scénario de départ Un manuel de survie, pourquoi ?

 

Dans les cinq années qui viennent,  plus de 35 000 enseignants du premier et du second degré vont partir en retraite.  Dans ce corps qui n’en est pas un, à l’instar des médecins ou encore des avocats, dans ce groupe social composite et multiforme que sont les enseignants, qui sommes-nous ?[1] Qui seront ceux et celles qui assureront la formation intellectuelle de nos enfants jusque dans les années 2040. Quel pari pour le métier, pour la formation, pour les élèves ! Depuis vingt ans, le métier évolue insensiblement et pourtant si vite : tout s’est fait, par-delà le «harcèlement textuel » évoqué parfois par les enseignants ou par les chefs d’établissement, par une série d’aménagements et de petits décalages. Pas de grande réforme, quoi qu’on en dise, seules deux lois d’orientation en 1989 et 2005.

 

Nous sommes tous des « enseignants ».

Courbe inversement proportionnelle par rapport au 2eme degré (forte croissance jusqu’en 2004, puis baisse) ; le 1er degré baisse et stagne, alors que le nombre d’élèves progresse (boom 2000) Le taux d’encadrement reste à 18 dans le 1er degré, par rapport au 2eme de gré (12) Le taux d’encadrement de la France dans le 1er degré est de 19,9, en bas de peloton  après le Japon et la Finlande (14), avant la Corée (24). Mais dans le 2eme degré, la France est à 11,9, quand le a Finlande reste à 13,5

 

1 enseignant sur 5 relève de l’enseignement privé, mais 1 sur 10 dans le 1er degré. La part des maitres auxiliaires est importante dans le 2eme degré   (5%) et encore plus dans le privé. (18 %) Le taux de féminisation dans le 1er degré est très fort, à 82 %, mais 57 % dans le 2eme degré. Les pyramides des âges sont très inégalitaires, entre hommes et femmes d’une part, entre privé et public,  Dans le 2ème degré, les profils sont très différents. Les temps partiels sont à hauteur de 10 % dans le public, mais 20 % dans le privé (et surtout non titulaires). 10, 6 % affectés en éducation prioritaire, mais si on a moins de 30 ans, c est 21, 7 %

 

7 000 admis en 2010, sur 40 000 présents effectifs aux concours. Les taux de réussite sont entre 18 et 22 %. Pour le CAPES, la baisse des présents effectifs est assez sensible depuis 2007. Alors que les admissions sont stables.

Les instituteurs  sont majoritairement de licence, à 72  %, dans le 2eme au niveau de la maitrise (45 %. La masterisation est un vrai choc en matière de recrutement.

En 2011, 18 734 candidats se sont présentés au concours des professeurs des écoles, pour 41 874 en 2009. Ce mouvement de désaffection s'observe aussi pour les professeurs du secondaire: à la rentrée 2011, 976 postes offerts aux concours externes n'ont pas pu être pourvus. en neuf ans, le nombre de candidats présents a chuté de 70%.

 

La vocation. ?  La moitié de ces jeunes profs font un métier dont ils ont rêvé enfant et 71% évoquent le mot "vocation" (+5% par rapport à 2001). Pour autant le décalage est sérieux entre le métier rêvé et la réalité. 57% avaient sous-estimés l'impact du métier dans la vie privée (+17% depuis 2001 !) et 48% la charge de travail (+15%). 81% sont satisfaits du métier (-6%). Mais domine un sentiment de dévalorisation. Neuf jeunes enseignants sur dix estiment que le métier s'est plutôt dévalorisé.  Ils n'étaient que 59% en 2001.

Faut-il voir la raison d’une progression de la pédagogie traditionnelle chez ces jeunes enseignants. Deux sur trois (61%) mettent la transmission des connaissances devant les relations avec les enfants comme motif de satisfaction. La situation était inverse en 2001. "Faire confiance aux méthodes qui ont fait leurs preuves" passe au premier plan des manières d'enseigner (49%) devant "utiliser des méthodes innovantes" (45%). La situation était là aussi inversée en 2001.  L'importance accordée à l'épanouissement  de l'enfant est passée de 71 à 46% alors que la priorité accordée à "transmettre le goût de l'effort" a augmenté de 19 à 30%. Le repli sur le "écrire – compter" est prioritaire pour 37% des jeunes profs contre 16% en 2001.  69 % des enseignants estiment que la réussite de tous les élèves ne peut pas être atteint contre 54% en 2001. A l’heure du « Socle » c'est-à-dire d’une formation de base pour tous, on mesure le décalage ;  le cadre institutionnel a bougé ; une majorité s’est crispée. Quelle conduite de changement pour chacun de nous, acteur dans ce système ?

