Chapitre 30

Accueillir le complexe en classe

 

Régulièrement, deux élèves de 3ème essayent de me piéger en lançant à la cantonade des questions sans rapport direct avec le cours, mais d’un intérêt général ; l’effet est immédiat ; tous se retournent et attendent que je réponde ; j’use de mesure dilatoire pour revenir au cours, avec beaucoup de difficulté… Nous avons tous vécu ce type de situation où l’enseignant n’a pas les réponses immédiates et sûres ; c’est bien l’épreuve de la complexité qu’il faut aborder avec les élèves et un engagement à la réflexion plus approfondie que ne le proposent les programmes actuels. Mais comment ?

 

 

scénario de départ Répondre aux questions de diversion

 

La confrontation fréquente à ces questions qui surgissent - dans le seul but de vous détourner de l’objectif du cours ? pas sûr ! – atteste bien que les esprits sont bien souvent mobilisés par autre chose que le théorème de Thalès .Qu’en fait-on ? Maintenez-vous le cap ? Reportez-vous la réponse ? A priori, ce type d’attitude est plutôt positif pour vous; les élèves, en tout cas certains,  ceux qui ont la parole plus sûre, vous invitent, sans doute maladroitement, à ouvrir un moment de dialogue.

 

 

Quatre suggestions pour rester maître de son cours

 

Pour exploiter ce qui, malgré l'intention, peut profiter à toute la classe, il faut que vous vous montriez ferme sur le cadre. Vous pouvez adopter quatre attitudes selon les circonstances.

 

 

 

 

 

 

scénario de départ Chercher plutôt sur le « comment » que sur le « pourquoi »

 

Chercher l’origine d’une question chez un élève montre que l’approche par votre « pourquoi ? » va entraîner indubitablement un échange rapidement avorté ; les réponses vont être courtes. Elles portent sur les représentations mentales qu’ils se font du problème ou du thème abordé. Le pourquoi s’avère bien des fois une impasse, une question sans réponse, si ce n’est celle du prof. Retour à la case départ sans toucher 1000 euros. Une question, c'est comme un aiguillage. Sa formulation sollicite des réponses extrêmement différentes, certaines correspondent bien à l'information recherchée, d'autres aboutissent à des réponses dont on ne sait que faire, et d'autres encore créent le silence et bloquent la communication. (P.Vermesch)

 

 

L'enseignant, chercheur en apprentissage

 

 « Quand tu fais cela, comment le fais-tu ? », « Qu’est-ce que tu fais après ? », « A quoi penses-tu alors quand tu le fais ? ». En questionnant sur le comment, c’est à dire les procédures techniques, mentales que tout un chacun met en œuvre , le questionnement de l’enseignant se fait plus fin et parvient à faire dire ce qui était encore de l’ordre du pré-réfléchi. Cette technique issue de l’entretien d’explicitation développée par Pierre Vermesch est puissante quand on travaille en entretien individuel ou en investigation collective : « Quand tu cherches sur Internet, tu fais comment ? ».

 

La liste et l’enchaînement des micro-décisions font apparaître des processus complexes d’apprentissage que l’élève seul n’aurait pas pu pas approfondir.  L’enseignant est chercheur en apprentissages.

[Sur les représentations, voir « auditer des attentes » 

 

 

scénario de départ Faut-il être philosophe pour engager le débat à portée philosophique ?

 

Le questionnement peut rapidement dépasser le seul niveau des procédures et aborder des niveaux relativement élevés, quel que soit le degré d’enseignement. Engager le débat plutôt que de botter en touche, c’est aussi accueillir la complexité. En témoigne un récit de pratique de la petite école de Saint-Didier-sous-Riverie, relaté par Alexandre Duyck, dans le Journal du dimanche daté du 17 décembre 2000. Extraits.

 

"Ils sont assis sur de petites chaises, sérieux, concentrés. Au tableau, le maître a inscrit la question du jour que l’un des enfants a posée : « Pourquoi sommes-nous nés ? » A tour de rôle, ils répondent, donnent leur version des choses, leur vision du monde. Ils n’ont que 5, 6 ou 7 ans. Mais l’air de rien, une dizaine de minutes durant, ils philosophent dans la salle de classe d’une petite école maternelle et élémentaire des monts du Lyonnais.

