Ces seigneuries, celtiques, gallo-romaines, germaniques, étaient toutes viables, à condition que peu se voulussent importantes. Elles durent consentir à se juxtaposer médiocrement, en inventant la féodalité, le rapport de proche en proche, au lieu de la dépendance lointaine à une puissance effective.

Mais, en face de ces dominants multiples, les dominés ne furent pas assez nombreux, d'autant qu'il n'était plus temps d'approvisionner convenablement, comme sous la puissance romaine, les marchés d'esclaves, par des incursions en Germanie. Dans ces conditions, les grands domaines, déjà morcelés en droit, s'aliénèrent économiquement. Leur exploitation eût exigé une main-d'œuvre abondante et des esclaves renouvelés : elle fut de moins en moins rentable.

 

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Pour remplacer les revenus défaillants de leur domaine, les seigneurs furent alors contraints de ne conserver qu'un noyau de leurs propriétés, en gestion directe, exempte d'impôts, et de confier par morceaux leurs terres aux bras trop rares, en accordant à ceux-ci pour les retenir, une garantie capitale : la perpétuité.

La culture autonome des parcelles de terre, groupées en « tenure » fut presque partout offerte à des familles de « tenanciers » en charge héréditaire. En contrepartie, les « tenanciers » devaient s'acquitter, par tenure, d'une redevance fixe en nature, et de prestations de services, voire ultérieurement d'une rente en espèces. Redevances, prestations ou taxes étaient dues au suzerain direct, mais aussi au pouvoir central, à l'égard duquel les seigneurs se libéraient ainsi d'une imposition exécrée. Ces règles furent étendues, « fait nouveau à l'époque franque » observe Marc Bloch, à l'ensemble des tenanciers, même de condition servile.

Ainsi le sol fut doublement approprié : il appartint à la fois aux seigneurs et aux cultivateurs (quel que fût le statut de ceux-ci). Chaîne et trame croisées ont consolidé le tissu rural français, filé en duplicité roublarde ?

Ces faits apparaissent symptomatiquement dans les dispositions prises par Charlemagne et ses successeurs pour repeupler certaines régions de France en faisant appel à l'immigration espagnole : « On concède, dit Ferdinand Lot, aux colons qui remettaient en valeur le sol de grands avantages : réserve faite de la souveraineté éminente du prince, la possession de la terre, occupée par  « aprision » était héréditaire. Le succès fut complet mais l'immigration ne se fit en masse que dans le Roussillon… ».

 

 

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A chaque moment de l'histoire de France se retrouvent l'impératif du repeuplement et cette garantie de sécurité que les seigneurs durent accorder aux divers ruraux.

« Nous acquîmes le village de Maisons (en Beauce), raconte en 1102 la chronique des moines de Morigny, qui n'était plus qu'un désert…Nous le prîmes inculte pour l'essartage ».

En 1199, c'est le sire de Mauléon qui doit concéder son droit de chasse aux habitants de l'île de Ré, pour les empêcher, remarque Georges Lefranc, de quitter l'île.

Et si l'évêque de Lisieux, Thomas Basin, écrit, dans son histoire de Charles VII et de Louis XI que « de la Loire à la Seine et de la Seine à la Somme, les paysans sont morts ou en fuite, les champs incultes et sans laboureur », on s'explique mieux qu'il fallut repeupler, par l'implantation puis l'essaimage de ménages isolés, venus lentement pour défricher ce qui, étant à l'abandon, « n'appartient qu’à Dieu seul » (comme le droit de l'époque le reconnut).

« Estrangiers venoyant

  Le pays peuploye », chantait amèrement Martial d'Auvergne.

On sait que ce sont des ouvriers italiens, appelés par Louis XI qui établirent alors à Lyon l'industrie de la soie.

Ce fut encore l'offre de conditions de vie plus autonomes qui permit, dans les régions à défricher, la constitution des nombreux villages portant, au Nord le nom de Villeneuve ou Neuville et, au Midi, se dénommant Bastides.

Et il n'est pas jusqu'à Louis XIV même qui ne fut contraint, après les rigueurs de l'hiver 1709, d'annoncer : « …Nous avons jugé à propos d'animer, dès à présent le courage et d'exciter l'industrie de tous nos sujets par les privilèges que nous avons résolu d'accorder à ceux qui cultiveront leurs terres ou celles que les propriétaires et leurs fermiers auront abandonnées… ». Abandonnées ? N’y eut-il pas depuis lors propension française à attirer des immigrants, assortie aux temps à venir ?…Pour ses usines, ou ses hôpitaux dans les temps présents. Même si depuis toujours, l’immigration a fait l’objet de rejet et de récrimination (peut-on oublier le sort dévolu aux « Ritals » ?). Et aujourd’hui ? Ingratitude pour les harkis...

 

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De plus, périodiquement « l’accroissement résultant de la natalité était arrêté par des crises de mortalité qui ramenaient brusquement la population à un chiffre plus faible » observe Seignobos. Crises de natalité ou guerres. Il restait de la place entre les hommes.

En contre-partie, la pénurie d'hommes, au Moyen Age, entraîna un emploi plus général des moulins et du collier d'attelage : elle prépara de loin la révolution technique, alors que l'abondance d'hommes stabilisait en Orient des structures économiques, que n'affectait aucun besoin de changement.

Mais la France était terre de passage et de solitudes, espace enfermant des divisions. Guerres étrangères et civiles, jacqueries, grandes compagnies, guerres de religion, dragonnades, famines et pestes entaillaient sans trêve la chair. L'homme est resté cher : il a conquis, contre la pénurie chronique, techniques, libertés et petites propriétés.

 

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Si la nation eût été prolifique à la mesure des possibilités du terroir, pareilles fluctuations eussent-elles été possibles ?

On ne peut éviter ici de penser à maints traits anciens du caractère français en matière de procréation. Du refus albigeois et du roman de Tristan et Iseut ; des Quinze joies du mariage dont Gaxotte remarque qu'il n'est « que mépris pour les femmes, haine du mariage et de la paternité » ; de l'hésitation d'Héloïse et d'Abélard (« comment concilier les cours scolaires et les servantes, les bibliothèques et les berceaux… », écrit, à sa manière Héloïse) ; jusqu'à Jean-Baptiste Say (« il convient d'encourager les hommes à faire des épargnes plutôt que des enfants ») en passant par Voltaire (« le point principal n'est pas d'avoir du superflu en hommes, mais de rendre ce que nous avons le moins malheureux possible ») ; ne reconnaît-on pas en France une tradition malthusienne (ou janséniste) ?

Le Roman de la Rose a donné de cette tradition, de cette excessive modération du peuple français, l'expression la plus forte : « qui ne prétend à rien pourvu qu'il ait de quoi vivre au jour le jour ; se contente de son gain et ne pense pas que rien lui manque…Le juste milieu a suffisance : là gît l'abondance des vertus ».

Cette philosophie restrictive en matière de consommation ou d'enfants n'a-t-elle pas poussé d'innombrables racines ou ramifications dans la réalité française ? et serait-elle conséquente à la seule Révolution de 1789 ? Elle est bien plutôt contemporaine d'une société à mailles distendues et où « les groupes humains, en eux-mêmes petits, vivaient en outre loin les uns des autres ». Elle se fit naturellement jour, par une lame de fond, au mois de mai 1968 : la civilisation de consommation fut dénoncée avec des relents d'archaïsmes terriens autant qu'avec  générosité. Contradictions qui préparent et qui en suivent d’autres : exception française ?

 

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Dépeuplements périodiques et par suite droits héréditaires concédés aux manants, même serfs, aux époques du besoin en hommes ; ultérieurement, après des repeuplements, maintien anachronique des privilèges acquis et donc corsetage d'une révolution économique pourtant provoquée. Il n'est guère possible de méditer l'admirable étude de Marc Bloch sur Les caractères originaux de la vie rurale française sans être obsédé par l'évidence de ce double mouvement, selon lequel la plupart des faits historiques s'ordonnent en France. Encore actuellement !

« La France reste un peuple où la terre appartient à beaucoup de mains ». Dans le mélange (des substantifs) de cette phrase, se signale le morcellement (bien antérieur au code civil et à ses prétendues inconséquences) qui s'est maintenu en dépit des exigences du progrès technique. Les tentatives du capitalisme seigneurial et bourgeois ne réussirent pas en France à concentrer l'exploitation du sol, en accaparant la propriété, comme en Angleterre ou en Europe du nord et du sud ou comme a fortiori en Amérique. Il y eut toutefois une tendance émergente à la concentration des terres, progressive depuis la défaite de 1940, encore limitée et vigoureusement contrariée jusque dans les débats à l’échelle de l’Union Européenne, à propos de la politique agricole commune.

Très longtemps la capacité productive du terroir ne put donc être accrue, par suite de « la tenace vigueur de la propriété paysanne ». Celle-ci fondée juridiquement sur la coutume des seigneuries, « a tiré sa raison d'être économique de l'abondance de la terre et de la rareté de l'homme, avant que les tribunaux royaux eussent définitivement accordé aux droits des tenanciers leurs sanctions ».

Ce raccourci définit l'équilibre latent des forces entre des seigneurs (beaucoup trop nombreux pour être grands) et des vilains (propriétaires de fait et marchandant leurs bras, résistant, trichant pour les services et prestations, maquillant les réalités, mais assurés de la coutume) en faveur desquels le roi prenait parti, pour faire pièce aux visées seigneuriales.

 

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Équilibre économique - politique d'abord : mais il entraînait une stagnation économique (la France, pays de cocagne des entreprises marginales) et la rareté relative des biens de consommation ; partant, la chute des revenus, aux dépens de la classe seigneuriale. Celle-ci a du chercher par tous les moyens à rétablir ses domaines et son autorité.

Mais dès lors il importait au roi, pour maintenir l'équilibre financier, de défendre la propriété des tenanciers, puisque celle-ci restait imposable alors que les domaines ecclésiastiques ou seigneuriaux jouissaient de l'exemption fiscale. D'autant que la noblesse, en France, s'élargissait toujours davantage « au point d'embrasser tous les hommes de guerre, même du rang le plus inférieur » a noté Seignobos, « tandis qu'en Angleterre la nobility s'est restreinte aux seigneurs (lords) et ne comprend ni les écuyers (squires) ni même les chevaliers (knights) ». De même le fonctionnariat s'est élargi de façon exorbitante, dans la suite des siècles. Le présent nous démentirait-il ?

De cet imbroglio des luttes pour la possession de la terre (ou de garanties et privilèges) avec ou contre l'anoblissement, la révolution économique, indéfiniment différée, devait enfin sortir à partir de 1756, compromettant à la fois et d'un seul coup, les chances de la monarchie, celles des classes privilégiées, et même celles des masses, dépossédées de leurs maigres marges, au profit de quelques « outsiders ».

 

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Jusqu'aux révolutions, la multiplication de seigneuries en France et la relative insuffisance des populations laborieuses se sont donc mises en travers des progrès politiques et économiques. Elles ont aussi paradoxalement aidé l'autorité du pouvoir central à demeurer absolue, c'est-à-dire indépendante des notables aussi bien que des masses.

Au contraire, « en Angleterre, la chute de l'absolutisme », observe Marc Bloch « permit, au profit de la gentry, l'épanouissement du mouvement célèbre des enclosures, transformation des méthodes techniques mais aussi, pratiquement, en lui même ou par ses suites, ruine ou dépossession d'innombrables tenanciers. En France, par un phénomène analogue mais inverse, la victoire de la monarchie absolue limita l'ampleur de "la réaction féodale", limita seulement ».

Mais cette limitation eut une conséquence que Taine entrevit avec rigueur : « Tandis qu'en Allemagne et en Angleterre, le régime féodal conservé ou transformé compose encore une société vivante, en France, son cadre mécanique n'enserre qu'une poussière d'hommes ». Les nobles, les privilégiés ou les « meneurs » ne parvinrent pas à devenir des « hommes publics ». La chose publique en souffrit jusqu’au ridicule !?

 

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Poussière d'hommes ! Révisons nos origines oubliées. Nobles et notables s'interposèrent inutilement entre le pouvoir central et la population émiettée. Eussent-ils réussi, en accaparant la propriété, à devenir des puissants, ils eussent bientôt composé une prépondérance politique. Le pouvoir serait obligatoirement devenu, dans une première étape, oligarchique, et les masses eussent été associées, à partir de leurs attaches directes, à la constitution de l'État. La nation serait devenue « solide ».

Il n'en fut rien en France ; jusqu’ici et maintenant ? Le paysan vécut en relation solitaire et directe avec le seigneur qui lui garantissait, dans l'application incessamment débattue de la coutume, l'usage héréditaire de sa terre. Mais l'absolutisme royal, s'il permettait un appel des humbles contre les abus seigneuriaux, consacrant un statu quo, faisait en contre-partie peser l'impôt et les charges d'État sur les populations laborieuses, selon des formes abstraites nécessairement impopulaires.

Le roi, symbole de l'État, devait apparaître dans ces conditions, comme un recours sur le terrain des biens, et comme un danger sur celui des revenus ; bénéfique en matière d'immeubles, oppresseur en matière d'espèces. Le gouvernement lointain devait rester suspect, le pouvoir personnel insolite et instable.

Ce fait apparaît encore de nos jours. « C'est peut-être un malheur pour notre pays, écrit mélancoliquement Jacques Madaule, que la noblesse ne soit point parvenue à y jouer un rôle politique normal ». Car le peuple n'a jamais pu approcher assez tôt du pouvoir par l'interposition de nobles et notables, « grâce à laquelle des relations directes d'homme à homme se seraient jointes et confondues au détriment de la puissance économique et de l'autorité juridique ».

A défaut de cette évolution, l'État parut illégitime, parce que distinct des puissances naturelles, excentrique parce que centralisateur. Le peuple français ne cessa de réclamer dès lors des rattachements immédiats à des représentants proches. Toujours d’actualité ! même avec ingratitudes et abstentionnisme.

Nous sommes restés une nation de micro-féodalités, de mini-corporations et de syndicats en mal d’adhésions, faute d'avoir saisi l'heure de notre révolution féodale.

 

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« Guizot a défini la féodalité, une confusion entre la propriété et la souveraineté ; il serait plus exact de l'appeler une paralysie de la souveraineté qui ne laissait plus subsister que le pouvoir de la propriété ».

Seignobos avait vu juste : stimulant le goût chicanier et la revendication du droit, c'est la propriété (ou l'occupation des lieux), qui a joué et joue en effet, le premier rôle, dans la vie sociologique des Français. Le rural consentait et consent encore à payer les droits des fermages ou des métayages à une personne proche : il verse à la propriété, mais il s'insurge s'il lui faut s'acquitter d'un tribut à une autorité étatique, foncièrement étrangère à son domaine, « occupante »...et bancaire.

Dès le VIIIème siècle, l'impôt d'État a été traité en France de « mauvaise coutume ». Saint Sulpice s'illustra même en empêchant le collecteur Garnier d'imposer le « pagus » de Bourges, ce qui eût été « un crime perfide ». Et les rois mérovingiens semblaient considérer la levée de l'impôt comme un péché qui charge leur âme, reconnaît Ferdinand Lot. Charles IV lui-même, au moment de mourir, ne supprima-t-il pas le « fouage », redevance par maison ou par feu, préparant à terme les révoltes générales contre l'impôt par lesquelles s'ouvrit la guerre de Cent Ans : « moins que jamais les Français étaient d'humeur à payer des impôts », commente tristement Bainville. Tout en réclamant, comme aujourd'hui, des subventions, de droit ou de fait.

 

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Et les Français se sont, en cette humeur, de toute antiquité trouvés d'accord pour tricher ou truquer, autant que criailler, récriminer, protester et ourdir l'évasion des capitaux, de connivence tacite dans ces jeux coupables ; France, Fronde et Fraude allant de pair jusqu’aux niveaux les plus élevés de l’État. Ne vit-on pas, pour citer un exemple entre tous, des magistrats appuyer eux-mêmes le tempérament national, s'il s'agissait d'échapper à des ordonnances de Colbert, puis de Turgot, interdisant la culture du tabac : « les multiples dénominations sous lesquelles le tabac était connu donnèrent lieu à un jugement de la Cour des Aides de Paris, dont la fantaisie mérite d'attirer notre attention ; il s'agissait cette fois d'une plantation de deux cents pieds environ, faite à Paris dans un jardin de la rue Beaubourg ; le contrevenant fut acquitté, car la prohibition s'appliquait au tabac et non à la nicotine, ce qui mécontenta fort le ministre, attendu que ce sont des termes synonymes qui signifient la même chose ». Dont acte !

La lutte contre l'imposition ou la réglementation centralisées autant que la ferveur pour la fraude ont toujours été populaires en France. Sous tous les régimes elles ont paru légitimes : au XVIIe, au XVIIIe, au XIXe siècles. Et de nos jours, qui ne frauderait bénignement à la douane ou par devant le percepteur ? Sinon par un digne abus de « biens sociaux » ? Alors que l'impôt du sang a toujours été accepté par la généralité des imposables et versé à l'heure de l'échéance, la contribution en espèces a soulevé, dans tous les cas, des récriminations et une revendication quasi-civique de devoir de fraude. « Je proteste simplement contre l'emploi inefficace de l'argent, fruit de mon travail, que l'État me prend et qu'il dilapide » écrivait avec pureté, en 1934, Paul Morand.

Morcelés, malthusiens, avares en hommes, excédentaires en notables, hargneux à l'égard des centralisations, mais non moins réticents à l’obtention des responsabilités, nous en sommes toujours là.

 

Chapitre 8  Théorie cinétique de la nation française

Que l'on considère un pays où la nécessité laisse une constante rémission. Le pouvoir sera imaginé sur le modèle de cette rigueur qui reste bonne enfant, ou distante. Et les relations entre nationaux pourront garder de la réticence : aucune urgence impérieuse ne groupant définitivement les hommes.

Les tempéraments se développeront alors comme ceux des enfants élevés dans un certain laisser-aller : le particularisme s'accentuera, les appétits deviendront insatiables, et les engagements aussi variables que profonds. Les opinions gouvernées par tempéraments et désirs se choqueront délibérément, assurées du jeu que leur laisse une nécessité accommodante.

N'en est-il pas ainsi d'un pays comme la France ?

 

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En un tel pays règne une certaine vacuité (l'Étranger ne nous accuse-t-il pas d'être légers, aériens, vaniteux ; et Montgolfier ne fut-il pas Français ?)

Limitations économiques et démographiques dans un espace cloisonné ; caissons souvent étanches des temps et du rang ; mais partout du jeu : les opinions tiennent plus ou moins consciemment compte de ce qu'une réserve est constamment à la portée de tous, épargne, friches, races, variétés, protestations.

De ces franchises, sauvegardées, se nourrit naturellement une attente du miracle. Car nul ne se consent pris comme un rat dans un destin collectif. Mais la débrouillardise surgit de la certitude d'un ordre desserré, ou relâché.

Rien n'obligeant, en France. Hormis la noblesse, mais en désobligeant. Et elle oblige gratuitement , par opinion. En fait, le flottement est toujours possible, pour les tendances comme pour les faits. Impossible n'est pas français. Et l'organisation n'est pas aimée. Et la finance ?...

Aucune urgence, aucune détermination fatale.

 

XXX

La désinvolture et le particularisme se confirment alors réciproquement. Chaque individu, en effet, dans la mesure où il constate que sa personnalité ne peut être tout à fait bridée, c'est-à-dire englobée dans un grand corps social fortement charpenté, cherche à la situer à l'intérieur de groupements étroits : où il est pratique et tentant de conforter son originalité par des rapports proches. Écoles de peintres, cénacles de poètes chevronnés, échevelés ou chercheurs en font foi, pour tous les autres rassemblements et « groupuscules ». Et que dire présentement des médias et des médiatiques ?