 

La survie ?  Malaise

Les enseignants sont attachés à une déontologie et à une règle, faites de mots et de valeurs, et à un certain genre de vie. Le professeur du secondaire travaille 9h47 par semaine. Aux 18h46 d’heures d’enseignement, s’ajoutent 21 heures consacrées aux préparations, aux corrections, au suivi des élèves, aux rencontres avec les parents ou encore aux réunions avec les collègues.

Pendant ces heures effectives de présence (et même en dehors), de nombreuses inquiétudes traversent le corps enseignant : sentiment d’isolement, émiettement des temps de formation, climat scolaire souvent lourd dans nombre d’établissements.

 

Conflit psychique interne certes, mais aussi, dérégulation d’un vieux système institutionnel en mutation accéléré à présent.  Malaise est un mot commode pour exprimer des sentiments de «déprofessionalisation» : la dimension affective et éducative du métier entre en tension avec une logique d’enseignement plus instrumentale. La surcharge de travail peut aussi être paradoxalement liée aux tentatives des enseignants de satisfaire simultanément les demandes officielles et leurs propres conceptions du métier.

 

Les experts européens notent une complexification croissante du métier, liée aux réformes, ce qui génère un « malaise enseignant », souligné par neuf enseignants sur dix. Au total, six sur dix se sentent personnellement concernés par ce « malaise », particulièrement les plus expérimentés- le cap des 20 ans de métier se révèle ainsi souvent déterminant.

Depuis les années 70, époque des premières études sur le stress des enseignants dans le monde, on connaît bien les sources de stress les plus fréquemment citées[2] :

 

La sur-vie, équilibre et développement professionnel

A l’inverse, l’équilibre entre travail dans la classe et partage collectif, ouverture de l’école sur le quartier et les partenaires, un management de type social, une reconnaissance à la fois individuelle et collective, par notamment un déroulement de carrière attractif, la création de nouveaux métiers donneraient plus d’opportunités aux enseignants de résoudre les problèmes et de faire face aux difficultés.  Aujourd’hui, concrètement, dans sa classe et son établissement, voilà une sorte de recette «anti-stress » pour les profs :

Ce sont des objectifs explicites pour ce manuel de sur-vie, c'est-à-dire d’accroissement du potentiel d’activité et de développement de stratégies, dirait-on de « ruse », à la manière d’Ulysse.

 

Derrière la « crise », le changement en 10 tendances

La première édition du présent ouvrage s’ancre au début des années 2000 ; dix ans plus tard, quelle lecture pouvons-nous partager des évolutions du métier d’enseignant, et partant, du système qu’il sert au mieux de ces compétences ? Dix tendances traversent l’éducation et nous dessine un espace dans lequel nous évoluons pour les prochaines années.


1-  internationalisation et globalisation des questions d’éducation 

 

2001 marque un changement dans les références, quand s’initie PISA (Programme international de suivi des acquis des élèves) à la livraison triennale ; si ce n’est certes pas l’équivalent d’un « 11 septembre » en Éducation, plus rien n’est plus comme avant.  Comme le souligne Alain Bouvier,  "la réforme des programmes, de la didactique et des outils, la réforme de la formation des enseignants dans un cadre européen et mondial, les systèmes d'évaluation…, la formation des chefs d'établissement…, le pilotage des systèmes sont des questions qui se posent de manière transversale en des termes différents certes, mais qui se posent partout"[3].  La mondialisation a des effets de résistances des modèles nationaux ; on observe des tendances vers plus de différenciation. Les écoles s'interrogent sur leurs contenus et leurs valeurs partout. Dans quelle mesure cette interrogation collective aboutit-elle à définir un modèle d'école ?