 

« Pourquoi sommes-nous nés ? Parce que Dieu nous a créés », répond Lise, la première petite fille interrogée dans la classe des moyens. Océane, Mélodie et Gilles poursuivent : « Nous sommes nés pour habiter la Terre, sinon la planète serait vide et elle ne servirait à rien ! » Camille répond à Lise que « c’est pas Dieu qui nous a créés mais notre maman ! », relançant un débat inévitable entre laïcs et religieux dans ce pays de montagnes surnommé la Vendée lyonnaise.

 

Ce ne sont pas des surdoués, juste des enfants qui s’écoutent les uns les autres, qui expriment un point de vue, parfois changent d’avis, copient les propos des autres ou au contraire les critiquent. « Il faudrait peut-être lire des choses, ose Éliot. Moi, je sais ce qui s’est passé et pourquoi nous sommes nés. Dieu a fait une grosse boule, deux humains en sont sortis, ils ont fait deux enfants qui eux aussi en ont fait deux, et ainsi de suite... »

 

Dans cette école rêvée où l’on a supprimé les notes, les maîtres n’interrompent jamais l’atelier philo, si ce n’est pour donner la parole à qui la demande. L’enseignant ne commente pas, ne juge pas, ne recadre pas non plus la discussion quand elle semble s’égarer. «Je ne suis pas là pour intervenir, insiste Rémi Castérès, le directeur. Le but n’est pas de leur inculquer des données mais de les voir obtenir un permis de penser. De faire d’eux des apprentis chercheurs. »

 

Une petite fille s’enthousiasme : « Quand on est plusieurs, c’est plus facile de se poser des questions. Parce que quand tu es tout seul, tu te dis : “Oh, je sais pas si ça vaut bien le coup d’y réfléchir”. » Un souci, pourtant : retrouvera-t-elle son atelier philo préféré en sixième ? A priori non, la philo n’est pas au programme du collège. Une lacune que de très nombreux parents, enseignants et chercheurs regrettent : « On peut observer de multiples effets sur les conduites des enfants », expliquent dans un rapport Agnès Pautard, Jacques Lévine et Dominique Sénore, tous trois à l’origine du projet. « Le fait d’avoir parlé des moqueries, des injustices modifie le regard, les relations dans la classe. Lors des conflits, les enfants utilisent les mots sortis en séance pour gérer les situations. En fait les individus changent ils gagnent plus d’estime d’eux-mêmes, mais le groupe aussi : il devient pensant en tant que groupe. »

 

Pour en savoir plus sur la philosophie avec les plus jeunes

 

· Les pratiques à visée philosophique à l’école primaire : Un nouveau paradigme organisateur pour l’apprentissage du philosopher ?, Michel Tozzi, Professeur des Universités à Montpellier 3 : une contribution importante et claire sur cette pratique émergeante : pratiquesphilo.free.fr/contribu/contrib102.htm

 

· Une bibliographie actuelle sur et pour les ateliers philo

www.orleans-tours.iufm.fr/ressources/ucfr/philo/biblio.htm

 

· A l’occasion d’un atelier philo proposé chaque semaine à des enfants de 8 à 12 ans, par Gilles Geneviève, professeur des écoles à l'école Vieira da Silva, dans le quartier de la grâce de Dieu à Caen. Les thèmes sont divers, les compte-rendus nombreux.

perso.wanadoo.fr/michel.onfray/programme_up_atelier_enfants.htm

 

 

scénario de départ Rendre visible la complexité

 

"Les évaluations sont catastrophiques. On me prend pour un prof sévère et pas juste (en particulier les parents d’élèves)." Le professeur doit aménager la pluralité des chemins de savoirs. Ceux de l'enseignant et ceux de l'élève ne sont pas nécessairement les mêmes.  Cette complexité peut nuire aux performances générales de l’élève et/ ou de la classe. Il est important d'en tenir compte.

 

Dessiner la "roue de ses savoirs"

 

Une enseignante de SVT a organisé systématiquement à l’issue de l’étude de chaque grand chapitre, et donc dans le cadre même du cours, hors tout autre dispositif spécifique, un moment de retour aux savoirs ; elle invitait chaque élève à construire son propre mandala ; la technique permet d’organiser les acquis, de rechercher la cohérence tout en travaillant sur la représentation et sur la dimension de l’expression de soi.

