Il y a longtemps que les hommes se préoccupent du changement et se querellent à son propos. Parménide, il y a vingt-six siècles déjà soutenait l’immuabilité de l’être. Mais s’opposant à lui, Héraclite d’Ephèse dans ses fragments assura que rien n’est fixe, et distinct, et que « tout devient par discorde et par nécessité. » (fragment 80[1]).. Le soleil est « chaque jour nouveau », le jeu « se repose en changeant » (84a) ; « « le froid devient chaud, le chaud devient froid, le mouillé devient sec, l’aride devient humide. » (126) Au travers des métamorphoses, une unité dans le mouvement paraît : « la nature aime à se cacher. » (123) et la nature est feu et eau ou mouvement qui sauvegardent l’identité dans les diversités.  Plus précisément, panta rei, « tout s’écoule », lui prête-t-on, et lui déclare que « ceux qui descendent aux mêmes fleuves, des eaux toujours nouvelles les baignent. » (12). Tout devient tout, et chaque chose contient en elle ce qui la nie : la loi du devenir serait celle de l’identité successive des contraires. « Ils ne savent pas comment le discordant s’accorde avec soi-même ; accord de tensions inverses, comme dans l’arc et la lyre. » (51) Et il précise : « le conflit est père de toutes choses et roi de toutes choses ; dans les uns, il révèle des dieux, dans les autres des hommes, des uns il fait des esclaves, des autres des hommes libres. » (53) Cette dialectique de balancement et de la volte brusque, cette invocation de flux irrépressibles qui fait « qu’on ne peut descendre deux fois dans le même fleuve » (91) durent gêner beaucoup d’esprits soucieux de stabilité : Héraclite fut appelé « l’obscur ». Qu’en penseriez-vous ?

 

[1] Héraclite d'Ephèse, Philosophe grec VI e  siècle av. J.-C. ou Héraclite l'Obscur.. Cet homme n'a été le disciple d'aucun maître et s'est éduqué tout seul. Il peut, toutefois, être rattaché à l'école des Milésiens.  
Seuls cent trente fragments de son œuvre De la nature  nous sont parvenus, en outre à travers les citations sous forme d'aphorismes ambigus qu'en ont faites les compilateurs et les philosophes de l'Antiquité; 

 

Au premier siècle de notre ère, un second Héraclite, évoquant son prédécesseur prit la défense des allégories d’Homère dont il justifiait les réalismes ontologiques : « n’a-t-il pas très justement nommé l’élément liquide Océan, mot qui vient de « couleur verte », et fait de cet Océan la source et l’origine de toutes choses » . La « course errante » d’Ulysse, l’Odyssée, est la forme de l’existence. Et les éléments eux-mêmes ne sont pas indifférents et inertes, mais mouvants et « unis comme des parents », sortis de Chronos, le Temps, et de Rhéa, l’Evolution : « le Temps est père de toute chose et il est absolument impossible qu’un être quelconque vienne à l’existence sans le temps. Voilà pourquoi il est la souche des quatre éléments. Pour mère, le poète leur assigna Rhéa, puisqu’une sorte d’écoulement et de mouvement sans fin est la loi du monde. ».  Même la terre bouge. En cette vision frissonnante et liquide des choses, le poète du « cimetière marin », Paul Valéry,  et celui de la deuxième grande Ode, Paul Claudel,  auraient pu se réconcilier devant les mortelles civilisations. Héraclite donnait le chant du cygne.

 

Proche de nous, Bergson avait incité à associer « la pensée et le mouvant » : « De quel droit met-on l’inerte d’abord », interrogeait-il. Il avait dénoncé des tentations fixistes de l’intelligence : « notre faculté normale de connaître est donc essentiellement une puissance d’extraire ce qu’il y a de stabilité et de régularité dans le flux du réel. » Et il avait entrepris de décrire « l’évolution créatrice » : «  la vie est évolution… Ce qui est réel, c’est le changement continuel de forme : la forme n’est qu’un instantané pris sur une transition. » Bergson alerta, séduisit, indigna puis dépita. Et il fut trop facilement mis à l’index puis en disgrâce : pour une limpidité de style et de cœur qui parut suspecte.