 

 Partout en Europe le métier change. La diffusion d’un nouveau modèle professionnel répond à la fois à des politiques éducatives et à des changements sociaux et culturels. « Grâce à des établissements plus autonomes, développant des projets éducatifs portés par des enseignants engagés dans une dynamique collective, grâce à des enseignants pédagogues, réflexifs et centrés sur l’apprentissage de l’élève, grâce aussi à un cadrage institutionnel où l’État régule et évalue les unités d’enseignement décentralisées, l’école devrait pouvoir affronter les défis auxquels elle est confrontée. Elle devrait devenir simultanément plus juste et plus efficace », peut-on lire dans une récente étude publiée par l’Université catholique de Louvain[4].

 

Dans une plus grande proximité, celles de nos voisins européens, le cadre référentiel et l’organisation des systèmes éducatifs ont des incidences fortes sur notre propre cadre national : l’approche par compétences, d’abord en langues (songeons au CERCL, cadre européen commun de références des langues[5]) puis l’adoption d’un Socle commun « à la française » qui s’inspire explicitement des « basics skills » en vigueur ailleurs.

 

Notre différence reste dans l’adoption de ces nouveautés, sans faire fondamentalement évoluer ni les métiers ni l’organisation, définis au niveau national. Ainsi, l’innovation dans sa version française peut passer comme la recherche d’ajustement des pratiques et des organisations à des éléments de programmes institutionnels, souvent combinées en réponses plus adaptées à des contextes locaux plus difficiles. D’accord ou pas d’accord, c’est le cadre qui change.

 

2- foisonnement des tice en éducation

Politique volontariste ou pas, pratiques sociales diffuses (même chez les profs, à présent évidemment), , changement des relations inter-individuelles, interactions plus intenses et plus informelles à la fois,  implosion des espaces confinés : les tice, avant d’être des objets technologiques à maîtrise incertaine, contiennent tous ces ferments de changement introduits dans les murs de notre Ecole : on passe d’ « entre les murs » (du titre du film récompensé aux Césars) qui décrivait un huis clos entre un professeur sans grand savoir-faire et des élèves en attente, à une école « Hors les murs » (du nom du dispositif ouvert et interagissant entre classe du monde entier).

 

Le monde s’invite directement sur nos pupitres ; on peut l’interdire, comme souvent les ENT (environnement numérique de travail) tentent de l’imposer en bridant les accès aux réseaux sociaux, ou on peut faire le choix d’en apprivoiser les usages.  Ce sont des choix qui relèvent du prof, mais plus largement, d’une équipe, et encore d’une conception de l’école et de la valeur investie dans l’acte d’apprendre.

 

 

3- Déconstruction des représentations et reprogrammation des systèmes

Dans la continuité des conclusions de Marcel Gaucher caractérisant « le désenchantement du monde », comme d’autres sociologues signalent la fin des idéologies, en appui à l’analyse partagée par des travaux communs avec des psychiatres, proches de la MGEN, et des cliniciens du travail (CNAM), nous évoquons une désarticulation des systèmes logiques. Expliquons-nous plus avant : nous tous sommes mûs par un système de valeurs, de représentations, qui président à nos actes : ces représentations sont elles-mêmes issues de la combinaison entre expériences initiales et des modèles issus de votre propre formation initiale (s’il y en a eu d’ailleurs), ou encore d’éléments appris sur le tas,  en « salle des profs », ou encore par affiliation à quelques prises de position portées médiatiquement….

Ce système peut vous paraître logique et même coutumier, et sans grande remise en cause. « J’ai toujours fait comme cela ». Nous avons pu nous construire, nous former, nous faire guider par des systèmes logiques, composés d’institution (« ce qui institue »), de sécurité, d’assurance et de stabilité. Force est de constater que dans tous les métiers, et les nôtres aussi (ce qui peut d’une certaine façon rassurer, ce sont bien des métiers, comme les autres), les attributs cités présentent une vivacité altérée: institution ? sécurité ? assurance ? stabilité ?

Cependant, il suffira de quelques gestes, ou paroles, d’un élève, ou d’un collègue, ou d’un parent, pour que votre système soit ébranlé. Enseignants, tous niveaux confondus, mais aussi directeurs, chefs d’établissement, inspecteurs, formateurs, sommes confrontés à des tensions ou des renforcements paradoxaux qui, selon les cas, nous tirent à hue et à dia, élargissent nos compétences, mais parfois désarticulent nos actions, en perte de repères traditionnels (« c’était mieux avant » ?).