Le particularisme devient en ces conditions l'éternelle mode. Et nous sommes bien des féodaux impénitents, dans un pays où la féodalité n'a pu aboutir. Bouilleurs de crû, citoyens de la commune libre de Montmartre, chasseurs et pêcheurs droits dans leurs bottes, betteraviers ou viticulteurs du Midi, fonctionnaires de diverses catégories, partisans de tous partis, patrons de toutes indisciplines, corporations de toutes obédiences, étudiants de toutes tendances, nous nous plaçons tout naturellement dans des clans.

Pour nous mesurer.

 

XXX

 

Et nos clans sont des appartenances totalitaires et provisoires ; rien ne nous contraignant jamais à en sortir vraiment ; rien ne nous y engageant non plus. Nous n'y entrons point comme dans des clubs, réservés au divertissement. Mais assurés de ne point rencontrer les autres Français de façon individuelle, malgré tant d'individualités, nous souhaitons ne nous aventurer qu'en corps constitués, y compris par groupes cohérents d'isolés (ces indépendants syndiqués ! ces non-inscrits groupés ! ces autonomes fédérés ! ces collectifs !) Déjà même en 1968, à peine cinq pour cent des étudiants désignaient en élection leurs représentants ! On dut estomper les quotas depuis ! Et nos syndicats, multiples, restent encore maigrichons et mal aimés.

Tout au plus allons-nous, au hasard des exclusives, d'un groupe à un nouveau qui lui ressemble ou disparaît pour se réunir au premier. « Comme tout n'est que vaine apparence, et que tout change à chaque instant, je n'ai pas le temps d'être ému de rien, ni celui de rien examiner », protestait de Paris le Saint-Preux de Jean-Jacques Rousseau. Ainsi peut-on aller tout naturellement, pour certaines formations politiques d’un sigle à un autre ! Nous en reparlerons…

Mais nos démarches sont toujours multiples et offensives : si nombreux étant les clans entre lesquels se glisser et avec lesquels chercher dans notre « Royaume de la subdivision » (Daninos) non une agglutination forcée, mais des contacts ou des heurts. Nos relations, rétives, doivent se constater par des chocs à défaut de se nouer de façon plus pérenne. (« Mon père avait une opinion politique en fonction d'un écœurement et pour embêter les autres », rappelait Pierre Poujade ).Et nos opinions ont du champ : elles en abusent tôt.

Gobineau décrivit pareil mouvement des idées et des intérêts chez les Celtes. « Les Celtes de la Gaule, disait-il, animés d'un esprit de localité bien franc, et pleins de turbulence, s'attachaient beaucoup plus, dans les affaires de leurs cités, aux questions de personnes qu'aux questions de faits. La politique de leurs nations avait pris, dans cette habitude, une vivacité d'allures qui n'étaient guère proportionnées à la dimension des territoires ». Ah ! Astérix…

Cette vivacité persiste. Elle est sauvegardée par notre inscription, directe ou intermittente, à des partis ou des associations, des clans ou des « mouvements », grâce auxquels nos opinions se recueillent pour rencontrer toutes les autres.

Dans d'instables oppositions et des trahisons à des amitiés affirmées. Chez les Verts mais aussi en tous partis et toutes tendances.

 

XXX

 

Balzac avait pu benoîtement déclarer : « En France, il n'y eut de parti possible qu'au moment où il exista des partis contraires en présence. Cette proposition serait niaise par son évidence, si elle n'était pas toute notre histoire et la formule de la lutte constante qui a eu lieu dans notre pays depuis près de neuf cents ans ». Le père de César Birotteau avait, il est vrai, défini à la française la notion de parti , comme « la collection de tous les hommes qui, dans un état, trouvent leurs intérêts froissés par l'ordre établi ».

Par l'ordre établi, c'est-à-dire, en fait, dans notre pays, par l'existence de tous les autres partis et coteries perpétués sous les remaniements renouvelés. Nous n’avons pas fini de débattre sur la citoyenneté et la civilité : à l’école, dans la rue et sur les routes, ou dans les bureaux électoraux...

 

XXX

 

Tout se passe donc comme si les Français, conscients de leur variété et soucieux d'en maintenir l'échantillonnage, se trouvaient assez au large dans leur espace économique pour y remuer, entrant en relation, avec humeur et dépit, en dehors de toute agrégation trop vaste. Aucun individu n'étant dans une condition simple : mais tous paraissant résistants, avec des opinions déjà « combinées » au cœur d'un « groupuscule », cerné de « défenses » et de privilèges (même médiocres).

Valéry, sensible aux comparaisons scientifiques, eût peut-être appelé « moléculaire » cet état où se maintient chaque Français, pour son activité ou son expression publique. Et sans doute n'eût-il pas refusé que fût empruntée à la mécanique des fluides une « théorie cinétique » de ces molécules, en vue de décrire la situation globale de la France, ne nous en déplaise...

Son patronage est assurément nécessaire pour braver les semonces, proférées à l'avance, par Taine à l'adresse des « géomètres politiques », foisonnant déjà à la Révolution : « L'on voit tout de suite combien les vrais Français diffèrent des monades simples, indiscernables, détachées, que les philosophes s'obstinent à leur substituer. Ils n'ont pas à créer leur association, elle existe. Depuis huit siècles, il y a chez eux une chose publique ». Voire !…

 

XXX

 

Nonobstant l'avis (ou l'aveu) de Taine, chaque petite part de la Nation, incitée à la vivacité par ses désirs et la dépression ambiante où il lui est loisible de se hasarder sans rigueur ni direction, heurte la multitude des autres parts, sans pouvoir s'agglutiner à aucune : comme dans les « gaz parfaits », où des particules indépendantes, dépourvues d'atomes crochus, se bousculent sans parvenir à se combiner. Les chocs intérieurs garantissent une température « absolue » ; et de leur désordre cinétique, naît statistiquement, un équilibre permanent. Comme à la Sorbonne,(où l'on a pu relire, en 1968, le précepte d'Héraclite : « Même un breuvage se décompose si on ne l'agite pas »).

Qu'on veuille bien voir que cet équilibre s'appuie, dès lors, sur une pression exercée le long de toute la frontière du corps social, lequel tend à occuper un volume toujours aussi grand, ou plus.

Dans cette structure « gazeuse », la forme France est heurtée, telle une paroi  à cause des limitations qu'elle dessine ; mais la « plus grande France » ou « l'Internationale » est honorée : car, par elle les chocs diminuent, sinon d'intensité, du moins de fréquence. D'autre part, seuls les changements extérieurs brusqués : menaces, amputations territoriales, décolonisations et mutations, peuvent rompre l'équilibre, et assurer, par compression, des « changements d'état », souvent brefs et instables ; lesquels ne sauraient être le résultat d'aucune velléité ou virtualité internes.

Fluidité et immobilisme, hautes températures et force d'expansion, voilà donc quatre caractères conséquents à notre situation de « molécules » en mouvement pour remplir, au hasard, les outres, vieilles ou neuves, de la Politique.

 

XXX

 

Fluidité : des particularismes moins établis, moins combinés, auraient permis des solidifications ou des changements nets. Au lieu que tout rassemblement autour d'une idée ou d'un homme, en France, très rapidement se disperse et se dissout.

La situation reste donc toujours fluide, indécise, les moments de raffermissements, après des menaces qui « ont donné chaud », demeurent brefs, et sont rapidement compensés par une effervescence accrue. Charles de Gaulle n’en fit-il la constatation en 1946 (et en 1969) ?…

Car l'enceinte de notre vie publique est sans cesse occupée par un échange, entre les clans, d'idées, de positions ; de sentiments, de choix politiques. De là vient que Joseph de Maistre ait pu écrire, à Saint-Pétersbourg que « le caractère français n'est pas susceptible d'une marche uniforme et soutenue. Cette obstination imperturbable avec laquelle l'Anglais ou l'Allemand marchent à leur but sans tomber ni se détourner, n'est pas à l'usage des Français. Chez eux l'abattement succède à l'enthousiasme et les bévues aux grands coups politiques ». D’actualité.

Mouvements en tout sens. Les programmes « de gauche » sont appliqués par des gouvernements « de droite » ; les républicains optèrent les premiers pour le patriotisme, qui fut découvert ensuite par les conservateurs et les réactionnaires ; de même, ceux-ci découvrirent l'idée internationale, européenne en particulier, avant puis après les socialistes. L'amitié russe (ou chinoise ?) figura au programme de la bourgeoisie, avant de devenir un article du credo ouvrier, sous des régimes divers il est vrai. Et le colonialisme ne fut-il pas attaqué, sous Jules Ferry, par la droite, avant de l'être ensuite par la gauche, non sans de multiples revirements ?

« Nous sommes trois fois lâches », écrit pour la gauche, Albert Bayet en 1936, « car nous avons souffert trois vols : nous nous sommes laissé arracher Jeanne d'Arc, le drapeau tricolore, le Soldat inconnu. ». Mais également la Marseillaise (en attendant l'Internationale) et la « Révolution » qui devint « nationale » en 1940.

On se souvient aussi des options successives et contradictoires des mêmes groupes politiques en faveur des divers scrutins. Et nul n'est enclin à oublier les votes du parti communiste français, pourtant « monolithique ».

Plus intimement, Gide et Malraux n'allèrent-ils pas, gravement, de l'extrême gauche aux positions plus nationales ? Quant à d'autres…maoïstes notamment…et multiples trotskystes...ou oligarques cachés ou trop voyants !

 

XXX

 

La vie de la Nation est donc très homogène, sous des conditions extérieures stables ou variées : toutes les positions peuvent être prises à n'importe quel moment et personne ne se prive d'évoluer. Aussi est-il bien difficile de savoir, dans notre pays, qui est pour l'ordre. Car les mêmes qui ont saboté le fonctionnement des institutions sont admis à défendre de nouvelles constitutions ou situations, fort voisines, cependant que les tenants des systèmes prônés antérieurement passent à l'opposition. Puis, à la faveur de quelques confusions, nul ne sait plus ce qu'il a prôné ou pourfendu, et tous assurent avec aigreur qu'ils « l'avaient bien dit ou prévu ». Dépit général.

La masse ne cherche plus à s'y reconnaître. Il lui faut simplement constater qu'il n'y a pas de centre ou de structure simple à notre vie publique, pas plus qu'il n'en existe dans un volume gazeux.

Mais tout (dispositions, formes et problèmes) s'organise chez nous autour d'un équilibre de compromis, statistique, sans qu'aucune question ait jamais été résolue en son fond. Encore qu'elle eût été portée à haute température. Les réformes pour les retraites en font et en feront foi longtemps, en ce début de XXIème siècle.

 

XXX

 

L'excès de mobilité confine, par conséquent, à l'immobilité. Tout en France bouge et heurte, en s'échappant : mais rien, ou presque, ne paraît changer. Nous sommes, disait de nous le Suisse Muralt « admirable(s) à peu près comme une nation qui ne remuerait qu'en dansant »…Et Valéry parlait aussi de notre vocation à réaliser « une sorte de figure d'équilibre, douée d'une étrange stabilité… ». Pouvons nous en rire ?

Une situation est-elle acquise ? Elle est très tôt remise en question ; mais à cause des points de vue qui restent trop particuliers, les actes et les programmes s'entrechoquent avec violence à son sujet, sans aboutir. Ainsi a-t-on vu pendant un siècle (pour s'en tenir là) des efforts entrepris pour réformer l'enseignement public ou privé, et viser, entre autres, l'école Polytechnique ou l’École Nationale d’Administration : sans qu'aucun résultat sérieux ait été acquis. Ce détail laisse augurer du reste.

Aucune réforme ne progresse en son temps : puisque les libres parcours moléculaires s'en trouveraient affectés. Et nos révisions, électorales ou fiscales, stagnent longuement ou n'avancent à rien. Aussi la géographie électorale, au travers des ères et des régions, demeure-t-elle stable, comme le remarquaient Siegfried puis René Rémond, à défaut de votes.

« Rien n'égale la patience de ce peuple qui se dit  libre », ironise encore Maistre ; « en cinq ans, on lui a fait accepter trois constitutions et le gouvernement révolutionnaire. Les tyrans se succèdent, et toujours le peuple obéit ».

Le dernier mot est donné par nous au respect de nos féodalités respectives (de nos lobbies). Par lassitude ou par « construction » : à la moindre difficulté, au moindre sacrifice financier demandé, chacun se retire dans son clan, ou descend dans la rue avec lui. Ce faisant, la consistance nationale reste fluide et cinétique : statu quo à force de docilité au mouvement, à l’animation. La France est bien plus anima qu’animus (Voir Claudel autant que Jung !).

 

XXX

 

On a souvent déploré un « immobilisme » gouvernemental, instrumental, ou économique, en France. Certains ont cru ce fait récent, inculpant la démocratie, ou la technocratie.

Mais le terme est déjà dans Proudhon. Le Play parle aussi, en 1857, d'une « immense confusion, où les plus capables en viennent à renoncer à l'espoir de sortir du chaos, et se résignent à suivre le courant sans chercher à réagir ». Et le bon cardinal de Retz trouvait que son époque manquait de piquant pour ce que ses compatriotes se signalaient par une « fatale léthargie ».

Qui ne verrait que le fixisme dénoncé n'est que le résultat des mouvements incoordonnés ? Et que le mécontentement généralisé et « moyenné » contre toutes nos situations et tous nos régimes leur assure des durées que l'ordre même ne saurait garantir.

En France, nous le reconnaîtrons volontiers, tout traîne en matière de réorganisation interne ou externe, de construction ou de démolition, malgré le foisonnement des plans, des projets, et de vives campagnes d'opinion, et en dépit de brillants débuts.

Mais tout est assez tôt freiné ; par les cloisonnements latents. Et se trouve alors dénaturé le mot de Talleyrand : « Doucement, je suis pressé ». En écho, Guizot ne conseillait-il pas pour l'Algérie, en 1835, de « s'en remettre à l'avenir et de ne rien presser… ».

Par suite de nos hâtes et de nos repentirs emmêlés, nous ne nous rendons que tard, ensemble, aux urgences et aux nouveautés : hormis celles de la mode, parce qu'elles passent comme l'éphémère, se détruisant d'emblée.

 

XXX

 

On entend fréquemment dire que nous inventons des principes ou des prototypes, en les opposant  les uns aux autres, sans pouvoir en tirer parti pour notre compte. Caractère féodal, encore : trop d'inventions singulières se nuisent ; trop de nouveautés empêchent les rénovations. Si bien que la France est riche d'individualités qui se portent en avant de l'Histoire, alors que les réalisations ou les ajustements intérieurs du pays se produisent tardivement; et que le résultat des oppositions entre une masse « d'émotifs secondaires », religieux, conservateurs, et l'important contingent « d'actifs primaires », libéraux révolutionnaires et impatients, reconnus au milieu de nous par le philosophe et caractérologue français Le Senne, reste une moyenne, ralentie.

Aussi est-ce une amère constatation, maintes fois répétée, que celle de nos retards et de nos déphasages, pour ne pas dire de nos arriérations dont nous avons à cœur de nous indigner unanimement. Pour les guerres d'abord : où nous remontons à la précédente pour préparer nos efforts et arbitrer entre nous des choix neufs, quitte à nous chamailler ensuite. Poitiers ni Azincourt (ou Sedan et Charleroi) ne furent des hasards. Et tant d'autres jusqu'à nous ! Guerre de tranchées ou guerre de mouvement.

De même, à la fin du Moyen Âge, l'évolution de la justice royale était, dit Marc Bloch, « en retard d'un bon siècle sur l'Angleterre ». Et la Renaissance fut introduite en France, après avoir été éprouvée par l'Italie et l'Espagne : grâce à l'aventure des guerres.

 

XXX

 

La question de « la dérogeance » donne un exemple typique de nos excessives stabilisations. Le commerce et les affaires furent, en effet, interdits pendant tout l'Ancien Régime aux nobles, sous peine de déroger à leur titre, c'est-à-dire de perdre leurs privilèges nobiliaires.

Cette interdiction résultait d'un médiocre équilibre, maintenu au cours des luttes économiques entre marchands, aristocrates et pouvoir royal : les bourgeois étaient, alternativement, soucieux de barrer la route à des concurrents dangereux, ou pressés d'être ennoblis ; les nobles, en besoin de ressources, se portaient avidement vers les entreprises mercantiles, mais souhaitaient non moins rabaisser les visées des nouveaux riches ; les rois, tour à tour, favorisaient les marchands plutôt que les grands, ou les seigneurs aux dépens des bourgeois, et défendaient les échanges contre les préjugés et les privilèges de tous. Tant et si bien que la dérogeance, disparue assez vite des autres pays européens à l'avantage de leur développement économique au XVIème siècle, fit loi et frein en France autant qu'en Espagne et au Portugal.

Sully répétait pourtant que jamais la France n'acquerrait d'ascendant sur les pays rivaux aussi longtemps que le commerce maritime y entraînerait dérogeance. Et Richelieu chercha à en finir avec cette querelle en donnant « rang aux marchands » et en soufflant à Louis XIII une longue déclaration, de 1627, pour « faire en sorte que la condition du trafic soit tenue en l'honneur qu'il appartient, et rendue considérable entre nos sujets, afin que chacun y demeure volontiers… ».

Colbert également, en 1669, obtint du Roi un édit créant une compagnie de commerce, et garantissant que « tous ceux qui se présenteront pour former ladite compagnie pourront faire le commerce librement pendant vingt années dans tous les pays de la Baltique sans que pour ce les gentilshommes soient censément réputés déroger à la noblesse… ». Mais il créait un modèle « social-étatiste » déploré par Nicolas Baverez.

Le principe de la dérogeance n'était visiblement plus d'époque. Quoiqu’il dura jusqu’à nos jours en Éducation et en Université ; le savoir abstrait seul compte, la formation professionnelle n’est rien...

 

XXX

 

Néanmoins, une génération après Colbert, un négociant de Lyon était encore à proposer dans un mémoire : « …c'est cette continuation du négoce qui fait la force des marchands hollandais, anglais, vénitiens et génois…Il serait à propos que le commerce ne dérogeât point à la noblesse ». Mais les Français n’aimaient pas le marché ! Leurs descendants persévèreraient-ils ?

Las ! Montesquieu, le lucide Montesquieu, se refuse encore un demi-siècle plus tard, en 1748, dans L’Esprit des Lois, à l'abolition de « cette loi singulière et gothique de dérogeance » (ainsi qu'en jugeait l'Abbé Loyer) : « l'usage qui a permis en Angleterre le commerce à la noblesse est une des choses qui ont le plus contribué à affaiblir le gouvernement monarchique. Des gens, frappés de ce qui se pratique dans quelques États, pensent qu'il faudrait qu'en France il y ait des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce serait le moyen d'y détruire la noblesse sans aucune utilité pour le commerce ».

La noblesse fut partiellement détruite. Cependant, un siècle plus tard, l'activité productive et professionnelle était encore réputée dérogeante, cette fois dans la bourgeoisie même. Nos romans d'hier en dressent le constat. Du côté de chez Swann. Et le métier et le profit gardent une mauvaise presse jusqu’envers les milieux populaires comme en témoignent avec indignation déjà au 18e siècle d’Alembert et Diderot, encyclopédiquement. Le premier exhortait dans son Discours Préliminaire : « La société en respectant avec justice les grands esprits qui l’éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent. C’est peut-être chez les artisans qu’il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l’esprit, de sa patience et de ses ressources ». Le second s’indignait : « Je ne sais pourquoi on a attaché une idée vile à ce mot ; c’est des métiers que nous tenons toutes les choses nécessaires à la vie ».

Plus près de nous, pendant combien de temps l’enseignement professionnel a-t-il été tenu en mépris et la technologie vilipendée ? Il faut regretter également la crainte d’une dérogeance en raison du professionnalisme nécessaire, chez les enseignants et les penseurs (ou les poseurs...) : au cœur de nos plus récents débats.