Par ces exemples et d’autres, on pourrait prétendre que les « évolutionnaires », tous ceux qui cherchent à nous convaincre de céder à la grâce du mouvement et du devenir, obscure ou légère, ne sont guère écoutés. Ils scandalisent facilement : pour leurs comptes divers, Einstein, Teilhard de Chardin, comme Bergson, en firent l’expérience. Jadis, Galilée… Cependant que de leur côté, les « révolutionnaires » se dénoncent, se divisent, s’usent par des indignations réciproques et se neutralisent de plus en plus naturellement : comme s’ils craignaient à leur tour le changement qu’ils invoquent et dont ils se montrent trop habituellement déçus.

Il faut croire que nous n’arrivons pas à consentir  de plein gré à la mouvance incessante des réalités et des situations : non seulement les mutations, mais les changements les plus simples nous éprouvent, abstraction faite de nos idéologies. On parle fréquemment de résistance au changement ; et les hésitations ou les appréhensions que des modifications ou des réformes provoquent paraissent s’établir dans la forme d’une peur du devenir ou d’un « misonéisme ».

Alors, comment peut-on conduire le changement dans notre éducation ?

 

 

« A la physique de la chute, de la répétition, de l’enchaînement rigoureux se substitue la science créative du hasard et des circonstances », observe Michel Serres dans un ouvrage consacré à Lucrèce[2]. Il en résulte un regard nouveau porté sur le « clinamen », ce très petit écart angulaire qui s’introduit dans les trajectoires des  masses ou dans les flux inertes (apportant comme un « pré calcul infinitésimal » une « fluxion » au sens de Leibniz, assure Serres), et qui néanmoins provoque, selon Lucrèce, par naissance de tourbillons, la structuration, « la formation des choses à partir de la cataracte atomique » [3]

 

 

[2] La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, éd. de Minuit, 1977

Et le prix Nobel Ilya Prigogine vient consolider de son autorité la position (ou proposition) de Michel Serres, évoquant pour sa part « le trouble qui fait naître les choses ». Il assure à cet effet : « Sans le clinamen, qui vient perturber la chute verticale et permet des rencontres, voire des associations entre atomes jusque là isolés, chacun dans sa chute monotone, aucune nature ne pourrait être créée, car seuls se perpétueraient les enchaînements entre cause et effet équivalents, sous le règne des lois de la fatalité. »

Je pense que la malice de mon propos, par ces citations, peut apparaître au lecteur qui va s’intéresser, grâce aux textes suivants, à l’évolution des modalités de formation pour les enseignants en France.

Une formation nouvelle n’est pas nécessairement produite, n’en déplaise à beaucoup, par une subversion brusque, une conversion immédiate et massive des modalités anciennes. Elle peut résulter d’une réorientation légère, d’un « clinamen » subtil qui vient perturber à point donné les lourdeurs des centralisations inertes, les « cataractes » d’actions « isolées », les procédures « monotones » d’inculcation assorties dans leur « chute » d’une sensation incessante (et mythique ) d’une « baisse de niveau » justificatrice.

Les mesures quantitatives, inexorablement additives (voir les programmes…) peuvent être réordonnées par des voies qualitatives, provoquant l’échec des « lois de la fatalité ».

Un effort léger, appelant « la science créative du hasard et des circonstances », peut effectivement attirer des rencontres, il vient appeler des associations entre des catégories ou des organismes jusque là séparés dans leurs parcours (ou chutes) parallèles ; il peut induire des localisations régionales, équilibrant des réflexes centralisateurs ; il annoncerait une « synergie » nécessaire entre des efforts jusque là dispersés et disjoints ou disproportionnés aux objectifs à atteindre ; il engendre des structurations.

 

[3] Clinamen, infime changement dans un monde si parfait, si ordonné et si prévisible qu'il reste stérile. De la légère déviation d'une trajectoire trop rectiligne vinrent rencontres, créations, grouillement de la vie et des idées et tous les possibles.