Bien des témoignages recueillis en de multiples endroits nous renvoient une image en mosaïque de perceptions des évolutions troublant les métiers de l’éducation et de la formation comme autant de forces telluriques travaillant les structures rigides de l’écorce terrestre,  Ainsi, nous pourrions, à l’envie, identifier des couples ambivalents, sans opposition mais en tension, tels que:

Juger <- -> comprendre

fatalisme sociologique <- -> acte pédagogique

Évaluer <- -> accompagner

Indicateur <- -> indication

Contrôler <- -> vérifier, réguler

Confidentialité <- -> élargissement du cadre

Militantisme <- -> professionnalisme

Transversal <- -> didactique

Formation <- -> changement

Changement <- -> identités professionnelles

Application de réforme <- -> résolution de problème

Statuts <- -> fonctions, compétences

Hiérarchie à la « française » <- -> pilotage pédagogique

Tâche <- -> Activité

Performance immédiate <- -> temps du projet

Je sais <- -> je ne sais pas (faire) (tout seul)

Expertise <- -> co-élaboration , négociation convenable

Approche scientifique <- -> prégnance des « idées sur les choses »

Absolutisme <- -> modestie et pragmatisme

 

La métaphore tellurique est signifiante: si la perception humaine se fie à la stabilité rassurante de la surface, tous savent que pourtant, la réalité dynamique et magmatique de la Terre fera en sorte que la Californie peut disparaitre en un jour dans la faille de San Andréas: d’une certaine façon, moins cela bouge à présent, plus cela va bouger (id est: plus le rattrapage des retards structurels sera important et violent).

 

Faut-il déplorer ces incohérences qui risquent de mettre à mal dispositifs de terrain et parfois certains acteurs ? Elles marquent un changement, lent, toujours lent, mais durable, de toute institution, la nôtre comme d’autres. Ce qui peut sembler incohérent ou rétrograde n’est souvent que l’expression d’organisations ou de forces en pleine mutation, où il est tentant de retrouver les formes du passé pour accepter celles du présent et de l’avenir prochain.

 

Praticiens, experts, cliniciens sont pourtant d’accord pour signaler aux responsables qu’il est important de reconnaitre ce malaise, pour ce qu’il est d’une part; d’autre part, de tenter ensemble d’en proposer une explicitation partagée, problématisée,  sans rechigner à la complexité des choses; de distinguer des analyses « macro » du ressenti « micro », l’une et l’autre étant réelles pour autant. Qu’il est important de mettre des mots sur les choses, c’est très « aidant » pour les personnes et pour les structures; travailler dans le non-sens ou la désorganisation non assumée a un vrai coût mental, de la même manière que de travailler « en résistance », aux dépens des missions premières.

A l’heure où l’on peut évoquer publiquement le « travail émietté », parcellisé dans les organisations, il devient donc salutaire, en prévention, et en intelligence, de traiter notre organisation comme « apprenante ». C’est un des enjeux de nos années actuelles et à venir.

 

4- conduire le changement par  les pratiques plus qu’administrer  la pédagogie


D’après la recherche internationale actuellement,
le progrès des systèmes éducatifs repose sur l’amélioration du fonctionnement de chaque établissement. Les travaux anglo-saxons mettent en évidence trois leviers : une évaluation qui associe les acteurs ; un accompagnement du développement professionnel des enseignants qui leur apprenne à utiliser les résultats de cette évaluation ; une nouvelle répartition des rôles et des responsabilités au sein des établissements.

 

La notion de leadership s’est peu à peu imposée pour caractériser la création de nouvelles fonctions intermédiaires entre l’équipe de direction et les enseignants. Pour Bernard Toulemonde, il faut "confier « des responsabilités aux personnels enseignants et non enseignants, de façon à les associer à la marche de l'établissement, à les impliquer dans le fonctionnement non seulement pédagogique mais aussi administratif et financier". Chaque métier connaît donc et au niveau local des évolutions dynamiques et enrôlantes, en interface avec les autres, en coopération et en régulation. Ce travail patient s’invente et se mutualise.