 

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De ce stigmate de dérogeance les entreprises françaises se sortent à peine. Il est bien d'autres exemples de maturations à retardement ou d'arriérations, dans l'évolution naturelle des idées et des usages en France ! même sans chercher noise à l'Académie Française, pour son dictionnaire rédigé sans hâte excessive, beau temps après l'usage.

En matière économique, c'est clair. Le chèque s'imposa chez nous avec cinquante ans de retard sur l'Angleterre, le billet de banque, avec un siècle. La Révolution agricole survenant au XVIIIe siècle ne fut nulle part aussi opiniâtre, ni plus ralentie par les multiples querelles de la propriété, ou même de l'opinion, comme en ironisa Voltaire, dans le Dictionnaire Philosophique :

« Vers l'an 1750, la Nation rassasiée de tragédies, de comédies, de romans, d'histoires romantiques, de réflexions morales plus romanesques encore et de disputes théologiques sur la grâce et les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés… ».

Disputes et retards ! Dans l'abolition de la torture, celle du formariage, de l'esclavage, tergiversées sans fin et décidées par surprise ; dans le développement des sociétés anonymes et dans la localisation exacte des industries ; dans la nouvelle réorganisation agricole ; dans la suppression du travail forcé Outre-Mer, consentie anachroniquement avec beaucoup de regrets stupéfiants, en 1945 seulement ! Dans le droit de vote accordé aux femmes. Dans la « décolonisation ». Dans la réforme universitaire. Dans le serpent de mer de la réforme administrative. Dans le renoncement à la peine de mort, édicté en 1981. Pour ne citer que le meilleur.

Également dans la révision de la fiscalité : « C'est ainsi que l'impôt, sur le revenu », note Robert de Jouvenel, « pour ne prendre que le plus célèbre exemple, fut déposé devant la Chambre successivement en 1872 par MM. Wolowski, Henri Germain et Léonce de Lavergne, par Gambetta en 1876, puis par six ministres des Finances : M.Dauphin en 1887, M.Cavaignac en 1894, M.Doumer en 1896, M.Rouvier en 1904, M.Caillaux en 1907 et en 1911. Encore en passons-nous ». Il faudrait en passer beaucoup d'autres ! Que dire de l'impôt sur la fortune, accoutumé dans la plupart des pays développés !

 

XXX

 

Et lenteurs soutenues dans l'adoption de mesures contre la prostitution, le proxénétisme, l'alcoolisme, la délinquance au volant, la peine de mort, appliquées à l'étranger, après avoir été méditées en France ; autant que dans l'application de dispositions sociales (Sécurité, Allocations Familiales, habitat, hauts salaires), généralisées dans notre pays, où elles furent préconisées, longtemps après qu'elles eussent été largement adoptées en Europe ou en Amérique.

Notre Administration n'a pas une réputation de prestesse. Et les mots cruels de Boucher de Perthes nous viennent facilement à la bouche :

« Nous autres Gaulois qu'on dit si légers, si inconstants, nous sommes la fidélité même quand il est question de la routine ; en amélioration nous ne voulons que celle qu'on paie ; toujours nous sommes les derniers à adopter une économie ». Est-ce injuste ?

 Tant de ralentissements ne vont pas sans de hautes températures internes. La lutte est toujours chaude chez nous entre partisans du mouvement et partisans de l'ordre établi. Mais si chaude que, malgré les craintes de l'étranger, elle exclut les liquéfactions et les cristallisations. La sublimation persiste, aucune viscosité ne venant troubler longtemps les heurts des opinions et des dépits.

Notre société garde donc de hautes couleurs .On croit qu'elle a des vapeurs ou la fièvre : mais elle prend seulement bonne mine à ses échauffements, et consent d'aventure à reprendre souffle, pour mieux s'agiter ensuite. A la stabilité apparente peut succéder soudain le bouleversement ; à l'émeute grondante, une tranquille évolution, comme on le vit au mois de mai 1958 (aussi bien qu'en janvier 1960 ou en avril 1961 à cause de l'Algérie, et comme on l'avait vu en Novembre 1947, après une pathétique grève générale, ou en juillet 1936, à la suite des innombrables occupations d'usines du Front Populaire, ou en février 1934, en raison du scandale de l'affaire Stavisky). Comme on le vit aussi en 1968, après le retour d’Allemagne du général de Gaulle, préparant son départ sur échec en 1969. L’année 2002 fut aussi intéressante… et 2007 ? et au-delà ?

En fait, nos structures changent par sauts brusques, avançant d'un grand pas, entre de nombreux piétinements, puis reculant de deux petits pas, pour revenir à la « raison » ?…Tango toujours !

Ainsi la monarchie fut rejetée en 1793 ; mais il y eut plus tard Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe ; sans compter les Empereurs. La démocratie, elle aussi, vint tard, et avec tumulte ; elle fut sujette à de nombreuses intermittences dans notre climat où la réaction est souvent favorite. Le bonapartisme ou la « Commune » indéfiniment en espoir. Les souverainistes toujours à l’affût.

 

XXX

 

Révolutions et restaurations, libertés et dépits, compromis et terreurs, ce programme nous sied pour assurer les brèves transformations auxquelles nous consentons, quand elles ne sont plus différables ou attendues, mutations vives et tardives au sein de nos imperturbables statu quo. Car les Révolutions n'interviennent en France avec tant d'éclats, comme des banqueroutes, que parce qu'elles soldent des échéances trop longtemps différées.

Les arriérations commandent nos crises, ainsi que dans la Russie de 1917, ou la Chine de 1948 (voire de 1966). Il faut, en effet, de très fortes tensions, accumulées à loisir (« épargnées »), pour nous remettre dans un état simple, prêts à une synthèse ; et pour organiser par cette occasion de nouvelles structures, lesquelles seront ensuite difficilement remises en question, une fois reprises les habitudes et compensations féodales.

« Nous préférons que tout s'arrange mal, mais que tout s'arrange seul » observa Wladimir d'Ormesson.

 

XXX

 

Après tout, les autres peuples en font autant. Mais leurs crises sont plus souvent conséquentes aux temps. Alors que notre Histoire est faite d'un refus fidèle des courants de l'époque, incessamment remontés. Nous avons de l'énergie à dépenser absurdement : chaudes révoltes, perpétuées. Finalement nos révolutions, à force d'être contenues et tardives, paraissent exemplaires. Elles semblent annoncer des temps nouveaux, quand elles sont trop anachroniques. La stupeur qu'elles provoquent est mise au compte d'un inconnu prématuré.

Et comme dans les courses du stade, où celui qui a quelques tours de retard peut paraître en avance sur les autres coureurs, nous semblons à l'occasion mener le peloton. Nous démarrons parfois subitement après avoir fait beaucoup de « sur-place ». La Fontaine a jadis parlé de certain lièvre…

Certes notre retard n'est point tel que d'autres peuples ne soient à notre suite. Mais nous devrions être plus en tête, alors que nous nous maintenons à mi-chemin. Nous sommes le plus prudent des pays avancés, ou la plus rapide des nations lentes (et non « le pire traînard » des alliés occidentaux ou le complice de la « vieille Europe », comme en jugeaient des Américains). Moyenne et Mesure. Et mesure involontaire, même dans l'excès.

 

XXX

 

Fluidité, Immobilisme, échauffements et troublantes révoltes, ces caractères sont inséparablement liés à nos jeux féodaux. On comprendra qu'ils conditionnent une force d'expansion, en fonction de laquelle nos mouvements s'équilibrent cinétiquement, dans le même temps qu'ils la dissimulent. Car notre substance mobile tend à fuser aveuglément…

 

Chapitre 9  L'impérialisme de la liberté et des lumières

La diversité de leurs positions et la fixité de leurs compromis empêchent les Français de revendiquer une expansion : nous nous cachons à nous mêmes notre impérialisme impénitent, tant la violence de notre animation et la chaleur de notre politique intérieure ont tôt fait de pousser à l'arrière-plan de nos soucis nos jugements sur la qualité réelle de nos actes extérieurs.

Cependant, la résultante inconsciente de nos heurts désordonnés est nécessairement une pression sur nos frontières. A quelle guerre mondiale avons-nous échappé ? De quel conflit européen, asiatique, américain ou africain, sommes-nous restés à l'écart ? Même si nous paraissons devenir plus autonomes (sinon, pour d’autres, plus arrogants et ingrats !).

La prude Helvétie, la taille serrée dans ses cantons, a pu se maintenir dans sa virginité (ou viduité) vigilante. Mais la France s'est frottée à beaucoup d'aventures : elle a entretenu des liaisons dangereuses avec tous les lansquenets du monde. « La France fut faite à coups d'épée », assura Charles de Gaulle, qui a également annoncé : « Il n'y a pas de France sans épée », après avoir écrit : « seules de vastes entreprises sont susceptibles de compenser les ferments de dispersion que son peuple porte en lui-même ». De 1912 (opération au Maroc) à 1962, la France n'a cessé d'être occupée à des guerres. Et puis, en formes « humanitaires», il y a eu le Kosovo, le Tchad, le Rwanda, la Côte d’Ivoire, la Lybie. Bernard Kouchner n’inventa-t-il pas pour nous et les autres le principe d’ingérence légitime ? Et Nicolas Sarkozy ?

Néanmoins, nous aimons cacher notre prurit d'entreprises et nous nous évertuons à donner des assurances sur notre humeur tranquille et pacifiante : la lenteur de notre formation territoriale paraît une garantie ; à moins qu'elle ne soit qu'une contrepartie, mais si belle pour la paix !

 

XXX

 

Nous surenchérissons volontiers sur nos raisons d'être pacifiques. La France doit « craindre les agrandissements bien plutôt que les ambitions », déclarait Vergennes. Rivarol abondait dans le même sens : « La France qui a dans son sein une subsistance assurée et des richesses immortelles, agit contre ses intérêts et méconnaît son génie quand elle se livre à l'esprit de conquête ». Ce qu’oublièrent Napoléon et Jules Ferry ! …car telle est grande notre réserve.

Plus récemment, Seignobos décrivit le Français : « capable de faire un bon soldat quand il y est contraint mais n'ayant pas le goût de la guerre, très différent en somme de l'idée que s'en font d'ordinaire les étrangers » et pour cause ! Nous inclinons à nous considérer, sur ce chapitre, seuls de notre espèce, entourés d'inimitiés « invétérées » (Pithou le disait déjà dans la Satire Ménippée). Car nous dénonçâmes et dénonçons, sans nous en lasser, la tendance espagnole à l'hégémonie, le pan-germanisme, le fascisme, l'impérialisme britannique d’antan et de maintenant, le pan-islamisme, le terrorisme et le djihad islamiste, et le pan-arabisme, le péril jaune ou « chinois », le pan-slavisme, les empiétements ou les envahissements américains, les visées égyptiennes ou afro-asiatiques, nippones ou hindoues. Mais, linguistiquement, notre vocabulaire ignore les termes de « pan-francisme » ou de « pan-gallisme ». « Les Français sont persuadés que leur pays ne veut de mal à personne…Eux, Français, sont gentils ; on leur fait des misères ». Daninos a vu clair.

Et nos propres interventions extérieures sont symptomatiquement annoncées au nom du droit des peuples à disposer, sinon toujours d'eux-mêmes, du moins par nos soins empressés, de la civilisation et des libertés ou des « lumières ». En bonne compagnie avec les Américains, mais pas au nom de Dieu…

 

XXX

 

Nous participons donc pudiquement aux guerres, pour des « causes » et non d'abord pour des accroissements calculés. Tant nous avons un perpétuel désir d'entrer dans l'histoire avec des « Gestes ». Malraux dénonçait récemment des temps où la France était « malade de n'avoir pas de mission ».

Ainsi nos guerres ne se réclament–elles pas, à leur déclaration, de mobiles intéressés, mais sublimés. « Peuple soldat » s'écriait Péguy qui enseignait : « rien ne vaut le Français dans la croisade ». Celle-ci ne visait-elle pas à défendre un libre accès en Terre Sainte ? La conquête des « Indes » devait, de son côté, parfaire la connaissance de la planète et la gloire. Nos luttes européennes s'engagèrent toujours contre des coalitions intempestives et « barbares ». Les guerres de la Révolution et de l'Empire tendaient, de même, à libérer les peuples européens de la « tyrannie ».

Que ces « missions » et « causes » aient été ou non des prétextes, elles ont pompeusement enflammé nos susceptibilités. Sitôt indiqué un point d'échappement à l'effervescence qui est notre mode d'être collectif, nos forces à demi-comprimées ont réagi ; à condition que le point d'échappement, ou d'application, ait été situé au-dessus de nos querelles proches et qu'il ait désigné une ouverture de liberté, une cheminée dans notre « huis-clos ».

Si bien que Napoléon à Sainte-Hélène pouvait fort pertinemment se réclamer, comme tout Français en sa conscience, d'un idéal libéral : « M'accusera-t-on d'avoir trop aimé la guerre ? Mais il (l'historien) montrera que j'ai toujours été attaqué …Enfin sera-ce mon ambition ! Ah ! sans doute, il m'en trouvera, et beaucoup ; mais de la plus grande et de la plus haute qui fût peut-être jamais : celle d'établir, de consacrer enfin l'empire de la raison et le plein exercice, l'entière jouissance de toutes les facultés humaines ! ».

« Nous demeurons les martyrs d'un cause immortelle » dicterait-il enfin à Las Cases ; on n'en disconvint pas, en deçà du Rhin et des mers, aux dernières guerres planétaires ou coloniales. Et plus tard…

 

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On connaît bien notre souci d'avoir le droit des gens pour nous, au cours des guerres mondiales. On a moins convenu de pareil souci en matière « coloniale ». Pourtant, dès la conquête de l'Algérie nous prétendîmes avec allégresse à une motivation unique dans nos aventures d'Outre-mer : la lutte pour la civilisation. Alfred de Vigny pouvait écrire noblement en 1837 : « C'est moi qui ai proposé l'Algérie ou la civilisation conquérante pour prix de poésie à l'Académie Française ; cette revanche de la civilisation qui chasse partout le barbare me semble bien demeurer, par devant l'histoire, le trait le plus caractéristique de notre siècle ».

Ernest Renan était plus catégorique (ou plus candide) : « la conquête d'un pays de race inférieure par une race supérieure qui s'y établit pour la gouverner n'a rien de choquant…Regere imperio populos, voilà notre vocation…Verser cette dévorante activité sur les pays qui, comme la Chine, appellent la conquête. Des aventuriers qui troublent la société européenne, faites un "ver sacrum", un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands, chacun sera dans son rôle ! Tout révolté est, chez nous, plus ou moins un soldat qui a manqué sa vocation ».

Ainsi était-il dit par un homme qui marquait une prédilection particulière à La Réforme intellectuelle et morale de la France et qui allait prier dévotement sur l’Acropole. Il fallut beaucoup de temps pour en douter et laisser quelque place aux champions texans du Bien poursuivant à notre place le Mal.

 

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Si noblement ou ouvertement justifiée, l'œuvre coloniale permit à chaque métropolitain, comprimé dans les querelles locales, de se sentir au large. Encore que les annexions parurent toujours économiquement dérisoires aux Français (« arpents de neige » ou « sable à gratter »), la démarche guerrière plut invariablement : elle permettait le déchaînement des critiques et la transe des communiqués ; elle nous donnait aussi quelques chances d'unité en cas de contestations européennes. N’aurait-elle pas été exportée outre-Atlantique ?…

Au total, les expéditions hors de l'Europe apparurent toujours comme des moyens sûrs pour diminuer la pression interne due à nos démêlés et à nos désirs de revanche. Bismarck, persuadé de leur efficience dans ce sens, les encouragea. Il nous poussa à établir un protectorat sur la Tunisie beylicale. Et jadis, Henri IV se préoccupait à même escient de préparer une nouvelle croisade contre les Turcs, avec le Cardinal de Florence, qui disait de lui : « il ne verrait aucun inconvénient à quitter le royaume puisqu'il en éloignerait, les emmenant avec lui, tous les chefs et puissants susceptibles de faire des soulèvements ».

Le Béarnais avait mesuré pour sa part tout ce que l'unité intérieure de la France devait aux aventures extérieures prises pour des « croisades ».

 

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Même nos actions de paix aiment sonner comme des déclarations de guerre. Ainsi Aristide Briand exprimait bien la race :

« Je dis que cette France ne se diminue pas, ne se compromet pas dans sa force, quand, libre de toutes visées impérialistes et ne se servant que des idées de progrès et d'humanité, elle se dresse et dit à la face du monde : "je vous déclare la paix" ».

Notre paix est frémissante. Elle piaffe de s'étendre et, comme le jugeait pour son temps Joseph de Maistre : « La moindre opinion que vous lancez sur l'Europe est un bélier poussé par trente millions d'hommes ».

Notre peuple, insoumis ordinairement aux yeux britanniques mêmes de Stuart Mill, ne se soumet vraiment qu'à l'aventure du droit. « la force doit être mise au service du droit » rappelle Dominique de Villepin en 2002, renversant la proposition de Pascal : « Ne pouvant faire que ce qui fût juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste ».

 

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Expansion donc, dans la guerre ou la paix, par nécessité, dans l'impuissance où nous sommes de nous dominer nous-mêmes entre clans ; mais légitimée. Pour couvrir nos débordements une théorie de notre vocation mondiale est impulsivement secrétée par nos complaisances. Car la nature de nos oppositions leur permet de prendre plus de vivacité dans l'affrontement des idées ; et c'est sur le plan intellectuel que notre domination se fait plus impérative.

De cette façon, en effet, se recombinent nos désordres et nos immobilismes. Pour fuir la contestation, chacun tend chez nous à hausser le ton ; nous décrétons, dogmatisons, radicalisons.

Mais notre manque d'unité, notre fluidité et nos divergences nous font instinctivement pressentir qu'en rompant le statu quo en quelque endroit tout équilibre risquerait d'être rompu partout : nous maintenons alors, nous enracinons, nous arrêtons (nous-mêmes ou les autres).

Enfin, comme rien ne bouge, quand tout remue, nos opinions s'affûtent telles des flèches et prennent d'autant plus de hauteur qu'elles sont certaines que rien ne les alourdira ; l'immobilisme permet les « jeux parfaits » : nous rationalisons. Par précaution ou défense ; sensibles à une culpabilité, qui viendrait de notre excessive précipitation.

Au total nous absolutisons ; déjouant nos divisions par un goût excessif de l'abstrait et oubliant le fond pour polir la forme. Nous composons de nos radicalismes, fixismes et rationalismes une résultante tournée vers l'extérieur et à visée mondiale. Nous possédons le particularisme de l'universel. « Perdure au fond de notre conscience nationale, l’idée que la France n’agit pas seulement dans son intérêt propre ; elle invente, elle imagine pour le monde », rappelle René Rémond.

 

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Des spécialistes ès clartés nous avons l'obstination et la tyrannique assurance au point de vouloir contraindre tous les autres penseurs à suivre notre démarche intellectuelle.

« Ma Patrie est partout où rayonne la France

où son génie éclate aux regards éblouis »

put annoncer Lamartine, qui concluait : « la vérité c'est mon pays », affirmation moins chauvine qu'on pourrait le craindre.

Victor Hugo avait de son côté énoncé, avec notre agrément, un programme aussi entier :

« Tu ne seras plus France, tu seras Humanité

Tu ne seras plus Nation, tu seras Ubiquité ».

Cette visée ambiguë nous sied ; et elle finit, à force de conviction, par nous être périodiquement concédée.

Quand nous cherchons pourtant l'universel, c'est autour de nos conceptions que nous sonnons le rassemblement : car nous trouvons compensation  à nos impitoyables controverses en nous assurant de nos supériorités sur les autres nations, d'un coup d'éventail mises en oubli. « Comment peut-on être Persan ? », ou Américain ou Russe ? ou Chinois ?

La pensée étrangère n'est admise dans son fond qu'autant qu'elle est devenue ancienne : elle peut nous appartenir alors, au sein d'une bonne querelle des Anciens et des Modernes, où nous sommes inégalables et dont nous ne pouvons nous départir, pas plus que de toute autre forme de la querelle.