 

Chaque élève a rivalisé de couleurs et de synthèse pour produire sa « roue des savoirs ». La confrontation sur une grande table au centre de la classe de tous les mandalas permettaient de faire le point collectif ; les résultats aux évaluations atteignaient des sommets qui contredisaient la courbe de Gauss.

 

 

Où trouver des schémas heuristiques

 

Une heuristique est une règle générale d'action, applicable à toute situation, qui permet la plupart du temps d'aboutir plus rapidement à la solution. Un groupe de discussion est dédié à la créativité et à l'utilisation des schémas heuristiques, topogrammes, arbres à sens, schémas arborescents, cartes mentales et autres "mind map". fr.groups.yahoo.com/group/heuristique/

 

 

Ce type de pratique est un dérivé de l’approche systémique. Elle permet de mettre l’accent sur la mise en relation et la dynamique de chaque élément. Les sciences du vivant en ont fait un mode d’apprentissage dans l’étude des systèmes (respiration environnement, par exemple), de la même façon que la géographie dans l’étude des systèmes humains dans leur espace. Cette approche restitue, toujours imparfaitement, mais c’est déjà un enrichissement intellectuel, la part du fonctionnel, de l’aléatoire et de la décision. Elle joue sur les facteurs internes et externes.

 

 

Permettre une recherche collective et outillée

 

Une pratique plus outillée s’inspire des techniques développées par Métaplan (technique de formation en élaboration progressive par post-it) ou encore par des logiciels de type MindManager [sur MindManager, voir « Créer des outils » .

 

Dans une classe de 5ème en ZEP, pour faire un bilan de savoirs sur une séquence lourde (plusieurs heures), un enseignant de français affiche de grands panneaux blancs (de type paper board). Chaque panneau est marqué d’un mot-clef correspondant à la thématique de la séquence ; il asperge les panneaux avec un spray auto-collant. Les élèves sont invités à y poser des petits papiers complétés des savoirs, savoir-faire, questions encore sans réponse. Les élèves se déplacent dans une bonne humeur certaine, tout en prenant une mine de réflexion.

 

Enfin, chaque panneau fait l’objet d’un examen collectif et attentif : on y relève les points forts, des liens sont tracés au feutre. Une carte conceptuelle apparaît rapidement. La trace écrite est bien là ; elle fera l’objet du contrôle prochain.

 

Dans ces deux expériences, il y a un certain lâcher prise à accepter, voire à cultiver, tant de la part de l'enseignant que de la part de l'apprenant.[1] Philippe Perrenoud parle d’un deuil nécessaire à assumer en matière de désir de toute puissance tant pour l’enseignant que sur l’élève. C’est une invention à la créativité partagée.

 

 

scénario de départAccueillir la complexité dans sa conduite de cours

 

Travailler à l’expression graphique et colorée d’une problématique ou d’un concept sur un tableau blanc avec des élèves développe efficacement les capacités d’analyse et de mise en mots chez des élèves enclins à une lecture binaire et simpliste des réalités. Cette compétence peut être convoquée pour toutes sortes de problèmes alors rencontrés dans les situations d’éducation, même les plus difficiles.

 

 

Du questionnement à la coopération sociale

 

Les initiatives introduisant la réflexion à portée philosophique dans les « niches » jusqu’à présent exclues de la pensée complexe (école primaire, collège, lycée professionnel) permettent d’élargir le champ des pratiques à toute autre discipline et tout enseignement. Introduire la pensée complexe en éducation et en formation autorise à poser très explicitement une volée de questionnements tels que :

 

 

Les pratiques initiées par de nombreux enseignants sont donc porteuses de valeurs humanistes constitutives de toute éducation : la nécessaire relativité de toute chose, la difficulté à étayer la réalité complexe, l’engagement à la coopération sociale.

 

C’est un des constats récurrents, notés comme un point positif et innovant de quelques dispositifs comme l’aide au travail personnel, le tutorat ou les « itinéraires de découverte au collège » : élèves et professeurs s’investissent ensemble dans la recherche documentaire, dans la conduite de sujets d’élèves, dans la réalisation de projets ; ces démarches permettent aux élèves de voir comment des enseignants alors plus proches se confrontent à la complexité et diffèrent la réponse ; le savoir n’est plus un don, le résultat d’une pratique magique inaccessible, mais bien une construction souvent pragmatique à laquelle ils ont aussi leur part.