5- entériner les acquis de la recherche scientifique  des sciences cognitives

Bruno della Chiesa (CERI-OCDE) invite tous les enseignants à se rapprocher  de la recherche en sciences cognitives ;  certains points sont à présent très documentés pour des enseignants qui n’ont pas à analyser le fonctionnement mais qui interviennent bien sur l’attention, la mémoire et les apprentissages.  Par exemple, comment la gestion des émotions favorise ou interdit la capacité attentionnelle, comment le sentiment de peur est résolument contreproductif à tout apprentissage. 

La capacité d’apprentissages est intacte, sans qu’il y ait forcément de période critique où tout serait joué. On peut noter aussi l’importance d’activités systématiques pour développer des automatismes fondamentales pour la réussite scolaire ultérieure.

Tous ces apports reconditionnent l’organisation des activités et des temps scolaires, pour peu qu’un collectif enseignant et direction y prêtent une attention soutenue.


 

6- Apprendre, une vague de fond qui bouleverse l’éducation

Lors du « Word Innovation Summit for Education » (WISE), organisé au Qatar en 2011, Charles Leadbeater, ancien conseiller de Tony Blair, a communiqué six idées, qui structurent son ouvrage « Innovation on education, lessons from pioneers around the world» 2012; à partir de l’enquête sur le terrain d’actions repérées comme innovantes, et en photographies hautes en couleur, il nous adresse quelques messages forts :

Apprendre est un acte à prendre au sérieux pour l’Ecole ; en tant que processus complexe, il interroge l’Ecole dans sa structure, son organisation et son fondement institutionnel hérité (enseigner, transmettre). Ce n’est pas la négation ou l’inversion de son histoire ; c’est au contraire sa contemporanéité et son futur.

 

7- Focalisation sur les pratiques efficaces

Sujet tabou ou évidence implicite, légitimée par l’obtention d’un diplôme, en France, un agrégé est un bon enseignant. Les facteurs d’efficacité des pratiques enseignantes ont peu fait l’objet d’études approfondies. L'IFE consacre une revue de littérature aux " effets des pratiques pédagogiques sur les apprentissages" Il est impossible de donner une répondre tranchée à notre problématique de départ, à savoir : « certaines pratiques pédagogiques sont-elles plus efficaces que d’autres dans la maîtrise par les élèves des compétences de base ? » et surtout il n’est pas simple de réaliser un manuel des bonnes pratiques, applicables en tous lieux et en toutes circonstances".  

Le développement des réseaux de recherche universitaires (programmes de recherche européens, internationaux), mais aussi ceux plus informels de l’internet pédagogique  rend infiniment plus fluides et plus accessibles les résultats des acquis. Elles préfèrent des problématiques exprimées en termes empruntés à la sociologie de l’éducation ou encore aux politiques d’éducation : par exemple, learning, assessment for learning, accountability, professional development, shared leadership et effective pedagogy (sic[6]). L’abus de termes anglo-saxons pourrait en effrayer certains ; mais leur usage semble parfois nécessaire pour identifier que nous partageons les mêmes évolutions scolaires que bien d’autres, proches ou lointains ; les questions sont identiques, les organisations peuvent différer, les choix restent à construire avec tous les acteurs, localement et nationalement. Le message est d’ailleurs d’un fol espoir : les pratiques enseignantes ont des effets sur les réussites des élèves. C’est notre sujet.

 

Aletta GRISAY[7] dans une étude en 1995 à partir de 2000 monographies, souvent anglo-saxonnes parvient à distinguer plusieurs stratégies scolaires dans l’apprentissage, de façon récurrente. En situation scolaire classique, des dispositifs peuvent atteindre des scores approchant, tels que l’évaluation formative, l’entrainement à la lecture, le temps réel d’implication de l’élève dans la classe, ou encore un programme coopératif.

Un deuxième groupe peut se révéler efficace : le tutorat entre pairs, la constitution de groupes homogènes en classe hétérogène, mais aussi le questionnement de haut niveau taxonomique, des indices donnés à l’avance, des attentes positives de l’enseignant.