 

 

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Maurras, jadis, soucieux de L’Avenir de l'intelligence, avait pressenti la dialectique selon laquelle notre littérature et notre impérialisme peuvent se pousser vers l'absolu : « la littérature révolutionnaire tendait à dissoudre les nations pour constituer l'unité du genre humain ».

Un autre penseur réactionnaire, Drieu La Rochelle, s'était lui aussi dépité de l'orgueil rationaliste des Français. Et s'il jugeait que l'empire français de Napoléon n'en a été que « la monstrueuse et stérile hypostase », il reconnut qu'« il y avait déjà trop de rationalisme dans la raison du siècle classique. De là, déjà à l'égard de l'Europe, l'attitude législative et autoritaire des Français de Louis XIV qui leur avait valu des échecs et des malheurs et qui, continuée sous Louis XV, leur en avait valu d'autres ».

Il observait enfin : « La Convention pousse plus loin que Louis XIV l'orgueil français, trop loin, et l'enchevêtrement des deux cultes, celui de la Raison et celui de la France, fait aux Français une mauvaise conscience, un esprit trouble, une conduite désastreuse ».

On ne peut mieux dire (ou médire). L'universalité serait donc pour nous une forme, moins avouée ou moins naïve, de la domination. Le poids de l'héritage gallo-romain, incessamment resoulevé, explique peut-être notre obsession orgueilleuse et celle-ci est déjà ancienne. « Il faut toujours se rappeler »,constate Paul Ricœur « que notre intention universalisante est en partie une prétention et qu’elle appelle reconnaissance par les autres pour être confirmée dans sa visée ».

 

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« Les livres m'ont appris que la Grèce occupait jadis la place d'honneur dans la science et la courtoisie, l'une et l'autre passèrent à Rome, puis émigrèrent en France où elles ont désormais leurs sièges ».

Chrestien de Troyes était modeste. Du Bellay poursuivait des plaidoyers plus mâles : « Là doncques, François, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine et des serves dépouilles d'elle (comme vous avez fait plus d'une fois), formez vos temples et autels. Vous souvienne de votre  ancienne Marseille, secondes Athènes, et de vostre Hercule Gallique, tirant les peuples après luy par leurs oreilles, avecques une chaîne attachée à sa langue ». A sa langue !

Au passé des Empires s'est ajoutée la masse de notre histoire et de notre littérature, longues et étonnantes entreprises pour nous valoir de la considération par delà nos propres dénigrements. Gloires sur gloires. La suite des époques françaises se présente donc aux âmes ardentes sous toutes les latitudes avec un caractère sacré qui oint notre langue, malgré nos frasques et nos ironies. Et celle-ci a pris assez de hauteur pour faire dire à Rousseau par la bouche de Saint-Preux : « En général, il y a beaucoup de discours et peu d'action sur la scène française ». Ce qui vaut aussi en cas de manifestations et de grève générale. Sauf…

 

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Démultipliée ou en prise, sans temps mort, vivement articulée, tournant à son aise et se donnant du large, variant ses sonorités moyennes autour d'un étrange son muet (prononcé et retenu), connaissant le conflit des sexes et celui des singularités ou des multiples, ignorant le mode progressif anglo-saxon, notre langue impérieuse frappe à coup sûr.

Aucune relation n'est obtenue en elle par combinaison ou agglutination, mais par des prépositions qui opposent et modifient les positions. Et par un ordre rigoureux : « notre syntaxe française est incorruptible », triomphait Rivarol. C'est par cette ordonnance fixe qu'elle se dirige vers « l'honorable universalité » qui lui est chère : non pas celles qui mettent en face des autres formes de pensée pour les pénétrer mais qui consiste à légiférer sur soi, « sujet » souverain, posé en tête du discours, dans la certitude que les autres devront s'y retrouver. Ainsi Descartes redécouvrit un ciel et une terre par sa méthode ; et Péguy ou Proust…Ils n'avaient pas tort en fin de compte…Intuitions, inductions, cavalières. Et joie de la francophonie.

 

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Dans le lexique français, l'arbitraire est de rigueur : l'étymologie est fréquemment problématique, le jeu des suffixes et préfixes à peine ressenti, et les diphtongues sont reconduites à des vocalises sans mélange : « Le sentiment de la racine est fort peu développé en français » jugea Ferdinand de Saussure qui ajouta que « le français est caractérisé par rapport au latin, entre autres choses, par un énorme accroissement de l'arbitraire ; tandis qu'en latin inimicus rappelle in et amicus et se motive par eux, ennemi ne se motive par rien ; il est rentré dans l'arbitraire absolu qui est d'ailleurs la condition essentielle du signe linguistique ».

Arbitraire, pas simplement par rapport au latin. Alors, le double sens du mot français « formel » indique assez notre voie linguistique : extérieure et arbitraire autant qu'absolue, par compensation. Dans notre mode d'expression, le signifié est insignifiant et le signifiant seul significatif : s'il est vrai que l'harmonie du langage nous séduit à défaut du message qu'il transporte. « Le français sera toujours prenable par les oreilles » avait écrit Bonnet à Haller en 1761. Nous préférons toujours la bonne formule à la bonne pensée ! Non ?

Plaisant et formel, notre style se souvient des Grecs et des Latins ; épique avec les uns, juridique et bref avec les autres, il est propre aux directives. C'est une langue de combats, de paysannerie militaire, de féodaux, cinétique et « parfaite » ; elle élude la profondeur laissée à l'allemande, composite et tourmentée ; ou le réel pragmatique abandonné à l'anglo-saxonne, moulée et simplifiée à l'extrême. Le théorique nous convient plutôt, tirant des mots antiques des termes nouveaux et surprenants, touchant à tout, traitant de tout, ordonnant, glissant, ponctuant…

 

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Nous finissons par retrouver, dans l'articulation de notre langue, l'universel : grâce à la mobilité de nos constructions et distinctions, autant que par le fixisme de notre syntaxe. Nos légèretés et nos rigueurs aboutissent, par rapidité, à refléter une synthèse : un miroir du monde vraiment plan : « sûr, social, raisonnable, ce n'est plus la langue française, c'est la langue humaine » s'enchante alors Rivarol.

Et nous nous tournons donc vers l'étranger pour le gouverner du bout des lèvres ou de la plume, à défaut de nous régir nous-mêmes : dans le sentiment d'un sacre qui nous légitimerait pour proclamer la vérité. Chacun de nous (ou de Gaulle) au Québec.

Car, France du passé ou France actuelle, en moyen-âge toujours nouveau, la fille aînée de l'Église s'attache bien à ce que le monde soit entièrement doté de la vérité : mais à condition que « gesta Dei » (ou rei) soient  « per Francos », ne serait-ce qu'en langage.

Dans cette ligne, se situe la curieuse réflexion d'André Siegfried : « Le Français croit vraiment et de tout son être qu'il y a une vérité humaine appartenant à tous les hommes et que, cette vérité, l'intelligence peut la comprendre et la parole, du moins par l'intermédiaire de la langue française, l'exprimer ».

Le « du moins » est révélateur. Un peu à la façon dont, sur le plan spirituel, l'Islam reconnaît dans la révélation coranique un langage incréé, les Français finissent par s'assurer, sur le plan pratique, que penser en français équivaut à penser aussitôt en vérités universelles. « L'art de raisonner se réduit à une langue bien faite », avait plus précisément décrété Condillac. Et quelle langue ! Toutefois contrariée par la diffusion mondiale inconvenante de l’anglais !

On trouverait facilement chez beaucoup d'universitaires de notre pays une instinctive transposition de l'invitation kantienne : agis de telle façon, que la règle de ton action puisse être exprimée en bon français !

Et pourquoi oublierait-on que notre premier enseignement moderne - d'aucuns diraient notre première école laïque - fut à Port-Royal, aux Granges, où le grammairien Nicole modela avec la rigueur et la piété janséniste la grâce d'un jeune Racine.

 

 

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Il n'y a pas si longtemps aussi, on nous demandait courtoisement si Dieu était Français ? On doit avouer qu'il y a, sinon un dieu ou un enfant de Dieu, du moins un roi ou un législateur en chaque Français qui se respecte. Un suzerain attachant plus de prix à la supériorité qu'à la domination. Nous aimons être en tête, accueillis par un beau langage, doyens du Corps Diplomatique, ou littérateurs. « Paris, Reine du Monde… », ce refrain se chante.

Rien ne fut plus typique que de voir par exemple, un Français d'origine populaire, mais universitaire de surcroît, Marcel Edmond Naegelen, s'appliquer à lui-même, en 1948, du haut de la tribune d'une première Assemblée Algérienne, le texte d'Anouilh dans son Antigone : « J’ai mes pieds par terre, mes deux mains enfoncées dans mes poches, et, puisque je suis roi, j'ai résolu de m'employer tout simplement à rendre l'ordre de ce monde un peu moins absurde, si c'est possible ».

Cet appétit de suzeraineté habite surtout nos « mandarins » de l'esprit ou de la technique. Nous tenons à ce que nos inventions priment tout autre apport ; nous avons été les premiers à inventer Popof pour notre pays : nous y avions quelques droits.

« On nous a parfois reproché ce qu'on appelait l'impérialisme de notre culture », plaidait derechef Siegfried. « Rien de plus injuste : nous ne voulons être que les internationalistes de l'intelligence, l'universalité étant le climat naturel de notre esprit ». Olé!

Nous nous chargeons bien d'être les maîtres de style du monde entier, confiant à nos littérateurs et lettrés notre sceptre : en France, « le successeur des Bourbons, c'est l'homme de lettres » observait Maurras (avec quel mystérieux complexe de culpabilité ?…) Ou l'étudiant ! Voire le sociologue ? C’est bien « l’exception française » !

 

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« Quand Rousseau écrivait, il usurpait les attributs du Prince, ceux du prêtre et ceux même du peuple entier… ». Malgré leur colère contenue, ces mots du philosophe de Martigues, encore, en appellent justement au plus intérieur de nos conflits. Car la psyché de nos intellectuels et de nos universitaires, gardiens inlassables de l'universalité à la française, est nouée à nos plus anciennes querelles : elle est associée à nos tumultes de domination.

Pouvoirs temporels et spirituels n'ont cessé, en effet, de s'affronter et de se limiter en France, chacun défendant des protocoles ou des privilèges. Et les clercs, sortis de l'Église, ne se sont pas dégagés du commun imbroglio de nos luttes d'importance. Peut-être même, pénétrés de quelque obscur remords d'avoir (comme le pensait Julien Benda) « trahi », se sont-ils laissés emporter à plus d'absolutisme, sous le couvert d'un universalisme dont l'Église leur avait donné le modèle, puis le regret. Laïcisé, cet universalisme devait se raidir en revendication plus exigeante ou abstraite. La marque la plus claire de son autorité jalouse est la séparation définitive qu'il a tendu à établir entre les hommes à partir des parchemins et diplômes, au lieu d'accueillir les richesses spontanées et de saluer les talents prodigues.

Mais Michel Crozier l'a cruellement remarqué : « la part prépondérante de maîtrise abstraite qu'implique notre culture…donne (au groupe des intellectuels) un quasi-monopole sur certains des traits fondamentaux de notre appréhension du monde et finalement de nos relations sociales…Dans sa recherche effrénée de l'avant-garde notre monde intellectuel est profondément conservateur. Ce qui l'intéresse avant tout, c'est de garder son monopole ».

On l'a bien vu en mai 1968. On le voit encore…

Les élégances de Boni de Castellane, les truculences de Céline, les raideurs de la Sorbonne, les imprécations des « mécontemporains » ou du « chœur des pleureuses » ont répondu, en fait, au même projet : donner le ton, c'est-à-dire maintenir un monopole. Alors le sentiment d'expansion se referme sur des positions fixes ; l'universalisme, aidé par notre inquiétude théoricienne, s'assagit, après coup. Il devient un moyen terme pour tourner vers autrui une face souveraine et unifiée, quand bien même la dispute régnerait plus complètement entre nous.

La France, remarque Crozier, est « terre de commandement », parce qu'elle est terre de fractions et de conflits, de préséances et d'arbitraire, de libre langage et de syntaxe sévère, royaume de controverse et de spiritualité.

 

Chapitre 10   Les grandes familles

On pourrait s'étonner que nous n'ayons pas évoqué plus tôt l'importance des problèmes religieux dans notre pays, car elle est double.

Les Français sont en effet gouvernés dans leurs activités et leurs opinions par l'autorité d'un patrimoine spirituel, consciemment ou acrimonieusement admis, accentué quand il est plus rejeté. Mais cette référence leur permet aussitôt des oppositions des plus obstinées, et si fortes qu'elles ont aidé à des cristallisations relativement simples, en pour et contre. « Tocqueville » - remarque Paul Ricœur, se confiant entre La Critique et la Raison - « avait parfaitement vu que l’une des singularités des États-Unis tient au fait que, contrairement à la France, il n’y a pas eu chez eux de conflit radical, intraitable, entre les Lumières et la religion. »

Conflits ! Croyants et libertins, orthodoxes ou albigeois, ligueurs ou huguenots, cléricaux ou laïcs, intégristes ou libéraux, la dispute religieuse a établi d'âge en âge un plan de symétrie très remarquable dans la multiplicité de nos querelles. Et cette symétrie est la première structure dont il est bon de convenir au sein de notre effervescence.

 

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Elle s'intègre à notre composition moléculaire. Car « la fusion des races a commencé dès les âges préhistoriques » reconnaît Jacques Bainville, « le peuple français est un composé ». Liguro-Celtes,Gallo-Romains, Latino-Francs, Eurafricains, Eurasiens, autochtones-immigrants, nous sommes des hybrides dont les rejetons peuvent laisser apparaître, selon les lois de Mendel, des caractères opposés : tour à tour, oïl et oc, Armagnacs et Bourguignons, sédentaires et voyageurs, gallicans et ultramontains, jansénistes et libéraux, girondins et montagnards, blancs et bleus, ou encore métropolitains et pied-noirs, et, plus récemment, droite et gauche. Cette dernière distinction nous enseigne mieux que les autres : elle fut nette aussi longtemps qu'elle refléta des options religieuses : mais elle se perdit dans la confusion de nos différends politiques dès qu'elle ne se fonda plus sur les irréductibles oppositions des choix spirituels.

Ainsi, notre race prétendue légère vit sournoisement : elle prend au sérieux les mobiles profonds. Si son agitation revêt des formes qui déçoivent les sages par leur frivolité, elle couvre pourtant des énergies généreuses et des débats ultimes, elle est remuée par de pathétiques conflits que nous ne parvenons jamais à apaiser. Le paradoxe est déjà religieux en nous.

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Stimulés par notre bouillonnement, bousculés par nos rêves, A la recherche du temps perdu, que d'êtres admirables dans notre masse française ! De braves gens, des cœurs fidèles, des âmes saintes ou laïques agissant comme du levain dans notre pâte et en appelant à l'Esprit, du sein de nos tourbillons. « Grandeur de l'âme humaine », put écrire Pascal dans son flamboyant Mémorial. A cause d'eux, à cause de lui, qui se détacherait de l'amour de notre pays, malgré tous nos écarts ? Ces gens nous valent d'exister. Ils maintiennent dans notre peuple le goût des « hiérarchies », des commandements sacrés, quand bien même on paraîtrait ne respecter plus rien.

De sorte que « La France », a bien vu Romain Gary, « en tant que nation, ne se sent jamais tout à fait elle-même si ses chefs politiques ne sont pas en même temps des chefs spirituels. Cette nation qui, à première vue, semble par excellence rationaliste, est en réalité toujours à l'affût de qui parlera à son âme ».

Poètes, philosophes, écrivains, ont donc joué un rôle remarquable dans notre vie : en liaison ou en compétition avec les vrais clercs, ils ont rendu féconde leur intellectualité, ils ont pesé avec succès  sur notre vie publique, contrebalançant les inerties matérielles de nos intérêts.

 

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Chez nous, mystiques et politiques n'ont cessé d'être dans la même mêlée, provoquant la tension créatrice qui a fait l'âme française, généreuse et farouche.

Il en est résulté, se souvient René Rémond, pour Une mémoire Française, « cette tendance à la radicalisation des débats » qui « découle de notre propension à universaliser les enjeux ». Connaissant d'instinct les possibilités inemployées, les « friches » de la France, nous avons toujours tenté de les ouvrir aux aspirations spirituelles universelles. La même mêlée depuis  des temps immémoriaux…! Aussi bien l'opposition alentour du mobile religieux est-elle antique en France. Doit-on la dater du conflit entre vieux Gaulois et envahisseurs celtiques ? Ou dut-elle son origine à la résistance des Druides, philosophes et prêtres, éducateurs de la jeunesse, contre Rome ?

On peut aussi se demander sous quelle forme apparut en Gaule le défi de l'Église chrétienne à l'Empire latin : relança-t-il d'anciennes querelles, ou posséda-t-il un caractère entièrement nouveau ?

L'importance prise par l'Église dans la défense contre les Barbares quand le pouvoir civil se disloqua, puis les alliances avec Clovis contre les Wisigoths, avec Charles Martel et Charlemagne contre les Sarrazins, enfin l'extension du monarchisme ont pu frapper les imaginations : participant à des luttes d'empires et de propriété, l'appartenance religieuse resta un signe de contradiction jusqu’encore à notre temps.

Si bien que, l'évangélisation terminée, les couvents et les fondations pieuses implantées par petits groupes, enfin les Croisades entreprises, nous voyons sourdre de l'intérieur les antagonismes : les troubadours cathares, puis les « Goliards » font figure de révoltés, et Villon exprime à sa façon française un courant d'opposition qui exista dans toute l'Europe.

Mais au moment où notre pays resserre son unité et rate sa féodalité en l'éparpillant, le fait religieux interfère avec les disputes économiques et politiques. Il prend alors, dans une querelle des trois pouvoirs, sa texture dialectique.

 

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On devrait écrire : au commencement de la France était l'indivision. Si trois pouvoirs - autres que ceux distingués par Montesquieu - en effet, en arrivèrent à se fédérer, pouvoir économique, pouvoir politique et pouvoir religieux, (ou pouvoirs celte, franc et latin), chacun d'eux resta l'enjeu d'une lutte acharnée, sans qu'aucun obtint jamais, sinon très temporairement, primauté sur les autres.

Ainsi, dans ce pays riche à population clairsemée, les opérations économiques ont pu provoquer des conflits sans fin entre notables et peuple : des notables (nobles ou bourgeois) jamais assez puissants et relativement trop nombreux, un peuple trop dilué pour être unanime, sinon sur la pente naturelle de sa défense ; partant, des notables aux aguets, en compétition, et qui cherchaient à retrouver par l'influence, au sein de petits groupes,ce que le seul exercice d'un pouvoir éparpillé ne pouvait leur donner ; un peuple défendant pied à pied, avec l'obstination gauloise, de maigres droits imprescriptibles, tout en acceptant de hautes imageries et une glorieuse dérision (Obélix ?).

Sauf dans quelques régions, les relations de notables à peuple, et vice versa, restèrent donc préséance et séparation, au lieu de devenir représentation et respectueuse identification, car notables et peuple s'opposèrent sourdement, en se délimitant des domaines et des franchises particuliers, sans jamais aboutir à l'intelligence d'une identité de grands intérêts. C'est pourquoi l'égalité, à défaut de l'identité, fut si fort affirmée en 1789, égalité d'équation difficile, proposant des solutions particulières, dotées de propriétés privilégiées.

Car des privilèges ont été arrachés par qui pouvait, de force, au travers du filet aux mailles lâches mais indéchirables de la société économique française. Même réfléchissant sur La France et son Armée, Charles de Gaulle peut lucidement reconnaître : « le désir du privilège et le goût de l’égalité, passions dominantes et contradictoires des Français de toute époque ». Privilèges de notables, avantages acquis par le peuple…

Riches et besogneux, personnages et Jacques Bonhomme (aimé d'Augustin Thierry), techniciens et masses, artisans et technocrates, élites et nation, se continrent ainsi les uns les autres, lutteurs infatigables dans La foire aux vanités, tous cependant prévenus contre l'arbitrage public. Et aujourd’hui ?