Pour les épicuriens, l'univers était constitué d'atomes aux trajectoires verticales et parallèles. Dans cette conception du monde, jamais rien n'aurait été créé, s'il n'y avait une déclinaison (ou clinamen) dans le mouvement des atomes, permettant la rencontre de ceux-ci, et par suite l'existence de toute chose. C'est sur l'existence de cette infime modification de la trajectoire des atomes que se fondent à la fois toute création et la possibilité pour tout être humain d'être libre.

Les doctrines d'Épicure nous sont parvenues au travers des travaux de ses disciples (notamment Lucrèce), seuls quelques fragments des écrits d'Épicure ayant été retrouvés.

 

“Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s'écarter un peu de la verticale, si peu qu'à peine peut-on parler de déclinaison. Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense; il n'y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n'eût pu rien créer.”

 

Ce mouvement spontané n'implique pas une délibération consciente, il est une sorte de liberté mécanique. La déclinaison des atomes est le fondement cosmique de la possibilité pour l'être humain d'être libre. Ainsi, l'acte volontaire est une des conséquences de la déclinaison des atomes constituant l'esprit. Une déclinaison qui fonde notre libre-arbitre sur une théorie matérialiste et non métaphysique.

 

En savoir plus

L'Épicurisme, par Jean Brun, Presse Universitaire de France, collection Que Sais-je? n°810.

De la Nature, par Lucrèce, Éditions Garnier-Flammarion (dont sont extraites les citations, traduction de Henri Clouard).

Extrait de http://clinamen.free.fr/index.html

 

Mais il provoque, ce faisant, un « trouble » qui suscite des craintes et des désenchantements alors qu’il fait aussi « naître des choses. ». Ne craignons-nous pas tout changement ? N’appelons-nous pas des retours au formatage du Paradis perdu de l’enseignement d’antan ? Ah, clinamen, viens cependant nous libérer ![4]

 

[4] André de Peretti, Pour une formation nouvelle des enseignants, in European Journal of Teacher Education, vol.6, n°3, 1983, p.215 sq.

 

Ce texte a été écrit après la remise du rapport sur la formation au ministre SAVARY en 1982, pour évoquer le problème des changements dans le système institutionnel. Trouver le clinamen nécessaire pour faire bouger les choses.

C’est la question problématique actuelle ? Par rapport à l’inertie de l’Institution, de la dynamique contradictoire de la société,  aux évolutions à risques de l’Ecole, quel est le clinamen actuel ?

En terme de formation des enseignants, s’il n’y a pas deux ans en formation et une reprise en forme de la formation continue, conditions indispensables, s’il y a pas un entretien et une mise en rapport avec les progressions de la pensée, on a une construction radicale. Les enseignants doivent être en avant et non en arrière des évolutions de la société. Il faut une clarification.

Il faut un socle de « civilisation » nécessaire pour se situer, pour vivre, pour comprendre, mais en plus des voies d’accès à la culture par un certain de choix disciplinaires avec des approfondissements possibles de nature culturelle. Il n’y a plus de noblesse à l’ancienne, toutes les disciplines peuvent être sollicitées

On peut évoquer les résistances, elles sont normales, classiques, et récurrentes. Du coté des professeurs comme des chefs d’établissement. Mais quelque chose bouge et aboutira si on y veille…

Comment alors peut-on conduire le changement dans une école, dans un établissement, dans l’Institution de l’EN ? Manifestement, on ne plaide pas ici pour la Réforme ou la Révolution.

La notion de clinamen donne quelques indications sur la tendance à respecter : on ne plaide  pas ici pour des changements radicaux ou révolutionnaires. La référence au clinamen montre qu’il est parfois utile de chercher ce qui est germinatif, susceptible de pousser au changement sans provoquer des réactions de rejet. Ne pas mettre en marche les réflexes immunitaires et défensifs de toutes individualité, de toute institution humaine : c’est la précaution « rusée » à observer.

C’est donc chercher à introduire un léger décalage qui puisse surprendre les habitudes scolaires  à un moment donné. C’est bien ce qui s’est produit historiquement quand il a été donné une liberté de 10 % des horaires en 1984 aux établissements français. Cette légère rupture par rapport à la reproduction lourde d’emplois du temps terriblement charpentés a permis un certain nombre d’expériences intéressantes, innovantes,  pour les enseignants et pour les élèves. A la suite, on a observé des changements de ce 10% en dispositifs tels que les PAE (projets d’action éducative) ou les « thèmes transversaux » dans les années suivantes.