 

 

Accepter le complexe pour produire de l'intelligence

 

Ce qui est en jeu, c’est donc la propre compétence de l’enseignant d’accueillir l’imprévu et de traduire en quelques expressions graphiques simples ce qui peut paraître comme désordre et bouillonnement non aboutit dans un cours. Il y a là une véritable dimension créative à investir, comme un outillage méthodologique à perfectionner. Cette appréhension du complexe et la posture réflexive qui l’accompagne produisent assurément de l’intelligence, c’est à dire, de la mise en lien et en mots, au sens littéral du terme.

 

 

L’enseignant médiateur

 

"J’ai été recruté pour faire des maths, pas pour faire de l’animation avec des élèves." La complexité est bien au cœur de la pratique enseignante ; elle est à la fois objet d’analyse, pratiques variées et finalité qui doit rendre le monde contemporain intelligible aux élèves. Chercher s’inscrit dans l’identité professionnelle, non seulement comme un expert ès discipline. Le recrutement des enseignants au niveau licence, voire plus élevé dans les académies attractives a eu pour conséquence de faire arriver dans les écoles et dans les établissements de très bons spécialistes, qui se nomment « mathématicien, historien, physicien ».

 

Une élaboration collective et dynamique des savoirs

 

Mais ce serait oublier que le recrutement porte sur une profession « enseignant » et que son domaine d’exercice n’est pas un laboratoire, mais une classe, un établissement. Chercher est un acte quotidien fondé sur la posture prise avec, par et pour les élèves. Il vise à une élaboration collective et dynamique des savoirs.

 

Joël de Rosnay adresse un message explicite aux enseignants :  "L'intelligence, la capacité de faire des liens entre les informations, doivent être développées par le contact humain, par les intermédiaires capables de transmettre cette capacité. Les professeurs doivent avoir une place de choix dans ce domaine car, ou l'école s'adapte, ou elle devient une grande garderie. Je constate avec regret que si l'information enrichit grandement l'environnement des enfants, elle risque d'appauvrir l'environnement traditionnel des écoles.

 

Le rôle de l'enseignant n'est plus d'être le détenteur des savoirs et le surveillant de la discipline scolaire, mais le guide, le passeur, le médiateur qui va aider à acquérir des méthodes, des savoir-faire d'intégration. Je parle d'intégrer des informations reçues par les médias, l'école ou l'Internet, dans sa vie personnelle et professionnelle, de manière à donner un sens à sa vie., c'est en cela que le rôle de l'enseignant et le rôle de la classe est essentiels :

 

L'enseignant, comme médiateur et intégrateur des connaissances, comme passeur pour initier dans les réseaux de plus en plus complexes des savoirs, et la classe, comme lieu de socialisation, de coéducation et d'intégration des cultures, irremplaçable par le monde virtuel de l'électronique. (...)"

 

L’enseignant est bien un chercheur…. de sens.


 

Introduire la complexité en éducation et en formation

 

Nous vous proposons un schéma pour distinguer les entrées possibles.

 

 

 

 

 

 
 

 

Poursuivre la réflexion sur la complexité

 

 www.complexus.org/index.html le site sur la pensée complexe autour de l’œuvre et du réseau d’Edgar Morin

remarquable site consacré à l'œuvre d'Edgar Morin par nos amis brésiliens : Sur l'œuvre d'Edgar MORIN… edgarmorin.sescsp.org.br. Une source de documentation exceptionnelle et une présentation graphique très originale, qui incite à des itinérances multiples. Le "Nouveau Monde" nous donne un exemple stimulant de ce que peut être une création culturelle ouverte et interactive permise par le treillis Internet. (Deux versions, en portugais et en français).

 

 

Zone de Texte:

 

scénario de départ Auto-test : dessine-moi un système…

Pendant toute une semaine de pré-bilans, essayez-vous à la créativité en réalisant une trace écrite collective sur la base

  • D’un schéma en étoile

  • D’une mise en réseau d’éléments

  • D’un mandala

  • D’une expression écrite en couleurs signifiantes

  • D’un tableau de savoirs en colonnes


[1] D’après les éléments affichés sur le thème « systèmie en pédagogie » www.ulg.ac.be/geoeco/lmg/competences/chantier/contenus/cont_syst.html