 

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Pour ce qui est de l'autorité politique, Rome avait marqué d'ambiguïté son caractère en deux fois : d'abord par la conquête, ensuite par la rupture de sa protection ; double motif aux rancunes et aux regrets.

Il est aussi typique que, durant des siècles, les Français se soient identifiés le plus sérieusement du monde, par le soin des historiens d'Ancien Régime, à des Francs non pas seulement vainqueurs, mais, par un certain Francion, petit frère d’Enée, issus des Troyens vaincus : tant fut goûtée l'alternance des succès et des abaissements de l'autorité. Napoléon III éleva à son tour une statue de Vercingétorix à Alésia, écrivit même anonymement un savant traité sur Les guerres de Jules César, avant que de s'enfermer dans Sedan puis de s’exiler. De quoi méditer et pester ?

On retrouve ainsi, très loin dans l'âme des habitants de notre pays, une attitude doublement ambivalente faite de ressentiment ou d'attrait à l'égard du pouvoir politique et d'une crainte ou d'une fascination de l'anarchie latente ; le goût franc pour les vases de Soissons, associé au besoin celtique d'être commandé.

Dans notre peuple, « casanier » autant qu’« indocile », comme l'observait Tocqueville, le pouvoir politique dut, dans ces conditions louvoyer à chaque instant entre une affirmation ou un exercice absolu, s'opposant à l'anarchie d'un tempérament sans définition naturelle, et une habile tolérance à l'égard de pratiques coutumières fortement résistantes. On le vit clairement même en Mai 1968, quand le pouvoir dut rendre la Sorbonne à ses libertés. Et plus tard, en 1988 (Devaquet), en 1990 (Jospin), en 1995 (Juppé), en 1997 (dissolution), en 2002, 2007, 2012... et après ?

Autoritaires et libertaires, centralisateurs et particularistes, dirigistes et libéraux n'ont cessé, dès lors, de se distinguer, éprouvant les formes politiques et divisant les forces spirituelles. Libertaires réclamant l’autorité hautaine, autoritaires exigeant des libertés pleines ! Et dans le même temps, l’abbé Pierre et sœur Emmanuelle plébiscités. Sans oublier Mère Térésa.

 

 

 

 

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Interpellée de toutes parts, l'autorité religieuse ne cessa d'être également mise en cause. « Il a suffi, écrivit Jacques Fauvet, d'une abbaye trop possessionnée pour dépiter et déchristianiser lentement, mais sûrement, le menu peuple alentour, d'un ordre charitable pour lui faire révérer à jamais l'église et ses sacrements ». Cléricaux et laïcs se sont affrontés sans trêve, aussi bien que notables et peuple, ou autoritaires et libéraux. Protestants et Juifs en réserve.

Mais fortement assise sur ses propriétés et les services incessamment rendus au peuple, adossée à la primauté romaine distante d'elle, l'Église de France a su se défendre contre les pouvoirs économique et politique. Aucun d'eux n'a pu la dominer, non plus qu'aucun d'eux ne supporta sa tutelle.

Que devait-il donc advenir à cette France en mosaïque où les trois pouvoirs divisés, se sont au surplus entrecroisés, sans qu'aucun d'eux prit vraiment le pas sur les autres ? Et en attendant d’autres pouvoirs : de Communication, d’Economie, méconnus de Montesquieu. Sans oublier cependant le Législatif en émoi…

 

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En Angleterre, le pouvoir politique, avec Henri VIII et Cromwell, parvint à s'assujettir le pouvoir religieux ; par suite, point de conflit majeur entre laïcs et cléricaux. Des conceptions autoritaires et libérales, de même que des options nobiliaires ou populaires purent alors s'affronter.

Quatre catégories de choix étaient donc déterminées : un parti conservateur (pour notables autoritaires), un parti libéral (pour notables libéraux), un parti travailliste (pour libéraux alliés au peuple), enfin un parti  révolutionnaire, voire communiste (autoritaire et peuple).

 

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En Allemagne, les luttes religieuses marquèrent plus fort, comme le constata Voltaire. La ligne de démarcation clérical-laïc exista : elle sépare encore les démocrates chrétiens des sociaux démocrates, comme elle encourageait jadis un Centre catholique contre des Coalitions protestantes ou laïques, des princes catholiques contre des princes réformés, ou des partisans du pape contre des Gibelins.

Perpendiculaire à cet axe de partage, la référence autoritaire (Bismarck ou Hitler) fut si exclusive Outre-Rhin, qu'elle subjugua la référence libérale ou disparut devant elle ; encore que la tension entre les deux pôles se perpétue.

Cependant, il n'y a guère d'opposition notables-peuple tant est discipliné et relativement homogène le tempérament germanique, sensible à l'identité plus qu'à l'égalité. Finalement, en ce centre de l'Europe « romantique et réaliste », les laïcs (ou anticléricaux) adhèrent volontiers à des conceptions autoritaires ou totalitaires du gouvernement (allant au Kulturkampf), et les cléricaux à des notions libérales. Et les Verts ?

 

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Du côté des États-Unis enfin, la pratique puritaine fit loi incontestée ; elle distribua, depuis le « May Flower », les individus en notables ou gens du peuple. La prospérité économique accompagna cette distinction et décida du pouvoir politique au niveau de l'organisation ou de la libre entreprise.

Deux programmes ont alors dominé et se sont imposés aux citoyens. Les autoritaires se sont portés à la rescousse du peuple, et les libéraux à celle des notables : les démocrates furent dirigistes et souples, et les républicains des libéraux, orthodoxes, rigides et isolationnistes (sauf en cas de tentatives pétrolières, vénielles ou vénales !).

 

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En France, au contraire, aucune distinction ne cédant à une autre et toute philosophie publique visant, comme Montesquieu l'exprimait, à équilibrer des puissances dûment séparées, mais « forcées d'aller de concert », par « le mouvement nécessaire des choses », nous avons un bien plus grand nombre de familles politiques. Certaines élections présidentielles ont pu narquoisement en faire foi.

L'imbroglio du pays ayant préservé l'antinomie des trois pouvoirs (religieux, politique, économique) sans résoudre, par hiérarchie, leurs conflits, chaque sujet ou citoyen français put choisir à tout instant d'être pour ou contre chacune des parties prenantes : par conséquent d'être clérical ou laïc, fidèle à l'autorité ou libéral, du clan des notables ou du parti du peuple.

Il lui fut d'autant plus loisible de se décider inégalement entre les pouvoirs, que les puissances publiques qui en étaient issues persévéraient à se limiter jalousement et à se subdiviser. La puissance législative, née des emprises coutumières par lesquelles l'économique s'était marqué dans le corps de la société, la judiciaire dégagée du pouvoir religieux, aussi bien que l'exécutive, gardienne, avec les « grands Corps », du pouvoir politique ne se sont interposées et développées qu'en multipliant les querelles et les ressentiments.

Dans cet espace référentiel à trois axes concurrents, le jeu dynamique de leurs dépits incessants a pu, par conséquent, répartir les Français en deux fois deux fois deux, soit huit familles distinctes, dont il doit être possible de brosser le pur tableau.

 

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Auparavant, qu'on veuille bien reconnaître, dans le principe de classification qui va suivre, une transposition des pratiques adoptées par l'Ecole française de caractérologie selon laquelle les individus sont classés à partir de trois alternatives : émotifs-inémotifs, actifs-non actifs, primaires-secondaires. Cette caractérologie peut être discutée, quand on entend l'appliquer à une sensibilité individuelle. Mais, pour des usages statistiques, sa valeur descriptive peut devenir démonstrative, figurant les traits principaux d'une collectivité.

A ce compte, un parallèle peut s'établir d'emblée entre l'appartenance émotive et le choix spirituel, l'activité et l'autoritarisme, le type de « résonance intime » et la séparation en personnes du peuple et notables. Car le religieux (ou le clérical) manifeste en matière intérieure, une émotion à laquelle le laïc ne paraît pas se livrer. L'autoritaire veut de l'activisme dans le domaine des relations, quand le libéral prend position pour une tranquille expectative. Et ceux qui par leurs fibres les plus profondes, sont liés au peuple, retentissent instantanément aux évènements, alors que les notables, plus systématiques, s'enveloppent, à l'accoutumée, de secondarité.

Et de même verra-t-on que la fraternité, notion émotive, est liée au débat spirituel ; que la liberté retrouve bien, au plan des actes, la dispute soulevée entre autoritaires et libéraux ; et qu'enfin l'égalité vibre dans les réflexes du peuple se mesurant aux notables, aux « cadres » ou aux énarques.

Mais les propriétés fondamentales choisies par les caractérologues français ne sont-elles pas précisément celles qui cerneraient, le mieux, certaines caractéristiques de la vie publique française ? Le Senne écrivant: « Ce sera donc à la caractérologie à chercher dans quel sens l'évolution d'un peuple doit être orientée », avoue son choix secret, si l'on veut bien renverser les termes de sa phrase. Car la caractérologie de cet auteur a été plutôt orientée par l'évolution millénaire du peuple français.

 

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Venons-en au tableau de la France dans ses principaux caractères. Sur le plan de scène, devant nous, côté jardin, le groupe des laïcs ; côté cour, le groupe des cléricaux.

Le clérical se tempère quand il vient de l'autoritarisme pour devenir libéral. Le laïc perd sa tolérance quand il va du libéralisme à l'autorité plus rigide.

De même le clérical s'affermit s'il passe du clan des notables à celui du peuple, alors que le laïc perd à ce passage ses chances du pouvoir.

Entre eux tous, au centre, le Marais d'une indifférence à la religion et à l'autorité, où il n'importe plus d'être notable ni peuple : neuvième famille dont nous parlerons peu, ouverte aux Médias…

 

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Que le clérical autoritaire, à l'extrême droite, se sente l'individualité d'un notable, et il nous figurera bien cet activiste, ce « passionné », cet ultra menacé cependant par l’ingratitude des siens qui ne déserte jamais la scène française. Ainsi, Maurras et les Maurrassiens, l'intégrisme, la défiance des masses et la « réaction » vont de ce côté. Le Pen…et sa postérité.

Au lieu que, si le clérical autoritaire s'humanise pour ressentir son appartenance peuple, il en appelle, « colérique », à une Fronde, organisatrice et incessante, militariste, qui a trouvé dans le passionné Bonaparte son chef le plus achevé et, dans la Marseillaise de Rude, sa plastique. Certains gaullistes s’y retrouveraient. Et les sarkozystes , Jean-François Copé ?

Plus loin, le clérical, libéral et notable, tient les rôles « sentimentaux » ; « Il m'arrive parfois de me représenter à moi-même avec un air de finesse, ou de grandeur ou de majesté, selon la pensée qui m'occupe », note pour lui Vauvenargues. C'est l'Albert de Mun de la droite classique, après qu'il ait joué les La Fayette ou les Condé ; le vrai libéral, Tardieu. L'indépendant Giscard d'Estaing.

Son caractère s'oppose assez à celui du clérical, toujours libéral, mais cette fois associé au peuple, plus « nerveux » : membre du bas clergé avec Rabelais, ou, après la Révolution, disciple de Lamennais ou de Lamartine, silloniste de Marc Sangnier, militant démocrate populaire, démocrate chrétien. Jacques Delors ou avant lui Robert Schuman…Et après, François Bayrou.

Nous sommes arrivés à un centre.

 

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En ce milieu, qu’un laïc libéral se souvienne d’être notable : autrefois homme de robe, gallican, rationaliste, ce manœuvrier reste alors sourd, « apathique », devant les critiques et les problèmes. « Ce que doit faire la politique, écrit Turgot, est de s’abandonner au cours de la nature et au cours du commerce, non moins nécessaire, non moins irrésistible que le cours de la nature, sans prétendre le diriger…». Ainsi fait le radical, ou le républicain. Le « parlementaire » assurant les justes compromis. C’est Jules Ferry, ou Briand « l’endormeur » (fils naturel d’un marquis, dit-on). Technocrates par talent, mais sceptiques. Edgar Faure, Georges Pompidou…Et plus tardivement, Jean-Pierre Raffarin. Et qui d’autre ? Dominique Strauss-Kahn ? Martine Aubry ?

Un pas de plus, le laïc libéral, s’il incline davantage vers les aspirations populaires moyennes, se rapproche des Jacobins, dont il croit être, sans aboutir pourtant à la rigueur. On lui reprochera un « amorphisme » dont il tire bénéfice : il est radical-socialiste, ou Nouvelle Gauche. Il peut prendre la force éminente d’Herriot (« Si je connaissais un parti plus avancé, j’y adhérerais de tout mon cœur »). Il participe volontiers à des ligues généreuses et pacifiques, efficaces par chance ou par surabondance. Il regarde à sa droite, douteuse, à sa gauche, dangereuse. Chaban-Delmas et même Michel Rocard ? Jean-Louis Borloo ?...

Alors vient le Jacobin, ce flegmatique ; laïc et autoritaire, ce notable, volontiers client des sociétés fermées, attire à lui l’intérêt des religions minoritaires. Il réclame des plans, appelle les unifications, est dirigiste. Il peut plaire au peuple, puisqu’il veut gouverner dans le sens des masses. Soutenu par l’esprit universitaire, il s’est longtemps contenu au parti socialiste. Jaurès, Blum, Mitterrand, Jospin. François Hollande ?

Mais, distingué comme ceux-ci, il se défie de son voisin à l’extrême gauche, laïc et autoritaire, mais plus vraiment peuple, dirigé par des cadres instinctifs, révolutionnaires et hostiles au passé, sanguins : le partageux, le communard, devenu plus récemment le communiste, voire le marxiste-léniniste ou l’enragé. Georges Marchais ? Ou, plus à l’extrême, Arlette Laguiller, Besancenot ?

Voilà donc nos huit personnages principaux. Mais le neuvième, l’indifférent, ou le médiatique, tient aussi son rôle. Quant au général de Gaulle, pourrait-on le classer ? Lui-même n’a-t-il pas tenté des « rassemblements » ratissant large sur ces multiples caractères ?

 

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Par le chassé-croisé de ses grandes familles, la France politique ne figure donc pas un hexagone, comme on l’a parfois dit (et dès d’Argenson, qui parlait d’hexarchie sous la monarchie) : Thibaudet, énumérant en 1932 six familles d’esprits, (la famille traditionaliste, la famille libérale, la famille industrialiste, la famille chrétienne-sociale, la famille jacobine, la famille socialiste) oubliait les ultras et les radicaux-socialistes : les plus excessifs ou les plus conciliants. En fait la France est bien un octogone, plus ou moins régulier, « gauche » et éminemment déformable. A chacun de ses huit angles, ou au centre (pour les indifférents, ou les désabusés dont la réserve se transforme) viennent se placer des partisans définitifs ou occasionnels. La vie publique française est donc un jeu des huit coins et d’un anti-coin, qui laisse rarement un angle dégarni pour longtemps.

Car aucun de nos personnages n’en est jamais vraiment absent. Qu’on y prenne garde. Tous sont solidaires les uns des autres, ou, comme l’assure Thibaudet, leurs idées politiques sont complémentaires. Les désaffections pour des chefs ou pour des groupes n’altèrent que peu de temps les tendances caractérielles qui font se séparer en huit familles les sujets ou citoyens français. Et le ferment d’anarchie que chacun d’entre nous, même dans les partis de l’ordre établi, entretient dans son cœur, invite à l’action tous les autres caractères. Inexorablement la roue de leurs situations respectives tourne et tournera. Quand il le faut, par la grâce de modernes « courants ».

C’est pourquoi, d’âge en âge, il est possible de retrouver dans l’opposition de la cité tous les types français : les cléricaux, soit autoritaires-notables ou autoritaires-peuple, soit libéraux-notables ou libéraux-peuple ; les laïcs, de même, libéraux-notables ou libéraux-peuple, enfin autoritaires-notables ou autoritaires-peuple.

 

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Par exemple, en fin du Moyen-Age :

Fidèles du Roi, Ligueurs, Libéraux, Clercs de la Basoche, Parlementaires, Prévôts de Paris, Huguenots et Jacques.

Puis sous les Bourbons :

Courtisans, Frondeurs, Orléans, Disciples de Saint-Vincent-de-Paul, Tiers-État, Encyclopédistes, Jacobins et Journaliers.

Ensuite, à la Révolution :

Blancs de Vendée, Réfractaires, Emigrés, Assermentés, Girondins, Thermidoriens, Montagnards et Sectateurs de Marat.

Plus récemment, après la Restauration :

Ultras, Bonapartistes, Orléanistes, Catholiques sociaux (avec Lamennais, Lacordaire et Ozanam), Républicains (tels que Ledru-Rollin), Saint-Simoniens, Proudhoniens et Marxistes.

Plus proche de nous encore :

Action Française, Boulangistes puis P.S.F., Droite « classique », Sillonistes et Démocrates chrétiens, Républicains, Radicaux-Socialistes, S.F.I.O. et Communistes.

Il n’y a pas si longtemps, pendant la guerre de 1939-1945 :

Miliciens, Pétainistes, Gaullistes de droite, Chrétiens résistants, Attentistes, Réfractaires, C.N.R. et F.T.P..

Assez présentement :

Activistes, O.A.S. et « Occident », Républicains sociaux ou gaullistes U.N.R. puis R.P.R., Traditionalistes, Indépendants et Paysans, M.R.P., puis Centre démocrate, Radicaux et membres des Clubs, Mendésistes ou Mitterrandistes, Socialistes de Guy Mollet ou Gaullistes U.D.T.,enfin Communistes partagés, Anarchistes ou « Mouvement du 22 mars ».

Voilà notre galerie de portraits. Il manque toujours celui de Charles de Gaulle.

 

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La construction des grandes familles à partir de trois alternatives (clerc-laïc, autoritaire-libéral, notable-peuple) peut aussi éclairer l’économie de leurs divisions. Suivant les accents placés sur l’un des choix, une tripartition se manifeste dans chaque famille, ou chaque parti de base.

Si le choix idéologique (ou religieux) ressurgit, une fraction théoricienne apparaît dans chaque ensemble ; si la relation aux clientèles ou aux appartenances (notables ou peuple) prédomine, une autre fraction, sentimentale, se découvre ; entre deux, un centre s’accroche à des positions acquises ou revendiquées, économico-politiques.

Et chacune de ces fractions lutte contre les autres, de même qu’elle tente de s’allier, à l’extérieur de la famille ou du parti, avec les tendances homologues des familles ou des partis contigus. Mais les alliances sont temporaires, voire subitement nouées et dénouées.

Tout s’agite, en définitive ; c’est ce qu’il fallait retrouver.

 

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La structure tripartite des grandes familles publiques explique aussi qu’aucune appellation simple ne soit chez nous revendiquée par les organisation politiques. On n’a pas assez remarqué que nous ne sommes jamais simplement whig ou tory, guelfe ou gibelin, royalistes ou républicains, démocrates ou socialistes mais nos dénominations politiques trahissent, dans leurs redondances, nos ambiguïtés. Un monarchiste s’affiche légitimiste ou orléaniste voire ultra ; il est difficile d’être républicain sinon à une mode dite sociale, populaire ou nouvelle, voire de gauche ou de la liberté ; le démocrate se veut chrétien ou participant d’une alliance, et le socialiste fait partie de la section française d’une Internationale ouvrière, à moins qu’il ne soit français, autonome ou unifié. Les Indépendants se lient sans tarder aux paysans pour entrer (ô contradiction !) dans la discipline d’un centre national ou d’une union. Un radical ne s’est guère contenté longtemps d’un radicalisme solitaire (même Ledru-Rollin, en 1847, s’affirmait radicalement républicain) ; il a fallu en venir au radical-socialisme ou à la gauche-républicaine, selon des combinaisons aptes alors à d’autres mélanges et traduisant des motions de synthèse. Un gaulliste est ou a été de droite ou de centre gauche voire travailliste : trois clivages bien français. Mais un marxiste est ou a été léniniste, ou trotskiste, anarchiste ou  maoïste : les divisions mondiales sont chez nous accueillies avec transport autant qu’exécration.