 

 
Plus récemment les IDD  au collège et les TPE au lycée, les PPCP[5] en lycée professionnel ont conduit à permettre des modes de formation scolaire pluridisciplinaire et interdisciplinaire qui avaient été réclamés et qui n’auraient pas pu être appliqués. Le clinamen était minime mais national, donc obligatoire. Désormais tout retombe sur la responsabilité du chef d’établissement et  la volonté des équipes.

 

[5] Toute une volée de sigles estampillés MEN : IDD : « itinéraires de découverte » au collège, TPE : « travaux personnels encadrés » au lycée ; PPCP : « projets pluridisciplinaires à caractère professionnel » en lycée professionnel.  Quelques variantes pour une même finalité : une pédagogie active, de production interdisciplinaire, mélant recherche, travail d’équipe et évaluation formative. Ces espaces d’innovation institutionnelle ont marqué la fin des années 90 ; les restrictions drastiques des budgets et autres DHG les rendent de fait caduques, en contraignant les établissements à se concentrer sur « l’essentiel » : le cours !
Ce qu’il faut noter, c’est que chacun a son clinamen : au niveau du chef d’établissement, il peut organiser des compétitions de sport ou des concours et jeux  entre établissements, des échanges avec un lycée hôtelier, toutes choses avec des répercussions attendues… et inattendues. Au niveau individuel, chacun peut aussi chercher son clinamen : une nouvelle manière de commencer un cours, de le finir, d’apporter un document inattendu, de confier des tâches de façon différente aux élèves, de provoquer des recherches sur internet dans une émulation stimulée.[6]  

 

[6] De nombreuses possibilités d’introduire de petits changements dans sa classe, dans un groupe de formation,  voir Techniques pour communiquer, éd. Hachette éducation

 

Il convient aussi d’habituer les élèves à l’inattendu.  On peut ainsi introduire brusquement une activité courte dans un cadre routinier, puis reprendre la pratique normale. Il faut un entraînement en vue de  s’ajuster aux changements incessants du monde moderne.

Cette nécessité pédagogique était apparue dans les années 1980 pour les enseignants d’une ville ouvrière qui avait servi à construire un barrage du Parana au Brésil et qui devait être abandonnée ; il a fallu accompagner les enfants des écoles à appréhender le changement et la rupture, même dans la cour d’école.

Quelle forme, quelles modalités peuvent prendre le clinamen des années 2010 ?

Ce qu’on peut retenir de l’Histoire, c’est que les changements d’ordre historique qui ont voulu être trop radicaux ont été en général longtemps soit différés, soit inversés dans leurs effets et reconduisant à un état antérieur. Au plus près, la Révolution russe puis l’URSS ont été obligés de se séparer de tout ce qu’il y avait de plus radical et qui devait être exporté. Des changements absolutistes sont en réalité contreproductifs.

Tout mouvement, dans sa tendance à l’extrême, s’auto-réduit, s’auto-contrôle, alors que de petits éléments simples ont des conséquences profondément incalculables. Des petits éléments technologiques ont eu des impacts sur des civilisations, et non des conceptualisations radicales. La germination intelligente d’un certain nombre d’outils, de manières de faire permet qu’ils se propagent sans provoquer des réactions de résistance. Il y a une modernité du clinamen. C’est bien le cas dans notre Institution de l’Education nationale. Toute réforme annoncée provoque des blocages.

Mais le problème de l’évolution de notre système d’enseignement ici est bien un problème de formation des cadres : notre culture est très conceptuelle et absolutiste ; il faut apprendre la ruse et le clinamen, la politique des petits pas dans la conduite du changement.

 Il importe d’observer comme y invitait W. Thackerey (mort en 1863, auteur de Vanity Fair et de Barry Lyndon), « qu’il n’est pas nécessaire de vouloir faire de grands changements, mais qu’il importe plutôt de veiller à changer seulement ce qui peut aisément l’être. »

Et vous, si vous deviez une petite chose dans votre environnement de travail enseignant, quel serait votre clinamen ?