L’étude montre que la taille de la classe est une variable de peu d’effet, ainsi que la constitution de classes de niveau ; le redoublement est donné comme contre-performant. L’étude donne en conclusion une clef que nous retiendrons pour l’analyse de nos dispositifs d’expérimentation : un seul dispositif ne suffit pas ; c’est bien une combinatoire de plusieurs stratégies qui agit de manière significative sur les performances scolaires.

 

Nous reprendrons aussi les conclusions de  John Hattie[8] qui à l’issue d’une méta-analyse de 800 monographie a pu identifier les pratiques et dispositifs pédagogiques ayant le plus d’effets sur les apprentissages des élèves ; en une courte synthèse :

 

« L’effet enseignant » ne dépend pas seulement des caractéristiques personnelles des professeurs : l’âge, le sexe, l’origine sociale, le statut ou l’avancement dans la carrière ne permettent pas d’expliquer les différences d’efficacité. Une enquête, menée par Georges Felouzis, porte sur 6 professeurs de mathématiques et 25 professeurs de français en classe de seconde. Elle montre que l’efficacité des enseignants doit être pensée en relation avec les évolutions du système éducatif et du public scolarisé. Il se dégage en effet deux grandes attitudes des professeurs vis-à-vis de ces évolutions, qui sont aussi deux manières de concevoir le rôle et le métier d’enseignant : la première est une forme de « ritualisme académique » qui reste attachée à un état antérieur du système éducatif ; la seconde renvoie à un « pragmatisme pédagogique », plus proche des élèves tels qu’ils sont aujourd’hui.

 

Toutes ces pratiques sont plus efficaces quand elles sont corrélées entre elles au niveau d’une classe, voire (et surtout), au niveau de l’organisation d’une école ou d’un établissement. « Le tout est plus important que la somme des parties », disait Aristote.

 

Loi d’Ashby

Plus on augmente la variété, l’hétérogénéité d’un système, plus ce système sera en principe capable de performances plus grandes du point de vue de ses possibilités de régulation, donc d’autonomie par rapport à des perturbations aléatoires de l’environnement.

 

 

8- Développement professionnel plus que formation

A l’heure où la formation « académique » des enseignants s’est universitarisée au niveau master 2, et où les dispositifs de formation continue se réduisent ou ne satisfont plus, il convient sans doute de changer de paradigme pour envisager ce que d’autres systèmes ont identifié comme « développement professionnel ». Ce sont des dispositifs qui ont cherché à répondre à une question aussi lourde que « comment les enseignants apprennent ? » et « à quelles conditions les enseignants modifient-ils leurs pratiques ? ».  

Tous[9] partent d’une enquête sur les pratiques, en s’attachant à reconnaître la part d’expertise de chacun, mais partagée au niveau d’un établissement ; ils insistent sur la déprivatisation des pratiques (on va chez l’un, chez l’autre) ; on s’attache solidairement à analyser ce qui marche et ce qui résiste ; l’équipe est accompagnée par un « ami critique », loin de toute évaluation ou de toute inspection individuelle. Cette régulation patiente et organisée autorise le groupe à expérimenter telle ou telle pratique ou outil ou dispositif ; la consultation des élèves sur les effets est sollicitée. Des ressources peuvent être sollicitées à l’extérieur. Cette combinaison réalisée à l’échelon local produit par coalescence une amélioration des résultats.

 

9- Croisements des disciplines et partenariats

L’école française a été largement structurée par l’aval et la définition des champs de connaissances universitaires ; et dans un curieux paradoxe, plus l’école s’est démocratisée dans les années 60 à 80, plus la « disciplinarisation » s’est accentuée. Par exemple, l’ancien EMT (éducation manuelle et technique) s’est muée en technologie plus abstraite au moment même où le collège accueillit tous les élèves.

Depuis vingt ans, la recherche d’une plus grande efficacité par les équipes a conduit à des dispositifs variés de rapprochement des contenus et des objectifs ; l’interdisciplinarité, de marginale, s’est imposée progressivement, non sans résistance, pour tenter de donner du sens et de la saveur aux savoirs. Ce n’est pas nouveau en soi, mais la masse critique des expériences est significative ; il s’agit pour des équipes de construire du sens et de l’intérêt pour des élèves parfois largués par des arguties didactiques ; chaque discipline retrouve sa place dans une explication plus cohérente mais plus complexe de notre monde contemporain. L’éclairage des écrits d’Edgar Morin est essentiel dans ce domaine.