Voilà comment au pays de Descartes, on se présente à l’âme inquiète du citoyen. A ce compte, les triples lettres l’emportent sur les autres combinaisons  pour définir les groupements politiques : P.D P., P.S.F., P.R.E., P.P.F., M.R.P., R.P.F., A.R.S., C.I.P., U.N.R., U.D.T., R.A.F., O.A.S., C.N.I., P.C.F., F.E.R., U.D.R., P.S.U., R.P.R., U.D.F., U.M.P., etc…Recherchez bien !

Exceptions : la S.F.I.O. devenue le P.S.,ainsi que le F.N.et le Front de Gauche qui confirment la règle.

 

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Chaque grande famille procède autour d’elle à des regroupements : quand elle le peut. Elle aime, alors, dans la mesure où elle entraîne les autres, se faire reconnaître dans le style qu’elle propose : le groupement peut aller, dans ces conditions, de la ligue, du rassemblement (ce mot appelle beaucoup d’associations d’idées militaires), du centre (on s’y tient), au comité (ou cartel), à l’union nationale ou à la fédération (qui ferait la gauche même « plurielle »), au front (qui serait au peuple), enfin au parti (symbole caché).

L’un de ces regroupements réussit-il à opérer un redressement ou retournement politique : il bénéficie d’une faveur aussi puissante qu’éphémère. Bientôt un reflux manifeste le besoin de changement de notre nation, soigneusement guetté par les autres grandes familles. Et les coalitions, les unions sacrées, les rassemblements ou les fronts populaires, les unions, se défont par des querelles misérables pour se reconstruire superbement avec d’autres éléments et des programmes adverses. Ainsi, depuis bientôt un siècle, de la Chambre bleu horizon, du Cartel des gauches, du Front Populaire de 1936 déjà rompu en 1937, du Comité National de la Résistance, du Rassemblement du Peuple Français, du Front Républicain de 1956, et des Comités de Salut Public du 13 mai 1958 ou de l’unanimité du peuple contre le putsch des généraux d’Alger en avril 1961 (défaite dès 1962), des accords de Grenelle en 1968, du programme de la Gauche au pouvoir en 1981, des promesses gaullistes en 1995, de la Gauche Plurielle en 1997, de l’Union pour la Majorité Présidentielle en 2002. Puis...

Cependant le mouvement de balancier ne joue que par de petites oscillations ; la période en est vive, annuelle, mais le parcours, finalement, restreint : les mutations sont la plupart du temps limitées, et possibles pendant des durées qui n’excèdent pas six mois. Charles de Gaulle s’en souvint pour des ordonnances de 1945 ou de décembre 1958. Plus tard, en 1969…Le premier ministre Raffarin n’essaya-t-il pas de pousser les feux des réformes dès son accession ?…

Moyennant quoi, l’heure s’écrit toujours tranquillement sur le cadran aux lettres de feu, où chaque famille tour à tour voit poindre sa chance, sa disgrâce et sa pérennité ; où chaque groupement  de « familles » réussit un temps puis se défait.

 

Chapitre 11 Microcosmes et macrocosmes français

La pérennité des « grandes familles » françaises invite à rechercher quelles structures sociologiques moyennes elles peuvent représenter sur la scène politique, au-delà d’une évolution séculaire.

S’il fallait alors désigner  l’organisme auquel chaque famille politique s’agrège en dehors des cercles de pouvoir, on pourrait discerner, dans l’ordre, les appartenances d’antan (Haut Clergé et grands ordres religieux, Cour royale, grandes Féodalités, Bas-Clergé, Université, Bourgeoisie, Gens de robe et Communes) et les appartenances d’aujourd’hui : Patronat, Armée, Milieux Indépendants et ruraux, Église, Université et Carrières libérales annexes, Commerce et Artisanat, Fonction Publique, enfin Prolétariat organisé.

Sur ces huit grands Corps, pratiquement constitués, quatre sont d’État ou de réglementation (Armée, Clergé, Université, Fonction publique) et quatre d’initiative privée (Patronat, Milieux ruraux, Commerce et Artisanat, Syndicats et Classe Ouvrière). Et l’on verrait bien que quatre sont facilement cléricaux, et quatre tournés vers la laïcité, de même que quatre ont un comportement autoritaire (Patronat, Armée, Fonction Publique et Organisations Ouvrières) et quatre sont libéraux ou libertaires (Milieux ruraux, Église, Université et Carrières Libérales).

En sorte que la configuration des grands Corps est faite à l’image des grandes familles françaises. Entre eux peut même apparaître, comme un neuvième organisme plus ou moins indifférent ou équivoque, celui des Médias.

 

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Et chacun de ces grands Corps est tenu de tolérer les autres, quoique s’opposant à chacun d’eux. Lois féodales, les privilèges de chacun doivent rester intacts, et, tout comme dans les plus petits groupes, nul ne vient piétiner le domaine du voisin, au moins en règle générale et moyenne. Finalement, aucun Corps n’est offensé à cause de ses positions propres. Il peut défiler tranquillement dans les rues, sans désapprobation des autres.

De cette façon, l’économique n’est guère bousculé sur le flanc des habitudes patronales alors qu’il peut l’être au plan de la Commission Européenne. Les projets de l’Armée, Outre-Mer par exemple, furent modérément contestés. Les Milieux ruraux évoluent à leur rythme et à leur goût, très sûrs. L’Église et l’Université se partagent l’enseignement et aboutissent à d’identiques programmes sans cesser de s’importuner et de rejeter les contrôles, tout en contrôlant. Le Commerce s’oppose aux cristallisations et fait trébucher les plus utiles concentrations. La Fonction Publique entend s’étendre imperturbablement sans qu’aucune commission d’économie et de contrôle ne soit en voie de réussir à l’inquiéter vraiment. Enfin, les Organisations Ouvrières obtiennent, pour les masses, à longueur de siècle, des aménagements petits-bourgeois qu’elles essayent de rendre intouchables, ne serait-ce qu’en retraites. Ou en Sécurité... Sociale...

Et cependant, chacun de ces grands Corps reproduit fidèlement en lui-même les différents traits du visage national : amertume patronale (« d’une erreur commune…»), échappements ouvriers à l’écart de la nation (ou le « Dépit amoureux »), remontrances universitaires (« le Français » vraiment « révolté »), hétérogénéité religieuse (« variétés et hybrides français »), prudence commerciale (« la France moyenne »), malthusianisme rural (« friches et vaines pâtures »), pressions administratives (faisant une « théorie cinétique »), et enfin pour les militaires « impérialisme de la liberté ».

En sorte que les différents Corps récapitulent le mystère national, aussi bien dans leur efflorescence microscopique que dans leurs arrangements macroscopiques. Tant est si bien vérifiée en France cette doctrine proprement romane qui veut que microcosmes et macrocosmes se fassent fidèlement image.

 

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Ainsi le Patronat français se hâte ; se garant du fisc et du peuple, il met de l’acharnement à travailler sans espérance. Sa devise est : ne rester jamais sans devises, en France à la rigueur, mais plus souvent au-delà des frontières. Intra muros, il se sent resserré et lutte volontiers de région à région, pestant contre les concurrences : « Le charbon national peut très bien se trouver, en dernière analyse, la principale victime du Gaz de Lacq » relatait, pour le milieu du Sud, un rapport des Charbonnages de France.

Exercée par ces ruades du particulier contre le général, l’incompréhension de la politique est certaine chez un grand nombre de patrons, qui soupirent après les exemples de l’étranger et, localement, misent immanquablement sur le mauvais cheval ; l’absence d’idéologie, il est vrai, leur est cruelle. L’on comprend que le fédéralisme ou la mondialisation puissent plaire aux plus hardis s’ils donnent l’impression de tout préserver, de la Nation et des échanges, de l’autorité et de l’autonomie libérale : hors de France.

Mais quelle signification présente au vrai la France pour un tel corps de chefs d’entreprises estimables qui, tour à tour, perd consistance puis s’affirme ; qui oublie ou refuse 5% d’augmentation des salaires, puis, après menaces ou grèves, consent 10% sans que ses prédictions de faillite générale s’accomplissent jamais ; qui a mauvaise grâce enfin vis-à-vis de l’inflation, laquelle donne pourtant des facilités à son souci d’équipement ; qui oublie souvent le soutien de l’État pour sortir des crises et se gratifie de bonus indignant l’opinion.

D’une erreur commune au patronat de France. D’une double erreur : croire qu’il est normalement national de ne pas trop se fier à la Nation ; ou croire dans la libre entreprise et ne pas croire en la liberté ; ou rejeter l’État sans cesser de faire appel à lui pour qu’il prenne sa place dans les cas durs ; ou enfin ne pas croire en lui-même alors que son efficacité et son invention sont, malgré tout, notables !

Mais quoi, remué dans ses profondeurs, divisé, le patronat français redoute-t-il que notre pays ne soit « jamais spirituellement plus riche, que lorsqu'il est matériellement épuisé ? Il semble qu'il ait besoin qu’on le nie pour s’affirmer pleinement »(Ramuz). Et la Finance de se cacher ou de provoquer ?

Puisque nul ne s’entend chez nous sur la notion de prospérité ou d’épuisement, ou même de nation et d’identité, non plus que sur les engagements internationaux, vers quoi donc irait le Patronat français ? sinon vers nos dépits moyens, nos partis d’ordre (« la droite la plus bête du monde » prétendait Guy Mollet), et une espérance dans l’avenir d’autant plus vive qu’intermittente. Il lui faut compter présentement sur ses « bo-bo » (ou bourgeois-bohèmes), sans compter des « nono » (nouveaux snobs) contre les ni-ni de François Mitterean. Et il y a la « jet-set ».

 

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Pendant que le patronat cherche, sans y croire, les voies moyennes de l’autorité et du libéralisme, la Classe ouvrière de France oscille, sans l’avouer, entre la fidélité prolétaire et la promotion ; tâtonnant entre la solidarité et le confort.

Les disciplines sont, en effet, à rude épreuve, au sein de nos organisations ouvrières qui tendent à obtenir des sécurités et une promotion collective, alors que le tempérament national est porté à réclamer des chances individualisées et à prôner l’élitisme. C’est une minorité qui se syndicalisant, s’éparpille en syndicats rivaux.

Si le travailleur français se contient néanmoins dans la solidarité, s’il se dérobe devant les maîtrises professionnelles qui le tentent, il se rattrape en libérant quelque autoritarisme refoulé dans le groupe auquel il s’incorpore jalousement. Il reste ainsi ouvrier, mais participe à une action qui poursuit, quasi isolément, sa promotion. Et tous les groupes ouvriers entrent alors en compétition : c’est-à-dire en échappement réciproque, tant le mouvement est réactif et oppositionnel entre leurs divers groupes qui, pour consommer la fidélité, se refusent aux uniformités.

A ce compte, le parti communiste et la Gauche limitent l’unité ouvrière en la réclamant trop impérativement, et l’action ouvrière se défait inéluctablement, faute d’une association globale avec des partis qui se sont trop appuyés sur les mécontentements pour ne pas mécontenter tous ceux qui ne sont pas d’humeur à être contentés. Mais peut-il en être autrement au pays de France ?

La mauvaise conscience qui en résulte se réfugie  finalement dans la protestation, laquelle devient discipline : Marianne a dès lors bon dos pour les travailleurs français, aussi anarchistes que solidaires. Leur hésitation et leur trouble sont bien nationaux : et ce n’est plus un paradoxe que les communistes français aient été d’autant plus tenus pour des partisans de l’étranger, qu’ils se manifestent avec ce qu’il y a de plus partisan dans le caractère français. En fait, ils ont beaucoup perdu à défendre la République : qui le leur pardonnerait au pays où la protestation contre l’État assure et fonde la Nation ? Les trotskistes ! et c’est là leur revanche…

Ouvrière, la Classe populaire française se perçoit solidaire de la Classe ouvrière tout court : mais elle est aussi chauvine qu’inter-nationaliste et se découvre spontanément nationale, quand des ouvriers, hors de France, ont été écrasés par des chars, comme à Budapest ou à Prague, en défendant une patrie. Le moindre soupçon de fascisme ou de franquisme peut, de même, la redresser dans le concert d’une puissante unité, autant que ses intérêts directs paraissent en danger.

En définitive, comme le pays entier, la Classe ouvrière française est accommodée à un style petit-bourgeois, et nos prolétaires ont tôt fait de se muer en classe moyenne, la faisant disparaître.

Heureusement, la bourgeoisie et les intellectuels traditionnellement sont là pour fournir des recrues de choix à ce qu’il peut demeurer de révolutionnaires dans nos masses (Aragon, Glucksman, Sartre, Kouchner, Michel Foucault, Régis Debray).

 

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Toujours piquée au vif, l’Université française est proprement insatisfaite. Se méfiant des hommes autant que des régimes, elle est prête à s’empoigner avec tous les principes et les états de fait. Mais combien il lui est difficile de se réformer elle-même : la vieille Sorbonne demeure, et quelques Péguy n’y ont pu mais.

Conservatrice, elle a enseigné pourtant consciencieusement la protestation ; c’est la gardienne de l’hérédité frondeuse de la nation. Plaidant éloquemment en faveur de la Classe ouvrière, elle n’a pu cependant rapprocher proprement l’enseignement français des masses populaires. Et ses étudiants ont été tenu en lisière par les organisations ouvrières.

Elle veut bien s’associer au Patronat pour renouveler son équipement et stimuler les applications de ses recherches, mais a longtemps considéré le contact avec le monde économique comme salissant. Elle prétend orienter mais déteste l’orientation.

Très exigeante sur la qualité des examens par le truchement desquels elle crible les hommes, elle se préoccupe inégalement d’aiguiller vers des tâches productives les talents qu’elle a distingués et qui s’amertument. Elle est loin de la littérature vivante ou des sources de la technique. Elle rechigne à l’innovation, elle innove dans la chicanerie et les coups bas.

Mieux que tout autre corps de la Nation, elle illustre l’unité qu’on peut faire dériver d’hostilités ; elle veille jalousement à préserver les particularismes qui lui sont chers, cultivant des formalismes qui lui siéent. Elle aime une notabilité consacrée par des controverses. Elle est hiérophage, mangeant du clerc. Et cannibale (autophage ?), se dévorant elle-même. N’est-ce pas ?

Courageuse, voire téméraire, de bon cœur mais fière de son mauvais caractère, l’Université française voudrait croire en la critique plutôt qu’en la création, en la manie plutôt qu’en l’originalité, au contrôle rationalisant plutôt qu’en la spontanéité. Elle ne donne guère une place de choix à la sérénité. Elle serre convulsivement ses mains pures, si, malgré Péguy, nous lui concédons qu’elle en a !

Finalement elle éduque un universitaire révolté que la révolte conduit au dévouement. « Je me révolte, donc nous pensons très haut ». La preuve se fait alors que les hommes, en France, valent cent fois mieux que les institutions : « nous sommes seuls » !

Et bénis soient nos universitaires, vigies honnies si bien écoutées malgré nos objurgations. Pathétiquement, ils font expression des valeurs individualistes qu’il faut sauver, quoiqu’il arrive, dans un monde de plus en plus aimanté vers le global. Ils font les délices et sont pourvoyeurs des Médias !

 

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Face à l’apparente uniformité de l’Université (« Je m’ennuie en France, surtout parce que tout le monde y ressemble à Voltaire », remarquait Baudelaire), l’Église de France connaît la variété. Les ordres et les communautés y sont légion, les mouvements d’idées et d’éducation y foisonnent, sans toujours grande raison. Et puis il y a la co-existence stable de ses trois branches : catholique, réformée et orthodoxe.

Ajoutons qu’elle continue à bénéficier de la vigilance anticléricale ou antisectaire, voire de la commisération de cénacles de pensées, scientistes, rationalistes et athées, toujours actifs.

De cette variété ne naît point le désordre, et la dispute se réduit à l’affirmation d’une incompatibilité d’humeur entre des groupes d’évolution et des groupes conservateurs ; ce qui s’est longtemps traduit, par la grâce des intégristes ou de quelques autres, en une campagne de dénonciation française des Français à Rome ou à l’étranger qui n’a cessé d’étonner le Vatican –et le populaire Jean XXIII- ainsi que de couvrir d’ombres la vie prodigieuse de l’Église de France.

A se dépenser superbement, sans gestion, cette Église plurielle n’a guère maintenu son ascendant sur les masses, sur les humbles. Mais elle est partout présente. Et si elle se retrouve minoritaire dans la Nation, elle déborde de fécondité mondiale. Et elle s’oppose désormais à toutes les formes d’antisémitisme. Elle rappelle les valeurs de la vie de l’espérance.

Ses créations théologiques manquent d’éclat, mais les ressources apologétiques et caritatives sont inépuisables, en cette terre où l’engrais de la querelle fortifie les hybrides plus que les floraisons parfaites.

Tant d’hybridation avec toutes les espèces intellectuelles et religieuses maintient l’unité dans la variété, la solidarité dans l’indépendance. Et c’est une chance que l’Église chrétienne ait eu à accueillir en France, à côté delle, des communautés culturelles d’importance : juives, musulmanes, puis bouddhistes. On ne peut oublier le rayonnement du Dalaï-Lama ; non plus que celui de Taizé sur la jeunesse.

Il est piquant de voir, dans le domaine spirituel aussi bien que dans tous les autres, les progressions relever d’initiatives individuelles : chers à Bergson, le héros et le saint sont naturellement en honneur dans ce damier de jardins touffus, cernés de barrières et où il n’est possible de se repérer que de clocher en clocher. Ces clochers où les coqs nationaux sont girouettes et si vieux clochers ! grande pitié pour Barrès, jadis, qui doivent maintenant faire une place aux minarets. Mais il y a toujours pour quelque temps l’abbé Pierre...

Amoureusement, l’Église de France épouse les vieilles pierres et retrouve les chants grégoriens ; cependant que sans redouter l’aventure elle va de l’avant dans une mesure obtenue à la pointe de l’esprit. Un admirable clergé, au bon sens artisanal, des clercs ouverts à l’œcuménisme (de Lubac, Congar, Thurian, Clément…) maintiennent la qualité d’une communauté composite de fidèles sans laquelle la France ne serait plus elle-même, mesurément variée, merveilleusement gourmande de saveurs et espèces spirituelles, quoique corsetée de vergogne, que René Rémond a pu justement dénoncer, regimbant contre « le christianisme en accusation ».

 

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Et le Commerce aussi reste artisan de la mesure. Mais il est fixé au ras du sol, avare de Nourritures terrestres, limitant les initiatives industrielles aussi bien que les entreprises impériales ou fiscales. Les Classes moyennes sont, en France, promptes à se rebeller si l’évolution nationale en tous domaines se départit de la moyenne : aucune extrémité n’est longtemps tolérée par elles dans la vie du pays, où les catastrophes ne durent pas notamment en son sein. Bainville note qu’elles se « reconstituent toujours en peu de temps ». Toutefois, ses succès spectaculaires sont aussi sans lendemain.

Du sein de la classe moyenne, des tribuns sont sans cesse délégués à l’admonestation populaire en vue de contenir les exigences étatiques et de faire échouer la logique des techniciens ; ces tribuns sont soutenus puis abandonnés, dès qu’ils durent. En raison de leurs maléfices cependant, on voit, dans notre pays, immanquablement, les experts faire des impairs.

Par goût de la moyenne, il n’est pas jusqu’aux pressions internationales, aux crises économiques mondiales qui ne soient chez nous ralenties et amorties. La livre anglaise pouvait faiblir, le dollar faillir, le franc se maintint longtemps sur ses ergots, s’il sut ensuite se réfugier dans un euro façonné à sa mesure. Cependant le climat de tempérance exaspère les personnalités et les inventions : mais les nouveautés techniques et structurelles voient derechef leur diffusion freinée ; en sorte que les systèmes de distribution utilisés par notre économie forment une gamme très étendue, allant de l’archaïque au très audacieux.

Conditionné de cette façon,  le Français consomme avec pondération et porte son choix vers des produits améliorés, quand il accepte la standardisation. Les vagues venues d’Amérique ne font qu’apporter de nouveaux articles : elles poussent à des simplifications qui ne s’accomplissent qu’avec précaution. Car la Classe commerçante n’est ni pour, ni contre les changements ou les stabilisations ; mais elle les réalise avec méfiance, prenant son temps dans l’enchevêtrement de ses habitudes, de ses clientèles, et de son âpre désir d’une réussite modérée.

Elle ne fut jadis anti-cléricale que pour être aujourd’hui pratiquante. Les problèmes coloniaux ne la touchèrent qu’en fonction de ses gains. Elle règne dans la commune et y tient ses chambres ; la compétition y est fervente, et l’élan retenu, mais le commerçant français a l’âme d’un dauphin : il regarde vers la poupe où il sent le vent.

 

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L’Agriculture française veut aussi de l’air ; tant elle pense en manquer puisque la terre est « peau de chagrin » pour une exploitation à la moderne, toujours plus intensive.

Le cultivateur français est donc triste : non seulement parce qu’il n’est plus démographiquement majoritaire dans le pays et prépondérant dans les masses, non seulement parce que l’emprise des familles baisse à l’avantage des sociétés, mais aussi parce que rien ne change vraiment dans les perspectives agricoles. Sa situation lui paraît précaire, malgré l’attachement à la terre. Les exploitations, en effet, restent trop petites, les bras trop chers. Et les friches demeurent. Et la pollution des sols et des eaux par les engrais galope ! d’où l’ire écologiste.

Une vie collective tend bien à se nouer pour satisfaire les besoins en équipement : mais elle engendre des servitudes analogues à celles des vaines pâtures, sans alléger la solitude, sans la supprimer non plus. Et les plaintes campagnardes restent système depuis belle lurette ; récoltes abondantes ou fruits trop rares pèsent alternativement sur les vœux : la plantureuse nature française nourrit trop ouvertement le ver avec le fruit.

Les ruraux investissent cependant, améliorent les rendements des cultures ; méfiants, ils avancent néanmoins à pas lents, sans joie, alimentant mal leurs désirs et leurs corps. Une enquête, à laquelle participèrent 795 médecins ruraux français, put conclure en juin 1958, sous la plume du docteur Amslen : « la plupart des médecins ruraux affirment : le petit agriculteur, le vieux paysan, boit surtout pour trouver une évasion, un refuge, un réconfort. Sa situation est triste, elle devient tragique…Il est frappé de son infériorité : travail considérable, gains irréguliers…L’agriculteur a la sensation d’être sacrifié…boire est la réponse à tous ces problèmes ». Et les jeunes deviennent trop nombreux, et entreprenants.

Comment les ruraux ne verraient-ils pas la concurrence de la vie citadine à leur encontre ? Ils se croient cernés, isolés. Paris et Bruxelles les font souffrir. La production européenne ou américaine les indigne. Et la morosité des anciens n’encourage point les jeunes générations.

Sans doute des forces nouvelles bouillonnent en celles-ci. Les nouveaux adultes de la terre veulent ébranler les routines ; et leurs poings frappent rudement aux portes d’un avenir plus joyeux. La bio agriculture se développe.

Sans doute, également, les ruraux français voient-ils, en récompense, les citadins revenir vers la campagne pour leurs loisirs et leurs retraites, et le style de la vie rurale réimposer ses leçons aux habitants des cités incohérentes. Mais, dans le même temps, les enfants de la terre délaissent carrément la terre et la région, agacés par les limitations des parcelles et des modes culturaux. Ceux qui restent en arrivent à se fâcher tout rouge, parfumant les sous-préfectures de fumier.

De nouvelles « tenures » ont tenté de se constituer récemment, plus vastes, par les soins d’agriculteurs français revenus des terres coloniales ; des domaines délaissés ont été par eux remis en valeur : mais des hargnes ont été également réveillées. Des millénaires de contestations sont toujours là, couvrant les collines et les ravins, les plaines grasses et les monts chauves.

Alors, terré entre les friches et les vaines ordonnances du passé, le rural français se défend contre les entreprises trop vives de la concentration collective ou contre les nouveautés transgéniques ; il résiste superbement aux disciplines abstraites, sauvant marginalement sa chance économique par une lutte obstinée et parfois révolutionnaire contre les empiétements de l’économie mondiale, de l’Europe, ou de l’État (aussi bien que l’homme des carrières libérales qui l’épaule, notaire, avoué ou docteur). Mais il s’est mis à l’informatique ! Et il sait parler en altermondialiste : José Bové...

 

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Rurales, voire citadines, les multitudes populaires, en France, sont acharnées à maintenir à distance l’Administration publique. Celle-ci (qui accueille leurs progénitures) se défend en assurant l’enveloppement des diverses activités : elle y parvient en se faisant analogue à la Nation, diluée et souple, mais pointilleuse et inlassable. Ambiguë dans sa forme policière, qui associe ou alterne prévention et répression.

Elle sait bien que les esprits et les desseins s’agitent de tous côtés ; il ne lui déplaît donc pas d’établir dans sa dispersion et son étendue un milieu par la grâce duquel les oppositions et les chocs multiples se trouvent facilités. Elle laisse même chacun de ses services se fonder et évoluer dans une mentalité quasi-féodale, s’enfermant dans un cadre de privilèges moyens mais intangibles. Déconcentrée ou décentralisée, elle reste jacobine et s’oppose à tous les autres services, publics et privés, garantissant L’Impuissance Publique qui heurta Nicolas Baverez en 1989.

Dans son sein, un conflit permanent associe et oppose les cœurs animés d’une passion d’intervention ; et c’est dans une inaltérable déception que chacun des « commis » français prend autorité pour agir ou se tenir hors de portée des responsabilités, jusque dans l’intercommunalité.

L’Administration est pourtant bonne enfant ; elle garantit la sécurité à ses fonctionnaires, comme à la Nation. Mais quelle prévoyance n’est-elle pas contrainte d’exercer pour tenir compte des ressources d’achoppement et d’exception du tempérament français ? Forçant ses hommes à piétiner, elle appelle donc le formalisme à la rescousse en vue de protéger, à l’intérieur d’elle-même et à l’extérieur, la stabilité des contacts sociaux contre les innombrables assauts de l’irrégularité et des précédents intempestivement invoqués. Elle se reconstitue en féodalités locales, hostiles mais solidaires. Elle s’agglomère avec contrats. Elle favorise la guerre continuée entre ses services comme entre polices. Elle manifeste dans les rues pour défendre ses retraites et ses statuts.

La diversité animée de la société française pousse dès lors la fonction publique à un goût et une pratique parfois obsédants de l’uniformité, à un souci patient de surréglementation, afin d’introduire des « chicanes » dans les parcours trop anarchiques qu’empruntent les activités individuelles. Elle sait étirer indéfiniment le temps fervent des formalités.

Sachant que la France « variété » est une « œuvre perpétuelle », l’Administration est ainsi portée à en tirer vanité : sa continuité n’est-elle pas garante de la subsistance de la Nation ? Ses précautions à l’égard des nouveautés, sa manie de la perfection, ne sauvent-elles pas la collectivité des caprices du tempérament gaulois ? Car elle réussit jusque dans ses « annexes » ; peut-on oublier les succès éclatants des Entreprises publiques, filles de Colbert, qu’elle a portées ou porte : chemins de fer à grande vitesse, électricité conquérante, postes, aérospatiale entre autres...Ariane, ma sœur !

L’intelligence des experts publics les conduit, dans ces conditions, à la conscience exaltée de leur importance nationale, surtout s’ils sortent de nouvelles écoles, telles que l’ENA, conçue à la mode de l’École Polytechnique ; absorbant les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, ils sont défiants à l’égard des citoyens dont les mouvements irrationnels les déconcertent ou les indignent. Dans la théorie cinétique de la vie française, les fonctionnaires, stables malgré les tourbillons opposés, se laissent cependant porter, par une expérience intellectuelle où s’abîme leur scepticisme actuel, à la tentation de la technocratie.

Qu’ils s’en gardent ! Et s’il plaît à la Nation de tourbillonner ? Et comment ne pas voir la rivalité possible avec l’Armée, organisatrice elle aussi, et portée par l’idée empirique d’une autorité toute nue.

Gendarmes contre Police… unifiés ?

 

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Si l’Administration est conduite, en France, à rationaliser et morigéner avec excès, l’armée française sent et ressent. Grande par l’histoire et la continuité, elle est en veille : elle patiente, ou, surprenant, entre en sursaut de simplicité. Elle ne peut oublier, comme le lui rappelle, soucieux de L’identité de la France, Fernand Braudel qu’« à côté de l’administration monarchique », elle etait « devenue l’outil le plus actif de la formation unitaire de la France » jusqu’au moment où le service militaire obligatoire a disparu. Mais elle donne de la solidité à des volontaires.

Aussi bien le corps guerrier souffre de la multiplicité française, même s’il se donne à une pluralité de théâtres et d’opérations. Parlant au cœur, il chagrine quelques esprits. Il attire à lui des caractères et des vertus, mais soutient des médiocres. Par la conscription universelle, il propagea des laisser-aller, tout en enseignant, lui seul, la discipline aux Français. Il y a eu du mérite !

Honorée et tolérée, discutée ou exaltée, garante des libertés françaises mais suspecte d’atteinte possible aux libertés, l’Armée française a les dents longues -le même Braudel parle d’« appétit gigantesque, gargantuesque » - et consent à la portion congrue. Elle est muette, mais requiert des homélies. Elle est altière et débonnaire, se craignant elle-même. Elle qui remet la fermeté dans la Nation souhaite être aimée. Comme Marianne ?…

Et l’Armée bouge et garde. Elle s’enferme dans les missions qu’elle obtient et se donne ; ou bien elle ouvre des poings impérieux pour quêter le pays. Refoulée sur les frontières les plus lointaines par le tourbillonnement de la Nation, elle s’est trouvée réunie en Asie, puis, plus près, en Afrique. Les évènements du 13 mai 1958 provoquant le retour au pouvoir du général de Gaulle, ont montré qu’elle pouvait marquer des limites aux contradictions et glissements nationaux. Mais elle en subit disgrâce et retour à ses cantonnements. Inquiète de l’accession au pouvoir des militaires en Moyenne Amérique ou au Moyen-Orient comme en Orient, se réservera-t-elle pour un rôle d’avertissement sur la route politique de la France ? Ou s’aventurerait-elle demain à des interventions plus permanentes sur le champ de l’État, voire dans le domaine de l’Église ? Comme il s’en fallut de peu en 1961, avec le putsch des généraux ?

L’opposition entre les hommes d’âge et les nouvelles vagues pourrait le donner à redouter encore, surtout dans sa professionnalisation : car elle fait monter la température dans le melting-pot de l’Armée. A la faveur de cet échauffement, quelques mauvais esprits pourraient s’exclamer que le Fascisme ou le Franquisme devraient être découverts, en France, des générations après le Portugal, l’Italie ou l’Espagne ; en sorte que nous verrions le commandement des lieutenants et sergents-chefs aux mains desquels la France s’effeuillerait comme une marguerite vite fanée…

Mais quoi, cette mère de notre sûreté est capable d’absorber de bien autres disgrâces ou dissentiments ! Ne fait-elle pas des légionnaires fidèles avec des étrangers en rupture de ban ? Et ne peut-elle rester à l’image de la Nation, vivant des contradictions extrêmes ?

Grandeur et servitudes de l’Armée française ; elle lutte, impérialement pour la liberté. Avec une application studieuse, elle maintient la gloire ; elle a contenu la France en pression frémissante sur toutes ses frontières, mais elle entreprend de s’insérer dans des coalitions nouvelles européennes sinon atlantiques jusqu’en Afghanistan ou en LIbye, cependant avec réserve ; on peut encore se demander avec Montherlant si la France n’a pas « besoin de la guerre pour s’y sauver de ses instincts ». Mais qu’elle veille sur elle-même, en ne se commettant pas à des divisions politiques octogonales ! On l’attend de pied ferme, tranquille.

 

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Armée, Administration, Agriculture, Commerce, Église, Université, Classe ouvrière et Patronat.

Voilà donc nos huit grand Corps en mouvement et en incompatibilité, s’équilibrant néanmoins les uns les autres. Ils soutiennent ou alimentent les familles politiques qui incarnent au plus près leurs génies respectifs, répétant les âges et les formes les plus diverses de la Nation française, contenant les poussées juvéniles, canalisant les passions.

Ainsi le Patronat, même libéral, se prolonge inconsciemment dans les partis activistes ; l’Armée contient potentiellement des rassemblements frondeurs, à la recherche d’un grand Condé ; les Milieux ruraux s’expriment par une droite « indépendante », et l’Église de base par des mouvements populaires obstinés, cependant que l’Université abonde dans le sens d’un républicanisme libertaire ou pincé, le Commerce et l’Artisanat se défendant par des actions de compromis à la recherche du vent ou du vert ; enfin, la Fonction publique se lie aux Jacobins, et la Classe ouvrière à son parti ouvriériste, communiste, trotskiste et sanguin (ou lepéniste.

Dans ou entre leurs interstices, les Artiste plus ou moins « intermittents » sont volontiers acoquinés aux Médias !Et la petite « Justice » - qui n’est qu’Autorité et non point Pouvoir pour la Constitution Gaullienne - dont les sentences et les arrêts sont généreusement malmenés par l’Opinion et les Puissants (Alain Juppé en fut ému), mais que la Presse insidieusement, virilement, civiquement, soutient ! Heureusement ! Une justice surchargée et insuffisamment dotée de personnels et de moyens, exposée par suite au scandale d’Outreau et à la mise à la botte du Pouvoir Politique ! Celui-ci glissé entre le Patronat et la Fonction Publique, avec l’Armée.

 

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Insinués entre les divers corps et partis centraux, les hommes des Médias jouent les indifférents : quoiqu’ils affûtent des idées très tranchées et des gnoses agressives, les journalistes français de la presse écrite ou de la radiotélévision respectent le jeu des féodalités et s’excitent au gré de toutes les agitations de surface. Mais ils ne s’adonnent pas dans leur ensemble aux excès des tabloïds anglo-saxons. Dignes, ils touchent à tout et ne changent rien, pénétrés des constatations de Diderot : « La liberté d’écrire ou de parler impunément marque ou l’extrême bonté du prince, ou le profond esclavage du peuple : on ne permet de dire qu’à celui qui ne peut rien ».

Les journalistes ne veulent au fond rien communiquer, sinon des vérités appropriées aux corps qu’ils touchent, ou aider des transferts d’émotion, par la grâce coupable de fuites judiciaires. Quitte à piétiner parfois la présomption d’innocence. Ils véhiculent sans états d’âme des publicités en expansion. Ils envahissent avec leurs titres le Web, débattant avec leurs lecteurs et entretenant désormais des médiations à l’usage de ceux-ci. Ils se targuent de leur déontologie neutraliste. Mais ce qui leur peut échapper de netteté relève des plans de partage entre Français, selon lesquels les grands Corps se rassemblent quatre par quatre et s’opposent deux à deux.

A moins que ces huit Corps ne s’unissent, fâchés contre un « Tiers instruit » (Michel Serres) et artiste. A ce compte, peut-on entendre : « La presse est en France un quatrième pouvoir dans l’État : elle attaque tout et personne ne l’attaque. Elle blâme à tort et à travers, elle prétend que les hommes politiques et littéraires lui appartiennent et ne veut pas qu’il y ait réciprocité ; ses hommes à elle doivent être sacrés. Ils font et disent des sottises effroyables, c’est leur droit ! ». Cette description serait-elle d’aujourd’hui ? Elle fut signée honorablement par Honoré de Balzac, dans la Revue Parisienne, un 29 août 1840. Mais son ton et son intention ne viennent-ils pas s’actualiser ? S’immisçant entre les différents Corps et sollicitant les suspicions.

Car le patron et le militaire n’admettent point n’importe quel média, notamment confessionnel, et s’indignent de tendances libérales ou libertaires qui seraient accueillies plus volontiers par des milieux religieux et ruraux. Et de même, des médias laïcs, s’ils sont mesurés, agréeront aux lecteurs universitaires ou fonctionnaires, dans leur ensemble, mais seront ignorés par les milieux artisans et ouvriers. On peut bien aussi dire l’inverse. Et oublier le monde et les gens du spectacle...Mais non les immigrés !

Que se passera-t-il avec la presse gratuite ?

Il restera toujours l’État, omniprésent pour les diatribes à son encontre, les subventions attendues de tous et les défaussements !

 

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Ainsi, toute information par les médias inlassablement se distribue pour nourrir les habituelles oppositions et pour assaisonner à sa façon particulière les problèmes extérieurs ou internes, tous intériorisés : surtout ces problèmes où l’interne et l’externe se mêlent par définition (lorsqu’il fut question d’Outre-Mer, d’Afrique du Nord et tout autant d’intégration européenne ou atlantique, ou encore de Moyen-Orient et d’Asie).

A propos des problèmes d’actualité, toutes les parties de la France s’affrontent encore octogonalement, par couples d’aversions et d’attraits, sans qu’aucune droite ou gauche puisse simplement se consolider ; suivant que chacun, par famille ou corps, se sent premièrement respectueux de culture occidentale (voire d’Islam) ou en hostilité à leur endroit, puis soucieux de solutions techniques ou partisan de consultations populaires, enfin enclin à des mesures autoritaires et intégristes ou résolu aux choix libres. Quitte à s’unir d’aventure, s’il est question de guerre ou de non-guerre.

A défaut d’union brève, l’on a vu plus habituellement l’Armée lutter pour l’unité impériale et l’Administration pour sa juridique centralité, pendant que l’Église défendait le droit aux variétés, et l’Université le respect des formes et des individualités. Mais de leur côté, les autres Corps s’interposent : l’Agriculture pour éviter une concentration ou une fiscalité plus dure et le Commerce pour barricader ou assimiler le marché disputé, quoique la Classe ouvrière goûte l’opportunité des précautions ou revendications, et le Patronat l’indétermination autoritaire. Et l’État vaque entre ses pouvoirs.

En fait, par la grâce de ses microcosmes et de ses macrocosmes, la France retombe toujours sur ses huit pieds !

Octopus !

 

Chapitre 12  La France éternelle et contestée..

Par la stupeur de son état, par ses ingratitudes, par le parallélisme qu’observent les protestations de ses enfants, par l’entrecroisement de leurs sangs, et par les distances maintenues dans leurs relations, la France est biologiquement moyenne et stable, monotone et variée, polygonale.

Mais pourrait-elle, dans le monde qui vient, rester ce qu’elle est ? ou, le restant, pourrait-elle subsister encore demain sur la scène du monde ?

Les vieilles interrogations des Français se retrouvent ici : décadence et ruine de la France ? incertitude sur la consistance nationale ? irritation amère à raison des cloisonnements internes ? lendemains-déluges ? impossibles adaptations aux temps ? craintes des tsunamis, des séismes et de son industrie nucléaire ?

Ce serait déjà beaucoup que d’exorciser dans ces interrogations les mauvaises humeurs traditionnelles, filles de la diversité. L’ironie y peut ordonner, s’il faut porter la main dans la conscience malheureuse d’une nation indisciplinée bien que tourmentée de rigueur, compacte quoique légère, et incessamment à l’état d’ébauche ou d’œuvre à faire. « Pourquoi l’avenir paraît-il si incertain, bougonnait Talleyrand, c’est que le présent n’a aucune confiance en lui-même ».