Plus combinatoires, les contenus sollicitent aussi des compétences élargies auxquelles différents partenariats peuvent contribuer. L’analyse de 300 dispositifs « innovants » atteste de cette tendance en éducation.

 

10- Emergence des organisations apprenantes

La sociologie des organisations a depuis longtemps noté les évolutions des modes de management des organisations, d’une logique tayloriste, puis programmatique, à une logique plus dynamique et régulée orientée vers la recherche d’une plus efficience.  En mettant en place des dispositifs de régulation et d’analyse de son propre fonctionnement, en se souciant des apprentissages formels et informels de tous ses personnels, une organisation pouvait faire la différence. Ce mouvement touche l’Ecole, souvent marquée encore par la démarche de projet, dans une formalisation empreinte parfois de rigidité.

 

Un programme américain par exemple s’est posé la question  des facteurs qui faisaient que  certains établissements obtenaient des résultats bien meilleurs que les scores attendus. Cinq points méritent d’être retenus :

Le changement se réalise donc de manière plus systémique et plus durable ; les enseignants débutants réalisent une prise de métier de manière plus intégrée et solidairement au sein d’équipes plus renforcée.

 

Ces dix tendances tracent le cadre nouveau du métier, dans un paysage scolaire encore largement hérité et fortement dépendant des contextes locaux et des logiques professionnelles encore très individuelles. Vous aurez sans doute le sentiment de ne pas (tout) reconnaître la situation à laquelle vous êtes confronté(e) ? En géographie, c’est précisément ce qui peut faire la différence entre un paysage et un espace. La question du point de vue est essentielle. Il sera donc important pour vous de parcourir cet espace pour mesurer si oui ou non votre situation est spécifique et si différente de celle qui est (souvent) juste à côté.

Fin d’ouvrage ou début du « voyage au pays des compétences » ?

Ainsi donc se termine notre voyage commun au pays des trente compétences de l’enseignant moderne.

Nous espérons que d’un manuel de « survie », il devienne pour vous un vademecum, pour que régulièrement vous y puisiez idées, pratiques nouvelles, techniques ; cette banque de données pédagogiques est conçue pour permettre à son lecteur de prendre le temps de l’analyse nécessaire à toute action avec et pour les élèves.

Un livre salué par le Prix Louis Cros de l’Académie française en 2005

Dès sa parution, le livre a été « salué » : immédiatement repris par tous les réseaux pédagogiques actifs, mais aussi, chose plus intéressante, par des cadres « intermédiaires », véritables rouages et démultiplicateurs dans le système, ceux dont les rapports de l’IGEN signalent la difficulté ou les « grincements ». Des inspecteurs, des responsables de formation, des formateurs.

Chose intéressante : l’impact est bien assuré dans le monde francophone (Belgique, Suisse, Canada), là où la chose de l’éducation et de la formation est tout aussi problématisée ! Nombre de cas, de fiches, de références servent d’appui à des formations. Et des contacts récents m’ont appris qu’elles s’appliquaient aussi en formation d’autres catégories que celles des enseignants !

Et puis, le livre reçoit en novembre 2005 le prix Louis Cros de l’Académie des Sciences morales et politiques, sous la coupole ! Reconnaissance « externe » inattendue, élogieuse, qui doit beaucoup à l’Esprit qui anime cet ouvrage, André de Peretti. Elle signifie la valeur et le sens que l’Académie entend donner à ce domaine : évolution de l’Ecole, métier d’enseignant, formation professionnelle !

Le livre me permet de mesurer actuellement, par les retours, les requêtes en ligne, les besoins en formation d’enseignants, mais aussi de formateurs ! Accompagner les évolutions professionnelles des enseignants est un défi actuel de notre système, c’est notre « talon d’Achille »


En continuité avec l'oeuvre de Louis Cros ?

En créant l’INRP, Louis Cros avait voulu donner à l’Ecole la possibilité d’une recherche appliquée, une ingénierie de la pratique réflexive, un lien entre monde universitaire et terrain d’exercice. L’un ne peut aller sans l’autre.

Cependant, l’enquête d’Antoine Prost sur la recherche en éducation en 2001 l’a montré, les moyens mobilisés pour la recherche sont dispersés, et sans grand impact sur les pratiques.

D’autre part, les productions de la recherche sont encore et toujours trop peu connues et diffusées ; force est de constater la déconnexion entre recherche pédagogique et les « praticiens », faute peut-être d’une valorisation des compétences dans l’institution et d’une sollicitation plus poussée de la part de l’inspection vis-à-vis des enseignants.

André de Peretti, alors à l’INRP, avait engagé des travaux d’exploration de la profession avec tout un réseau d’équipes, dont ont été tirés des livres importants et édités comme « recueil d’évaluation formative » et « points d’appui de l’enseignant ». Plusieurs fois réédités, mais à présent épuisés. Ce sont des corpus que tout enseignant devra avoir en libre consultation. C’est une des raisons qui m’a incité à inscrire plusieurs de ces ressources sur l’internet. Afin de mettre ces travaux et études de cas à la disposition du plus grand nombre.

L’INRP à présent « refondé » à Lyon pourrait à réfléchir sur de nouveaux réseaux, ou cellules, implantés dans chaque académie, s’appuyant sur des dispositifs existants et des personnes-ressources identifiées. Le maillage existe, un réseau comme « innovalo » qui mobilise des enseignants engagés et producteurs de ressources pourrait y contribuer, comme il le fait déjà sur nombre de questions actuelles.

L’Ecole à présent a moins besoin de réformes. Le temps pédagogique des élèves, comme le temps « professionnel », celui de l’évolution des pratiques individuelles et collectives,  n’est pas le temps du politique : il faut à la fois réassurer et permettre les conditions de la Sur-Vie : confiance, valorisation, analyse, conseil et expérimentation. C’est qu’André Giordan désigne par « réforme informelle », mais durable : c’est à la mode !

Dans ces cinq domaines, le « manuel de survie à l’usage de l’enseignant, même débutant » s’inscrit bien dans l’œuvre de Louis Cros.


[1] Pierrette BRIANT, DEPP, MEN, Qui sont les enseignants du 1er degré De 1989 à 2009, sur 20 ans, (d’après Etat de l’Ecole, nov. 2010)

[2] Laurence Janot – Bergugnat, Nicole Rascle, Le stress des enseignants, Armand Colin, 2008,

[3] Un seul monde, une seule école, Revue internationale d'éducation de Sèvres, n°52, décembre 2009

[4] Cahiers du GIRSEF, Étude de Cl. MAROY, http://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/girsef/documents/049cahier.pdf , voir aussi, Beginning teachers: a challenge for educational systems, Patrick Picard and Luc Ria, Yearbook CIDREE 2011 (téléchargement en pdf)

[5]  Le CECRL définit en Europe les compétences et leurs niveaux de maitrise dans l’apprentissage de toutes les langues vivantes.

[6] Voir par exemple quelques revues de littérature en France consacrées à ces approches, INRP, VST,  Dossier d'actualité n° 39 – novembre 2008 L'évaluation au coeur des apprentissages,  et Dossier d'actualité Veille et Analyses : Les effets des pratiques pédagogiques sur les apprentissages, n° 65, septembre 2011, mais aussi Centre d’analyse stratégique, Que disent les recherches sur l'"effet enseignant" ? (Note d'analyse 232 - Juillet 2011)

[7] à corréler avec les apports de Jean-Marc MONTEIL, CNRS, au colloque DPATE, "contexte et performances scolaires", Poitiers, janvier 2001

[8] Visible learning. A synthesis of over 800 meta-analyses relating to achievement, Routledge. 2009

[9] Voir les travaux d’Helen Timperley, unvi. Auckland, Nouvelle Zélande, par exemple à partir de  http://ep.inrp.fr/EP/colloques/seminaire-obligation-de-resultats/programme et la présentation animée de Romuald Normand, aux Journées nationales de l’innovation  http://prezi.com/px6gnj1ox6g2/le-developpement-professionnel/ et http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=1174&cHash=403b2c9335&p=5


[1] Samuel Joshua, interviewé dans le Monde de l’Education, janvier 2003, p. 77