La question de confiance est bien la question que la France se pose dans la mise en cause des hommes et d’elle-même qu’elle poursuit à travers les différends et les plaidoiries, selon notre sempiternelle querelle d’Anciens et de Modernes ; qu’elle se pose toujours doit cependant rassurer aussitôt ceux qui craignent éternellement l’avenir ou la fuite du passé.

 

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Car le passé ouvertement reconnu n’est-il pas encourageant ? Dans son déroulement tourmenté, Bainville peut nous rappeler que : « chaque fois, cependant, les périodes de calamité publique, d’obscurcissement de l’esprit humain, ont été suivies d’une rapide renaissance, car il serait faux de ne compter dans l’histoire qu’une renaissance ».

Ce passé nous enseigne que la France est un pays de résistance, où les individus en échappement réciproque se révoltent pour s’unir et tirer clarté de leurs dépits.

Aucune bataille de Crécy, aucun Azincourt, aucun Charleroi, aucun Dien Bien Phû ; non plus qu’aucune guerre de clans, de religions, d’idéologies, n’ont entamé notre importance et nos chances de Nation. Et même aucune division, aucune manifestation étudiante, ouvrière, ou rurale, aucune mobilisation de fonctionnaires de la justice ou de la police, de l’éducation ou des parents d’élèves, pas plus qu’aucune inconséquence, aucune routine, aucune coutume de fraude, aucun retard, n’ont réussi à venir à bout de nos aises et de notre propension à la prospérité marginale, pas plus que de notre force de grande Nation ni de nos misères.

Faut-il s’en affliger et redouter le présent ?

Et serait-il donc déraisonnable de penser que les mêmes causes auront demain les mêmes effets déconcertants, c’est-à-dire réconfortants ! Et qu’à tout prendre il vaudrait mieux savoir une fois pour toutes que nous sommes en irritation perpétuelle afin de goûter la vie, et donc la goûter sans arrière-goût d’amertume mais fortement épicée...

Faisant passer notre conduite de la protestation ressassée à l’ironie consciente ; et de l’importance inconsidérée à la grandeur congrue. Nous acceptant nous-mêmes tels que nous sommes, et notre Nation telle qu’en elle-même enfin…

 

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Mais ceux qui craignent d’être rassurés entreprendront sans doute de détruire la consistance présente du passé, sitôt qu’ils l’auront admise, pour craindre encore plus de l’avenir : surtout depuis le coup de gong americano-arabe du 11 septembre 2001 à New-York et les menaces du terrorisme à l’échelle mondiale ?.

Ils dénonceront tout de suite la précarité et le déclin de nos structures ancestrales. Car, tout de même, les alternatives qui ont provoqué notre histoire et consolidé nos divisions en cléricaux et laïcs, notables et peuple, autoritaires et libertaires, ne sont-elles pas en voie de disparaître avec célérité ? Et que seraient-elles face au « choc des religions » ?

La tension clérical-laïc cède indiscutablement, malgré toutes les relances et en dépit d’une situation incertaine relativement à « l’école libre ». La distance notables-peuple diminue, cadres, bourgeois et aristocrates perdant leur lustre. Enfin la distinction autoritaire-libéral devient confuse, chacun se trouvant tour à tour anarchiste ou dirigiste, suivant qu’il s’agit de son groupe ou de l’État, s’il est vrai qu’un patron, autoritaire dans l’entreprise, réclame évidemment le libéralisme sinon le laxisme à son égard dans la nation ; et qu’un salarié, autoritaire pour la nation, revendique la liberté dans l’entreprise.

Redoutable problème, par conséquent : nos divisions elles-mêmes ne sont-elles pas en cause ?

Cependant, qu’on se rassure : la tension entre humanistes (ou croyants) et néo-marxistes (ou anarchistes) accuse une importance chaque jour plus grande ; la distance jeunesse-milieux établis s’accroît dangereusement, et la distinction entre technocrates et personnalistes s’affirme avec acuité. Ces tensions, qui deviennent mondiales, ou d’autres, relaieront sans discontinuité les tensions déclinantes. Et la Justice, elle-même syndicalement partagée, y aidera. Alors ?

Alors rien ne changera sans doute en France, après de lentes ou brusques redistributions. La base de notre pays restera, comme la flèche romane de Chartres, octogonale. Et donc, malgré chacun de nous, stable. Pour notre plus grand dépit ? ou pour notre aise ?

 

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Maurras le savait déjà, quand il déclarait : « le désespoir en politique est une sottise absolue ». Cela est si vrai qu'il n’est jamais interdit en France de choisir un parti désespéré – puisque tout se passe comme s’il ne l’était pas, car il ne le serait que pour les sots ; et que rien ne change, même avec les gens intelligents.

En ce point, diront les bons esprits, vous biaisez singulièrement avec nos soucis du lendemain. S’il faut admettre que la France a surmonté, au cours de son histoire, des épreuves tragiques et bravé des dangers qui apparurent en leur époque insurmontables, qui vous dit que la situation ne s’est pas détériorée à nos dépens ?

Car les crises et la vulnérabilité mondialisées, les affaires étudiantes ou européennes, sociales ou culturelles, et tant d’occasions perdues sont là, poignant notre côté, et nous convainquant que les temps des suprématies et des suffisances ne sont plus (comme il fallut aussi dépasser les temps du colonialisme). Et les évidences démographiques ou économiques sont également redoutables à considérer : la France est embarrassée par le drame continu de sa paysannerie et elle n’a plus de prépondérance numérique (qui lui servit de peu quand elle l’eut, défiée par une petite Grande-Bretagne, et une infime Prusse !), et elle est de plus en plus embarrassée par les immigrations qu’elle attire…Et n’est-elle devenue, dixit Nicolas Baverez, le « maillon faible de l’Europe » ? Diantre !

Pour les plus jeunes, enfin, croyons-nous que la France, telle qu’elle est encore, avec nos clochers et ses ombres, puisse se proposer comme un but ou une tâche de Pénélope, alors que s’offrent aux nouvelles générations tant d’autres objectifs plus amples : l’Europe, le Fédéralisme, la Communauté mondiale, le souci du Sud, les USA et l’Occident, la Chine, le Globe, la Lune ou Mars ?

 

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Nous entendons bien. Et que c’est là la question : la France peut-elle se mettre à l’heure du monde ? C’est-à-dire : notre esprit de vieille nation nous permet-il une communion assez fraîche avec un monde qui naît, ou va-t-il nous heurter à des limites moroses qui marqueraient à coup sûr notre déclin, précipitant nos abandons ou nos imprudences ? Et notre conscience nationale ne doit-elle pas s’effacer devant les mystiques nouvelles qui pourraient être à la mesure des techniques informatiques, nucléaires et cosmiques ?

Ce sont là les formes nouvelles et ultimes de notre antique inquiétude : par delà les enjeux présents, notre Patrie survivrait-elle ? Et la France se soumettrait-elle enfin ?

Et que nous vaudrait présentement notre « culture de connaisseurs », « symptôme » de « maturité » selon Curtius si elle nous enlève « nos facultés d’adaptation » et nous condamne à « l’horreur de tout ce qui est nouveau » !

To be or not to be, de nouveau Hamlet et ses indignations !

 

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Le développement, la « décentralisation », les furtives « délocalisations industrielles », l’Europe, l’Atlantisme, le Proche-Orient, le Tiers-Monde, l’Islamisme, les Nations-Unies, le Cosmos, enjeux présents, pour de longues années. Car comment peut-on augurer des issues possibles aux drames qu’ils soulèvent ? Les risques sont tels que seules les Cassandre pourraient avoir la part heureuse pour en apprécier l’avenir.

Les uns voudraient pouvoir tout lâcher : mais on ne lâche pas si facilement le tragique, surtout quand d’aucuns pensent, comme eût dit Tertullien, que hors de l’Amérique, ou du Continent, ou de l’énergie atomique, ou du libéralisme tout pur, il n’est point, pour la France, de salut.

Cette dernière formule, objective, participe aussi d’une frénésie, que manifestent si souvent les Français, toujours en crainte d’être diminués. Le Canada et la Louisiane, perdus avec légèreté, pèsent lourd dans nos regrets de chaque jour : on souhaite les retrouver, voire les libérer ! Et nous restons accrochés à nos lointains départements, ou même rochers, d’Outre-Mer. Nous supportons mal la France des grandes valeurs et des incoercibles attirances, mais nous tenons à la France des possessions ou des avantages juridiquement perpétués. A force de redouter notre absence de mémoire.

Comme si notre économie dans ses chances et notre peuple dans sa vocation propre, n’étaient pas vraiment à nous-mêmes. Comme si nous avions peur d’être entre nous, et de rompre nos cloisonnements superfétatoires. Comme si nous craignions les libertés que nous provoquons. Comme si nous détestions tous nos régimes et toute alliance.

Hamlet malmène toujours en France Polonius et Laërte, supportant mal un état nouveau, s’il doit vivre avec d’autres modes de légitimité et pour de nouvelles tâches. Difficile devenir ! en lequel Droite et Gauche, autant que Centre et Extrêmisme en provocation de dépit et d’émiettement par concurrences hyperindividualistes mais coalisables !

 

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Contre ce devenir, nous sommes capables de nous raidir, arc-boutés à « contre-courant du monde » nous rappelle Nicolas Baverez et à rebours de nos destinées, tels les « gens à principe » dont le marquis de Mirabeau constatait en 1787 qu’« ils ne font autre chose que ramer contre le flot ». Un secrétaire à la Défense américain a cru, à ce titre, pouvoir, deux siècles après, nous reléguer en « vieille Europe ». Résistants à une économie de consommation, comme nous luttâmes contre la décolonisation. Et nous sommes capables de conserver sur nos épaules les poids de fardeaux énormes, qu’il nous est insupportable de partager avec d’autres épaules.

Succomberions-nous alors, plutôt que de trouver des solutions ? Mais, juste ciel, les prophètes de malheur n’ont raison chez nous qu’à brève échéance et courte vue ; notre génie défie notre logique, ou plutôt notre instinct est plus vigoureux que nos incessantes lamentations sur nous mêmes. Lesquelles coexistent ou alternent imprévisiblement avec notre superbe.

Le devenir ne sera donc pas plus facile que le passé, et les Français, grognards ou indignés, seront toujours gouvernés du bout du doigt. Car tout gouvernement trop ferme, à tort ou à raison, aboutit à terme à des explosions. Mais nous ne mourons pas, nous ne mourrons pas de nos drames.

On le vit clairement dans les temps difficiles de la décolonisation. Il semblait que tout allait se rompre entre France et Outre-Mer.

Mais dans les corps que nous avions enfantés à côté de nous, des âmes furieuses palpitèrent, se reportant toujours à la France pour s’y rattacher ou s’en arracher. Et nous mêmes ?

Nous ne repoussons pas constamment nos fiancées, nos Ophélies encore échevelées.

 

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Liberté entre ceux du Tiers-Monde, d’Europe, d’Amérique, du Moyen Orient, d’Asie et ceux de France, dans la solidarité. Nous y viendrons. Et il sera enfin prouvé que la sécession est un vice, mais le respect des choix et des Patries une raison. Voilà le milieu difficile à trouver entre nos besoins de justice et de justesse, entre nos sangs chaleureux et nos légèretés respectueuses, entre nos oppositions et nos diversités. « Une nation ne peut être » nous rappelle Fernand Braudel « qu’au prix de se chercher elle-même sans fin, de se transformer dans le sens de son évolution logique, de s’opposer à autrui sans défaillance, de s’identifier au meilleur, à l’essentiel de soi… »

C’est en se recherchant avec courage que les Français se retrouveront « pour croire à nouveau à leur capacité de contribuer à l’invention de la liberté au XXIème siècle et à la renaissance de l’Europe au sortir de son suicide historique du XXème  siècle, tout en en assumant les risques » (Nicolas Baverez). À notre façon, déconcertante pour les économistes vigilants et sérieux.

Libertés, « Urbi » ou « Orbi ». Les luttes fratricides et françaises se déjugeront d’elles mêmes. Les adversaires sans le voir se rencontreront dans une estime vécue et difficile ; pour sauvegarder plus sûrement les valeurs nationales en ce qu’elles possèdent de plénitude humaine.

Et on parlera plus encore de l’importance de la France. Car une nation, plus elle est importante, et plus il lui faut respecter aussi bien régions et factions que petites nationalités ; moins elle peut s’affecter des outrecuidances des jeunes groupements ou nouveaux États, et de leurs maladies infantiles en Europe ou ailleurs ; mieux elle doit deviner et préserver des lendemains de maturité envers la Chine. Davantage aussi ; elle doit vivre au voisinage du feu, s’il ne peut être totalement réduit (comme dans une raffinerie de pétrole, où brûlent des torchères), contraignant les pacifiques à chauffer leurs mains froides, et les ardents à tolérer la patience et la sécurité, évitant toute extension des flammes.

Puisque maintenant l’incendie peut se propager partout, à partir d’un infime foyer, et anéantir en un instant l’immense ville des hommes, dans un déluge de feu où brûlures et radiations remplaceraient implacablement l’eau et les cendres des premiers temps, ce que la France osera tenter, même parcimonieusement, afin de résoudre ses problèmes propres ou ceux d’Afrique, d’Amérique, d’Orient, d’Europe ou de province, en localisant les difficultés et en définissant un lieu vrai pour les oppositions, sera exemplaire pour le monde entier et portera sa fécondité sur toute la terre : en justifiant son « exception culturelle ». Pourquoi en douterait-on ? Ne savons nous douter de nos doutes ?

 

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Tant il est devenu indispensable de calfeutrer les effervescences nationales, tout en sauvant les nations ; de même qu’il faut freiner les réactions nucléaires pour récupérer l’énergie sans risquer la destruction ! Car le monde est désormais clos, et la vitesse des interactions entre les hommes et les peuples s’accroît vertigineusement.

Devant l’inéluctable proximité de tous à tous qui en résulte, la France peut offrir la leçon d’une coexistence, en son sein, des plus fortes tensions, dans une plus grande variété. Elle peut enseigner les échauffements ou exaltations incessants, utilement modérés ; elle peut montrer le jeu qu’il faut garder entre des rouages institutionnels allégés et les masses humaines ; elle peut administrer des preuves par l’ironie, en vue de conjurer le Temps des Cuistres. Elle peut rappeler les précautions à prendre pour éviter les folles subversions ou les nouvelles croisades autant que les situations purement despotiques, se gardant des « remèdes violents » dont Retz nous dit qu’ils font paraître de la force, « mais une force d’agitation qui a épuisé le corps et les parties ». A Dieu ne plaise ! Un Dieu permis par la laïcité à la française, toute neuve, mettant hors jeu à temps intégrismes et cléricatures, tous « voiles » et toutes voiles dehors.

Coexister pour exister : le modus vivendi expérimenté par notre nation, autorisant la liberté à la limite de la licence, mais facilitant les solidarités dans les communes protestations et critiques, repousse les totalitarismes. Cet exemple d’une grande société de petits groupes, respectant des privilèges et progressant néanmoins au-delà des barrières étroites, peut être un modèle pratique pour la société des sociétés.

Aussi bien propose-t-il non point la réduction des êtres, non point la suppression des indépendances, ni l’uniformité, mais le frottement des variétés, la tolérance des métissages, et l’effort mitoyen, avec un goût de vivre où la grandeur et la tranquillité se congratulent et s’épousent. Cependant que la légèreté persiste bien heureusement en référence à Nietszche !

 

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Plus le monde se poussera donc à ses conséquences de guerre chaude et froide, voire « préventive », ou de tension permanente et sans merci, de révolution culturelle ou de développement économique, et plus la France (c’est-à-dire le groupe des Français en querelle) conservera une mission régulatrice. Cette mission est-elle sans intérêt, si elle engage la France à rester elle-même tout en étant au monde, en son centre ?

A ceux qui ont la nostalgie des nombrils, cette perspective devrait inspirer la confiance. Et à ceux qui redouteraient encore l’avenir, si tout devait s’arranger trop bien entre les nations, nous rappellerions que la France saurait encore s’opposer par ses complications à trop de simplicité : « Ô France, pronostiquait d’Annunzio, sans toi, le monde serait seul ! » Même Outre Atlantique…

Il n’en sera rien. La France restera pour elle-même et pour les autres cette nation « plus extraordinaire qu’aucun des évènements de son histoire », ainsi qu’en jugeait Tocqueville, il y a un siècle. « En a-t-il jamais paru sur la terre une seule qui fut si remplie de contrastes et si extrême en chacun de ses actes, plus conduite par des sensations, moins par des principes, faisant ainsi toujours plus mal ou mieux qu’on ne s’y attendait… »

La France fait toujours ce qu’il faut en attendant de « faire le reste ». Puisqu’il reste  toujours tout à faire, dans l’art de vivre de notre pays, soumis à rien d'autre qu’à l’insoumission, à la révolte des individus et à la constance des choix, travaillant et luttant pour être partout présent. Et nous arriverons bien à être à la fois à l’Europe, au Tiers-Monde, au Moyen-Orient, à l’Occident, et à la Terre entière, disputant, querellant et surprenant, à la mode de ce bon Panurge.

 

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Car il nous revient et convient d’attester qu’il n’y aura pas davantage d’Europe  s’il n’y a pas en son sein, plus originalement, d’Allemagne et d’Angleterre, d’Italie et de Belgique ou de Pays-Bas, d’Espagne et d’Autriche, d’Irlande et de Pologne, de Hongrie et de France – et ainsi de suite des multiples Nations destinées à rallier l’Union Européenne, « telles qu’en elles-mêmes enfin l’Éternité les change » (en hommage à Mallarmé).

De même, il n’y aurait pas de mondialisation équilibrée, en dialogue avec l’Europe multiple, bigarrée comme un élégant Arlequin (sur le modèle de Michel Serres) : s’il n’y a pas, dans le devenir des Peuples et des Pays, et toujours plus originalement, davantage de Mexique vrai et de Canada pur, de Brésil en samba et d’États-Unis en alerte, d’Argentine et d’Arabie, de Chine et d’Inde, de Japon et de Russie, de Philippines et de Pakistan : sans omettre l’apport particulier, bien épicé, de toutes les cultures émergées sur la Planète, pour bien en pimenter la Civilisation dans sa fantaisie de mondialisation et de métissage.

À ceci près qu’il n’y aurait pas en tout ceci, symptomatiquement, de France en Europe et au Monde, s’il n’y avait pas aussi en elle le rehaussement opiniâtre jusque dans les accents de toutes ses variétés : Bretonne et Occitane, Alsacienne et Provençale, Lorraine et Basque, Picarde et Auvergnate, Parisienne et Gasconne, Bourguignonne et Savoyarde, Jurassienne et Dauphinoise, Vendéenne et Berrichonne, Normande et Corse...sans oublier l’originalité de chaque localité, de chaque indispensable personnalité en chacun des français... sans la compatibilité assurée entre les diverses confessions religieuses et athéismes, les libres-penseurs et les franc-maçonneries, ou les indifférences.

 

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Selon ces perspectives hors banalité réductrice, en défendant, nous français, le devoir d’originalité et d’ « exception culturelle » bien généralisée, notre mission deviendrait plus sûre à condition de nous débarrasser de nos illusions, puisque nos défauts seront aussi durables que nos qualités, et que notre vraie chance est la lucidité. Pourvu qu’elle se tourne en espérance et qu’elle se souvienne de l’aveu résigné et joyeux de Voltaire : « Quoi, ne sera-ce jamais qu’à la dernière extrémité que nous ferons quelque chose de grand ? »

Dieu merci, les Français s’arrangent, dans l’ensemble de leurs démêlés avec l’Histoire et leurs dépits, pour qu’il y ait souvent quelque dernière extrémité afin d’exciter leur sens de la mesure et d’assouvir, en même temps, leur soif intense de grandeur.

Sommes-nous assez optimistes ? Et vous ?…

 

 

     

Quelques pages lui sont plus particulièrement dédiées: